L’Arme invisible/Chapitre 03

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L’Arme invisible ou le Secret des Habits noirs (1re  partie) (1869)
E. Dentu (p. 49-64).


III

Chapitre aux portraits.


C’est un pays original et qui ne ressemble nullement aux autres quartiers de Paris.

D’abord les rues ne s’y appellent point comme ailleurs : Louis-le-Grand, Bonaparte, aux Ours, de la Chopinette, Chilpéric ou Oberkampf ; on a eu la bizarre idée de leur donner des noms de poètes, quoique ce soit très loin de l’Odéon ; il y a la rue Balzac, la rue Chateaubriand, la rue Lord-Byron.

C’est un drôle de coin où l’alignement désormais nécessaire au bonheur des peuples et de M. le préfet de la Seine n’a pu encore pénétrer ; on y monte, et y descend, on y tourne, comme si la baguette d’une fée avait mis cette petite montagne à l’abri des aplatissements universels.

Paris passe à droite et à gauche par le boulevard Haussmann et par la grande avenue des Champs-Élysées, mais on dirait qu’il n’entre pas là. On y respire la paisible odeur des capitales étrangères. Tout le monde y est anglais, russe ou ottoman ; les hommes qu’on y voit sont grooms, les femmes school mistresses ; on n’y vend rien en effet, sinon des chevaux de sang noble et la pâle éducation des boarding houses.

En 1838, on trouvait là de grands terrains vagues ayant appartenu à la Folie-Beaujon ; il n’était pas encore question de l’avenue Friedland. À part quelques pensions cosmopolites, une célèbre maison d’accouchement et trois ou quatre hôtels perdus dans de magnifiques jardins, il n’y avait de constructions importantes que sur les anciennes voies de communication, telles que la rue de l’Oratoire et la grande avenue des Champs-Élysées.

La principale de ces maisons était, sans contredit, l’hôtel habité par Mme la marquise d’Ornans, veuve d’un ancien pair de France et sœur d’un ministre de la Restauration.

C’était une charmante maison de style italien, dont le principal corps de logis avait été bâti, dit-on, par le célèbre financier qui a laissé son nom à tout le quartier. Elle était beaucoup plus grande que le petit temple grec où mourut Delphine de Girardin, de l’autre côté de l’avenue, mais l’œil allait involontairement de l’une à l’autre, attiré par une vague ressemblance de style.

La blanche colonnade, élevée au-dessus d’un perron circulaire d’aspect monumental, était tout ce qu’on apercevait de l’hôtel d’Ornans. Des bosquets touffus, aidant l’inégalité des terrains, cachaient entièrement le surplus des constructions, qui étaient considérables. Il y avait par-derrière un jardin qui eût presque mérité le nom de parc ; une passerelle entourée de lianes franchissant le chemin qui porte maintenant le nom de Balzac et prolongeait le gracieux domaine de la marquise à travers des pelouses veloutées, de grands massifs sombres et des corbeilles de fleurs jusqu’au mur du Bel-Respiro.

On démolit l’hôtel vers la fin du règne de Louis-Philippe, et ses dépendances furent morcelées.

Mme la marquise d’Ornans, née Julie de la Mothe-d’Andaye, avait déjà franchi, à l’époque où se passe notre histoire, les dernières limites de la jeunesse ; elle se coiffait en cheveux gris et ne détestait point qu’on lui donnât le titre de femme politique.

Elle avait aussi quelques prétentions au bel esprit.

Sa politique, du reste, était plutôt une religion, et rarement son chapeau sortait de l’étui dévot où elle le gardait au fond de son armoire.

Elle croyait à Louis XVII.

C’est un fait assez remarquable que l’allure uniformément paisible des divers personnages, imposteurs ou non, qui jouèrent le rôle de Louis XVI. On en vit beaucoup dans la première moitié de ce siècle : quelques collectionneurs soigneux en ont compté, je crois, jusqu’à une douzaine ; mais tous ces prétendants, ainsi que leurs partisans, avaient, depuis le premier jusqu’au dernier, des physionomies débonnaires.

Aucun d’eux, à ma connaissance, ne battit bien vivement le briquet pour allumer le flambeau de la guerre civile.

On eût dit que leur ambition se bornait à réunir autour d’eux une petite église de gens riches et crédules qui pussent les appeler tout bas « Votre Majesté, » en leur assurant bonne table, bon logis et chaude garde-robe.

