L’Arme du fou/12

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La Revue populaire (p. 60-62).

XII


— Vous plaîrait-il d’accepter un cigare ? demanda Raymond de Lissac à M. de Vèbre.

Dans la grande salle à manger fraîche de Gabach, ils étaient seuls tous les deux. Marie n’avait pu assister au déjeuner après la cérémonie. Une réserve de commande d’abord avait régné à cette table d’où la mort venait de ravir celui qui en eût été le naturel amphitryon. Mais Maurice s’était si complétement tenu à l’écart de ses parents et de ses voisins que nul regret profond ne pouvait le suivre.

Peu à peu, le bruit terrestre des petites préoccupations journalières, des ambitions ou des intérêts s’était levé sur cette tombe à peine close, on avait mangé, bu, causé, oublié ce pauvre mort d’une semaine ; les convives, pour laisser fuir les heures chaudes s’étaient répandus sous les ombrages du parc ; seul, Raymond, attentif à la poursuite de ses projets, demeurait auprès du subrogé-tuteur de sa nièce, de l’oncle d’Alix de Lissac, que des rhumatismes retenaient sur son fauteuil.

— Merci, dit M. de Vèbre, depuis longtemps je ne fume plus que le cigare de goudron, mais je vous prie, que cela ne vous prive pas d’allumer le vôtre, j’en jouirai du moins par le parfum, puisqu’il ne me reste plus, ainsi qu’au César de Bazan du drame de Victor Hugo que :

« L’odeur du festin et l’ombre de l’amour ».

— En somme, tout cela n’est que fumée, dit Raymond. Il vint coller étroitement sa chaise au fauteuil du vieillard et, s’approchant de la moins paresseuse de ses deux oreilles.

— Je désire, dit-il, causer avec vous de ma pupille, au sujet de laquelle je me trouve dans un cruel embarras.

— Plaît-il ? demanda M. de Vèbre qui, pendant que Raymond avait allumé son cigare et préparé son exorde, déjà s’était légèrement assoupi.

— Oui, je suis embarrassé au sujet de ce que nous allons faire de cette pauvre petite, là-haut.

— Ah ! oui, j’entends, mais pourquoi ?

— Parce que je ne puis la laisser seule ici, et que, d’autre part, il m’est très difficile de lui donner une place à Paris, dans ma vie de garçon ; et je voulais vous demander s’il ne vous serait pas possible chez vous…

Le fauteuil de canne geignit, cria, dans un mouvement aussi vif que le put opérer le corps obèse du vieux gentilhomme. Il avait bien entendu, cette fois, et la main étendue en un geste de prohibition.

— Ah ! mais non, par exemple, je vous vois venir, vous voudriez… pardonnez-moi, corrigea-t-il d’une voix plus courtoise, ne me croyez pas indifférent à la fille de ma pauvre nièce. Je serais heureux, cher Monsieur, très heureux de lui être utile, et agréable à vous ; mais jugez de ma situation : dans ma maison de vieux maniaque, introduire cette enfant avec toute sa suite obligée de gouvernantes et de chambrières… Non, voyez-vous, cela n’est pas possible, n’est pas réellement possible ! Ce n’est pas à soixante-quinze ans qu’on peut changer ainsi toutes les conditions de son existence. Croyez, d’ailleurs, que l’enfant serait chez moi très mal, et, dans son propre intérêt…

— Sans doute, sans doute, je comprends tout cela, mais je ne vois pas…

Pensivement, Raymond, de l’ongle de son petit doigt qu’il avait très long et crochu, secouait la cendre de son cigare.

— Mais qui vous empêche de la laisser à Gabach ?

— Abandonner seule l’enfant de mon frère, et dans l’état où je la vois !

— Vous dites ?…

— Mon Dieu, Monsieur, puisque nous parlons de ceci, mon devoir est de vous faire envisager toutes les faces de la question. Vous avez vu Marie ?

— Un instant, oui, ce matin.

— Eh bien ! que vous en semble ?

— De Marie ? Hum ! Vous savez, j’ai passé l’âge, moi, où l’on se pique d’être un appréciateur de jeunes filles. Elle m’a paru une gentille enfant, très douce.

