L’Arme du fou/16

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La Revue populaire (p. 70-73).

III


— J’espère, Madame, que vous m’avez compris, dit Raymond.

Il était installé dans son cabinet de travail, cette pièce du rez-de-chaussée dont la fenêtre ouvrait sur la partie la plus ombreuse du parc, Maurice avait aimé cet appartement, isolé dans un angle du château, paisible, un peu triste sous l’ombre des grands arbres qui l’entouraient de très près ; son hypocondrie se plaisait à cette solitude. Raymond l’avait à son tour choisi, et, dans ce moment, y donnait audience à Mme Guilleminot assise en face de lui, sur un fauteuil que remplissait sa puissante personne.

Les yeux de la dame, presque fermés sous la poussée des joues pleines, eurent un clignement.

— Sans doute, Monsieur, je vous ai compris, et je suis prête à vous servir de mon mieux, mais qui me dit que je réussirai ?

— Je n’aime que les bons outils, Madame, quand je vous ai choisie, c’est que je vous ai jugée propre à me seconder dans mes vues, si je me suis trompé, c’est à vous à m’en avertir.

— Non, Monsieur, non, j’espère que vous n’aurez pas mal placé votre confiance ; mais allez-vous me laisser toute la besogne, et ne ferez-vous rien, vous-même, pour disposer en votre faveur le cœur de votre nièce ?

— Je ferai pour cela ce qui me regarde, c’est mon affaire. Ce que je vous demande, c’est une surveillance active, toujours en éveil, pour écarter les influences qui pourraient me nuire, c’est une pression incessante sur cet esprit infirme…

— Eh bien, non, je ne veux pas me laisser payer d’illusions, l’esprit est sain.

— L’esprit est infirme, vous dis-je, il faut que tout le monde pense ainsi dans notre entourage ; je disais donc, sur cet esprit infirme et sur ce caractère sans énergie. Je sais qu’avec ce caractère-là, je dois réussir. J’aurais, à la rigueur, pu agir seul, mais il faut que Marie soit entourée à toute heure et soigneusement isolée du dehors. À monter moi-même la garde autour d’elle, je me rendrais odieux, c’est surtout pour cela que j’ai compté sur vous. Êtes-vous femme à me servir, oui ou non ?

Mme Guilleminot eut un regard expressif vers le coffre-fort aux serrures compliquées.

— Cela dépendra, dit-elle carrément.

Raymond ne sourcilla pas. La pensée de l’institutrice, il la comprenait, le marchandage étant son élément, elle avait le droit d’agir ainsi qu’elle agissait.

— Combien ? dit-il brièvement, cinq mille ?

— Oh ! Monsieur ! pour si peu, vous ne le voudriez pas !

— Mettons huit, et pas un mot de plus.

— Eh bien, huit. Vous allez bien me donner un bout de papier.

— C’est trop juste, je sais que vous serez discrète, pour vous autant que pour moi, vous ne laisserez pas traîner ces secrets au vent.

Il écrivit quelques lignes, signa et, par-dessus la table qui les séparait, tendit le papier à sa complice. Elle eut une grimace.

— Vous promettez sous forme conditionnelle, j’aurais préféré quelque chose de plus ferme.

— Pensez-vous que j’achète chat en poche ? Rien n’est plus ferme que ceci, dans l’hypothèse, naturellement, que la chose réussisse.

— Et si elle ne réussit pas je n’aurai rien.

— Vous aurez toujours votre traitement.

— Oui, mais je vais me donner beaucoup de peine, et peut-être sans résultat.

Il faut réussir, je le veux, arrangez-vous en conséquence. Veillez jour et nuit, défiez-vous de tout et de tout le monde. Marthe, la cuisinière ne m’inspire aucune confiance, je l’aurai remplacée dans huit jours ; mais le plus grand danger, c’est la nourrice et sa fille. Cette dernière surtout est capable de pousser Marie à la révolte. Faites en sorte qu’elle la voie le moins possible, et toujours en votre présence : n’oubliez pas que ma nièce est malade, que son esprit n’est pas entièrement sain, qu’elle ne doit, sous aucun prétexte, ni sortir, ni adresser la parole à âme qui vive sans que vous soyez là. Du reste, les choses ne traîneront pas ; avant la majorité de ma pupille, c’est-à-dire avant un an d’ici — neuf mois plus précisément, il faut que je sois son mari.