Ils furent pourtant, on doit le dire, malgré leur inertie, un des dissolvants les plus efficaces de ce grand parti royaliste qui, malade dès le temps de la Restauration, gardait encore sous Louis-Philippe une considérable vitalité. Aussi la sagesse bourgeoise du gouvernement de Juillet se gardait-elle bien d’apporter la moindre entrave au commerce pacifique des prétendus héritiers du roi martyr ; le mot d’ordre était donné d’un bout à l’autre de la France ; les Louis XVII pouvaient se promener dans le faubourg Saint-Germain et en province sans être inquiétés le moins du monde.

Volontiers leur eût-on signé des feuilles de route, avec secours, pour faire pièce à l’opposition légitimiste. Tout ce qu’on exigeait d’eux, c’était de garder l’oriflamme sous leur chemise et de ne se faire sacrer qu’à huis-clos dans le salon fermé de quelque vieux manoir ou dans la salle à manger d’un presbytère.

Mme la marquise d’Ornans possédait une très belle fortune et nourrissait un Louis XVII qu’elle espérait bien un jour voir assis sur le trône de France, mais cela sans verser préalablement des flots de sang, et grâce au seul travail de la Providence qui, tôt ou tard, dessille les yeux des peuples aveugles.

Pour aider tout doucement la Providence et favoriser la restauration de son prince, Mme la marquise d’Ornans donnait en son hôtel des Champs-Élysées de fort jolies fêtes où elle recevait le meilleur monde.

Nous ne saurions trop répéter que ses salons n’avaient aucune couleur politique ; on y trouvait réunis des partisans du gouvernement et des orateurs de l’opposition, quelques écrivains, quelques membres du clergé, beaucoup de jolies femmes et bon nombre d’hommes à la mode, parmi lesquels nous devons citer un jeune magistrat de haut avenir, honoré de l’amitié du garde des sceaux et qui, certes, se fût éloigné de tout conciliabule suspect : le juge d’instruction Remy d’Arx.

Remy d’Arx, malgré ses travaux sérieux, et les avances qui l’appelaient vers le monde officiel, était un fidèle habitué de l’hôtel d’Ornans. La marquise et son cercle intime l’accueillaient avec le plus vif empressement.

Il était surtout le favori d’un homme vénérable qui trônait dans toute la force du terme, à l’hôtel d’Ornans, et qui partageait avec « le prince » les respects religieux de la marquise. C’était un vieillard de très grand âge, fort riche et de bonne maison, qui s’était fait de la bienfaisance une occupation, on pourrait presque dire une carrière. Il avait servi autrefois dans les armées des Bourbons de Naples et portait de préférence son titre militaire. On l’appelait le colonel Bozzo-Corona.

Au-dessous du prince et du colonel, un troisième personnage était admis fort avant dans la familiarité de la marquise : c’était un de ces gentilshommes dont il ne faut point fatiguer les parchemins, d’autant plus qu’il se livrait franchement à la pratique des affaires ; il avait nom de la Perrière et ne se fâchait point quand on passait sous silence son titre de baron. La marquise lui avait dès longtemps confié ses intérêts, qu’il administrait avec une minutieuse probité.

Nous ajouterons, mais c’est un grand secret, que M. de la Perrière, qui était un des hommes les plus répandus de France et de Navarre, avait mission, sans rien compromettre et en usant de la plus extrême prudence, de tâter les gens et de rassembler autour du « prince » un noyau de partisans discrets.

On n’arrivait jamais tard chez la marquise, c’était la loi de la maison, et bien que dix heures vinssent à peine de sonner, les salons commençaient à se remplir.

Au côté droit de la cheminée en marbre blanc rehaussé d’or, se tenait un groupe composé de M. de Saint-Louis, comme on appelait le « Prince », du colonel Bozzo et d’un vieux prêtre à cheveux blancs.

M. de Saint-Louis n’avaient rien en lui de précisément remarquable, sinon sa personnalité même et l’intérêt qui ne peut manquer de s’attacher à une position romanesque. Il était gras et même un peu joufflu ; son nez aquilin, mais charnu et un peu court, avait précisément cette forme qu’on est convenu d’appeler bourbonienne ; son habit bleu semblait taillé sur le patron de celui que les gravures prêtent au comte de Provence de 1810 à 1815. Il portait les cheveux ramenés en arrière et rattachés en une petite queue, qui laissait au collet une légère trace de poudre.

Ce genre de coiffure ne courait assurément plus les rues en 1838, mais vous en eussiez trouvé encore plus d’un spécimen dans les vieux hôtels du faubourg Saint-Germain.

