L’Arme invisible/Chapitre 04

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L’Arme invisible ou le Secret des Habits noirs (1re  partie) (1869)
E. Dentu (p. 65-80).


IV

Le colonel.


Elles riaient auprès du piano, où l’on babillait sur n’importe quoi. Autour du foyer, la conversation languissait un peu parce qu’on attendait la table de whist. Çà et là, dans le reste du salon, les groupes ressassaient la chronique du jour.

Dans la serre, où l’on voyait paraître et disparaître de rares promeneurs, l’entretien de Remy d’Arx et de la comtesse Corona allait s’animant de plus en plus.

Le jeune juge d’instruction était très pâle et parlait avec une chaleur contenue ; la belle comtesse s’arrêtait parfois pour l’écouter, tantôt riant aux éclats, tantôt émue et comme stupéfaite.

Soit par hasard, soit à dessein, Valentine, dont les doigts blancs se jouaient avec distraction sur les touches du piano, s’était placée de manière à ne rien perdre de ce qui se passait derrière les châssis de la serre.

Ces demoiselles, de leur côté, ne perdaient rien de ce qui se passait sur les traits charmants de Valentine.

On pouvait dire ce qu’on voulait, les paroles ne signifiaient rien, puisque l’intérêt de la comédie était ailleurs : Valentine ne relevait-elle pas malgré elle ses grands yeux qu’elle eût voulu tenir baissés ? une rougeur fugitive ne montait-elle pas tout à coup à sa joue ? et n’avait-on pas surpris le froncement de ses sourcils délicats ?

Marie de Tresme, un blond amour, conclut une discussion musicale en disant :

— C’est égal, moi, j’aime mieux Schubert. Le Roi des Aulnes, voyez-vous, c’est un délice.

Elle ajouta du bout des lèvres :

— Mais comme M. Remy d’Arx a de l’esprit ce soir avec la comtesse !

Valentine ferma le piano et tourna le dos à la serre.

On entendit la voix un peu cassée de Mme la marquise qui disait :

— Alors, nous avons encore une cause célèbre ce mois-ci ?

— Un succès colossal, repartit Mme de Tresme, la mère de cette blonde Marie ; on ne parle plus ni de Rachel, ni de Duprez, ni de Mario, ni de Grisi, tout est aux Habits-Noirs !

Un gros homme, assis auprès de la marquise, ajouta :

— Nous nous en occupons aussi à Saumur.

— Et qu’est-ce que c’est donc que ces Habits-Noirs ? demanda d’un ton indolent M. de Saint-Louis de l’autre côté de la cheminée.

Ce fut à ce moment que le valet annonça M. le baron de la Perrière, qui fit son entrée rondement et en homme suffisamment appris.

— Voici la vingtième fois pour le moins que j’entends faire cette question aujourd’hui, dit-il, après avoir salué la marquise ; les Parisiens en deviendront fous, et jamais, depuis la girafe, on ne vit une vogue pareille !

Il y eut des groupes qui se rapprochèrent et le gracieux conciliabule réuni auprès du piano se mit à écouter.

— J’ai peine à croire, reprit le gros homme, qui était un cousin de la marquise, habitant la province et s’occupant d’améliorations agricoles, j’ai peine à croire que ces Habits-Noirs aient l’importance de la bande Châtelain et surtout des Escarpes dont la Gazette des Tribunaux nous a raconté les méfaits à Saumur.

— Vous avez l’air très forts, à Saumur, M. de Champion, dit M. de la Perrière, qui lui offrit la main en souriant, sur la Gazette des Tribunaux.

— La Bourse va bien, répondit le gros homme, mes bitumes ont monté de trois francs. C’est bon signe pour la paix de l’Europe.

Puis, prenant tout à coup cet accent oratoire, qui se gagne dans la pratique des comices agricoles, il ajouta :

— La Gazette des Tribunaux, monsieur le baron, répond à un besoin de notre époque. Je cherchais depuis longtemps pour ma fille un organe qui ne parlât ni politique, ni religion, ni morale, ni surtout littérature, car c’est la ruine des familles. La Gazette des Tribunaux remplit admirablement ces diverses conditions.

— Elle a évidemment été fondée pour le délassement des demoiselles, murmura M. de la Perrière en gardant son grand sérieux.

