Aller au contenu

L’Arme du fou/07

La bibliothèque libre.
La Revue populaire (p. 49-53).

VII


Les sonneries joyeuses des cloches s’étaient envolées de bonne heure dans le ciel clair de cette matinée de juin. On était au jeudi de la Fête-Dieu et les gracieuses pompes de la première communion venaient de se dérouler à l’église d’Aulos.

Marie et Fanchette rentraient au château après la messe, émues et recueillies.

Leurs toilettes étaient semblables, de la couleur de leurs âmes. Marie, brune et frêle, déjà plus grande que sa compagne, blanche avec des cheveux noirs, sous la couronne de roses et le voile vaporeux, Fanchette, plus petite et plus robuste, ses cheveux blonds faisant comme un transparent d’or au tulle illusion, fraîche et rose ; mais les yeux des deux enfants étaient pareillement éclairés d’un céleste rayon.

Le ciel était de ce bleu pur que les vieux peintres donnaient au manteau de la Vierge, traversé de nuages légers comme des gazes fines. Un vent très doux inclinait les épis des blés, dont la couleur verte déjà s’irisait de lumières dorées. Quelques gouttes de rosée, çà et là, étincelaient encore sur les herbes… Oh ! la beauté de la nature ! l’harmonie de cet hymne d’amour auquel les deux communiantes s’associaient aujourd’hui dans le sanctuaire de leur âme où vivait le créateur même de la nature.

Elles ne parlaient pas. Chacun de leurs soupirs était une prière ; elles comprenaient le ciel, leurs pensées d’amour s’emplissant d’éternité.

Marie monta dans la grande chambre claire qu’elle ne partageait plus avec sa nourrice. Là, seule avec Fanchette, elle lui montra dans un miroir leurs deux figures que rendaient semblables la couronne, le voile, la simple robe :

— Regarde. Diras-tu encore que nous ne sommes pas égales ? Vois, nous voilà pareilles de vêtements et d’âmes, pareilles devant Dieu, devant notre maître, notre amour, notre tout. Tu vois bien que nous sommes sœurs, et que je t’aimerai toujours.

Elle l’embrassa et toutes les deux, enlacées, descendirent pour le déjeuner.

M. de Lissac les attendait, Marie avait eu la joie de le voir près d’elle à la messe. La sévérité habituelle de son visage s’était adoucie : on l’eût dit illuminé du reflet blanc de la robe de sa fille. Madeleine et Fanchette étaient là : Marie avait voulu les avoir auprès d’elle, et Mlle Estevenard, toute émue d’une joie presque maternelle.

Le dîner commença. Tous les visages étaient heureux.

Tout à coup, un vacarme éclata, se rapprochant, une dissonance de cris, de pas et de jurons, troublant la paix d’un si beau jour.

— Monsieur est là, Jacques, laissez-moi passer, il faut que Monsieur le voie.

Par la porte poussée violemment, le vieux garde Volusien, guêtré de cuir, rouge de colère sous les mèches désordonnées de ses cheveux gris, se précipita dans la salle.

D’une poigne encore vigoureuse, il tenait au collet et chassait devant lui un être à l’air fantastique et sauvage, le Loup, dépenaillé, hirsute, les lèvres noires de la poudre des cartouches déchirées avec ses dents, l’air peureux d’une bête traquée, le visage blême, les mains agitées de tremblements convulsifs.

— Enfin, je le tiens, cria le vieux garde, haletant de fureur, hachant ses paroles, le bandit ! Je l’ai pris et je vous l’amène.

— Qu’a-t-il fait encore ce pauvre diable ?

Pour un chasseur comme M. de Lissac, c’était un crime que de s’attaquer au gibier ; néanmoins, conscient de l’état d’es­ prit de ce pauvre être, il s’applaudissait tout bas qu’il eût jusque-là dépisté la surveillance de son garde.

— Qu’est-ce qu’il a fait !… Je vais faire voir à Monsieur ce qu’il a fait… Maintiens-le un peu par les pattes, dis donc, Jacques, la bête pourrait mordre. Ah ! ce qu’il a fait ! vous allez voir.

Jacques, non sans quelque répugnance, prit les deux mains du délinquant, mais le malheureux ne songeait point à se défendre. Il paraissait plutôt chercher des yeux une issue, un trou pour s’y terrer, et le tremblement de ses membres s’accentuait.

Brutal, le garde arracha de sur ses épaules le havre-sac déchiré, attaché par des ficelles qui se rompaient.

Il en vida par terre le contenu.