Le prêtre était un chanoine de la cathédrale de Paris qui occupait ses vieux jours à rassembler les matériaux d’un livre intitulé : Histoire miraculeuse du dauphin, fils de Louis XVI.

Entre ces deux figures insignifiantes, la tête du colonel, énergique et fine, ressortait vivement.

C’était un homme de taille moyenne, maigre, vêtu avec la simplicité qui convient à son âge, mais portant merveilleusement l’habit noir. Bien des gens croyaient qu’il plaisantait lorsqu’il se vantait lui-même d’avoir plus de quatre-vingt-dix ans. Malgré ses rides, en effet, le dessin de ses traits restait net et harmonieux. Il avait dû être très beau, et avait dû garder longtemps sa beauté.

Maintenant encore je ne sais quel charme restait autour de ce front d’ivoire, garni de rares cheveux blancs. Il y avait dans son sourire une spirituelle bienveillance, et sous ses paupières, largement tombantes, ses yeux bleus, presque toujours muets, comme ceux des magnétiseurs et des diplomates, retrouvaient parfois de pétulants éclairs.

De l’autre côté de la cheminée, Mme la marquise d’Ornans, ancienne jolie femme aux manières courtoises et presque caressantes, présidait un petit cercle de dames auxquelles se mêlaient quelques invités.

Très loin de là, auprès du piano ouvert, il y avait un groupe de jeunes filles qui semblaient attendre l’heure de sauter.

Car on dansait à l’hôtel d’Ornans, depuis qu’était revenue d’Italie la nièce de Mme la marquise, la belle, la délicieuse Valentine de Villanove.

Nous n’avons point parlé encore de celle-là qui était la vie, qui était la joie, mais qui était aussi un peu le mystère de la maison.

Un beau jour, Mme la marquise avait dit à ses nombreux amis : « Ma nièce est arrivée, » et huit jours après, Mme la marquise avait donné son premier bal pour présenter sa nièce, qui était bien la plus ravissante créature du monde.

Il en vient comme cela d’Italie qui sont charmantes à éblouir, et le nom de Mlle de Villanove indiquait suffisamment son origine ; mais les connaisseurs, pourtant, ne trouvaient point en elle le type italien très nettement accusé. Il y avait de la joliesse française parmi sa beauté florentine, et sous l’admirable fierté de sa paupière, je ne sais quelle espièglerie parisienne couvait.

Mme la marquise expliquait cela du reste fort naturellement : Valentine était la fille de sa cousine germaine, une Lamothe-d’Andaye qui avait épousé en Italie M. le comte de Villanove, dignitaire de la petite cour de Modène.

Valentine était orpheline de père et de mère.

Par un hasard heureux, ce comte de Villanove se trouvait être un assez proche parent de la famille Bozzo-Corona, et le colonel témoignait à Valentine une tendresse paternelle.

Voilà tout ce qu’on savait de son histoire ; on ne connaissait pas davantage sa position de fortune, mais les arithméticiens de salon qui vont supputant les probabilités de dot cotaient la sienne dans les plus hauts cours.

Mme la marquise, en effet, manquant d’héritiers directs, était maîtresse de sa fortune ; elle traitait Valentine comme une fille chérie, et d’un autre côté, il était facile de voir que ce noble Crésus, le colonel Bozzo, comptait, en cas de mariage, dorer abondamment la corbeille.

Rien ne pressait, Valentine n’avait pas dix-huit ans, et pourtant le nuage des prétendants commençait à se détacher de l’horizon.

Il y avait de tout dans ce nuage qui couvrait déjà la moitié du ciel : il y avait d’abord ce qu’on appelle des « partis » au faubourg Saint-Germain, un bataillon de ces braves petits gentilshommes que leurs mamans poussent et casent, le mariage étant une chose de règle comme la vaccine et la conscription ; il y avait ensuite de purs calculateurs, de jeunes diplomates qui voyaient l’affaire sous ses deux faces sérieuses, l’argent et l’influence ; il y avait enfin des amoureux, de vrais amoureux, car il en reste, quoi qu’on dise ; et n’en fût-il plus, Valentine, l’enchanteresse, avait tout ce qu’il fallait pour en ressusciter la race éteinte.

Elle semblait plutôt petite, comme toutes celles dont la taille a d’exquises proportions, mais sa démarche se relevait en de gracieuses et juvéniles fiertés. Tout en elle était charme, et comment dire cela ? le charme variait de minute en minute, toujours attrayant et ne se ressemblant jamais à lui-même.