— Avant de m’abonner, continua le cousin de Saumur, j’ai fait prendre des renseignements par mon notaire, car j’avais été la victime de plusieurs publicistes qui avaient mis la clef sous la porte après avoir encaissé mon argent.

— On dit, interrompit encore M. de la Perrière, que les Habits-Noirs avaient un journal officiel !

— La Gazette des Tribunaux, repartit très ingénument le gros homme, ne fait pas mention de cette circonstance. Les renseignements fournis furent excellents, j’eus la preuve que l’entreprise était dans une situation florissante, et depuis dix-huit mois nous recevons cette feuille véritablement intéressante dont Mlle de Champion nous lit les articles après le dîner.

— Ce doit être une jeune personne instruite, fit observer Mme de Tresme avec son bienveillant sourire.

Le cousin de Saumur la regarda d’un air un peu inquiet.

— Il est bien entendu, madame, ajouta-t-il en baissant la voix, que je marque au crayon, pour n’être point lus, les articles spécialement faits pour notre sexe, tels que les affaires d’infanticides et les attentats à la pudeur.

Le groupe du piano ne bougea pas plus que si l’on eût parlé latin. La marquise eut une quinte de toux et Mme de Tresme joua de l’éventail.

— Vous autres, Parisiens, s’écria M. de Champion pendant qu’un rire discret faisait à bas bruit le tour des salles, vous aimez mieux lire des romans, toujours inutiles quand ils ne sont pas dangereux, ou dévorer les attaques incendiaires que les plumes de l’opposition dirigent contre le gouvernement. Chacun son goût ! à Saumur, nous respectons les mœurs et nous savons apprécier les bienfaits de l’ordre public.

— Je suis entièrement de l’avis de M. de Champion, dit le fils méconnu de Louis XVI, à qui la marquise offrait une carte pour le whist. La province est le dernier espoir de notre civilisation malade.

La marquise revint au cousin de Saumur et lui dit tout bas en lui présentant le jeu de cartes :

— Il est la sagesse même et vous voyez qu’il partage les opinions de Saumur.

M. de la Perrière s’était rapproché du colonel Bozzo.

— Pas de whist ce soir, murmura-t-il rapidement, soyez tout entier à votre mécanique : il fait jour.

Les longues paupières du vieillard s’abaissèrent pour cacher l’étincelle qui s’allumait dans ses yeux.

— Monsieur l’abbé, dit-il de sa voix câline et douce, soyez assez charitable pour me débarrasser de cette carte. L’habitude est une seconde nature ; quand on m’offre une partie de whist, j’accepte toujours sans songer à ma vue, qui n’en veut plus. Prenez, c’est sans compliment, vous me rendrez service.

Il s’appuya sur le bras du baron et l’entraîna vers la serre.

Sur le passage, tout le monde causait de la bande des Habits-Noirs.

Il n’y a pas à établir de catégories entre les diverses classes de la société parisienne, quand il s’agit d’une cause célèbre ; cela intéresse et passionne tout le monde au même degré. La conversation avait pris feu comme une traînée de poudre ; jolies filles, jeunes gens et personnages graves y allaient avec le même entrain.

Assurément le cousin de Saumur était beaucoup moins naïf qu’il n’en avait l’air quand il disait que la Gazette des Tribunaux répond à un besoin de notre époque : nous sommes fous de crimes, et l’on connaît l’histoire de cet éditeur qui disait à ses manœuvres littéraires. « Nous n’avons plus besoin de livres qui ait une tête et une queue ; pourvu qu’il y ait deux ou trois bons assassinats dans chaque chapitre. »

Il se trouvait que tout le monde avait une provision de ces renseignements qui se ramassent chez nous à poignées dans les journaux, dans les cafés, dans les salons ; chacun savait les noms de ces misérables, obscurs la veille et qu’entourait aujourd’hui une sorte de gloire populaire.

On dit que dans leur geôle fermée, le bruit de cette hideuse célébrité parvient toujours jusqu’à eux et que leur sauvage orgueil s’en exalte jusqu’au délire.

— Est-ce vrai ? demanda cette blonde Marie, prononçant le nom du chef de la bande, comme si elle eût parlé d’un vaillant soldat ou d’un poète à la mode, est-ce vrai que M. Mack Labussière est un joli homme ?