— Voilà un lapin pris au traquenard, deux perdrix, massacre et mort, trois mois avant l’ouverture de la chasse ! les jeunes sont à peine nés, croyez-vous ! Et ceci ! — Il tira par les oreilles un beau lièvre encore chaud. Ah ! ce qu’il a fait, tonnerre ! Va-t’en, toi, sale bête !

Ces derniers mots, ponctués d’un coup de pied, s’adressaient au chien du braconnier, un beau chien d’arrêt, qui s’était, à la faveur du désordre, faufilé dans la salle à manger et tentait d’approcher son maître.

— Ne touchez pas à mon chien, hurla celui-ci d’une voix rauque, canaille, ne touchez pas à mon chien !

— On te le tuera ton chien, vaurien, oui, on te le tuera !

Le vieux garde s’exaltait dans une fureur qui ne trouvait guère d’écho autour de lui. Le pauvre innocent qui l’avait provoquée, était pour tous un objet de pitié plutôt que d’aversion. Les visages de Mlle Estevenard et ceux de ses élèves n’exprimaient que de la commisération ; Marthe, la cuisinière, et Madeleine hochaient la tête, scandalisées d’une pareille scène en un tel jour.

À la vue du gibier éparpillé, une lueur de colère passa cependant dans les yeux de M. de Lissac.

— Ce malheureux ne me laissera pas une pièce de gibier d’ici à l’ouverture, il faut lui faire peur une bonne fois pour qu’il se tienne tranquille.

Et clignant de l’œil du côté de Volusien, qui s’apaisait un peu en voyant son maître décidé à un simulacre de répression, il ajouta, la voix sévère :

— Tu entends, Louiset, on va te mener aux gendarmes.

La face du pauvre idiot devint terreuse ; une immense terreur passa dans son regard. Que comprenait-il dans ce mot redouté : les gendarmes ? Sans doute, d’horribles réminiscences, flottant dans l’ombre de son faible cerveau : les menottes, la prison, l’évocation de sa mère morte…

— Oh ! non, oh ! non, cria-t-il, pas les gendarmes, oh ! pas les gendarmes.

— Si, insista M. de Lissac, voulant que, du moins la leçon fût profitable, si, les gendarmes, emmenez-le.

— Et on te tuera ton chien, ajouta le vieux garde.

Ce n’était pas un méchant homme que le vieux Volusien, mais son orgueil professionnel avait subi de rudes atteintes depuis longtemps par le fait de cet homme.

— Allons, allons, en route pour la gendarmerie. La prison le corrigera.

Au mot de « prison », Louiset, tout à coup lâché par le poignet de Jacques qui le repassait à Volusien, chancela, s’affala, comme une pauvre loque, secoué de tressaillements.

Tous, jusqu’au garde, demeurèrent un moment désorientés par cette chute ; un murmure de pitié s’éleva. Marie, dont les pieds touchaient presque à cette tête grimaçante, tressaillit d’horreur, mais la force divine qui était en elle eut vite raison de sa frayeur.

Frémissante, elle alla vers son père :

— Papa, il faut faire grâce, aujourd’hui. Ce malheureux est inconscient mais pas mauvais, il deviendra peut-être dangereux si on n’est pas bon pour lui.

— Pourtant, ma fille, je ne peux pas supporter…

— Oh ! papa, un jour comme aujourd’hui, tu me refuserais ce que je te demande ! Laisse-moi lui parler doucement. Il me comprendra et peut-être pourrai-je obtenir qu’il promette de ne pas recommencer.

— Il ne comprendra rien.

— Papa, je t’en supplie.

Elle entourait de ses bras le cou de son père, qui, d’ailleurs, n’était pas éloigné du pardon. Des poitrines, autour d’eux, montait une rumeur de pitié.

— Eh bien ! soit, mon enfant, je ne te refuserai rien, aujourd’hui, surtout la permission de faire une œuvre charitable.

On avait relevé Louiset ; comme s’il eût deviné les intentions de Marie, son œil, moins hébété s’attachait à la robe blan­che.

— Asseyez-le, dit-elle.

Et le corps tremblant fut assis sur une chaise. Marie alla vers la table, versa du vin dans un verre et, non sans peine, domptant sa répulsion, s’approcha de Louiset et le lui tendit en lui disant très doucement :

— Bois ceci, mon ami.

Volusien grommelait un peu dans un coin de la salle, mais il s’était senti honteux de sa colère, en voyant la faiblesse de sa victime, et d’ailleurs, n’eût pas osé protester.

Très docile, le Loup prit le verre dans sa main qui tremblait, le porta à ses lèvres et but le vin.

L’effet s’en manifesta promptement ; le visage perdit cette pâleur que la terreur y avait amenée, l’œil fou reprit une lueur de raison.

