L’Ardente Flibustière/05

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Éditions Prima (Collection gauloise ; no 89p. 17-21).

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Un assaut


Ce fut sur ces entrefaites, que, pour calmer tant de colères ou d’irritations sourdes, une prise vint se jeter en travers de la route du Saint-Elme.

On était au dix-huit juin, à midi. La chaleur lourde abêtissait l’équipage, étendu, hors trois hommes, sur le gaillard d’arrière abrité par une toile.

Les trois pirates de quart se trouvaient, l’un dans la hune, l’autre sur le château de poupe et le dernier au gouvernail. Le vent était plein-arrière, mais léger et douceâtre ; il imprimait au bateau une vitesse modeste et presque bourgeoise…

Or, l’homme de la hune cria :

— Voile à bâbord-avant.

Il y eut un léger tumulte, tout le monde se leva pour regarder dans la direction indiquée.

Trois minutes passèrent, et, peu à peu, on vit sortir de l’océan, très loin un navire de taille supportable, avec peu de voilure et qui pouvait s’attaquer certainement s’il n’était pas trop armé…

Pour connaître l’armement du survenant, il fallait attendre un peu. Tout le monde se dissimula. Le capitaine, ivre-mort, mais rendu solide par l’espérance de la bataille, se mit à blasphémer avec une ardeur que depuis longtemps on ne lui connaissait plus.

Adussias sentait sourdre au fond d’elle-même une légère angoisse qu’elle dissimulait sans façons, mais qui donc, à son premier assaut, dans le monde de la piraterie, ne se sent pas un rien ému ?

Le chirurgien était tôt descendu préparer ses pansements et ses scies, car on pouvait facilement prévoir qu’il y aurait bientôt des amputations à faire et des sutures à confectionner sur des têtes fendues, des panses ouvertes, et des membres maltraités.

Quant au marquis, il chantait avec une humeur charmante une chanson qui était à la mode lorsque Paris lui fut défendu.

Il est probable qu’on n’en parlait plus depuis longtemps aux Porcherons où elle avait été lancée, mais, sur le Saint-Elme, elle faisait figure de haute nouveauté.

Cependant, le bateau s’approchait avec un rien de méfiance eut-on dit. Tout son armement se réduisait à une batterie dont le Rouquin, lunette à l’œil, dit qu’arrimée comme elle se trouvait, elle ne tiendrait pas deux bordées. On voyait, par les hublots, des faces inquiètes et les matelots tendaient de la voilure pour fuir le malencontreux Saint-Elme qui faisait d’ailleurs l’innocent.

Bientôt on vit le pavillon du survenant : c’était un espagnol.

— Mort de Dieu, grogna le Rouquin, il y a longtemps que je n’ai pendu des gens d’Estramadure. Ce bateau arrive à point…

Mais l’espagnol était bien commandé. Tout en semblant fort à l’aise, il se laissa dériver par le vent, puis, mettant franchement le cap à l’opposite de sa venue, il commença à fuir de toutes ses voiles.

— Par les cent mille diables de l’enfer, hurla le capitaine du Saint-Elme, la charogne se méfie de nous. Hissons notre pavillon !

Et brusquement, à la corne d’artimon, monta le sinistre emblème de la piraterie : la flamme noire portant une tête de mort au milieu.

Et la poursuite commença.

Le Saint-Elme était de coque plus effilée que l’autre, moins chargé aussi et prenant mieux le vent. Il gagna tôt sur l’épais navire d’Espagne, qui faisait un sillage écumant.

— Aux armes ! dit paisiblement le marquis. Préparez-vous, mes gars !

Les gaillards de l’équipage vinrent se ranger sur le pont en tenue d’assaut. Ils étaient admirables. Toute leur vêture se résumait dans un pantalon, parfois même déchiré et accourci par d’innombrables mésaventures. Tous avaient le torse nu et quelques-uns y arboraient des balafres larges de trois doigts. La collection de blessures guéries dont s’ornait le personnel du pirate aurait fourni, à un médecin, des sujets d’études pour dix volumes in-folio…

Et tout le monde attendit.

C’est alors que la belle Adussias revint sur le pont. Elle avait fait une toilette de sa façon, dont le charme certain et la grâce évocatrice transportèrent l’équipage enthousiaste. C’est qu’elle était nue…

— Bravo ! cria le marquis. Viens, Adussias que je te pose un baiser sur le sein droit.

Le Rouquin grogna :

— Monsieur, je n’aime pas ces familiarités.

— À la guerre, monsieur, répondit noblement le gentilhomme, les femmes deviennent d’usage public, comme tout ce qui délasse, soutient et fait ardre les combattants.

— Monsieur, dit le Rouquin, c’est ma femme.

— Bien, monsieur, dit le marquis avec dignité. Ce soir elle pourrait bien être la mienne.

Le capitaine tira son lourd sabre d’abordage, mais, plus prompt, son adversaire lui avait mis un pistolet sous le nez.

— Vous me paierez cela ! murmura, blême de fureur le redouté chef de pirates.

— Tâchez de prendre cette gabare, conseilla le matelot Cul-d’Escale. C’est plus important que ces histoires de femmes, et, pendant que vous faites l’échauffé, les autres nous gagnent au pied.

Il était incontestable que l’espagnol tenait au moins sa distance.

— Par le nombril de Satan, cria le capitaine, mettons toutes voiles dehors, tant pis si un coup de vent emporte nos mâts, mais ce failli chien ne nous échappera pas.

Sur le château de proue, Adussias, nue et armée, défiait la mer.