L’Arme du fou/24

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La Revue populaire (p. 89-93).

XI


Marie s’émerveillait de se sentir décidée, presque forte. Dès que son esprit déprimé eût entrevu la possibilité d’une libération, tout sembla changer autour d’elle, elle détesta le consentement qu’elle avait été près de donner aux volontés de son oncle, et, fortifiée par sa décision même, se sentit capable de mener le projet à bonne fin.

Tout, du reste, sembla la favoriser ; Louise, qui, depuis longtemps, désirait aller chez ses parents, reçut l’autorisation de prendre trois jours de congé à partir du dimanche pour ne rentrer que le mercredi soir ; Mme Guilleminot soigna douillettement un léger rhume, et quant à Raymond, multipliant ses prouesses cynégétiques pour jouir des derniers jours de la chasse, il ne se montrait presque pas au château.

Les jours passèrent. En dépit de sa résolution de se maintenir valide, Marie, enfiévrée, sans appétit, ne pouvait absorber aucune nourriture et passait ses nuits dans l’agitation. C’était une si grosse partie pour son tempérament craintif et timide, que celle qu’elle jouait là.

Durant les vingt années de sa vie, jamais son caractère ne s’était trempé dans une action indépendante et forte. L’excitation nerveuse qui la soutenait, n’étant appuyée que sur une volonté débile, au dernier moment pouvait la trahir.

Les jours passèrent. Le lundi, Fanchette vint faire la visite convenue, en présence inévitablement, de Mme Guilleminot, et les deux jeunes filles purent à peine échanger leurs regards complices. Assez rapidement, Fanchette prit congé, anxieuse d’entendre la phrase convenue.

— Mes tendresses à ta mère, prononça Marie d’une voix assez ferme.

Et Fanchette répondit par une pression de main éloquente dans son mutisme.

Enfin, le mardi soir.

On dîna, Raymond était rentré de la chasse l’air harassé. De très bonne heure, il se retira dans son appartement.

— J’ai grand sommeil, dit-il, pour cinq cents francs on ne me ferait pas rester debout jusqu’à minuit.

Une idée d’argent était au fond de tous ses propos, sérieux ou plaisants.

Mme Guilleminot toussait et s’abreuvait de tisane et Marie était heureuse de voir que tout allait au gré de ses désirs.

À travers la mince cloison qui la séparait de son institutrice, elle l’entendit aller et venir dans sa chambre un instant, se préparer au repos. Bientôt, le lit gémit sous son poids, encore quelques instants, et le bruit d’un ronflement rythmé, sonore, arriva aux oreilles de Marie.

Ç’avait été un quotidien supplice pour elle que ce voisinage proche, cette promiscuité répugnante qui ne lui laissait jamais goûter la joie d’une complète liberté dans la solitude de sa chambre. Ce soir, elle s’en réjouissait presque. Le bruit de ce ronflement fortifiait et précisait ses espérances ; tant qu’elle en percevrait la cadence, sa fuite était possible. Oui, elle voulait fuir, elle fuirait ; une aversion lui venait, plus décidée, contre cet oncle dont elle revoyait la physionomie cupide et fausse. Elle attendait l’heure, mais l’attente se peuplait de visions douces et presque de projets d’avenir. Pourquoi n’aurait-elle pas, un jour, comme Fanchette, un fiancé qui l’aimerait ? Dans son âme comprimée, une petite fleur d’espoir était née, et commençait à vivre, caressée par cet air vivifiant de la liberté prochaine.

Elle pria. Son âme était en paix, elle sentait que c’était son droit d’agir ainsi qu’elle allait le faire, son devoir en présence d’un mariage sacrilège. Elle pria Dieu de bénir son audace et de protéger ceux qui allaient venir à son secours. Ses regards parcouraient la petite chambre où elle avait déjà tant souffert, mais qu’elle aimait cependant, et dans laquelle elle espérait rentrer bientôt, maîtresse d’elle-même, libre d’avoir auprès d’elle ses amis, sa bonne nourrice, Fanchette si dévouée, si aimante, et le mari de Fanchette. Elle aimait tout le monde et se promettait de rendre heureux tous ceux qui l’entouraient.

