L’Art bouddhique/Chapitre 2

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Henri Laurens (p. 69-109).

CHAPITRE II

IDÉALISME ET POSITIVISME EN CHINE


I. LA CHINE. ― SES VIEILLES ASSISES MORALES : CONFUCIUS ET LAO-TSEU. — L’ART CHINOIS PRÉ-BOUDDHIQUE. — II. LE BOUDDHISME DANS LE TURKESTAN ORIENTAL. — L’ART GRÉCO-BOUDDHIQUE SOUS LES WEI DU NORD ET SOUS LES THANG. — SON RAYONNEMENT EN CORÉE ET AU JAPON. — III. LA PEINTURE DANS LA CHINE DU SUD. — NATURALISME ET MYSTICISME. — IV. LA CHINE DES SONG ET LE SUCCÈS DU BOUDDHISME TCHHAN. — V. INVASION MONGOLE. — LES MING.


I. — LA CHINE. SES VIEILLES ASSISES MORALES : CONFUCIUS ET LAO-TSEU. — L’ART CHINOIS PRÉ-BOUDDHIQUE.


L’
histoire de l’art en Chine est déjà riche et significative au cours des siècles qui ont précédé les temps de la propagande bouddhique. Les formes supérieures de la pensée morale et de la pensée sociale s’étaient manifestées avec autorité dans l’empire à une époque où le Bouddhisme était encore confiné derrière le rempart de l’Himalaya. Les assises de cette grande civilisation jaune sont d’une étonnante majesté. Nulle part, peut-être, les nécessités du déterminisme géographique et ethnique, traitées par le génie philosophique d’un peuple supérieur et transposées dans la vie de l’esprit, n’ont abouti à des formules plus transparentes, plus élevées et plus pures. En Chine, le travail spirituel de l’homme sur les facteurs inéluctables dont dépend son existence s’est concentré dans une sagesse pratique, pleine de noblesse et de bonhomie. Le charme supérieur de la vie chinoise, c’est cette solidité séculaire que lui ont faite les anciens sages. Dans cette matière morale si pleine, le Bouddhisme était appelé à faire courir des nuances, des palpitations particulièrement belles. La Chine est un vaste milieu d’échange incessant et d’assimilation. Du Tartare nomade, son rôle est de faire un agriculteur sédentaire. Elle fixe, elle absorbe l’errant des steppes, elle l’arrache à la vie mouvante des hautes herbes, elle l’incorpore à son communisme rustique. Mais il lui transmet les souvenirs ineffaçables de la vie pastorale (qui persistent dans le système politique), sa science des astres, ce trait des peuples pasteurs. Okakura, qui résume tous ces caractères avec une rare force d’évocation historique, insiste aussi sur la grande idée de fraternité universelle qui est au fond du génie chinois, « héritage inaliénable de toutes les nations pastorales qui errent entre le Danube et l’Amour[1]. » Sous la dynastie des Tcheou (1122-221 avant Jésus-Christ), l’éthique qui convenait à une civilisation de cet ordre et qui déjà régissait sans doute, mais obscurément, les rapports internes de ce vaste système communautaire, fut dégagée, clarifiée et formulée pour tous par Confucius (551-479). Il n’est pas besoin de choisir les traits et d’accentuer le relief pour faire du sage chinois une antithèse du Bouddha. La vie compte, et il n’y a même que la vie qui compte. Non une vie de choix, confinée dans les plus rares élégances de l’esprit, isolée sur les hauteurs de la spéculation métaphysique, mais la vie de tous les jours, avec ses chagrins et ses joies, avec ses vertus moyennes et ses devoirs, notre vie sur cette terre, et non ailleurs, dans ses rapports avec le prochain, avec la communauté tout entière. Les dieux sont loin, l’existence est courte, tâchons d’en faire quelque chose de solide et de sain, d’harmonieux surtout. L’homme est à lui-même son propre but, non dans un isolement égoïste et sauvage, non « l’unique », mais l’homme social, membre d’une famille, respectueux des ancêtres, dont le culte lui incombe comme un devoir primordial. Malgré l’abîme qui sépare la sagesse chinoise de la pensée indienne, une vertu leur est commune à toutes deux, une pitié tendre. La pitié bouddhique vient de plus haut, elle prend sa source dans la doctrine de la réincarnation et dans son respect pour toute créature vivante. La pitié de Confucius, sans fondement métaphysique, est peut-être plus active, plus gaie : il y entre surtout de l’indulgence et du bon sens. Si l’on réfléchit qu’un souci social est à l’origine de la philosophie chinoise, on comprendra sans peine que la musique devait être, comme propagatrice de concorde et d’harmonie, l’art confucéen entre tous. Sans doute les lettrés confucianistes estimaient la peinture, car elle permet de propager de beaux exemples et, par des tableaux de morale en action, de faire chérir la vertu. Mais la musique va plus loin, elle est plus directe, elle s’insinue droit au cœur. Confucius entreprit un long et pénible voyage pour aller recueillir au pays de Tshi des chants anciens d’une incomparable douceur. Mais l’avenir que la philosophie de l’époque Tcheou assurait à la culture musicale, l’essence de la doctrine le garantissait-elle aux arts plastiques ? Oui, mais presque exclusivement dans le sens décoratif. Le Confucianisme nous aide à distinguer les arts qui ornent la vie et les arts qui isolent de la vie. L’art bouddhique est un raccourci de l’infinité. L’art confucéen est une parure de l’existence quotidienne. L’ampleur de l’architecture des Han, le luxe des étoffes et, plus tard encore, la musicalité de la céramique en sont la preuve et nous transmettent avec fidélité ce rêve d’harmonie purement humaine et terrestre. Le Confucianisme a joué un rôle trop considérable dans l’histoire morale et politique de la Chine pour qu’on ne le définisse pas d’abord comme accent essentiel de cette civilisation. Mais l’époque Tcheou avait vu se dessiner, au cours du vie siècle, un autre courant de pensée religieuse, beaucoup plus ouvert à l’idéalité, beaucoup plus favorable, en un sens, à l’expansion ultérieure du Bouddhisme. Il prit naissance et se propagea dans la Chine du sud, sous l’impulsion du philosophe Lao-tseu (580–530). Dans l’histoire politique comme dans l’histoire de l’art, il est indispensable de se rappeler que la Chine n’est pas une, mais double, et que la Chine du sud[2], le pays du Fleuve Bleu, est profondément distincte de la Chine du nord, le pays du Fleuve Jaune. La Chine du sud, impénétrablement forestière et marécageuse aux hautes époques, abritait dans ses montagnes une race indépendante, contemplative et mélancolique, dont les gentilshommes Tcheou tournaient en dérision les manières rustiques et le rude parler. Mais les paysages pittoresques, verdoyants et brumeux du Yang-tseu-kyang avaient formé et allaient inspirer la sensibilité de ces montagnards. C’est là que l’Ovide chinois, Khyu Yuen, banni par son prince, le roi de Tchhou, exhala, dans des élégies d’un accent plus profond et plus poignant que les vers élégants du poète latin, la tristesse passionnée d’une grande âme, ivre de regrets, de nature, de solitude et de liberté. Lao-tseu est un inspiré des mêmes lieux. Pour comprendre sa pensée il faut écarter un réseau de croyances animistes et de vieux rites populaires, où la magie joue un grand rôle et qui défigurent aujourd’hui la religion taoïste[3]. Elle est avant tout fondée sur l’individualisme, elle limite, elle réduit au minimum les droits de l’état. Elle impose une morale ascétique, à laquelle l’influence des Brahmanes n’est peut-être pas étrangère. Au terre-à-terre confucéen, à la sécheresse d’une éthique toute terrestre et temporelle, les disciples immédiats de Lao-tseu opposent une sorte de naturalisme épique, coloré par de larges et brillantes images. Leur rôle fut d’assouplir, de dénouer, de spiritualiser le génie chinois. Les bureaucrates et les lettrés confucéens opposèrent longtemps de redoutables barrières aux progrès du Bouddhisme. Le Taoïsme les accepta. Bien plus, il devait se pénétrer de pensée et de pratiques indiennes. Ainsi l’époque Tcheou avait donné à la Chine ses deux directions essentielles en morale. Nous les verrons se développer avec l’histoire qui, alternativement, les favorisa. Elles survécurent au désastre