— Louiset, dit Marie, de sa voix claire et douce, Louiset, me comprends-tu ?

— Oui, fit-il.

— On ne te mènera pas aux gendarmes.

— C’est vrai ?

— C’est vrai. Je te promets que tu n’iras pas en prison.

Quelque chose comme un sourire releva le coin des lèvres, au milieu de la barbe désordonnée ; les deux mains se joignirent dans une action de grâce.

— Pas en prison !

— Non, pas en prison.

Peu à peu, la parole revenait, et la pensée, une pensée rudimentaire, très simple, une pensée pourtant.

— Alors, qu’est-ce qu’on me fera ?

— On ne te fera rien.

— On ne me fera rien ? Le garde m’a attrapé et on ne me fera rien, pourquoi ?

Marie désigna son père.

— Parce que le bon monsieur te pardonne. ­ Il médita quelques instants. Dans le faible entendement de ce paria, l’idée d’un pardon spontané avait peine à pénétrer.

Enfin ses yeux se fixèrent sur Marie. Il comprenait.

— C’est vous, demoiselle, qui avez voulu que le monsieur me pardonne.

Et Marie s’apercevant que l’intelligence du pauvre innocent venait de s’éclairer d’une lueur, dit doucement :

— Oui, c’est moi, nous te pardonnons, mais il faut être sage.

— Sage ?

Qu’est-ce que cela pouvait bien signifier ?

— Oui il ne faut pas retourner chasser la nuit, ni tendre des pièges, ni attendre, à l’affût, le gibier dans les bois.

Marie ne se rendit pas compte tout de suite si le Loup avait ou non compris ce qu’elle attendait de lui, il demeurait tête baissée, sans bouger, ni parler. Elle comprit qu’il hésitait :

— Voyons, tu ne veux pas me promettre, à moi, de ne plus chasser ?

Il avait compris, mais on lui demandait ce qui était toute sa vie.

— Je ne peux pas.

— Écoute, Louiset. — Marie parla d’une voix persuasive, très lentement, comme pour ouvrir peu à peu l’entendement obtus, — écoute, tu n’es pas bon, moi, je t’ai fait pardonner, on ne te conduira pas aux gendarmes, ni en prison ; tu pourras t’en aller, on ne te fera rien, et toi, tu ne veux pas me rendre contente, tu ne veux pas ?

Il ne répondit pas d’abord, mais, soudain tourné vers Marie :

— Le chien ?

Cette pensée le hantait qu’on allait le lui tuer.

— Apelle ton chien, commanda Marie.

Le Loup hésita, et, la voix soupçonneuse :

— Pour le tuer ?

— Non, on ne le tuera pas. Appelle-le.

Strident, un sifflement sortit des lèvres du braconnier.

Le chien qui rôdait, tête basse aux environs, reconnaissant l’appel de son maître, se précipita, bousculant ceux qui masquaient la porte ; il vint caresser Louiset ; la queue frétillante et les dents claires sous sa lèvre retroussée. On eût dit que le chien riait ; quant à l’homme, deux larmes coulèrent de ses yeux et se perdirent dans les broussailles fauves de sa barbe.

— C’est vrai qu’on ne me le tuera pas ?

— C’est vrai, dit Marie.

Sa petite main caressa la tête du chien qui se mit à la lécher.

Alors, toutes les hésitations de Louiset s’évanouirent.

Debout, l’œil animé, avant que Marie eût compris ce qu’il voulait faire, dans la main que l’enfant tenait encore sur la tête du chien, il mit la sienne, ainsi qu’il l’avait vu faire dans les foires, entre paysans concluant un marché.

— Eh bien, tope, dit-il ; — il parlait encore par saccades, comme malhabile à se servir de sa langue — je ferai tout pour vous, notre demoiselle ; je ne chasserai plus, ni le jour, ni la nuit ; que Volusien garde mon fusil je n’en ai pas besoin. On nous donnera du pain à moi et au chien. Je ne chasserai plus.

Le pauvre être n’en avait, depuis longtemps, pas dit aussi long. Marie le regarda avec bonté :

— Bien, Louiset : tu es un brave garçon. Tu viendras ici demain, je te donnerai des habits et des souliers, et de la soupe ; et puis on t’enseignera à travailler. Va maintenant, mon ami, je suis contente de toi.

Louiset sortit, suivi de son chien, sans qu’on pût comprendre lequel était le plus joyeux des deux.

Volusien emporta le fusil en grognant tout bas :

— C’est égal, il aurait fallu une punition, cette mauvaise graine recommencera.