Le ton péremptoire, à lui seul, donnait congé.

— Vous pouvez compter sur mon concours, Monsieur, je ferai tout le possible.

Et tandis que la forme imposante de l’institutrice disparaissait derrière la porte refermée.

— Parbleu, se disait in petto Raymond de Lissac en haussant les épaules, parbleu promettre sans conditions ! quelque sot ! Autant eût valu payer d’avance. Non, on ne fait pas manger les chiens avant la chasse et la pâtée n’est distribuée que quand le gibier est à terre.

Raymond de Lissac qui avait géré la fortune de sa nièce en financier consommé, qui avait lésiné sur son entretien comme un avare, n’entendait en aucune façon, quand Marie aurait vingt-et-un ans, voir sortir de ses mains cette fortune conservée, augmentée par ses soins, ce beau domaine, en tout temps, l’objet de ses convoitises et la situation de propriétaire influent qui était attachée à la possession de ce domaine.

Puisque Marie s’était obstinée, bien que toujours un peu maladive, à vivre ; puisque, en dépit du tour faible et un peu passif de son caractère, elle se montrait, il en convenait, vis-à-vis de lui-même, fort sensée, et qu’il n’existait aucune bonne raison, l’heure venue de sa majorité, pour ne pas la remettre en possession de ses biens, du moins le tuteur ne pouvait supporter la pensée que tout cela s’en allât aux mains d’un mari, et le meilleur moyen qu’il eût trouvé pour écarter de lui ce désastre, c’était d’épouser lui-même sa nièce.

Ainsi la race se perpétuerait dans le domaine patrimonial, et lui, Raymond, ne se dessaisirait jamais.

Était-il moral de faire sa femme de la fille de son propre frère ? Était-il juste d’associer les vingt ans de Marie à ses quarante-cinq ans, à sa vie d’homme usé par toutes sortes d’excès ? Sa nièce pourrait-elle être heureuse avec lui, avare, ainsi qu’il l’était, autoritaire et quinteux !

Ces questions ne le préoccupaient pas, Raymond de Lissac était sans scrupules. Il savait qu’il serait le maître de Gabach, qu’il pourrait jouer dans le pays le rôle politique dès longtemps ambitionné, qu’il pourrait surtout économiser beaucoup d’or, et il se disait :

— Grâce à moi, Marie sera l’une des propriétaires les plus riches du département, et puis, cette petite a toujours eu besoin d’être dominée et conduite.

De tendresse pour la pauvre enfant dont il voulait faire sa femme, il n’en avait aucune, et cela, du reste, ne lui semblait pas nécessaire pour vivre heureux.

Jusque-là, Marie s’était montrée en tout docile à ses volontés ; habituellement, il arrivait en toutes choses à la convaincre et à l’engager, sans violence apparente, dans la voie qu’il avait choisie. Il espérait donc qu’elle l’accepterait pour mari assez volontiers, sinon avec un enthousiasme qu’il n’était pas dans sa nature d’éprouver, et qu’il ne lui demandait pas.

Mais, résolu maintenant à habiter Gabach, où sa présence devenait indispensable aux divers intérêts qui, pour lui, s’y trouvaient en jeu, et redoutant l’influence que pourraient exercer sur Marie sa nourrice, et surtout Fanchette, cette fille dévouée, hardie et forte, Raymond comprit qu’un auxiliaire lui devenait indispensable.

Il le trouva en Mme Guilleminot.

Imposante et nulle ; sous les dehors d’une excellente éducation, cupide et servile ; incapable de s’attacher, mais prête à se vendre ; imbue de la morale mondaine, mais dépourvue de tout principe religieux, Raymond la jugea tout à fait propre à le servir dans ses desseins.

Il la plaça auprès de Marie en qualité de dame de compagnie, et Marie, sans l’aimer, l’accepta, ainsi qu’elle acceptait tout.

Elle eut pourtant comme une velléité de rébellion, le lendemain de son retour, quand Madeleine et Fanchette, s’étant présentées pour la voir, furent admises, mais avec des formes cérémonieuses, et sous le petit œil vigilant de Mme Guilleminot.