L’Arme du fou/03

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La Revue populaire (p. 39-40).

III


La santé de Mme de Lissac déclinait chaque jour. Bientôt, Maurice ne put conserver d’illusion : le mal était sans remède, la fin proche.

Et cette jeune femme de vingt-quatre ans, qui avait fait ce beau rêve d’épouser un mari amoureux et bon, très riche, et qui l’entourait de soins et d’affection ; cette jeune femme, mère d’une enfant en qui s’éveillaient la raison et la tendresse, sentit que son heure était venue, et, chrétiennement fit à Dieu le sacrifice de tout le bonheur d’ici-bas.

Maurice souffrit cruellement. Il n’était pas l’homme de deux amours et ne songea pas un instant à se remarier. À peine rattaché à la terre par sa fille il continua d’administrer ses biens, et surtout de répandre des aumônes, mais toutes les fleurs de la vie avaient, pour lui, perdu leur parfum.

Il vécut renfermé, silencieux, négligé dans sa personne, n’attachant plus aucun prix au confort, ni à l’élégance de son installation. Ses domestiques se relâchaient dans leur tenue et dans leur service, il n’en avait cure ; ses chevaux, dans l’inaction, s’alourdissaient, sans qu’il s’en aperçut ; les voitures laissées sous la remise, perdaient de leur lustre, il n’y songeait pas, et s’en allait, cahoté dans la « jardinière » de son régisseur, pour peu qu’un scrupule — assez rare, — le poussait vers quelqu’une de ses métairies.

Il s’avisa bientôt que son cocher lui devenait inutile et le renvoya.

Le jardinier fut chargé de cumuler les deux fonctions qui, bientôt, devinrent une double sinécure.

— Quelle rage, lui disait-il, vous pousse à peigner et à tondre mon parc comme un carlin ? Laissez pousser à leur aise tous ces arbres qui ne vous ont rien fait, j’aime ces touffes d’herbe dans les allées, elles sont très douces, le sable est bruyant et chaud sous les pieds. Allez, si vous voulez, sarcler les asperges et écheniller les pommiers.

C’était une chose odieuse pour Maurice, quand il errait, seul et triste, que de rencontrer presque toujours le visage indifférent de son jardinier, de recevoir le salut de son tôpe de laine et d’entendre toujours grincer une brouette et râteler un râteau.

Ainsi renvoyé au potager, Jacques, avec un peu d’humiliation d’abord, obéit, puis s’accommoda des loisirs que lui laissait la fantaisie du maître. Dans les allées sablées, l’herbe, tout doucement repoussa ; les végétations parasites, émergeant des vieux fossés, revinrent à la charge, et, toujours plus envahissantes, cernèrent la maison, eurent bientôt repris possession des murailles et curieusement, purent regarder par les fenêtres des chambres inoccupées.

C’était seulement à l’époque de l’ouverture de la chasse que Maurice retrouvait un peu d’animation et de vie. Chasseur, ainsi que tous ses ancêtres, il avait conservé le goût de ce noble passe-temps, mais encore, l’exerçait-il en désabusé, en misanthrope. Les forêts entourant Gabach, ne voyaient plus ces nombreuses chasses au chien courant que François de Lissac, aux jours de sa prospérité, avait rétablies, non sans quelque ostentation : on s’était défait de la meute et Maurice avait rompu toutes relations avec le voisinage. Seul, havresac au dos et fusil sur l’épaule, suivi de sa chienne d’arrêt qui s’en allait, quêtant dans les chaumes, seul comme le dernier des braconniers, Maurice partait de grand matin et, souvent ne rentrait qu’à la nuit, ayant mangé au dehors, dans quelque auberge des villages environnants.

Il lui semblait que la marche, rompant ses forces jusqu’à l’extrême fatigue, que les émotions entraînantes de ce sport primitif, la poursuite du gibier, avaient par fois raison de sa douleur. Ces soirs-là, il rentrait avec une lueur de contentement sur le visage quand, dans la grande cuisine voûtée, il jetait sur la table toute une pannerée de gibier où se confondaient la plume rousse des cailles, la plume grise des perdrix ou le poil fauve des lièvres.

Et puis, il pouvait tout oublier dans un sommeil invincible, ce sommeil bestial du corps fatigué, qui a raison même des plus douloureuses préoccupations de l’esprit.