des Tcheou, renversés par les Tshin (221-202 avant Jésus-Christ). « C’étaient des pâtres mongols servant de conducteurs de chars et d’éleveurs de chevaux, sous le règne des premiers empereurs Tcheou, qui, en leur qualité de derniers arrivés du désert, devinrent l’élément prépondérant[4]. » Ces palefreniers magnanimes consolidèrent l’empire. On voit déjà se manifester en eux et chez leurs successeurs directs l’esprit d’ordre et le sens pratique qui caractérisèrent plus tard les grands conquérants mongols. D’ailleurs, limités à un territoire défini, ils l’organisèrent, non pour le pressurer, mais pour le défendre et pour le faire durer. Ils commencèrent les murailles militaires et les voies impériales. Pendant quatre siècles (202 avant Jésus-Christ — 220 après Jésus-Christ), les Han travaillèrent avec une constance, une autorité et une largeur de vues toutes romaines sur les assises d’unité établies par les Tshin. Un fait domine leur histoire : ils rendirent la connaissance du Confucianisme obligatoire aux examens publics et, par là, le désignèrent comme la doctrine officielle. Les Tshin n’avaient pas fondé seulement, ils avaient détruit. Rencontrant de l’opposition chez les lettrés confucéens fidèles aux Tcheou, ils avaient tenté d’extirper à la fois la politique et la doctrine en anéantissant les textes. Les Han, mieux assis et mieux inspirés, firent régner au profit du Confucianisme la paix morale dans l’empire. Leur art nous est connu par la céramique, les vases de bronze et la sculpture décorative. Les historiens chinois parlent d’une architecture monumentale, de luxueuses parures, de demeures solides, de tours de bois et de briques et surtout du formidable rempart par lequel ces Romains de l’Extrême-Orient isolèrent l’Asie mouvante de la Chine stable. Mais leur action ne fut pas claquemurée à l’intérieur de cette place d’armes. Par leur clientèle de nations nomades, elle s’étendit au loin, et jusqu’aux bords du golfe Persique. Dès la seconde moitié du ier siècle avant l’ère chrétienne, ils furent en rapports avec la Bactriane. Plus tard, ils reçurent une caravane de marchands syriens ou parthes que les annalistes présentent comme une ambassade de Marc-Aurèle. Dans le décor de leur céramique et dans sa matière même, une poterie vernissée, d’un vert onctueux, relevé de quelques notes jaunes, Fenellosa reconnaît les thèmes et la technique de la Mésopotamie, « … des formes d’animaux ailés, quelques-uns à corps humain, des masques d’oiseaux ou de fauves, et même le Pégase ailé, l’arbre de vie (cette antique forme du décor persan), et surtout cet ornement persistant du motif courant de fleurs et de rosaces[5]. » Les bronzes révèlent tantôt les mêmes sources d’inspiration, tantôt un style commun à tous les riverains du Pacifique, traité avec une puissante rudesse. De singuliers panneaux de pierre gravés décorent les chambres funéraires et les piliers qui en désignent l’accès, dans les grottes du Chan-tong (Pl. XIV). Les plus récents (iie siècle après Jésus-Christ) montrent, associés à des scènes historiques ou légendaires, héroïques, patriarcales et pastorales, des monstres qui semblent empruntés à la mythologie taoïste. Révélation intéressante, à une époque où le Confucianisme fait figure de doctrine d’état. C’est que l’empire est à la veille du démembrement et de l’anarchie et qu’à la faveur de ces désordres, les doctrines du sud prennent une vitalité nouvelle. L’édifice des Han s’émiette en trois royaumes (220-268), et l’unité politique qui assurait la stabilité du Confucianisme n’existe plus. L’état décentralisé pèse moins lourd sur la pensée. La philosophie individualiste et naturaliste reprend le dessus. Les sages, par dédain du formalisme bureaucratique et de l’étiquette, apprennent un métier manuel ou se retirent dans les bois pour méditer et pour contempler. Les continuateurs de Lao-tseu fondent toute la vie morale sur la liberté, et, pendant l’époque dite des Trois Royaumes et celle des Six Dynasties (208-618), les poètes laissent chanter avec passion dans leurs œuvres la voix secrète des choses et les harmonies de la nature, « le chrysanthème ployé sous la rosée, la grâce délicate des bambous ondulants, la sérénité des pins verts murmurant au vent leur secrète douleur et le narcisse sacré cachant son âme altière dans les ravins profonds ou cherchant le printemps dans un rayon de soleil ». Depuis 420, les Tartares étaient maîtres des provinces du nord, et les princes de race pure avaient transporté leur cour dans le sud. La vallée du Yang-tseu conservait l’écho des chants de Khyu Yuen. Les paysages qui avaient inspiré les philosophes et les poètes devaient un jour inspirer les peintres : l’invention du papier et du pinceau, ce fait capital dans l’histoire des arts de l’Asie, plus important encore que la chimie des résines et des vernis propagée par les ateliers flamands du xve siècle, leur permettait de traduire des émotions plus subtiles, plus ondoyantes et plus suggestives que la terrible gravure linéaire des Han. L’exaltation de la calligraphie n’est pas un sec enthousiasme, une délectation de bureaucrate dilettante. La ligne a un sens, elle est dépositaire de vie, elle peut dégager un contenu profond. Le maître qui, au ve siècle, définit l’art « la vie de l’esprit par le rythme des choses » résume d’avance, dans une formule incomparable, tout le développement ultérieur de la peinture bouddhique. Ainsi le recul du Confucianisme Han, le renouveau de la philosophie laoïste, le déplacement vers le sud du centre d’influence, la découverte de procédés techniques infiniment plus souples que le ciseau du lapicide, la libre expansion du lyrisme naturaliste enfin, tous ces faits, tous ces éléments préparaient la Chine à une transformation. Dès à présent, de l’histoire de l’art chinois primitif on peut dégager deux tendances. L’art de la Chine pré-bouddhique est d’abord caractérisé par une aptitude décorative qui domine exclusivement jusqu’à la fin des Han et qui, en profond accord avec le génie confucéen, travaille sur plusieurs séries de thèmes, — des thèmes occidentaux, surtout mésopotamiens ; les vieux motifs chers aux peuples du Pacifique, mis en lumière par Fenellosa, débris d’une plastique totémiste en usage de la Nouvelle-Zélande à l’Alaska, le poisson, le crapaud, la frégate (plus tard schématisée en un souple bandeau d’ornement). D’autre part, une aptitude proprement esthétique se fait jour peu à peu dans le vieil art chinois : elle est d’essence méridionale, elle a été exercée par la philosophie de Lao-tseu et par la lyrique de ses disciples ; elle dote d’un sens ésotérique les vieilles figurations totémistes (le Dragon, par exemple, né des nuages et de la mer, symbole du changement éternel) ; de la technique calligraphique, elle dégage le principe que l’art est une expression de la vie et une puissance de suggestion. C’est à cet ensemble, déjà si riche, si divers, de formes et d’idées que le Bouddhisme se superposa.

II. — LE BOUDDHISME DANS LE TURKESTAN ORIENTAL. L’ART GRÉCO-BOUDDHIQUE SOUS LES WEI DU NORD ET SOUS LES THANG. SON RAYONNEMENT EN CORÉE ET AU JAPON.


D’après des récits traditionnels, sans doute très suspects, il aurait été introduit à la cour des Han entre l’an 60 et l’an 70 de notre ère[6]. En réalité il ne commence à compter qu’à partir du iiie siècle[7]. Son cheminement dut être lent, obscur et difficile à travers une société installée sur près de huit siècles de Confucianisme et, si l’on en juge d’après l’opposition sourde ou avouée que les mandarins ne cessèrent de lui montrer par la suite, ses commencements furent hérissés d’obstacles. La question qui se pose pour nous est de savoir si l’art de la religion nouvelle, véhiculant avec elle ses icones, se rattache dès son origine à l’art gréco-bouddhique du Gandhara, ou bien s’il n’est qu’une branche de l’art indien primitif, traité à la chinoise.