— Très joli, lui fut-il répondu ; il est Danois d’origine et de la meilleure noblesse. Il se faisait habiller chez Haumann, il était habitué des coulisses de l’Opéra, et on prétend que deux de nos lionnes les plus à la mode se sont rencontrées à la porte de sa prison…

— Voyez ces curieuses ! dit Mme de Tresme essayant de moraliser l’anecdote.

— Et monsieur Mayliand ?

— Oh ! celui-là allait à la cour, tout uniment !

— Bien plus, il collaborait avec M. Scribe !

— J’ai sa marchande de gants ; il en usait une douzaine et demie par semaine.

Mme Mayliand se mettait à ravir…

— Il y a donc une Mme Mayliand ?

— Oui, très liée avec la femme d’un député qu’on nomme.

— Et dame de charité.

— Hébert, celui qu’on appelle le comte de Castres, quand on l’a arrêté, était sur le point d’épouser quinze cent mille francs et des espérances.

— C’est M. Mayliand, demanda Marie, qui était connu sous le sobriquet de Cancan ?

Elle s’arrêta, confuse, parce que Mme de Tresme la foudroyait du regard.

— Et qui le dansait ! s’écria un échappé de collège avec l’accent de l’enthousiasme ; je l’ai vu l’année dernière au bal Musard…

— Comment ! monsieur Ernest, vous allez au bal Musard !

Au milieu de ce feu croisé, Valentine restait silencieuse.

Écoutait-elle ?

Ses lèvres avaient un pâle sourire, et à la voir de loin, les yeux baissés à demi, la tête inclinée, vous eussiez dit une adorable statue.

lle tressaillit faiblement parce qu’une voix dit derrière elle :

— Quelqu’un qui en sait long sur tout cela, c’est M. Remy d’Arx.

Elle releva les yeux et vit fixés sur elle ceux de la marquise, qui la regardait affectueusement.

— Soyons au jeu, madame, dit à cette dernière M. de Saint-Louis, vous avez coupé mon sept de carreaux, qui était roi.

La marquise s’excusa en souriant. Avant de quitter le salon le colonel lui avait parlé à l’oreille, et depuis lors, elle restait toute rêveuse.

— Fillette, dit-elle de loin à Valentine, quand tu voudras, tu arrangeras une contredanse.

— À Saumur, fit observer le cousin, on n’oserait danser devant un membre du clergé. Il n’y a plus d’atout, et mes trèfles sont maîtres. Est-ce joué, monsieur le chanoine ?

Il étendit ses trois dernières cartes sur la table.

— À Paris, pour ce qui regarde la danse, répondit le vieux prêtre, nous faisons comme nous pouvons. Mais vous n’avez pas bien compté les atouts, cher monsieur, ajouta-t-il en coupant, et vous venez de perdre deux levées par votre faute.

Valentine et Marie, assises au piano, attaquaient déjà un quadrille à quatre mains.

— C’est vrai, pourtant, dit Mlle de Tresme pendant le prélude, M. d’Arx doit savoir bien des choses, car c’est lui qui avait commencé l’instruction. Mais c’est l’homme du mystère, on n’en peut jamais rien tirer.

Dans la serre, il n’y avait plus que deux couples : le colonel Bozzo et M. le baron de la Perrière, auprès de la porte d’entrée, Remy d’Arx et la comtesse Corona tout à l’autre bout et cachés derrière un massif de yucca.

M. le baron avait quitté cette apparence de respect qu’il gardait naguère vis-à-vis du vieillard, et lui parlait avec une familiarité presque effrontée.

Le colonel, lui, ne changeait jamais ; c’était toujours la même placidité discrète et douce.

— Voilà ! dit le baron, toutes vos histoires s’arrangent toujours avec la main ; vous avez une chance de possédé, papa !

— Mons Lecoq, répondit le colonel, les histoires ne s’arrangent jamais d’elles-mêmes, on les arrange. Tes yeux ne sont pas mauvais, mais il te faudrait des lunettes que tu n’as point pour voir où et comment j’attache les fils de ma trame. Dans ma jeunesse, je te ressemblais, j’allais comme une corneille qui abat des noix, mais vers l’âge de quarante ans, un matin, au Castel-Vecchio de Naples, où j’étais prisonnier, il m’arriva de regarder travailler une araignée. Ce sont des bêtes fort intelligentes, et crois-moi, quand elles attrapent une mouche, il n’y a ni bonne ni mauvaise chance, c’est du talent et voilà tout.

