L’Ardente Flibustière/06

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Éditions Prima (Collection gauloise ; no 89p. 21-25).

vi

L’Assaut


La poursuite dura tout l’après-midi. Le Saint-Elme gagnait, mais pas assez pour venir à l’abordage. Séparés par un quart de lieue, les deux bateaux couraient donc à la file sur la surface des eaux.

— Ce cornard d’Espagne, aboyait furieux le Rouquin, va-t-il nous échapper. Hardi les gars !

Le marquis, appuyé au cabestan, semblait rêver et en vérité songeait, dans la chaleur du combat, à fendre le crâne du capitaine et à prendre sa place.

Adussias, nue et belle comme Vénus, allait et venait en portant un sabre recourbé. Elle fumait la pipe comme un gabier et faisait signe aux matelots qu’on rigolerait la nuit venue.

La Manchette, qui posait parfois à la femme et en tirait divers avantages, voulut l’imiter et se mit nu à son tour.

— Coquins ! cria encore le Rouquin en sortant de la cambuse où il avait bu une pinte de rhum, coquins, si j’en vois un qui tourne seulement les yeux vers Adussias, je lui coupe la tête et le reste.

Mais tout un chacun se mit à rire, car Doudou-le-Poilu venait de fermer les yeux et de quitter sa culotte pour montrer, bien braqué vers la maîtresse du capitaine, une pièce de quatorze qui, positivement, semblait de taille à couler bas une frégate.

Le capitaine s’élança, sabre en main, pour couper cette arme offusquante, mais il fut arrêté par le chirurgien.

— Monsieur, dit le célèbre Guillebert, je vous prie de ne pas me forcer à utiliser les toiles à panser et la charpie sans de bonnes raisons…

— Et, remarqua le marquis, de ne pas mettre un homme hors de combat avant la bataille.

Le chirurgien reprit :

— J’ajoute que mes outils exposés à l’air marin se rouillent et que mes baumes perdent leur efficacité à rester exposés et à s’évaporer comme à cette heure. De plus, si vous buvez tout le rhum, que donnerai-je à mes blessés ?

Le Rouquin ne craignait rien tant que les apostrophes du médicastre. Il rengaina sa fureur et ne vit pas Adussias, avec des mines gourmandes, caresser de la paume, la pièce de quatorze de Doudou-le-Poilu.

C’est alors qu’il y eut une saute de vent.

— Nous le tenons, aboya Bourse-en-Pie. Il perd, il perd !

De fait, le navire espagnol ralentissait et se trouvait maintenant à deux encâblures.

— Attention ! cria le Rouquin.

— Attention ! tonna le marquis, dont la belle voix de commandement, qu’il n’utilisait que dans les grandes circonstances, courut sur les eaux jusqu’à l’ennemi.

— Attention ! dit joliment Adussias en levant son sabre.

Elle venait d’éteindre sa pipe et se passait la main sur des charmes auxquels il lui semblait tenir plus que naguère, à cette heure où ils étaient menacés.

Mais elle avait du courage et chacun crut que cette caresse qu’elle s’offrait en personne, n’était qu’une simple marque de satisfaction. Ce pouvait sembler encore un souvenir cordial à tant d’amants qui s’étaient, depuis qu’elle se trouvait pubère, occupés de la réjouir…

Les deux bateaux n’étaient plus qu’à une encâblure.

— Chantons, les gars ! dit le Rouquin, cela va donner la venette aux gens d’en face.

Et ils entonnèrent un chant de pirates, du plus barbare effet.

À ce moment l’espagnol tira une bordée. Mal ajustée et trop haute, elle se contenta de percer les basses voiles et de briser les vitres du château de poupe.

— Ils me les paieront, remarqua le marquis. Je ferai dépouiller leur état-major et tendrai leur peau sur des châssis pour remplacer mes carreaux.

— On y est, les hommes ? demanda encore une fois le Rouquin.

— On y est ! repartit Griffe-Esgourde qui s’était tenu jusque-là en bas occupé à quelque besogne mystérieuse, mais ne voulait pas manquer l’égorgement.

Les deux navires ne sont plus qu’à vingt pas. Les voiles du Saint-Elme, largement déployées, enlèvent l’air à l’espagnol qui jette sa seconde bordée.

Deux hommes du pirate, éventrés, tombent sur le pont.

Un hurlement de rage s’étend sur l’océan. Le soleil, qui se couche au lointain, semble couvrir le ciel de flammes rouges…

Cinq pas séparent maintenant l’éperon du Saint-Elme de la poupe de l’autre.

Alors, agile comme un singe, brandissant un sabre et un pistolet, nu et bronzé aussi comme un dieu grec, La Manchette saute…

À sa suite tout le monde s’élance.

C’est l’assaut.

L’espagnol est peuplé de femmes que ses défenseurs ont fait descendre dans l’entrepont. On les entend se lamenter et pousser des cris d’épouvante ou des prières. Quant aux matelots, ils font tête courageusement.

La boucherie commence.

C’est une mêlée confuse où l’on ne tire que peu de coups d’armes à feu. On se sert de sabres, lourds comme des couperets, qui font d’épouvantables blessures. Comme des diables, les hommes du Rouquin s’agitent et apparaissent partout à la fois. Les autres sont plus de cinquante, mais ils ont la timidité défensive des honnêtes gens. Les pirates ne font attention à rien. Ils se jettent à la mort comme au giron d’une maîtresse.

C’est effrayant.


Adussias, nue et armée, défiait la mer (page 21).