Fenellosa semble adopter cette deuxième hypothèse et, sur ce point, on doit reconnaître que l’exposé de ses belles recherches ne manque pas de confusion. Il y aurait sans doute quelque chose d’harmonieux dans la succession de deux vagues d’influence répétant en Chine l’évolution de l’art dans l’Inde, — influence perso-indienne d’abord, influence gréco-bouddhique ensuite. Mais cette hypothèse paraît peu historique. Elle nous mènerait à commencer l’étude de l’art bouddhique par la Chine du sud, pour faire en second lieu de la Chine du nord l’aire d’expansion de l’art gréco-bouddhique postérieur. Il est incontestable, je l’ai montré, que la Chine du sud fut, dès l’origine, un terrain particulièrement favorable au développement de la pensée indienne : son grand sentiment plastique, sa sévérité pleine de poésie devaient marquer d’un accent spécial les œuvres de l’école méridionale. On doit tenir compte aussi de la route maritime qui menait du golfe du Bengale à l’embouchure du Fleuve Bleu par Ceylan, voie naturelle des légations et des missions. Mais les pèlerins nomades s’infiltraient par le Turkestan. C’est le nord-ouest de l’Inde qui sert de charnière, en quelque sorte, entre les civilisations indienne et chinoise. C’est le Bouddhisme du nord-ouest, propagé à travers des éléments ethniques jeunes et vigoureux, qui se répandit avec le plus d’activité, apportant avec lui ses images et son art, ses bannières peintes, âpres de dessin, saturées de couleur, et aussi les types et quelques-unes des pratiques de l’école gandharienne. Comment en aurait-il

Pl. XI.
Cl. Foucher.
Art Gréco-Bouddhique (Inde).
Dieux marins (British Museum).

Pl. XII.

Cl. Foucher.
L’Art Gréco-Bouddhique et la Vieille École Indienne.
1. La Donation du Jetavana (Collection des Guides, à Mardan).
2. Le même sujet, d’après un Médaillon de la Balustrade de Bharhut (Musée de Calcutta).
pu être autrement ? Qu’était l’art indien « primitif », avant la révélation du Gandhara, sinon un ensemble de formules schématiques, dont l’image même du Bouddha (ne l’oublions pas) était exclue ? Enfin est-il exact de présenter les Weï du nord comme des persécuteurs du Bouddhisme ?

Le Bouddhisme chinois, c’est donc surtout le Bouddhisme du nord, une religion vigoureusement populaire, dotée d’une iconographie très riche, déjà fixée au iiie siècle. N’est-ce pas la seule forme de la philosophie du renoncement qui pouvait être adoptée à l’origine par des populations réalistes, travailleuses et saines ? Une puissante note idéaliste se fit entendre plus tard : nous en discernerons les effets. Mais cette évolution postérieure, de même que les différences de tonalité morale dans les diverses parties de la Chine, n’autorise pas à discuter ce principe. Le Bouddhisme septentrional s’était répandu, de la haute vallée de l’Indus, dans l’Asie centrale et dans le Turkestan chinois. Les sables de ces régions devenues arides, fouillés depuis vingt ans par les Sven Hedin, les Aurel Stein, les von Lecoq, les Pelliot, ont révélé toute une civilisation bouddhique très ancienne qui, jusqu’au xie siècle, eut une brillante existence et dont l’art est en étroite relation avec les monuments gandhariens. Le style des figures, le caractère des draperies, l’emploi de la terre cuite, l’usage de sceaux d’origine ou d’inspiration hellénique, ne laissent aucun doute à cet égard. Ajoutons que l’infiltration gandharienne remonte à une haute époque, puisque le temple de Khotan où Aurel Stein découvrit la statue d’un héros guerrier protecteur du Bouddhisme date vraisemblablement du iiie siècle.

En Chine même, l’expansion de l’art gréco-bouddhique se produit bien avant le viie siècle et n’attend pas l’unification de l’empire sous les Thang. Bien plus, dans un certain nombre de monuments religieux, les dévots empereurs Thang ne firent que copier et continuer l’œuvre de leurs prédécesseurs. En 1907, M. Chavannes explora méthodiquement, près de Ta-tong fou, dans le nord du Chan-si, et, d’autre part, près de Ho-nan fou, dans un défilé qui porte le nom de Long-men, la Porte du Dragon, des sanctuaires rupestres décorés de figures et creusés au ve siècle, sous le règne des Weï du nord, une des dynasties qui prennent place entre l’émiettement des Han et l’avènement des Thang. Les dédicaces gravées dans le rocher indiquent que ces grottes ont été aménagées et sculptées pour assurer le repos définitif à des morts de toute condition et pour leur permettre d’échapper, par la vertu d’une bonne œuvre, à la nécessité des réincarnations successives. Les petites gens ont érigé là de minuscules Bouddhas, les empereurs Weï ont dressé des figures colossales.

Cet art des Weï du nord (Pl. XV), plein de grâce et de suavité, est d’une inspiration gréco-bouddhique incontestable. Un caractère particulier, qui ne se retrouve plus sous les Thang, le délimite dans le temps : beaucoup de personnages assis ont les pieds croisés l’un devant l’autre. C’est la pose d’une statuette gandharienne retrouvée à Tourfan, au Turkestan oriental, et l’on sait que la politique militaire des Weï les mit en relations avec les peuples de cette région. C’est là un précieux jalon dans l’histoire de la pénétration en Chine de l’art gréco-bouddhique. Une des grottes de Ta-tong fou est décorée de onze panneaux analogues aux reliefs des balustrades des stupas, représentant des épisodes de la vie du Bouddha. Une autre contient des sculptures d’un faire plus mou et plus lourd, mais chargées d’attributs nettement helléniques. L’une des figures, coiffée du bonnet ailé de l’Hermès grec, porte sur son épaule droite une sorte de caducée et, de l’autre main, le trident de Poseidon, qui s’apparente ici au trisula. Cet Hermès énigmatique, sculpté malaisément sur la paroi d’un sanctuaire rupestre à la fin du ve siècle, ce n’est pas un suggestif mystère pour les rêveurs d’histoire, c’est une preuve péremptoire pour l’archéologue.

Les grottes de Long-men sont plus richement décorées que celles de Ta-tong fou, mais elles appartiennent au même groupe. Un rythme parfait enchaîne l’ornement et discipline la profusion. Les Thang continuèrent les Weï à Long-men. Ils y introduisirent un élément nouveau : les rois célestes, qui gardent l’entrée des sanctuaires et que l’on retrouve plus tard dans les temples bouddhiques de la Chine et du Japon. Ils ont peut-être, eux aussi, une origine gandharienne, s’il est vrai qu’ils se rattachent à Vajrapani, le génie protecteur armé de la foudre, souvent représenté aux côtés du Bouddha sur les reliefs gréco-bouddhiques.

Le lieu des dix mille Bouddhas n’a cessé de charmer et d’émouvoir l’imagination extrême-orientale. « Les pierres elles-mêmes, dit un poète chinois, ont atteint la vieillesse et se sont élevées au rang de Bouddha. » Au fond du précipice aux parois sculptées bondit un torrent. Le site est de la plus large et de la plus sauvage majesté. Il semble que toute une civilisation ait laissé là son extraordinaire testament moral. Avec leurs archers fantastiques, leurs pur-sang cabrés, aux jarrets minces, aux croupes rebondies, leurs chars à la mode persique, les gravures sur pierre des logettes funéraires Han donnent l’idée d’une société brillante et complexe, fière de son faste et du déploiement des cérémonies. Les guerriers, les chasseurs et les dignitaires, enlevés en relief plat par une sorte de taille d’épargne qui les découpe comme des silhouettes, respirent la force et l’autorité. L’art Weï entr’ouvre pour nous le mystère d’un monde chargé de pensées plus hautes et plus belles. La sérénité de la sagesse indienne descend sur la Chine comme une lumière dorée. Plus étroitement associés à la nature que les statues d’un temple, les Bouddhas taillés dans la roche semblent épanouir sous nos yeux la rêverie de la montagne et de toute la terre, répandre sur les hommes la grave leçon de l’éternel repos. Au Dragon du sud, symbole des apparences mobiles, de l’eau qui fuit, de la brume qui passe et qui se déchire aux pics montagneux, paraphe de la vie qui se dénoue, se résout, se replie et recommence, l’image du Prédestiné, dressée dans la montagne, suavement recueillie dans le lointain des siècles et de la pensée, oppose le silence et l’immobilité de ce qui ne meurt plus.

