L’Arme du fou/25

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La Revue populaire (p. 93-95).

Troisième Partie

I


On avait ouvert les deux fenêtres.

Le soleil, le soleil joyeux d’un après-midi du mois de mars, entrait dans la chambre, gai, coloré en passant à travers les rideaux de cretonne blanche et rose. Sur le guéridon près du lit, dans un bouquetier de cristal, quelques branches de muguet blanc veiné de bleu, muguet lilas strié de blanc, muguet rose tendre, fleuraient bon le retour du printemps.

Dans le lit, Marie était couchée, et promenait autour d’elle ce regard un peu vague, comme surpris, ce regard qui, lentement, reprend possession des choses après une absence de l’esprit.

Marie recouvrait sa connaissance. Elle venait de passer plusieurs jours dans le délire d’une fièvre cérébrale, et demi-consciente encore, déjà s’effrayait de cette victoire de la vie, et regrettait de n’être pas morte.

Non loin d’elle, assise sur un fauteuil, au coin de la cheminée, Mme Guilleminot faisait, sans y regarder, mouvoir les longues aiguilles de son tricot, et, les yeux sur Marie, vit, dans son regard, la conscience revenue et le mal conjuré.

Elle s’approcha, et, de cette voix mielleuse, empâtée, à laquelle Marie préférait encore chez son institutrice, un ton qu’elle savait rendre parfois acerbe et dominateur :

— Eh ! bien, chère enfant, vous voilà mieux ; quelles alarmes vous nous avez causées !

Sans répondre, Marie voulut essayer de tourner sa tête du côté du mur.

Mais elle se sentit brisée et si faible qu’elle renonça à bouger, et resta couchée sur le dos, comme elle était.

— Vous voilà mieux, répéta l’institutrice, sans se décourager, ce n’est plus qu’une affaire de temps et de soins. Oh ! les soins ne vous manqueront pas. J’ai passé, pour ma part, sept nuits sans me dévêtir ; Louise s’est multipliée aussi, et votre bon oncle ! Quel chagrin il avait à vous voir ainsi !

— Ai-je été longtemps malade ?

— Quinze jours, et le médecin, un instant a désespéré ; enfin, vous voilà bien maintenant. Vous allez prendre cette tasse de bouillon, n’est-ce pas. Sentez-vous le parfum de ces muguets ? C’est M. de Lissac qui les a apportés pour vous.

Marie eut un geste de fatigue.

Mme Guilleminot la souleva sur ses oreillers et de l’autre main, lui présenta la tasse où fumait un consommé. Une pensée se fit jour dans l’esprit embrumé de la pauvre Marie :

— S’ils voulaient m’empoisonner, ils auraient pu le faire pendant ces quinze jours où je suis demeurée à leur merci. Et puis, qu’est-ce que ça me fait ?

Indifférente, elle but ce qu’on lui présentait, et, de nouveau, insensiblement, glissa dans l’inconscience.

Mais, cette fois, c’était du sommeil, Marie était convalescente.

Pendant la nuit, Louise, sa femme de chambre, vint auprès d’elle. Dans sa somnolence, elle avait le souvenir un peu vague des faits et des émotions qui avaient précédé sa chute, mais sans être tout à fait sûre de n’avoir pas rêvé. Elle aurait voulu faire des questions et ne l’osait pas ; si elle s’était trompée ! Elle se savait d’ailleurs entourée d’espions, et puis sa fatigue l’emportait. Dans sa tête, les pensées se mêlaient comme les fils embrouillés d’un écheveau et parler lui était une souffrance.

Vers le matin, elle dormit quelques heures, put ensuite faire un peu de toilette, et après son léger repas de malade, tandis qu’on l’avait laissée seule, sentit que l’ordre se rétablissait un peu dans son cerveau.

Mais alors, elle se souvint de tout et se sentit malheureuse horriblement.

— Je ne suis pas morte, pensa-t-elle, mais je suis perdue ; plus perdue que si j’étais morte.

Elle se sentait à la merci de son oncle.

Dans la journée, il entra et vint s’asseoir auprès de son lit. Mme Guilleminot, discrètement, se leva de son siège, rassembla ses longues aiguilles de bois qui s’entrechoquèrent avec un petit bruit sec, roula la laine autour des aiguilles et quitta la pièce.

