L’Arme du fou/13

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La Revue populaire (p. 62-64).

XIII


Mlle Estevenard était déjà partie : très poliment, mais très catégoriquement remerciée par Raymond de Lissac. Il emmenait sa nièce à Paris où il devait lui choisir une autre institutrice ; il disait parfois, comme distrait : « une gardienne ».

Avec ce regard un peu éteint qu’elle avait, surtout depuis la mort de son père, de sa voix sans timbre, toujours hésitante et basse, Marie avait annoncé à tous qu’elle suivait son oncle à Paris, librement, de son plein gré ; non sans doute qu’elle n’eût préféré demeurer dans son cher Gabach, mais elle avait, disait-elle, compris les motifs expliqués par son oncle et elle se soumettait, non pas à la violence, mais à la raison.

Elle regardait Madeleine et Fanchette préparer ses bagages.

Impuissante devant la volonté du maître, la bonne nourrice avait essayé, pour obtenir un sursis, avec quelque vague et folle espérance qu’un événement inter­viendrait, un événement imprévu et merveilleux, pour détourner cette douleur, avait essayé de dire qu’elle n’était pas préparée, qu’il fallut à Marie un trousseau convenable, que, dans peu de jours, elle la conduirait à Paris elle-même.

Raymond avait été très péremptoire.

— Ne vous inquiétez pas de cela, nourrice, ce qui manquera nous l’achèterons, il faut que ma nièce et moi soyons partis dans trois jours.

Et Madeleine préparait les malles, maternellement en mouillant de ses larmes les effets qu’elle emballait, le linge, les modestes vêtements de deuil.

Assise sur sa petite chaise accoutumée, un peu lasse toujours très calme, Marie présidait à ces préparatifs, tandis que Fanchette, debout, l’œil ardent avec une flamme de révolte, ne voulait pas admettre encore que ce fut vrai que Marie dut réellement s’en aller.

— Ce qui me met en colère, Marie, c’est que tu as consenti de ton plein gré à partir.

— Je comprends que mon oncle a raison, Fanchette.

— Tu comprends ! tu ne comprends rien du tout, mais tu seras toujours la même, on te fait marcher au doigt, tu n’as pas de caractère.

— Que voulais-tu que je fisse ? Mon oncle m’aurait emmenée de force, si je ne l’avais pas suivi de bon gré.

— C’est vrai, il est le maître, mais si tu avais tenu bon, peut-être ne t’aurait-il pas forcée. Il fallait dire que tu ne voulais pas partir, faire affirmer par le médecin que le séjour de Paris ne te vaudrait rien, que tu avais besoin de vivre à la campagne.

— Mon oncle m’a dit qu’il voulait me prendre à Paris pour me faire soigner, justement, tôt ou tard il aurait bien fallu le suivre ; il n’a pas été dur avec moi, il m’a dit qu’il se trouvait bien seul et serait heureux de m’avoir auprès de lui.

— Des bêtises ! Il n’a aucun besoin de toi. Il s’en est bien passé jusqu’ici, tandis que nous… Est-ce que ça te fait de la peine de nous quitter ?

— Oh ! comment peux-tu croire ! Tais-toi, Fanchette, ne parle pas comme ça, tu me fais mal. Donne-moi plutôt du courage. Pense aux vacances ; mon oncle m’a dit que nous reviendrions passer quelques jours ici.