L’enseignement des dix mille Bouddhas fut recueilli par la Chine Thang (618-907). Une fois encore le nord et le sud sont unis dans le même empire. Confucianisme, Laoïsme et Bouddhisme évoluent côte à côte dans une paix relative. L’extension des frontières à l’ouest, vers le Pamir, la conquête du Thibet ouvrent des routes vers l’Inde : les prédicateurs bouddhiques affluent en Chine, des familles entières s’y installent, la colonie indienne fixée à Lo-yang, la seconde capitale des Thang, à partir de 698, en compte des milliers. Des pèlerins chinois visitent les sanctuaires de l’Inde, Hiuen-tsang rapporte de son voyage, non de vagues formules admiratives, non de pieuses élévations, mais des descriptions précises, qui servent encore de guide à nos chercheurs. Les stupas et les sangharamas du nord-ouest étaient en ruines, mais la pensée bouddhique était vivante. L’évolution des écoles indiennes l’avait amenée à son équilibre classique. Arrachée à des considérations stériles sur l’universel abstrait, elle se plongeait dans l’étude et la contemplation de la nature concrète. Elle proclamait l’identité de la matière et de l’esprit, la croyance que l’univers est dans l’atome, concentré, complet. De là une sérénité toute-puissante, un repos, une sorte de joie grave, qui baigne l’art de cette époque, en particulier la sculpture, en Chine, en Corée, au Japon. Cette force souveraine, expression de la plénitude morale et de la maturité, revêt d’une incomparable autorité les statues et les reliefs.

Quelques débris suggestifs de l’art Thang ont été découverts sous les herbages solitaires qui recouvrent la première capitale, Si-ngan fou, dans une région où, successivement, les Tcheou, les Han et les Thang établirent leurs centres d’influence. Mais c’est la Corée et le Japon qui conservent les plus beaux exemples du style gréco-bouddhique de cette période.

Dès le début du viie siècle, la Corée avait produit des œuvres d’une extraordinaire qualité. Le reliquaire de bois, dit tabernacle Tamamousi, sur le grand autel de Hô-ryou-zi, révèle, en même temps que de rares aptitudes décoratives dans ses parties purement architecturales, une influence des reliefs Han dans les paysages montagneux peints sur les panneaux et, dans les belles divinités des portes, le souvenir de l’art gréco-bouddhique des Weï. Le grand Bodhisattva du pavillon Youmedono a l’aisance et la dignité paisible des œuvres grecques de la grande époque, avec cette puissance de sentiment religieux qui n’appartient qu’à l’Asie et à l’art français du xiiie siècle. Au Japon, sous le règne de l’impératrice Soui-Ko, s’élabore un canon esthétique, où la part de la Chine du sud et de la Corée est prépondérante, mais qui annonce déjà l’avenir élégant et robuste de l’art japonais.

C’est dans la seconde moitié du viie siècle que le rayonnement du génie grec touche directement la Corée, peut-être à la suite de l’annexion éphémère du pays par les Thang. Comme la Héra de Samos, la Kwannon du pavillon Tô-en-dô, à Nara, est asiatique par le bas, les plis sont étroits, l’étoffe du manteau est traitée dans une matière mince, avec un sentiment nerveux : ce sont là des traces encore de ce style exquis, féminin, nuancé de sécheresse, qui caractérise la Corée à la fin du vie siècle ; mais la plénitude délicate du cou, de la gorge et des épaules, l’ovale parfait du visage, son expression suavement majestueuse, l’élégance des bras et des mains placent cette œuvre au sommet de l’art gréco-bouddhique. Ce n’est pas une pâle et impersonnelle copie de la statuaire gandharienne. Sur les rives de la mer orientale, la pensée asiatique a traité avec personnalité l’enseignement qui lui est venu par le nord de la Chine. Le véritable territoire de cet art grec d’Asie est là, et dans l’archipel volcanique où une élite humaine en recueille et en interprète à son tour les leçons.

On ne peut songer à séparer l’art japonais de ce temps de l’art Thang. Nous le verrons, toute la vie japonaise peut être considérée, sans abus de termes, comme une œuvre d’art bouddhique. Mais, avant d’être proprement nationale, l’histoire de l’art au Japon s’ouvre sur un chapitre sino-coréen. La belle Kwannon coréenne de bronze clair du pavillon Tô-en-dô détermina toute une émulation et sans doute une influence formelle. Mais avant de parler des bronziers japonais du viiie siècle, il y a lieu de mentionner les traces manifestes d’art gréco-bouddhique qui peuvent être relevées dans les peintures décoratives sur plâtre de Hô-ryou-zi, et aussi dans les beaux reliefs de pierre du temple de Gen-Kô-zi à Nara : ces derniers sont profondément failles dans la matière ; ils s’apparentent ainsi à cette technique gandharienne qui, d’après M. Foucher, contribua à faire sortir la sculpture de son rôle purement décoratif et à la révéler à elle-même, par la puissance du modelé, par la profondeur des volumes, comme son propre but. Surtout, la ligne des figures est élégante, harmonieuse, humaine. Les Bodhisattvas ont un hanchement praxitélien.

La découverte de riches mines de cuivre au Japon en 708 favorisa le développement considérable au viiie siècle de la sculpture en bronze. Alors on voit paraître ces colossales Triades de bronze noir poli, dressées sur les grands autels de pierre, comme les gardiennes des âges. Ces figures solennelles, impeccablement musclées, d’un aplomb et d’une justesse de proportions classiques, pleines, solides et nobles, signalent, non les débuts d’un art, mais sa maturité, son épanouissement (Pl. XVI). La vie respire à l’aise, toute sécheresse a disparu. Ainsi la Trinité du Kondô du Yakou-si-zi, à Nara, œuvre de Gyô-gi, se révèle à nos yeux comme le chef-d’œuvre de l’art Thang au Japon et comme le point culminant de l’influence gréco-bouddhique. À côté de la technique du bronze, et naturellement

Pl. XIII.
Cl. Foucher.
Art Gréco-Bouddhique (Inde).
En haut, les austérités de Gautama ;
En bas, les préparatifs de l’illumination.
Pl. XIV.
Cl. Sylvestre.
Art Chinois prébouddhique.
Stèle funéraire des Hans, d’après un estampage d’Ed. Chavannes (Musée Guimet de Lyon).
favorisée par elle, l’argile donnait naissance à toute une statuaire de graves et charmantes images. Le bois était également considéré comme une matière de choix. Pendant la période Nara, sous le règne du grand empereur bouddhiste Chô-mou, l’art japonais enfanta toute une série de Kwannons de bois, d’une féminité délicieuse, à peine indiquée, d’un modelé noyé, mais de la ligne la plus pure. Le type en aurait été donné par l’impératrice elle-même, qui aurait consenti à poser pour l’une d’elles.