Elle tressaillit. Sa pendule sonnait une heure après minuit. C’était le moment de l’action.

Alors, elle fut prise d’une étrange faiblesse. L’audace de sa tentative lui parut tout à coup démesurée. Jusqu’ici, tout son courage avait résidé dans son imagination, mais devant la réalité, elle fut sans force.

Le bruit de ses pas dans les corridors, pouvait la trahir, elle n’avait pu, le soir, prendre aucune nourriture et se sentait très débile ; son courage pouvait l’abandonner au moment décisif ; il lui sembla, tant ses jambes étaient tremblantes, qu’elle n’arriverait pas jusqu’à la salle basse de la tour, qu’elle serait incapable d’ouvrir la porte ; toute la coutumière passibilité de son tempérament reparaissait à l’heure de l’action. Si on l’entendait, si on la reprenait, sa captivité ne serait-elle pas beaucoup plus dure ? et qui pouvait savoir si son oncle, la voyant révoltée, n’attenterait pas à sa vie ?… La nuit, pour elle, se peuplait de terreurs. Une tempête s’était déchaînée ; le vent, par rafales, secouait le fourré d’arbres devant sa fenêtre avec un bruit sinistre ; pas une clarté de lune ou d’étoiles ne rompait le chaos de ténèbres, au dehors ; et cette obscurité, calculée par ses sauveteurs, et le vent complice, car il devait couvrir le bruit de pas et les bruits de serrures, toutes ces circonstances, qui eussent encouragé une plus énergique, impressionnaient son âme, à elle, son âme hésitante et pusillanime.

Et puis, n’allait-elle pas exposer ses amis ? On pourrait les découvrir, leur faire payer cher cette tentative audacieuse dont elle était l’objet.

Ah ! pourquoi avait-elle consenti ? Il valait mieux demeurer ainsi qu’elle était. La souffrance, la dépendance étaient des amies pour elle, de vieilles compagnes, mais s’engager dans une entreprise hardie qui pouvait exposer les autres, Fanchette, le fiancé de Fanchette, c’était atroce !

Ployée à ses habitudes d’invariable passivité, elle redoutait tout changement, même vers le mieux, parce que l’action était étrangère à sa nature.

Elle entr’ouvrit la fenêtre et frissonna.

— Comme il fait noir, comme il fait froid !

Puis, elle songes à ses amis, cachés, là, elle le savait, dans l’ombre dense de ces fourrés, ils attendaient, ils comptaient les minutes, anxieux.

Si elle pouvait les rejoindre, pourtant ! Il fallait l’essayer, oui, il le fallait.

Cachée sous une mante sombre, chaussée de souliers silencieux, elle baissa la flamme de sa lampe, écouta encore une fois le bruit monotone du ronflement dans la chambre voisine, tourna doucement le bouton de sa porte, et se trouva dans le passage étroit qui, courant le long de la chambre de Mme Guilleminot, aboutissait à un hall, au bout duquel s’ouvrait l’escalier. Tant qu’elle fut dans le corridor resserré, tant qu’elle sentit à portée de sa main les parois derrière lesquelles résonnait toujours le bruit tranquille du ronflement, elle marcha avec assez de courage, mais la solitude ténébreuse du hall lui parut hostile et redoutable ; le battement du sang à ses tempes lui semblait un murmure de pas nombreux, éveillés à tous les coins de la vaste demeure. Elle atteignit l’escalier, toute tremblante ! Elle avait de la peine à tenir sa lampe dont la clarté faisait monter et descendre fantastiquement l’ombre de la rampe autour d’elle, jusqu’au plafond.

Les rafales du vent accompagnaient sa marche. Dans le vestibule, en passant près d’une porte mal close, elle entendit un rideau frotter contre le parquet et s’affola ; c’est qu’elle passait justement devant la porte de l’appartement, devant son cabinet, suivi de chambre à coucher. Elle eut le courage de s’arrêter un peu, d’écouter.

Non, décidément, ce n’était que le vent, Marie reprit un peu de force, il lui sembla que la partie la plus périlleuse de la route était accomplie. Les domestiques couchaient dans les combles, nul maintenant ne pouvait l’entendre, chaque pas la rapprochait de ses sauveteurs.

