L’Arme du fou/06

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La Revue populaire (p. 47-49).

VI


Accessible seulement par le côté nord, où il s’ouvrait sur une pelouse en pente que contournait le chemin d’arrivée, des trois autres côtés environné de bois, le manoir de Gabach dominait le rude pays.

Plus bas, sur les pentes, un peu dans toutes les directions, s’étageaient les fermes du domaine. À quinze cents mètres environ du château, le village d’Aulos, réunion de vingt-cinq ou trente feux, tout au plus, presque un hameau, avec son se au clocher pointu gardant les maisons.

Âpre et méchante était l’après-midi du 2 février, quand, vers le soir, l’institutrice et ses deux élèves, par un chemin à peine tracé au milieu des bois, après les vêpres de la Chandeleur revenaient de l’église vers le château.

Un peu pâle, à l’ordinaire, ses cheveux noirs s’échappant du béret de drap gros bleu, Marie s’en allait, serrée dans le grand manteau qui enveloppait toute sa délicate personne.

Fanchette ne portait pas de béret. Cette coiffure masculine, adoptée par les femmes de la classe élevée, Madeleine, avec raison, l’interdisait à sa fille :

— Tu te coifferas et t’habilleras comme celles de ta condition, je ne veux entendre parler ni de béret ni de chapeau, tu porteras la coiffe de dentelle et, pour l’hiver, la cape, comme nous l’avons portée, maman et moi.

Pour l’instant, un grand tablier de toile bleu sombre, à longues manches, vêtait l’enfant des pieds au cou. À peine, en prévision du froid, avait-elle noué sur sa tête un fichu de laine brune qu’elle repoussait inconsciemment, rude aux intempéries, et laissant flotter au gré de la bise les mèches rebelles de ses cheveux roux.

De petits flocons de neige glacée se mirent à tomber, menus et piquants sous le souffle de la bise.

— Pressons-nous un peu, mes enfants, disait Mlle Estevenard, serrant contre elle sa pelisse fourrée, la nuit approche et voilà un vilain temps.

Un cri de Marie lui répondit, la petite fille se serra contre son institutrice, un peu effrayée, montrant au milieu des arbres, une forme, la forme d’un homme assez mal accoutré et portant un fusil.

— Oh ! j’ai eu peur ! dit-elle.

Fanchette s’élança vers le fourré avant que Mlle Estevenard, un peu émue, ait pu réussir à l’arrêter, mais elle revint tout de suite, elle riait haussant les épaules.

— Peureuse ! Je le pensais bien ; ce n’est que le Loup.

— Un loup ! Quel loup ? demanda l’institutrice, assez peu rassurée.

— J’avais bien reconnu le Loup, répondit sur un ton d’apologie Marie encore tremblante, mais, tu sais que je n’aime pas à le rencontrer, il a l’air féroce avec sa barbe jaune, son chapeau effiloché, ses haillons, et ce grand chien noir qui le suit tout le temps, comme un diable.

— Il n’est pas méchant, dit Fanchette.

— Qui sait ? on dit qu’il est fou.

— Oui, il a l’esprit un peu détraqué, mais il n’est pas fou tout à fait. Tu vois bien qu’il est capable de chasser, c’est même un braconnier très fin. Si tu étais lièvre, je comprendrais que tu ne sois pas très rassurée ; s’il pouvait aussi donner un mauvais coup au vieux Volusien le garde, je crois qu’il le ferait : Volusien est toujours « après lui » ; mais, pour ceux qui ne lui font rien, il n’est pas méchant. Ah ! voilà maman.

— Madeleine, dit l’institutrice, qu’est-ce que c’est que ce Loup dont parlent les enfants, et qui a effrayé Marie tout à l’heure ?