C’était dans toute la force du terme une nature abondante, variable, pleine d’imprévu et de surprises.

Elle avait tour à tour, et presque au même instant, la molle indolence de la jeune fille créole et ces explosions de vivacité féminine qui éblouissent l’esprit, qui étonnent le cœur comme les paupières cherchent et fuient l’éclat trop brillant d’un feu d’artifice.

Elle était gaie, mais rêveuse ; il y avait d’étranges tristesses au milieu de ses joies d’enfant. Alors, l’éclair de ses prunelles se voilait et ses grands yeux bleus, limpides sous l’arc de ses sourcils noirs, semblaient chercher dans le vague quelque chose qu’elle seule voyait, quelque chose qui était le secret de son âme à la fois candide et impénétrable.

Dès les premiers jours, ses compagnes nouvelles, qui pourtant s’étaient prises bien vite à l’aimer, l’avaient déclarée capricieuse ; plus tard, son histoire, que chacune espérait connaître avant les autres, étant restée incomplète comme un livre auquel manqueraient de nombreuses pages, ces demoiselles avaient essayé loyalement d’en combler les lacunes, et il était arrivé que plusieurs d’entre elles, se rencontrant dans la même pensée, avaient mis à la place du mot caprice cet autre mot soucis.

Les romans vont et viennent dans notre monde qui pourtant a la prétention d’être positif, et quand on commence à voir clair à travers les brumes de l’adolescence, que ne peut-on expliquer par ces vagues échos du passé qu’on nomme des souvenirs ?…

Cette belle Valentine avait peut-être des souvenirs. Pourquoi non ? Mais quand il arrivait à ses compagnes, trop curieuses, de poser leur doigt indiscret sur quelque feuillet de sa rêverie, elles reculaient confuses ou déroutées devant un clair regard de la vierge, si un franc éclat de rire ne les mettait pas en déroute.

Aussi, parmi ces demoiselles, y avait-il des impatientes qui disaient déjà que Valentine était une énigme.

Il arrive parfois que le mot de ces ravissantes énigmes est tout bonnement un nom.

Parmi ces demoiselles, quelques-unes n’étaient pas sans connaître le moyen de deviner les rébus.

Elles cherchèrent le nom, et il arriva un jour qu’elles crurent toutes à la fois avoir fait la grande découverte.

Le nom que ces demoiselles soupçonnaient de pouvoir bien être le mot de l’énigme, appartenait à un jeune magistrat dont nous avons déjà fait mention et qui se promenait en ce moment dans la serre contiguë au salon avec la belle comtesse Corona, petite-fille du colonel Bozzo.

C’est ici le chapitre aux portraits ; nous ne ferons pas celui de Francesca Corona, noble et malheureuse créature dont nous avons dit ailleurs[1] la bizarre histoire. Elle n’a point de place dans ce drame ; mais il nous faut peindre au contraire son cavalier, M. Remy d’Arx, qui est un de nos principaux personnages.

C’était un homme de trente ans, à la taille haute, élégante, mais un peu roide. La gravité, dans la profession qui était celle de M. d’Arx, peut passer quelquefois pour un masque ou tout au moins pour un accessoire nécessaire à l’uniforme ; mais il suffisait de jeter un regard sur la belle figure de Remy pour éloigner toute idée de parti pris théâtral.

Son caractère sautait aux yeux : c’était une intelligence laborieuse et forte, mariée à une âme sincère jusqu’à la naïveté. Il était aimé généralement et universellement estimé, malgré les chances de grande fortune judiciaire que l’opinion publique lui accordait.

Il ne faut pas toujours juger l’importance spécifique d’un homme par le grade qu’il occupe. Tel général qui a eu ses épaulettes comme les poires mûrissent, donne souvent des ordres à de simples officiers qui ont leur valeur notée et qu’on mettra en lumière vienne le premier coup de canon. Les supérieurs de Remy d’Arx n’ignoraient point que le ministre avait l’œil sur lui et ils le traitaient en conséquence.

La ressource des envieux était de dire qu’il appartenait à une puissante famille de robe, et qu’il arriverait en dépit de tout par cette sorte de droit de succession qui, malheureusement, n’est pas sans influence sur les fortunes judiciaires en France.

Il y avait du reste une circonstance qui permettait aux prophètes de prédire à coup sûr en donnant une grande valeur aux titres que Remy d’Arx aurait pu faire valoir pour son avancement. Son père, procureur général près d’une des cours du midi, était mort violemment dans l’exercice de ses fonctions et en quelque sorte sur la brèche.