Elle sortit du vestibule par une petite porte de service, s’engagea dans un couloir qui passait derrière la cuisine, traversa une chambre de débarras qu’encombraient des caisses, des bouteilles hors d’usage, des sacs mi-pleins de farines et de grain pour les bêtes.

Au dehors, un chien aboya, cet aboiement sonore lui fut doux à entendre comme un témoignage de vie, au milieu de l’hostilité des choses inertes. Ses amis devaient être là.

Une porte basse et voûtée, c’était celle de la tour ; elle la franchit et se trouva dans la salle basse ; une salle inutile où l’on n’entrait jamais. Pêle-mêle dans les coins, de vieux cercles de futailles, mangés par la rouille, des paniers brisés, des objets incohérents, une poussière épaisse, et partout des toiles d’araignées où se prenaient les mains et le visage.

Marie déposa sa lampe sur un vieux baril dressé dans un coin, et vite s’occupa de faire couler un peu d’huile aux joints de la serrure. Elle défaillait et, malgré le froid elle avait aux tempes une moiteur d’angoisse, mais soudain, ses forces revinrent : une voix, la voix de Fanchette, voilée, mais perceptible derrière la lourde porte, murmurait son nom :

— Marie, Marie.

La lumière de sa lampe passant aux fentes, avait révélé sa présence, ses amis étaient là, plus que le faible rempart de cette porte entre elle et sa liberté. Tout bas, elle dit :

— Fanchette, je vais ouvrir.

Mais sa voix leur arrivait, dans le bruit du vent, moins nette que ne venait celui de leurs voix dans le calme de la chambre.

Résolument, maintenant, elle essaya d’ôter la barre de fer qui maintenait la porte. Elle réussit à la soulever peu à peu, à dégager le crochet de l’anneau massif où il s’engageait. Elle avait réussi, la barre retomba, elle était ôtée.

Et, du dehors, ses amis entendirent la clef qu’elle s’efforçait de faire tourner dans la serrure.

Le pêne résista, cria un peu, puis humecté par l’huile, se mit à céder, glissa, glissa, elle fit un tour, puis un second ; la porte se développait en dedans, Marie tira à elle ; la porte résista.

— Poussez la porte, dit-elle.

Et ils attendirent, car la porte se mit à trembler, s’agitant sous la poussée, mais sans s’ouvrir.

— Il y a un autre tour de clef, dit-on du dehors.

Marie essaya de faire tourner encore la clef, mais les deux tours avaient été faits, la serrure était ouverte.

— Qu’est-ce que c’est donc ? demanda la voix de Fanchette.

Et Marie, au dedans, s’affolait, cherchant à voir d’où venait la résistance.

Enfin, elle comprit.

Deux faibles taquets de bois, au-dessus et au-dessous de la serrure, clouaient la porte à son cadre, Marie n’avait pas d’abord aperçu ces taquets. Elle essaya d’expliquer à ses amis qui se morfondaient, dehors, pourquoi la porte ne s’ouvrait pas.

— Comment sont-ils, ces taquets ? demanda-t-on.

— Comme rien, très minces.

— Attendez, dit la voix de Louis, c’est un jeu d’enfant, j’ai mon palan.

Toutes ces émotions avaient épuisé la force de Marie, elle fut obligée de se retenir au mur, son cœur battait à l’étouffer.

Cependant le bout du levier passa sous la porte. Manœuvré par le bras robuste de Louis Eychenne, il faisait craquer la planche.

Les taquets se tendirent, le craquement s’accentua, la porte ne tenait presque plus.

— Recule-toi, Marie, dit Fanchette, la porte va tomber.

Mais le mouvement, brusquement s’arrêta, la porte branlante demeura comme suspendue.

Dans la nuit, dominait le bruit du vent plus forte que les murmures étouffés qui venaient de s’échanger entre Marie et ses sauveurs, nette comme un son de clairon, une voix dit :

— Je vous arrête au nom de la loi.

— Les gendarmes ! cria Fanchette éperdument.

Et Marie, au milieu des toiles d’araignées et de la poussière, tomba, évanouie, sur le sol de la salle basse.