Sur le couvre-lit rose, la main de Marie s’étendait, effilée, diaphane de maigreur. Doucement, Raymond prit cette main et la porta à ses lèvres. Un dégoût secoua Marie ; son oncle ne lui avait inspiré que de la frayeur jusqu’ici, mais, tout à coup, ce fut de l’aversion qu’elle ressentit à son approche. Ainsi qu’il arrive assez souvent pendant les maladies cérébrales et pendant la suite de ces maladies, tous les sens, en Marie s’étaient affinés à l’extrême ! les bruits, les odeurs l’offusquaient d’une manière aiguë, il semblait même que cette hypersensibilité s’exerçât chez elle jusque dans l’ordre moral. Ainsi, de même qu’elle était impressionnée par le léger parfum de tabac que Raymond, grand fumeur, apportait avec lui, de même, dans une sensation, tout instinctive, se révélaient à elle toutes les laideurs, toutes les bassesses de l’âme de Raymond. Pour Marie, en ce moment, cette âme avait positivement l’odeur du vice. Ces laideurs, ces bassesses que sa raison ne lui avait jamais clairement montrées, maintenant malade, et sa raison vacillant encore au bord du délire, elle en avait la perception sûre.

C’est pourquoi le baiser de son oncle lui fit horreur. Elle voulut dégager sa main, il la garda, d’autorité, et tint son doigt sur l’artère un instant. Puis, avec un geste de caresse, il replaça la main sur la couverture.

— Enfin, le voilà donc un peu sage, ce pouls qui nous a battu l’angoisse depuis tant de jours. J’ai parlé au docteur, ce matin, après qu’il t’a eu quittée, il répond de toi, maintenant, tu n’as plus qu’à te laisser soigner, méchante enfant.

D’un pas assourdi, cauteleux, Raymond se mit à marcher dans la chambre, ajouta du bois dans la cheminée, inspecta les étiquettes de flacons de potion, alla vers la petite bibliothèque de Marie, remua deux ou trois livres, en choisit un, et, s’installant dans un fauteuil au coin du feu, mit à lire.

Cette liberté qu’il prenait de s’installer ainsi chez elle révolta Marie profondément. En même temps qu’elle la terrifiait, elle comprit que pour s’affranchir de ce joug, elle serait obligée de soutenir une lutte, et se sentit tout à fait incapable de lutter. Mentalement, elle calcula que trois mois seulement la séparaient de sa majorité, et pensa qu’elle pourrait peut-être demeurer ces trois mois dans son lit, malade, et que ce serait un moyen d’entraver les projets de son oncle.

Elle le regardait, grand, un peu voûté, déjà, le teint jaune et les cheveux rares. Son nez busqué avait la forme d’un bec d’oiseau de proie, sa lèvre, sans barbe et sans moustache, se relevait d’un côté en une sorte de rictus inquiétant, laissant voir une dentition ravagée et noircie par l’abus du tabac, ses yeux, maintenant baissés sur le livre qu’il lisait, semblaient ne pouvoir se relever franchement, le regard en était toujours torve, ses mains maigres agrippaient les objets comme des serres, et l’une de ses jambes, quand il était assis, maintenant par exemple, était incessamment secouée par l’agitation d’un tic nerveux.

Cette trépidation suffisait à rendre sa présence insoutenable à Marie, elle n’aurait jamais la force de vivre toute sa vie à côté de cet homme.

Pour s’éprouver, pour essayer d’apprendre aussi quel avait été le sort de ses amis, pendant la nuit terrible dont elle revoyait maintenant tous les épisodes, elle résolut d’interroger.

— Mon oncle ?

Il déposa son livre et vint près du lit, très empressé.

— On m’a dit que j’avais été malade quinze jours. Comment cela a-t-il commencé ? Je ne m’en souviens pas.

— N’y songe pas, Marie, il ne faut pas en parler maintenant ; cela t’agiterait, soigne-toi, guéris-toi ; nous causerons, nous aurons à causer plus tard, j’aurai bien des choses à te dire, mais tu es encore trop faible.

Il la baisa au front et sortit enfin, la laissant seule.

Et Marie se sentit plus inquiète de cette douceur, de cette tendresse, qu’elle ne l’avait précédemment été de l’indifférence.