— Ah ! dit Madeleine en riant, vous avez vu le Loup. Marie est un peu trop impressionnable, Mademoiselle, le Loup n’a jamais fait de mal à personne. C’est un peu innocent ; avec de l’instruction, et cher de vingt-cinq ans, à présent, — un peu simple d’esprit. Sa mère était veuve, maladive, très pauvre ; elle habitait une cabane dans les bois. Une brave femme, d’ailleurs, elle se louait, autant qu’elle le pouvait, pour les travaux, et puis on lui faisait l’aumône. Le garçon, Louiset, était un peu innocent ; avec de l’instruction, et fort comme il est, il aurait pu faire un bon valet, comme les autres, mais sa mère le laissait, tout jeune, vagabonder dans les bois, s’en aller en maraude, tuer des oiseaux avec le fusil de son père. L’enfant est devenu un fainéant, mais il avait bon cœur, il n’y a pas à dire, adorant sa mère et partageant son morceau de pain avec le premier mendiant venu, qui n’était jamais aussi pauvre que lui.

Louiset pouvait avoir seize ou dix-sept ans quand il arriva un grand malheur dans ce pays. Le facteur des postes fut assassiné. Un soir d’hiver on le trouva sur la neige, mort, avec une balle dans la tête, le sac des dépêches avait disparu.

Au premier moment, les soupçons des gens de justice se portèrent sur Louiset. Il fallait être étranger à la commune pour accuser cet innocent ; il tuait du gibier, c’est vrai, mais, après ça, il n’aurait pas levé le doigt sur un enfant au berceau et n’avait jamais rien volé à personne. Pas moins que ses allures donnèrent à penser, qu’on l’arrêta et qu’on le mit en prison.

Oh ! ça ne dura pas. On découvrit bientôt le meurtrier, le vrai, et on relâcha Louiset après quinze jours de… de… je ne me souviens pas du mot.

— De prévention.

— Oui, c’est ça de prévention. La prison l’avait déjà beaucoup éprouvé dans le corps et dans l’esprit, mais quand il revint, il ne trouva plus sa mère. De voir emmener son fils comme un meurtrier, la pauvre femme, ça lui avait fait une révolution dans tout son sang et elle était morte. Alors, quand le garçon, en revenant trouva sa mère morte at sa cabane vide, son esprit acheva de se détraquer. On comprit bien alors qu’il ne serait jamais comme un autre.

— Comment vit-il ? Est-il demeuré Seul ?

— Il est trop sauvage pour aller avec qui que ce soit. Comment il vit ? Dans sa cabane ruinée, les bonnes âmes l’assistent, on lui donne à peu près son pain. Pour le reste, il chasse, il pêche, il est très adroit et fin comme un renard. Tout le monde sait bien qu’il fait du braconnage. Très doux avec ceux qui lui témoignent de l’intérêt, il n’en veut qu’aux gendarmes, parce qu’ils l’ont conduit en prison, au garde champêtre, qui le traque — on ne peut pas lui laisser détruire trop de gibier, non plus ; — il y a aussi le garde particulier de M. de Lissac, Volusien, qui n’est pas de ses amis. Eh bien ! Mademoiselle ne le croirait pas, on a jamais pu le prendre en faute ; pourtant, on sait qu’il tend des collets aux lapins et fusille, en tout temps, lièvres et perdrix.

— Je comprends que son genre de vie et son aspect lui aient fait donner ce surnom : le Loup.

— On peut bien dire qu’il court toute la nuit, comme un loup farouche ; mais, pour le reste, il n’est pas méchant, et ce serait péché que de lui faire du mal.

Ainsi, ma petite Marie, dit Mlle  Estevenard en s’adressant à son élève, votre frayeur n’est pas raisonnable, il faut la vaincre. Les pauvres, les malheureux, ceux dont l’esprit est faible, tous ceux-là, comme les enfants, sont les amis de Notre-Seigneur ; il faut les aimer, leur faire du bien, et réprimer une aversion injuste.

— C’est vrai, Mademoiselle, je vous promets d’essayer.

Marie était bonne et pieuse, ce qui la rendait capable de vaincre sa nature pour l’amour de Dieu.