— Alors, s’écria Lecoq avec impatience, vous voulez me faire croire que tout cela était arrangé de longueur : le jeune homme d’Algérie, la jeune fille de la foire et le reste, pour pincer de seconde main les diamants de Carlotta Bernetti !

Le colonel eut un rire silencieux.

— Quand je ne serai plus là, murmura-t-il, vous me regretterez. Je me moque des diamants de la Carlotta comme d’une guigne ; s’il ne s’agissait que de faire une rafle d’argent, Mme la marquise d’Ornans est mûre, on pourrait la cueillir d’aujourd’hui à demain ; mais nous n’en sommes pas là, mon bijou ; dans la partie qui est engagée, nous jouons plus gros jeu que cela : c’est une question de vie ou de mort, non pas pour les autres, comme à l’ordinaire, mais pour nous-mêmes, cette fois. Me comprends-tu ?

— Pas encore, fit Lecoq.

La voix du vieillard s’était raffermie ; il parlait bas, mais net.

— Il y a un limier sur nos traces, dit-il, un fin limier. Ne cherche pas à deviner, celui-là n’est pas de ton monde, et tu ne l’as jamais rencontré dans les corridors de la rue de Jérusalem, M. de la Perrière.

— Ah bah ! fit Lecoq avec un vaniteux sourire, je fréquente plus d’une sorte de monde, papa, et il ne faudrait pas croire non plus que vous êtes le seul pour voir plus loin que le bout de votre nez.

Le colonel le regarda par-dessous ses paupières demi-baissées.

— Tu as de la capacité, mon chéri, prononça-t-il tout bas, et d’un ton de caresse, beaucoup de capacité ; c’est toi que j’aime le mieux, tu le sais bien, et je te garde mon héritage. Voyons si tu as touché juste : Où prends-tu le limier dont je parle ?

— Parbleu ! fit Lecoq, le voilà qui cause là-bas avec Fanchette.

Son doigt tendu montrait M. Remy d’Arx, au bras de qui la belle Francesca Corona s’appuyait maintenant, sérieuse et attentive.

— Tiens ! tiens ! murmura le vieillard du ton d’un maître que les progrès de son élève surprennent agréablement, j’ai toujours dit que tu étais un joli sujet, mon fils. Tu as mis dans le blanc du premier coup.

— Et si j’étais à votre place, interrompit Lecoq, ce bel oiseau-là ne m’inquiéterait guère, c’est moi qui vous le dis.

Les sourcils du colonel étaient froncés légèrement ; un sourire dédaigneux se jouait dans les rides de sa bouche.

— Je suis bien vieux, dit-il avec lenteur, c’est quand je ne serai plus là qu’on saura ce que je valais. Ce bel oiseau, comme tu l’appelles, est le plus terrible danger, le seul danger véritable, pour mieux dire, qui ait jamais menacé l’association depuis que je l’ai fondée. Il a du sang corse dans les veines et il a juré la vendetta contre nous. Voilà dix ans qu’il travaille en silence. C’est un chercheur, c’est presque un sorcier. Si le hasard n’avait placé sur sa route un homme plus fort que lui (et cet homme-là c’est moi), nous serions tous morts à l’heure qu’il est.

Lecoq ouvrit ses yeux tout grands.

— Vous ne plaisanteriez pas avec moi sur un sujet pareil, papa, grommela-t-il ; pourquoi n’avez-vous pas prévenu le conseil ?

— Le conseil est convoqué pour demain. Ne me demande pas d’autres comptes : je veillais et je suis le Maître.

— Mais, de par tous les diables ! s’écria Lecoq, il en sait donc bien long ?

— Il en sait plus long que toi, il en sait presque aussi long que moi, et si je n’avais pas été là, placé comme un obstacle au devant de ses yeux et trompant tous ses calculs par le respect qu’il me porte, il connaîtrait dès longtemps les hommes comme il connaît déjà les choses.

— Il suffirait donc d’un hasard ?… commença Lecoq, dont l’accent était inquiet.

— Il n’y a pas besoin de hasard, interrompit le colonel, la logique même de son travail rigoureux et implacable doit le conduire à la vérité.