— Cher monsieur, nous sommes en famille, les plus proches parents de Marie, les plus dévoués, tout peut se dire entre nous : l’esprit de cette pauvre enfant ne me semble ne pas être tout à fait dans son assiette.

— Mon Dieu ! voudriez-vous dire qu’elle est ?…

Il toucha son front chauve d’un doigt significatif.

— Oh ! non, non, entendons-nous ; Marie est une neurasthénique, vous savez que sa pauvre mère a toujours été maladive et qu’elle est morte si jeune ! Maintenant, la mort prompte de mon frère a donné une terrible secousse à tout l’organisme de la pauvre enfant. Ce sont là des troubles passagers, je l’espère et dont nous triompherons ; mais elle a besoin, pour l’instant, d’être suivie de près et mise entre des mains expérimentées, je m’étais permis de compter un peu sur vous…

— Moi, moi, le rhumatisme m’immobilise et l’apoplexie me guette ; à quoi, grand Dieu, pourrai-je être bon pour cette pauvre petite, si vraiment, ainsi que vous le pensez, son cerveau… car, j’y songe, son père avait le moral très affecté depuis quelques années, c’était une misanthropie qui confrontait presque à… autre chose ; il y a peut-être là un atavisme dont il faudrait tenir compte.

— Permettez-moi d’être moins pessimiste, dit Raymond, radieux de voir M. de Vèbre entrer aussi abondamment dans ses vues, laissez-moi espérer la guérison. Je n’en suis que plus déterminé à n’épargner rien pour atteindre ce résultat, et, puisque — je le comprends, du reste, — vous jugez que l’installation de cette pauvre enfant auprès de vous n’est pas possible, je la prendrai à Paris avec moi.

— Sa présence va terriblement changer votre existence, à vous aussi ; c’est une responsabilité grande, une surveillance que votre genre de vie ne vous permettra guère d’exercer, moi, j’opinerais toujours pour la laisser ici.

— Non, cher Monsieur, non je ne m’y résignerai pas. La responsabilité, quoi que j’en fasse, est inéluctable pour moi ; elle sera moins lourde si Marie est sous mes yeux. C’est mon devoir de la suivre de près, seulement, j’ai tenu absolument à m’assurer de l’appui moral de votre approbation.

— Vous l’avez pleinement, mon cher enfant, vous agissez en bon parent.

Content, dans l’élasticité de sa conscience, de voir l’avenir de Marie arrangé sans sa participation, le vieux gentilhomme tendit la main à Raymond. Il ne se faisait aucune illusion sur la valeur morale de Raymond ; les grandes lignes de sa vie d’agioteur sans scrupules et de noceur sur le retour, étaient connues dans le pays de Foix. M. de Vèbre ne lui eût très probablement pas confié sa bourse, mais, dans la préoccupation égoïste qui le dominait de se débarrasser d’un soin troublant pour son âge et pour sa santé, il ne s’opposait pas à laisser dans ses mains la fille de sa propre nièce, la frêle orpheline, seul obstacle qui s’élevait entre cette grande fortune et cet homme rapace.

— Son institutrice et Madeleine, sans doute, la suivront chez vous ?

— Non, dit Raymond, carrément. Je crois utile, au contraire, à son mieux moral de modifier l’entourage, de changer complétement l’habitat ; d’autres conditions produiront des résultats meilleurs. Du reste, vous pouvez compter que je ne négligerai rien. J’ai pour ami un médecin qui fait sa spécialité des maladies mentales, des neurasthénies, c’est un aliéniste distingué. Je n’agirai que d’après ses conseils. Il choisira la personne que je compte mettre auprès de ma nièce.

— Et vous serez bon pour notre chère petite, n’est-ce pas, mon ami ? je vous le demande au nom de sa pauvre mère.

Raymond s’inclina d’un air confit qui répondait très suffisamment à la recommandation « en manière d’acquit » faite par le subrogé-tuteur. La conférence s’était d’ailleurs terminée à l’entière satisfaction des deux parties.