III. — LA PEINTURE DANS LA CHINE DU SUD. NATURALISME ET MYSTICISME.


De la statuette gandharienne de Tourfan à la grande Trinité de Nara et aux Kwannons de bois, nous pouvons suivre tout le développement de l’art gréco-bouddhique en Chine, en Corée et au Japon, sous les Weï du nord et sous les Thang, comme sous les empereurs de la période Nara. Mais une autre forme d’art, pleinement bouddhique elle aussi et d’une originalité plus asiatique, se développait sous les Thang, dans la Chine du sud, avec l’encre et le pinceau. Elle y était favorisée, non seulement par le génie de la race et des lieux, mais par une évolution toute particulière de la pensée indienne. L’école Tchhan (en japonais, Zèn) et l’école Thyen-thaï (en japonais, Tendaï) exercèrent alternativement une profonde influence sur l’art méridional. On l’a vu, les paysages du Yang-tseu étaient faits pour inspirer à un peuple sévère et sensible ce lyrisme naturaliste dont on retrouve l’accent dans la philosophie de Lao-tseu. L’école Tchhan le développa. Dès l’époque des Liang, une des dynasties qui précédèrent l’unité Thang, elle avait pénétré à la cour impériale. Ascétique et contemplative, tournée vers la nature, et non vers le surnaturel, idéaliste, mais non mystique, la philosophie Tchhan exerça une grande influence sur le développement de la peinture de paysage en Chine et au Japon. Très chargée d’éléments taoïstes, elle se développa plus tard avec beaucoup de largeur, de charme et d’autorité dans la Chine des Song et au Japon. Mais, tandis que l’extrême individualisme contribuait peut-être à dissoudre et à affaiblir la communauté chinoise en face de la menace mongole, dans le Japon des ères Kamakoura et Asikaga, les éléments sains de cette philosophie, choisis et retenus par une race en pleine verdeur, la doctrine de la maîtrise de soi, l’entraînement physique et moral des moines militaires devaient produire des résultats exactement opposés. Quant au mysticisme Thyen-thaï, il allait être pour l’art une dangereuse école de symbolique et le détacher peu à peu de l’étude de la nature. Rien n’est plus important, pour bien comprendre désormais l’histoire de l’art bouddhique en Extrême-Orient, que de se représenter le rythme qui mène de la philosophie Tchhan à la philosophie Thyen-thaï et de la philosophie Thyen-thaï à la philosophie Tchhan. Le passage du naturalisme idéaliste au pur mysticisme et la renaissance ultérieure de l’idéalisme scandent, en quelque sorte, toute l’histoire de la peinture.

Les paysagistes Thang du sud furent à la fois des poètes et des peintres, et leur double mérite nous aide à saisir les liens qui unissent l’art d’écrire et l’art de peindre, dans un pays où l’écriture idéographique est déjà une suggestion pour les yeux, dans une région où Khyu Yuen et Thao Yuen ont déjà peint les paysages avec des mots. Tandis que les grands artistes du nord, Li Tchao-tao et son père Li Seu-lwen par exemple, se distinguent par la richesse et par la solidité du ton, les maîtres méridionaux, à la suite de leur initiateur Wang Weï, peignent avec subtilité une nature qui se dégrade, qui s’évapore dans d’infinies perspectives d’atmosphère. Ces beaux artistes Thang du sud furent eux aussi, à l’occasion, des coloristes, mais avant tout des manieurs d’encre. Ils connaissent toutes les ressources graphiques du blanc et du noir, la qualité de l’émotion pénétrante et mesurée qui se dégage de cette gamme à deux notes. Ils exercent le pinceau à ces audaces synthétiques dont les maîtres japonais du xve siècle sauront faire plus tard, après eux, de si délicates vertus. Ainsi les paysagistes Tchhan mettent en lumière un trait essentiel de la peinture bouddhique, — son exquis raffinement sobre. Avec des éléments qui paraîtraient pauvres à des occidentaux classiques, ils sont des virtuoses, — mais entendons bien que chaque accent de cette virtuosité est un écho des profondeurs. De la peinture à la règle, en honneur sous les Thang, au viiie siècle, à la peinture au doigt, pratiquée sous les Mandchous, quelle variété technique ! Faire dire le plus de choses possible à des éléments simples, qu’une fantaisie philosophique noue, dénoue, tourmente, apaise à son gré, confier toute une sensibilité à ces beaux linéaments noirs, voilà le musical secret de cette esthétique. La clef en est peut-être dans l’idéogramme et dans la calligraphie, — mais l’interprétation complète n’en est pas possible en dehors de cette philosophie ascétique et naturiste qui demande à l’homme d’être fort et concis et qui l’associe étroitement à l’univers concret.

Oui, le pinceau chargé d’encre des Tchhan, sous les Thang, est le signe, le symbole d’une technique ascétique, en ce sens qu’il exige un prodigieux entraînement volontaire et qu’il méprise les richesses d’un luxe confus. Il est le miracle de ces deux vertus, — pauvreté, volonté. Il est l’école du plus haut raffinement. En même temps, il est l’instrument, si je puis dire, du contact le plus délicat entre l’âme humaine et la nature, il en traduit tous les tressaillements. Tantôt il erre avec une paresse heureuse, avec une négligence sereine et pleine de noblesse, et la trace qu’il laisse après lui est semblable au chemin d’une lente procession dans un office bouddhique. Tantôt, il est nerveux, violent et chargé de colère, il écrase la tache, il poche hardiment les valeurs. Tantôt il pose un accent impondérable, un point dans l’espace, — et voici que la vie s’éveille. Cette autorité et cette liberté, on les trouve, dès le début de cette histoire de la peinture, dans l’œuvre du grand Wou Tao-tseu (en japonais, Go Dô-si). Nous les retrouvons, identiques et non altérées par les siècles, chez le vieillard fou de dessin, Hokousaï.

Mais un autre courant de pensée allait s’imposer pour un temps à la peinture, avec la diffusion de la philosophie Thyen-thaï. Sortie de l’ésotérisme indien, prêchant le développement extatique des vertus spirituelles, elle ne doit pas être interprétée comme une déviation stérile, comme un dangereux délire, mais elle était moins favorable que le Zénisme au développement d’un art vivant. Au Çakya-Mouni barbu de Wou Tao-tseu (Pl. XVII), si puissamment humain et sincère, et qui semble le véridique portrait de quelque moine des solitudes, à la Kwannon du même maître, qui descend des hauteurs éternelles avec la souveraine grâce d’une reine céleste, dans un manteau de dentelle, à ses paysages autoritaires, dramatiques et pleins, succèdent des œuvres où l’élément décoratif et symbolique tient une grande place. Si l’accent énergique de la manière Thang subsiste dans les beaux portraits de prêtres japonais datant de cette période, l’art (avec la civilisation tout entière) n’en a pas moins tendance à devenir précieux, dévot, féminin. Au Japon, le mysticisme introduit par Kô-bô-daisi eut une fortune extraordinaire sous les Foudziwara. Les sectes Tendaï, Singon (en chinois, Tchen-yen) et Djôdo (en chinois Tsing-thou), issues du même rameau, formèrent les âmes, le culte et l’art à des attitudes nouvelles. L’archipel (par une mesure qui se répétera dans son histoire) venait de se fermer au despotisme des influences chinoises, et les chefs de l’État avaient décidé, dès la fin de la période Heian, de ne plus envoyer d’ambassade à Si-ngan fou. L’ésotérisme se développa dans un milieu hermétique, avec la complicité exaltée des femmes et des moines. C’est l’époque de l’extase et de la prière succédant à l’époque de la contemplation. La lumière dorée du paradis d’Amida rayonne sur la peinture en harmonies jaunes. Et pourtant les vieilles leçons des maîtres Thang ne sont pas complètement perdues. Quand Kosé Kanaoka, le grand peintre japonais du temps, travaille pour les monastères, il s’astreint au précieux, au fini, à la minutie qui sont de règle dans l’esthétique Singon. Mais il lui arrive de s’évader, — il se rappelle alors la libre et ferme manière de Wou Tao-tseu.


IV. — LA CHINE DES SONG ET LE SUCCÈS DU BOUDDHISME TCHHAN.


L’histoire de la Chine est une série de recommencements. L’unité se fait et se défait. Ce vaste empire, soumis à une infiltration perpétuelle, à une opposition plus ou moins prononcée du nord et du sud, donne le spectacle d’une vitalité et d’une énergie centralisatrice sans cesse en travail pour resserrer les éléments de la nation, avec une vertu qui fit défaut à Rome même, pour se rassembler après les invasions. L’émiettement des Thang est pareil à l’émiettement des Han. En un demi-siècle (907-960), cinq courtes dynasties occupent la scène, puis les Song ouvrent une ère nouvelle de vigueur historique et de large continuité.