C’était une très dramatique histoire.

Mais de tout cela on peut dire que le jeune juge d’instruction s’inquiétait médiocrement.

Dans tout le tribunal de la Seine, il était peut-être l’homme que la question d’avancement personnel préoccupait le moins. Jamais il n’avait rien sollicité ; il remplissait ses fonctions avec zèle, parce que sa vocation de magistrat était très fortement développée, il allait droit son chemin, parce qu’il était l’honneur même ; mais loin de chercher les occasions de se pousser, il semblait fuir le monde officiel et employer les heures que ses fonctions laissaient libres à un travail opiniâtre dont nul ne connaissait bien la nature.

C’est encore là, dira-t-on, un moyen de parvenir. Tel ouvrage de doctrine ou de jurisprudence bien fait, bien appuyé et lancé à l’heure propice, est un outil excellent pour percer le trou par où les réputations sérieuses jaillissent parfois hors de terre comme des champignons.

Mais le travail de Remy d’Arx, quel qu’il fût, ressemblait un peu à celui de Pénélope ; il se continuait sans cesse et ne s’achevait jamais.

À propos de ce travail, le meilleur ami de Remy d’Arx, l’excellent colonel Bozzo-Corona, laissait volontiers deviner qu’il en savait un peu plus long que les autres. Quand on l’interrogeait à ce sujet, il souriait bonnement, caressait la boîte d’or émaillée sur laquelle l’empereur de Russie lui avait donné son portrait, et murmurait tout doucement :

— Il y avait longtemps que personne ne cherchait plus la pierre philosophale !

Mais il ajoutait tout de suite en prenant un air sérieux :

— Il ira loin, fiez-vous à moi ! et s’il la cherche, je ne connais au monde que lui pour être capable de la trouver.

Et, en vérité, ce beau Remy d’Arx, avec ses traits pâles, son regard inspiré, son grand front déjà dégarni de cheveux sous lequel semblaient lutter silencieusement la passion et la pensée, avait un peu la physionomie que notre imagination prête aux mystiques ouvriers du grand œuvre.

Malgré son apparente gravité, l’esprit d’aventure n’était pas mort en lui ; il avait eu une jeunesse très chaude ; on lui connaissait au moins un duel où il avait poussé la bravoure jusqu’à la folie ; il était doux comme une femme, mais tous les chevaliers sont ainsi, et sous les plis de sa toge peut-être y avait-il encore une épée.

Nous ajouterons qu’indépendamment des promesses de son avenir M. Remy d’Arx avait soixante mille livres de rentes.

Avant l’arrivée de Valentine, plus d’une parmi les belles dames qui fréquentaient l’hôtel d’Ornans avait tenté peut-être de nouer ses couleurs à l’épaule de ce magnifique berger ; plus d’une mère aussi l’avait montré à sa fille d’un doigt discret en prononçant ces paroles utiles qui ouvrent les yeux de la vierge sans maculer l’entière blancheur de sa robe ; aucun résultat n’avait été obtenu. Remy passait doux et indifférent dans ce monde où l’attiraient la marquise elle-même, ancienne amie de sa mère, le colonel Bozzo, pour qui il professait un respect filial, et cette charmante comtesse Corona, qu’il aimait comme une sœur.

Au premier moment, on put croire que la présence de Mlle de Villanove ne modifierait point la situation, du moins en ce qui concernait Remy d’Arx.

Aux yeux de ce petit monde dont il était le favori, son seul défaut était un tantinet de sauvagerie. On crut s’apercevoir qu’il devenait un peu plus sauvage, mais ce fut tout.

Le jour où l’une de ces demoiselles découvrit que Valentine, pour employer la locution si prudente et si expressive du bon monde, avait « remarqué » M. Remy d’Arx, la grande nouvelle fut naturellement publiée dans tous les petits coins, et il y eut bien des sourires moqueurs échangés en tapinois, car la froideur de Remy était chose notoire. On aurait pu même aller plus loin : ses visites à l’hôtel devenaient de plus en plus rares, et c’est à peine si, dans ces occasions, il adressait à Mlle de Villanove les paroles exigées par la simple politesse.

Mais si clairvoyantes que soient généralement ces demoiselles, quand il s’agit d’intrigues mignonnes et de petits romans à la douzaine, elles sont sujettes à se tromper aux manifestations inconnues de cette chose si rare : un grand, un puissant amour.



  1. Les Habits-Noirs et la Rue de Jérusalem