— Mais alors… dit Lecoq, qui regarda le vieillard en face.

Il n’acheva pas : son geste brutalement expressif traduisit sa pensée.

Le colonel était assis et tournait ses pouces d’un air bénin.

— Voilà le hic ! murmura-t-il en soupirant, on ne peut pas empêcher ces diables d’auteurs dramatiques de faire leur état, mais ils ont quelquefois des idées bien dangereuses. Il y a dans la Tour de Nesle, à l’acte de la prison, une invention tout à fait agaçante pour les personnes qui, comme nous, ont quelquefois besoin de se défaire de quelqu’un. La précaution de Buridan est simple et à la portée de tout le monde, un enfant peut s’en servir : il a les mains liées, le fin matois, et le carcan autour du cou, on vient lui mettre le couteau sous la gorge, ça semble aller tout seul, pas du tout ! il avait prévu le cas et déposé en lieu sûr une arme qui partira si on le tue. Mon ami d’Arx ne s’est pas mis en frais d’imagination, il a fait tout uniment comme Buridan et si aujourd’hui pour demain, il était supprimé par notre industrie, la mine qu’il a creusée éclaterait et nous sauterions comme un bouchon de champagne. Voilà !

Pendant le silence qui suivit cette déclaration faite d’un ton sec et péremptoire, on put entendre, à travers le grêle feuillage des plantes tropicales, la voix de la comtesse Corona qui disait :

— Mais c’est inimaginable ! je vous écoute comme on lirait un roman. Vous êtes plus extraordinaire qu’un collégien et plus timide qu’une jeune fille !

Remy d’Arx répondit :

— Je l’aime comme jamais femme ne fut aimée. Tant que je n’ai pas parlé, mon espoir me reste, et il me semble que si je perdais mon espoir, je mourrais.

Le colonel se frotta les mains tout doucement, pendant que sa tête battait la mesure du quadrille qu’on dansait dans le salon voisin.

— Le capitaine Buridan, reprit-il avec sa gaieté sénile et doucette, n’avait affaire qu’à Marguerite de Bourgogne, une femme de bien mauvaise conduite. Le bon colonel Bozzo n’était pas dans tout cela. Pour un habile prévôt d’armes, et j’étais un assez fin tireur dans le temps, il n’y a point de botte qui n’ait sa parade. Revenons à nos moutons, l’Amitié : tu as visité toi-même les deux chambres contiguës ?

— C’est comme si on les avait faites exprès. Je les connaissais d’avance.

— Qui as-tu chargé du travail d’art pour l’effraction ?

— Cocotte.

— J’ai vu de son ouvrage, il va bien… et pour exécuter, qui as-tu choisi ?

— Le Marchef.

Le colonel eut un petit frisson de femme et dit entre ses dents :

— Une bête brute qui me fait peur, mais qui ne rate jamais la besogne !

— Et avec cela, demanda Lecoq, dont l’accent exprimait une curiosité mêlée de crainte, vous comptez arrêter votre homme ?

— Qui ? le Buridan ? s’écria gaillardement le colonel ; tant que je suis là, mon trésor, n’aie jamais peur ; je suis fort sur la loi comme Thalberg sur le piano. Nous mettons en branle, cette nuit, une petite mécanique à compartiments et à ressorts dont je t’expliquerai les détails une autre fois. Avec ce système mignon, je suis sûr de fourrer le Buridan dans ma poche.

— Je comprends à moitié, dit Lecoq ; si la jeune fille accepte…

— Il est perdu, mon fils.

— Mais si elle refuse ?

— Mon fils, il est perdu !

Lecoq lui jeta un regard où il y avait de l’envie et de l’admiration. Le colonel surprit ce coup d’œil et son antique visage s’épanouit en une expression de naïf contentement.

— Ce sera ma dernière affaire, dit-il, et je veux que ce soit mon chef-d’œuvre !

Il s’interrompit pour consulter sa montre et s’écria :

— Onze heures ! Cocotte doit avoir achevé son travail préparatoire, et le Marchef attend déjà dans son bûcher ; il est temps que j’entame ma scène avec le Buridan. Rentrez au salon, monsieur de la Perrière, et, s’il vous plaît, dites à la marquise que le mariage de Mlle de Villanove… Non, dites-lui seulement que tout va comme sur des roulettes.