Toute la civilisation des Song est énergiquement zéniste, d’un zénisme actif et novateur qui contraste d’une façon étrange avec la vieille éthique communautaire et conservatrice de la Chine des Han. Qu’on ne se représente pas les confucianistes contemplant avec bénignité les progrès indéfinis de la pensée indienne sous sa forme individualiste et naturaliste. Un accord et même des échanges avaient pu se produire au cours de l’époque précédente entre le Tao et le Bouddhisme. Même, la doctrine Tchhan avait adopté quelques-uns des points de vue de la doctrine confucéenne. Mais la moins métaphysique et la moins mystique des écoles bouddhiques était encore, aux yeux des purs confucianistes, un mortel danger pour l’empire. Le drame de vie morale qui secoue, à une période critique, l’histoire de tout grand peuple agita la Chine des Song et se dessine à nos yeux en traits d’une netteté singulière. Comme en Grèce, au moment où Aristophane se déchaîne contre Socrate, Euripide et les sophistes, comme à Rome, au temps de l’affaire des Bacchanales et de la campagne menée par Caton contre une culture nouvelle, les conservateurs chinois dénoncent les esprits libres comme des anarchistes et les novateurs comme des ennemis déclarés de l’état. Favoriser la connaissance des choses cachées, les progrès de la pensée indépendante, exalter les puissances de la civilisation, c’est attenter à la sûreté publique. La vérité est dans les formules des ancêtres : elles sont éprouvées par les siècles. Encore aujourd’hui, les historiens confucianistes rendent les Song responsables de la révolte et de l’invasion mongole : c’étaient des esthètes incapables, de criminels dilettantes. Mais le programme historique de cette dynastie malheureuse a une largeur qui ne peut nous laisser indifférents. Plonger la Chine, à l’abri de ses murailles, dans le sommeil de la décadence, les Song ne l’ont pas voulu. Ils ont imaginé, ils ont créé. Ils ont tenté de renouveler une atmosphère morale déjà lourde et inerte. Ils ont rêvé de faire circuler la vie dans un organisme en voie de dessèchement.

Leurs philosophes sont des modernistes. Tout ce qui est vieux doit être dépassé ou détruit. Les livres, les formules sont chose morte. La vie seule a du prix. La pédagogie Tchhan n’admet pas l’autorité du professeur. La liberté de l’esprit est la condition même de l’existence. Se réaliser comme individu, tel est le but. Dans un portrait, la tête, l’expression du regard sont l’essentiel, et non telle parure ou telle broderie, parce que l’individualité réside dans les yeux et dans les traits de la physionomie. La nature est belle, et nous l’aimons, parce qu’elle est une leçon de vie. Nous pouvons la comprendre directement par l’étude et par la contemplation, sans nous embarrasser de thèmes didactiques. À condition d’être libres et vivants, il

Pl. XV.
Cl. du Comité de l’Asie Française.
Art des Weï du Nord (ve siècle).

Niche d’une des Grottes de Ta-tong fou.

Statue colossale du Bouddha, à Ta-tong fou.

Pl. XVI.

Cl. Fenellosa.
Art Japonais Gréco-Bouddhique (début du viiie siècle).
Un Bodhisattva, bronze (Nara).
nous est permis, d’un trait, d’un mot, de suggérer l’infinité. Laisse aller ta bête, ô conducteur de buffles, joue de la flûte en l’inspirant du bruit des sources et du vent dans les feuilles, et l’harmonie de l’univers sera en toi (thème favori des prédicateurs et des peintres Tchhan).

J’ai montré ce que la doctrine Tchhan, d’accord avec le génie propre de la Chine méridionale et la philosophie de Lao-tseu, avait, au cours de l’époque précédente, ajouté, dans le domaine de la peinture, au lyrisme naturaliste des grands poètes chinois. À vrai dire, c’est là, et surtout dans la magnifique expansion du Zénisme Song, que se réalise l’union des deux grandes forces spirituelles de l’Asie, l’idée de la renonciation totale et l’idée de la vie galvanique de l’univers, le Bouddha de l’éternel repos et le Dragon de l’éternel changement. Quand l’esprit est capable de concentrer et de répercuter toute la fantasmagorie du monde, il atteint à la parfaite liberté. La vraie formule du Nirvana n’est pas l’anéantissement, c’est la libération. S’identifier aux choses naturelles, s’assimiler leurs vertus les plus secrètes, — par là, la peinture n’est pas une fantaisie sentimentale, mais une sorte d’entraînement ascétique.

Alors les hommes peignent les fleurs, les oiseaux, les arbres, les nuages et les cascades. L’un d’eux, Kuo-chi, formula leur esthétique. On verra plus tard à quelle large philosophie de la nature elle a conduit la pensée bouddhique au Japon, sous les Asikaga. Dès à présent, qu’il nous soit permis d’en citer quelques traits, d’après Fenellosa.

« En quoi consistent les raisons qui font que des hommes vertueux aiment le paysage ? C’est pour ces motifs qu’un paysage est une place où la végétation croît, nourrie par le sol et le sous-sol, où les printemps et les rochers s’amusent comme des enfants, une place que fréquentent ordinairement les hommes des forêts et les étudiants qui fuient le monde, où les singes ont leurs tribus, et où les cigognes volent en criant à grand bruit leur joie dans la nature.

« ... Quelle délicieuse chose est pour les amoureux des forêts et des sources, pour les amis des brumes et des brouillards, d’avoir à portée de la main un paysage peint par un habile artiste ! Avoir ainsi la possibilité permanente de voir l’eau et les pics, d’entendre les cris des singes, le chant des oiseaux, sans sortir de sa chambre !

« En ce sens, une chose ainsi réalisée par la volonté d’un autre satisfait complètement votre propre esprit. C’est là l’idée fondamentale du respect du vaste monde pour la peinture de paysage. Si bien que, si l’artiste, sans réaliser cette idée, peint d’un cœur indifférent, c’est comme s’il jetait de la terre sur une divinité, ou s’il répandait des impuretés dans le vent clair.

« ... Celui qui étudie la peinture est dans les mêmes conditions que celui qui étudie l’écriture, celui qui en écriture ferait de Sha-ô ou de Gurinka son maître n’exécuterait qu’un travail identique à celui du maître et rien de plus [Ce passage est à rapprocher de celui des souvenirs de Kuo-chi sur son père : « Il faut dire que mon père, quand il était jeune, étudiait avec un maître Taoïste, et en conséquence était toujours amené à rejeter ce qui était ancien et à s’attacher à ce qui était nouveau. »]

« La montagne est une chose puissante ; sa forme doit être haute et escarpée, à libres mouvements, comme un homme à l’aise, se dressant avec grandeur, ou s’étalant comme un enfant de fermier, ayant comme un abri au-dessus d’elle, un chariot sous elle ; ayant comme un support au front pour s’incliner et quelque chose derrière pour s’appuyer, et comme contemplant quelque chose qui serait plus bas qu’elle. Tels sont quelques-uns des grands aspects des montagnes.

« ... L’eau est une chose qui vit. Sa forme est profonde et tranquille, ou douce et unie, ou vaste comme un océan, ou pleine comme de la chair, ou cerclée comme des ailes, ou s’élançant et svelte, ou intrépide et violente comme une flèche, riche comme une fontaine qui s’écoule de loin, faisant cascade, tissant des brumes sur le ciel, se précipitant sur la terre où les pêcheurs sont à l’aise. Les gazons et les arbres des rives la regardent avec joie et sont comme de charmantes femmes sous des voiles de brumes, ou quelquefois brillants et éclatants, comme le soleil rayonne sur la vallée. Tels sont les aspects vivants de l’eau.

« … Les rochers sont les os du ciel et de la terre, et leur noblesse est faite d’âpreté et de profondeur. La rosée et l’eau sont le sang du ciel et de la terre, et tout ce qui coule librement est un noble sang.

« … En peinture, les rochers et les forêts doivent éminemment avoir raison. Un pin puissant doit être peint tout le premier : c’est le patriarche, et dans la mêlée des arbres, des graminées, des plantes grimpantes, des cailloux et des rochers qui l’entourent, comme des sujets qu’il regarde de haut, il est comme un sage au-dessus des hommes inférieurs.

