L’Arme du fou/04

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La Revue populaire (p. 40-41).

IV


La bonne nourrice, Madeleine, n’avait pas quitté la maison.

Maurice avait voulu conserver à sa fille les soins dévoués qui l’avaient suivie depuis sa naissance, et la camaraderie de sa sœur de lait.

Les deux enfants grandirent donc ensemble, et, très vite s’affirmèrent les diversités de leurs caractères. Fanchette était gaie, exubérante, audacieuse dans ses jeux, et promettait d’avoir une intelligence vive et prompte. Marie, comme si la mort prématurée de sa mère eût mis sur elle une ombre, se montrait mélancolique, timide et d’esprit paresseux, craintive des gens et des bêtes.

Chez toutes les deux, on pouvait discerner un bon cœur, mais, en Marie, très douce, cette bonté ne se démentait jamais ; plus impétueuse, Fanchette se laissait parfois emporter par l’ardeur du jeu ; la réflexion seule ramenait la pitié pour les souffrants.

Fanchette avait sept ans, Marie six et demi.

Toujours l’une suivant l’autre — c’était habituellement Marie qui suivait, — elles erraient autour du château un peu à toutes les heures, dans le parc, sans embûches.

Fanchette aimait à courir après les papillons et à les piquer d’une épingle pour les voir agiter leurs ailes éperdument. Mais si Marie en avait le temps, elle rendait la liberté aux papillons.

Fanchette, aux jours d’orage, n’avait pas de plus grand plaisir que de s’exposer, cheveux au vent, sous les averses de pluie cinglante, riant aux éclats. Marie, impressionnable et épeurée la rappelait avec angoisse.

— Si tu savais, Marie, dit Fanchette, le joli nid de « cardines » qu’il y a dans ce marronnier !

Les deux enfants, par cette brillante matinée de juin, jouaient dans les vieux fossés du château.

— Comment sais-tu qu’il y a un nid ?

— Je l’ai vu.

— Tu as vu les petits ?

— Oui, il y en a quatre. Ils commencent à mettre la plume.

— Montre-les-moi.

— C’est qu’il est là-haut, dans cette branche.

— Alors, tu es donc montée ?

— Pardi !

— Tu sais pourtant que maman Madeleine nous défend de monter aux arbres.

Un peu confuse, Fanchette fit des épaules le geste qui constate la brutalité inéluctable du fait accompli.

— Alors, tu ne veux pas monter, toi, pour voir le nid ?

— Non, c’est défendu, et puis, je pourrais tomber.

— Peureuse ! Tiens, j’aurai bientôt fait, personne ne me verra, je vais aller le chercher.

— Oh ! non Fanchette, ne fais pas ça, c’est mal de désobéir ; et puis les pauvres parents oiseaux seraient si malheureux quand ils reviendront, de ne pas trouver leurs petits.

— Oui, mais nous les aurons, nous, les petites cardines ! Nous les mettrons dans une cage, et nous leur tiendrons toujours de l’eau propre dans la petite auge de verre, et puis, quand ils sauront manger tout seuls, ils chanteront toute la journée, dans leur cage suspendue au contrevent de notre chambre. Et puis, tu ne sais pas, nous achèterons un petit nid, on en vend, des nids tout faits, pour le mettre dans la sage, et l’année prochaine, la femelle pondra, tu verras les jolis œufs, et elle couvera, et nous aurons toute une nichée de petits.

Les yeux de Fanchette brillaient de convoitise et Marie elle-même était un peu tentée. Déjà Fanchette s’accrochait au tronc du marronnier, des mains, des genoux, leste comme un chat.

— Non, Fanchette, cria Marie, non n’y va pas, les pauvres petits ! et puis c’est défendu, redescends Fanchette, mon Dieu que j’ai peur, tu vas tomber !

— Sois tranquille.

Mais en Marie, tous les sentiments se réunissaient pour condamner l’aventure. L’image des pauvres chardonnerets, venant à leurs petits et trouvant le nid vide s’imposa surtout à sa sensibilité avec tant de force, qu’elle s’assit au pied de l’arbre et se mit à pleurer.

— Qu’as-tu, Marie ?

— Les pauvres petits, les pauvres petits. Tu es méchante, Fanchette !

Aussi vite qu’elle était montée, l’enfant dégringola et vint s’abattre sur l’herbe auprès de sa sœur :

Tu es bête de pleurer pour si peu, mais tu as raison tout de même, c’est vrai que le papa et la maman cardines auraient eu trop de chagrin. Et puis, je ne veux pas que tu pleures, je ne le veux pas !

Et elle l’embrassait la serrant à l’étouffer.

Ainsi elles grandissaient ensemble. Fanchette, en toute occasion, à l’avant-garde, Marie la suivant comme son ombre. La première, hardie, combative, cherchant l’obstacle, attirée par le danger ; la seconde, plus douce, timorée, un peu passive, préférant la souffrance à la lutte, se privant d’un bien, plutôt que de le conquérir. Fanchette grimpait aux arbres fruitiers ; Marie la suppliait de ne point s’aventurer et l’attendait au pied de l’arbre, angoissée de crainte ; Fanchette aurait voulu entraîner sa petite compagne en des expéditions aventureuses dans les parties lointaines du parc, Marie revenait tôt vers la maison sûre que sa sœur renoncerait à la promenade pour ne pas la laisser rentrer seule. Si quelques autres petites filles du voisinage venaient jouer avec elles, Fanchette prétendait les régenter et, en cas de révolte, tout de suite, leur administrait de copieuses bourrades ; Marie la rappelait à la sagesse et, tout doucement, apaisait les conflits.

Elles s’aimaient tendrement. Fanchette renonçait à ses plus séduisantes escapades pour ne pas faire pleurer Marie et, Marie, si Fanchette eût persisté, Marie, épeurée et tremblante, l’aurait suivie jusqu’au milieu du danger pour ne pas l’abandonner.