Madeleine intervint :

— Marie a raison, ma fille, ne la tourmente pas, la chère petite. Dès l’instant que son oncle veut l’emmener, nous n’y pouvons rien. Marie trouvera, je l’espère, une institutrice aussi bonne, que Mlle Estevenard et qui l’aimera, tout le monde l’aime, le pauvre agneau. Tiens, Marie, regarde où je place tes bas de fil, tu en auras encore besoin pendant quelques jours. Allons, ne nous faisons pas de chagrin, pense seulement à te bien soigner, ne travaille pas trop, surtout. Dis à ta nouvelle institutrice que tu as toujours été délicate, mon Dieu, si je pouvais la voir, lui parler ! Je voudrais que ce fût une mère de famille, si elle avait eu des enfants, elle comprendrait que tu as besoin de soins et serait meilleure pour toi. Dans ce petit nécessaire, j’enferme ton flacon d’éther, tu sais que cela te calme, quand tu ne peux pas dormir pendant la nuit ; une goutte sur un morceau de sucre. Tiens, ce petit paquet, dans un coin de la malle plate, à gauche, ce sont tes corsages de flanelle, aussitôt qu’il fera un peu froid, ne manque pas de les porter. Je ne sais pas si je dois mettre ces deux jupons brodés dans ta malle. Dieu ! cette broderie, je la vois encore, garnissant un peignoir de ta pauvre maman, elle le portait le jour où je vins me présenter ici comme nourrice, mon petit chevreau !… Non, décidément, tu ne les porteras pas ces jupons, je les garde, tu les retrouveras aux vacances.

— Pourvu seulement qu’il te ramène l’été prochain ! gronda Fanchette, mal résignée.

Au milieu des préparatifs, des larmes, des protestations, des promesses de lettres fréquentes, les trois jours passèrent, ainsi que passent les jours heureux, ainsi que passent les jours tristes.

Jacques amena devant le perron la « victoria », — qui, depuis longtemps, n’avait pas roulé sur les chemins et qui, maintenant, y roulerait moins encore, — et que Marie certainement ne retrouverait plus à Gabach, car son oncle avait ordonné qu’on les allât vendre à la foire la plus prochaine.

— Il est inutile de garder dans les écuries ces deux bêtes qui mangent sans profit. Le cheval du régisseur suffira pour le moment. Plus tard, nous nous remonterons.

Le vieux garde était là, sombre et désapprobateur — tous regrettaient de voir Marie emmenée par son oncle. Marthe, la cuisinière, à la large carrure et à la taille replète, faisant des bourrelets à l’entour du cordon de tablier bleu ; Madeleine et Fanchette, surtout, silencieuses, craintives de sangloter.

Elles avaient dû déménager aussi la chambre claire, les tasses peintes, les photographies dans leurs cadres, les statuettes avec leurs bouquets de papier rose et de plumes blanches ; les chers puérils souvenirs. De même que les vieux chevaux, la nourrice et sa fille devenaient des bouches inutiles, à Gabach ; elles allaient habiter dans le village, une maison que le mari de Madeleine lui avait laissée en mourant.

Oh ! la douleur de se déprendre des grands arbres, aux choses où se sont reposés nos yeux, aux graviers qu’ont foulés nos pieds. Oh ! la séparation d’avec les êtres chers, les cœurs familiers, amis ; le vertige de s’en aller dans l’ombre, dans le froid de l’ombre, de l’inconnu !

Toutes ces amertumes noyèrent le cœur de Marie, le cœur très tendre qu’elle cachait sous son caractère sans ressort, quand son oncle, d’un geste nerveux et hâté, ouvrit devant elle la portière et s’effaça pour la laisser monter :

— Adieu ! Fanchette, adieu ! Madeleine, adieu tous, au revoir, à l’été prochain !

— Dieu te bénisse, cher amour.

La nourrice pouvait à peine répondre, le cœur gonflé de sanglots.

Lestement, avec un geste de prise de possession, Raymond, étant monté auprès de sa nièce, ferma la portière qui fit un bruit sec, et Fanchette, à travers la buée humectant ses yeux, ne vit plus que le grand voile de crêpe baissé sur le visage de sa sœur.

Dissimulé derrière un gros ormeau, ayant à ses talons son chien grondeur, museau baissé, le Loup, qui n’affrontait pas volontiers la présence de Volusien, le Loup, de loin, montra le poing à Raymond dont le chapeau masquait Marie, affalée sur les coussins de la voiture.