« … Un véritable artiste doit nourrir en son âme la douceur, la beauté, la magnanimité. Il lui faut en lui-même d’aimables pensées et des idées, des pensées de celles qu’Ichokushi appelait onctueuses comme l’huile…

« … N’avoir jamais qu’une sorte de coup de pinceau, c’est ne pas avoir du tout de coup de pinceau, — et ne se servir que d’une sorte d’encre, c’est ne rien connaître à l’encrage. Aussi, quoique la brosse et l’encre soient les choses les plus simples du monde, très peu d’artistes savent comment les manier avec liberté.

« … Ici, dans mes jours de loisir, je lis de vieilles poésies et des nouvelles, et j’extrais de stances admirables ce que je sens être l’expression complète de ce que mon âme ressent. Les anciens sages disaient qu’un poème est une peinture sans forme visible, et qu’une peinture est une poésie qui a pris forme. Ces paroles sont sans cesse en moi. »

Cette esthétique, si sensible et si libre, eut une influence décisive dans l’histoire de l’art extrême-oriental. Elle est probablement l’expression la plus complète du génie Song. Elle permet de comprendre, non seulement l’art du paysage, mais toute la peinture bouddhique de ce temps. C’est nourri de pareilles pensées que Li Long-myen, en japonais Ri Ryou-min peignit les sennins des montagnes, ces humains surnaturels, en constante communion avec l’âme des choses, sur lesquelles ils exercent un magique pouvoir, les prêtres Tchhan, et surtout les chevaux sauvages, enivrés de leur liberté. C’est cette philosophie et cette esthétique qui dominent, qui inspirent le règne du grand et malheureux empereur Hwei tsong[8], en japonais Ki sô, poète, collectionneur et peintre lui-même (1101-1128).

Quand, après avoir imprudemment appelé les Tartares pour étouffer, avec le concours de ces rudes soldats, la révolte des Liang, les Song durent leur abandonner, comme prix de leurs services, tout le nord de l’empire et furent contraints de transporter la capitale dans le sud, sur les bords du Fleuve Bleu, leur art, leurs pensées ne devaient pas changer, bien au contraire. Ils se retrouvaient dans la vraie patrie de leur sensibilité, au milieu des sites qui avaient inspiré les premiers poètes taoïstes et les premiers peintres de paysage. Dans les pavillons de marbre, entourés de jardins et d’eaux courantes, s’épanouit alors une civilisation délicieuse. Dégagés de tout ce qu’il y a d’inhumain dans l’esprit de secte, courtois, fraternels, libéraux, les philosophes Song essaient de renouveler, de rajeunir le Confucianisme, devenu sec, violent et dur dans la Chine du nord, en lui infusant quelque chose de l’essence spirituelle des deux autres grands courants religieux. Ma Yuen[9], en Japonais Ba En, peint pour la première fois côte à côte Çakya-Mouni, Confucius et Lao-tseu. Ce qu’il y a de fragile dans ces tentatives conciliatrices, élaborées avec bonne foi par une grande civilisation à la veille de son déclin, serre le cœur. Cette fleur d’humanité va être foulée, mais, avant de mourir, elle donne tout son parfum. Le paysage prend un accent et une vigueur extraordinaires. D’une tache, le pinceau des maîtres fait surgir toute une poésie de vérité, saisie au vol par l’impressionnisme le plus délicatement décisif.

À côté des peintres, les potiers confient à la terre et à l’émail la suggestion des splendeurs cachées. Cette évolution parallèle de la peinture de paysage et de la céramique dans la Chine Song se reproduira plus tard au Japon (avec Ken-zan, frère de Kô-rin), puis en Europe à la fin du xixe siècle. Le même courant de naturalisme éperdu et d’amoureuse observation, la même tendance à cacher un sens profond dans une forme concise, simplifiée, rapide et comme accidentelle, à capter dans le réseau de quelques traits le rythme de la vie et ses vibrations les plus lointaines aboutissent dans les deux arts à des résultats qu’il n’est pas sans intérêt de rapprocher.

La céramique chinoise devait évoluer avec le génie chinois et, partant de formes simples et raffinées, aboutir peu à peu à un luxe complexe, à une surcharge parfois fatigante, à d’éblouissants effets de polychromie. Dans la céramique Song, la qualité de la matière, la poésie du feu, la magie d’un ton rare[10] et le charme de la sensibilité importent avant tout. Porcelaine ou poterie, c’est parfois une évocation des puissances secrètes de la nature plus directe et plus saisissante encore qu’un paysage. Les potiers Song et, d’une manière générale, tous les potiers de terre en Extrême-Orient sont à la fois des peintres, des poètes, des musiciens. Sous la glaçure de l’émail, dans les pleurs onctueux des coulées, dans le grain rugueux de la terre crevée et calcinée par de feu[11], résident, fixées à jamais, quelques-unes de ces vertus stables et profondes des choses, que célébrait l’esthéticien Song, associées à la beauté fugitive des apparences, au charme de l’onde qui coule et du vent qui passe. Là encore, nous sommes au terme d’une conciliation. Gracieux et solides, brillants et durs, ces vases ont l’assiette et la fixité de ce qui ne saurait plus évoluer, et, en même temps, ils conservent en eux des notes, des nuances, des oscillations impondérablement passagères. Une tumultueuse vie s’y assoupit et s’y élargit dans le définitif du style. Ils sont matière et vie par la terre et par le feu, ils sont esprit, équilibre et repos par la puissante dignité des lignes. Plus précieux que l’or et que l’argent, aux mains des prêtres dans les solennités bouddhiques[12], aux mains des officiants dans les cérémonies du thé, ces vases ne sont ni des ustensiles vulgaires ni même des accessoires symboliques, mais bien les images de toute une conception du monde et de l’art.


V. — INVASION MONGOLE. LES MING.


Pendant un demi-siècle, les Song du sud luttèrent avec acharnement contre les progrès des invasions. Mais que pouvait leur incontestable valeur contre l’extraordinaire machine militaire des Mongols ? Déjà maîtres des provinces du nord, les cavaliers nomades, conduits par des stratèges de génie, ne pouvaient pas ne pas s’emparer du reste de la Chine. En 1280, une dynastie mongole s’impose à l’empire pour près d’un siècle.

Cahun fait observer justement que la différence essentielle entre l’Europe et l’Asie réside dans la structure de leur partie septentrionale. Tandis que le nord de l’Asie est homogène et continental, étend sur l’océan glacial d’immenses plaines en façade, le nord de l’Europe est profondément découpé en golfes, en fiords, en péninsules. Mais, de même que les mers d’Europe furent une libre arène pour les coureurs des flots, vikings et normands, de même les plaines d’Asie s’ouvrirent aux chevauchées sans fin des nomades. Ainsi se précise pour nous le rôle du cavalier mongol qui, de la région des hautes herbes, s’élança sur l’Asie entière et jusque sur l’Europe. Rien de plus extraordinaire et de plus défiguré que son histoire. Par lui l’Asie fut brassée, amalgamée, et, plus d’une fois, révélée à elle-même. De la Soungari à l’Irtych pait et s’ébroue sa cavalerie innombrable. Il la conduit partout, en Chine, en Iran, en Russie, au pays de Roum, et jusqu’aux boulevards de la Germanie, plus tard dans l’Inde. Partout sa stratégie inflexible culbute l’adversaire. En pays conquis, il laisse derrière lui un fonctionnaire désarmé, un bureaucrate à la chinoise, que la terreur du nom mongol entoure d’une inviolabilité d’airain, et dont la tache consiste à dénombrer les troupeaux, à les marquer, à régler la bonne marche d’une fiscalité savante, à faire respecter le Yassak, le Règlement. Nulle tyrannie morale, nul despotisme exercé sur les consciences, la tolérance la plus large en matière religieuse. Certaines impératrices mongoles furent chrétiennes. Kit-Bouka, élève et lieutenant de Souboulaï, qui fut vaincu par Bibars en Syrie, dans une lutte où le fanatisme islamique triompha pour la première fois du tolérantisme touranien, était chrétien lui aussi. Bouddhistes, nestoriens, musulmans, païens pratiquèrent longtemps leur culte en liberté dans toute l’étendue de l’empire.

Ainsi les Mongols ne se présentaient pas comme des tyrans de la pensée et comme des dévastateurs. Dans leurs vieilles bandes, toutes les races et toutes les croyances, toutes les langues aussi, et presque tous les âges du monde, représentés par les divers degrés de la civilisation. Avec eux, des routiers chinois combattirent en Syrie. On peut imaginer ce qu’un pareil déplacement de peuples suppose d’échanges et de contacts. Eux-mêmes, en dehors de leur stratégie et de leur patriotisme qui ne faiblirent jamais, délaissaient volontiers les usages des steppes pour prendre ceux de leurs vassaux. La Chine des Song, leur conquête, les prit et les vainquit à son tour. Elle les étonnait par la puissance d’absorption du régime communautaire, par l’éclat de la cour impériale, par la majesté des bureaucraties. Ils restaient cependant eux-mêmes. Dans la cour du palais de Koublaï, à Pékin, un large plant d’herbes rappelait les collines des ancêtres et la vie rustique des tribus.

Mais les Mongols avaient un plus grand besoin des Confucianistes organisateurs que des Tchhan dilettantes. De nouveau, toute la puissance morale de la Chine passa aux mains des vieux adversaires du Bouddhisme. Quelque chose du génie Tchhan subsista dans les provinces, mais ces éléments dispersés restaient sans force et sans autorité. La grande civilisation bouddhique des Song était morte, et morte pour toujours. Les œuvres d’art produites sous la dynastie mongole des Yuen ont néanmoins l’intérêt de porter jusqu’à nous la trace d’un apport nouveau dans le système des idées chinoises : le réalisme politique et militaire des nomades du nord se traduit par un réalisme esthétique qui sert d’ailleurs à merveille la propagande confucéenne. L’art devient le véhicule des grands exemples historiques et moraux. La Chine était encore trop près de sa splendeur pour n’en pas conserver encore quelques beaux rayons. Certaines œuvres Yuen ont de l’accent, de la puissance et même une certaine grandeur. Mais il est bien rare qu’elles ne soient pas entachées de lourdeur et d’incorrection. La pureté du style graphique, l’élégance d’un dessin mené d’un jet, le charme de cette fantaisie qui, en art, est le caprice des forts, ce sont là des vertus éteintes, et le réveil national des Ming (1368-1664) ne les ranimera pas.

De ce grand mouvement de libération, il était pourtant naturel d’attendre une renaissance. Pendant quelques années, elle s’ébaucha. Mais, en 1421, elle fut arrêtée net dans son développement par cette fatalité géographique et politique qui domine toute l’histoire de la Chine et qui, en déplaçant le centre d’influence du sud au nord, de la vallée du Fleuve Bleu aux plaines de terre jaune, change profondément l’aspect de la civilisation. Le troisième empereur Ming transporta la capitale de Nankin à Pékin, une place d’armes tartare, la citadelle du Confucianisme. Dans le nord, les positivistes confucéens avaient beau jeu. Tenant l’empereur et la cour, ils tenaient la Chine. L’art n’est désormais toléré que comme le délassement des lettrés. Les idées, les intentions, le maniérisme scolaire envahissent la peinture. Aux mains des copistes de copistes, le pinceau s’applique, devient pauvre et sec : bien plus, il trahit délibérément les maîtres en essayant de les conformer avec impudence à une esthétique de convention, bâclée par des critiques d’art. Les peintres confucianistes de l’école orthodoxe se tournent vers les modèles Yuen, dont ils essaient de rattacher les origines au vieil art Thang. Quelle que soit, dans cette culture étrange, la part du Bouddhisme tartare ou du Bouddhisme thibétain, le conservatisme confucéen la limite, la dirige et l’inspire. Après les tentatives de réforme du sage Khang-hi, des Mandchous, il prend un formidable renouveau de vigueur historique, il déferle sur toute la Chine, il l’endort, il l’embaume dans un formalisme solennel et commode. Toute trace d’inspiration bouddhique a depuis longtemps disparu. Le Bouddha continue sa méditation de l’absolu dans des pagodes étranges, construites de solives en bois robuste et précieux, coiffées de toits qui ondulent et se recourbent comme la crête des vagues et dont les larmiers fourmillent de dragons, écume d’or. Les monstres appelés chiens de Fô veillent sur ces songes inexprimables. Ils sont l’image des vieilles férocités asiatiques domptées par la sagesse. Mais autour de ces sanctuaires ne se propage plus aucune influence créatrice. C’est au Japon, dans son art, dans toute sa vie sociale, ce merveilleux chef-d’œuvre, qu’il faut aller étudier désormais la grande pensée d’Asie. C’est là qu’elle s’épanouit avec le plus d’ampleur et le plus de raffinement. C’est là que nous trouverons la plus haute conciliation des deux forces qui parcourent et qui animent l’art extrême-oriental, — l’idée de l’éternel repos, l’idée du changement éternel.

  1. Op. cit., p. 48.
  2. Je désigne sous ce nom la région que les historiens chinois appellent ainsi, en réalité l’actuelle Chine centrale. D’autre part, il y a lieu de retenir que les termes : peinture du sud, peinture du nord, ont fini par s’appliquer à des manières plutôt qu’à des écoles proprement dites.
  3. On donne le nom de Tao à la doctrine de Lao-tseu.
  4. Okakura, op. cit., p. 53.
  5. Fenellosa, L’art en Chine et au Japon, trad. fr., p. 15.
  6. Un sage chinois, nommé Saian (?), aurait joué à cette époque un rôle important dans la propagation du Bouddhisme. D’un voyage dans l’Inde, entrepris en 67, il serait revenu avec des images bouddhiques et deux moines, Horan et Matanja. Ce dernier aurait peint à Lo yang, sur les murailles d’un palais qui devint temple un stupa entouré de figures, chars et cavaliers.
  7. La traduction de l’Amida-Sutra en chinois date de cette période.
  8. Ce prince fonda l’Académie de peinture et de calligraphie qui, plus tard, sous les Ming, devait exercer une influence néfaste sur la liberté de développement de l’art chinois. Comme peintre, il était célèbre par ses aigles et ses faucons (Pl. XVIII). Ses œuvres, — l’une d’elles a été exposée en 1912 au Musée Cernuschi, — ne sont pas exemptes de sécheresse. Ce délicat voyait plus « joli » que large et vivant. Les maîtres contemporains ou immédiatement antérieurs, par exemple Tswei Pô, qui fit intervenir dans la manière du sud quelque chose de la franchise et de la fermeté du nord, ont en général plus d’accent et plus de légèreté. V. Ars Asiatica, I, pp. 19 sqq.
  9. Un des fondateurs de l’école des Ma, dont l’influence a été considérable en Chine et au Japon. Une peinture de cette école, exposée au Musée Cernuschi en 1912, portait une exquise poésie bouddhique exprimant avec profondeur le sentiment de tristesse qui, malgré le renoncement du sage, peut s’épanouir dans son âme en présence de la nature. V. Ars Asiatica, I, pp. 30 sqq.
  10. « … des blancs variés, des gris de teintes bleuâtres ou pourprées, des verts, depuis le céladon vert-de-mer pâle jusqu’à l’olive foncé, des bruns, depuis le chamois clair jusqu’aux teintes profondes se rapprochant du noir, du rouge éclatant et du pourpre sombre…, le pourpre pâle, souvent éclaboussé de rouge, les verts gazon ou éclatants de la porcelaine de Long-ts’inan…, le yue-po ou « clair de lune », un gris bleu pâle, et le pourpre sombre ou « aubergine » (k’ie-tseu) de la manufacture de Kiun-tcheou. » S. W. Bushell, L’art chinois, trad. fr., p. 204.
  11. À ces hasards, souvent si heureux, les Chinois donnent le nom de yao-pien, ou « transformations de four ».
  12. Voir (Pl. XIX) le vase bouddhique, en porcelaine dite Jou-tcheou, de la collection Bushell, décoré de douze figures debout autour de la panse et, autour du col, de l’image de Çakya-Mouni entre deux assistants.