L’Art d’aimer (Pierre Joseph Bernard)/Chant I

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Petits poëtes français, depuis Malherbe jusqu’à nos jours, Texte établi par Prosper Poitevin (p. 270-274).

L’ART D’AIMER


CHANT PREMIER


 J’ai vu Coigny, Bellone, et la victoire ;
Ma foible voix n’a pu chanter la gloire :
J’ai vu la cour ; j’ai passé mon printemps
Muet aux pieds des idoles du temps :
J’ai vu Bacchus, sans chanter son délire :
Du dieu d’Issé j’ai dédaigné l’empire :
J’ai vu Plutus ; j’ai méprisé sa cour :
J’ai vu Daphné ; je vais chanter l’amour.

Toi seul, ô toi, jeune objet que j’adore,
De tous les dieux sois le seul que j’implore ;
Que l’art d’aimer se lise en traits vainqueurs,
En traits de feu, tel qu’il est dans nos cœurs.
L’amour m’inspire, il m’apprend comme on aime ;
De ses plaisirs instruisons l’amour même.
À tes genoux, dans tes bras, sous tes yeux,
J’en donnerois des leçons, même aux dieux.
Aux vrais amours ma lyre consacrée
Ne chante point et Lampsaque et Caprée,
Ni de Chrysis les lascives fureurs,
Ni de Flora les nocturnes horreurs.
Qu’ici l’amour, épurant son système,
Nu, mais décent, plaise à la pudeur même ;
Que Vénus donne à Vesta des désirs :
Je veux des mœurs compagnes des plaisirs.
Qu’à d’autres chants soit aussi réservée
De Sybaris la mollesse énervée,
Des amadis les respects insensés,
Et du Lignon les bords toujours glacés.
Dans mes portraits, Albane plus fidèle,
Peignons l’amour comme on peint une belle ;
D’un jour aimable éclairons son tableau,
Vrai, mais flatté, tel qu’il est, mais en beau.
J’appelle amour cette atteinte profonde,
L’entier oubli de soi-même et du monde,
Ce sentiment soumis, tendre, ingénu,
Prompt, mais durable, ardent, mais soutenu,
Qu’émeut la crainte, et que l’espoir enflamme ;
Ce trait de feu qui des yeux passe à l’ame,
De l’ame aux sens ; qui, fécond en désirs,
Dure et s’augmente au comble des plaisirs ;
Qui, plus heureux, n’en est que plus avide :
Voilà le dieu de Tibulle et d’Ovide,
Voilà le mien. Heureux cent fois le cœur
Qui tient du ciel cet ascendant vainqueur !
Quand ce rayon, cette vive étincelle
Perce au travers du sein qui la recèle,
Voici les lois qu’un amant peut ouïr :
Choisir l’objet, l’enflammer, en jouir.
Beautés, amants, voilà notre carrière.
Déjà mon char a franchi la barrière ;
Daphné me voit ; et l’amour qui m’entend
Met dans ses mains le myrte qui m’attend.
Jadis un sage, armé d’un trait de flamme,
Analysa les voluptés de l’ame :
Platon... mais quoi ! D’un froid mortel atteint,
L’amour a fui, son flambeau s’est éteint.
Cesse, a-t-il dit, ou choisis mieux ton guide ;
À ses leçons vois l’ennui qui préside.
Oses-tu bien à Cythère, à ma cour,
Donner pour loi son chimérique amour ?
Ne veux-tu pas, martyr de la constance,
Prêcher des cœurs l’éternelle alliance ?
Mais devant qui, zélateur indiscret,
De tes langueurs vas-tu chanter l’attrait ?
Un joug pénible est-il donc le partage
D’un peuple ardent, indocile, volage,
Fidèle à Mars, mais perfide aux amours,
Fait pour jouir, plaire, et changer toujours ?

Vois par ses goûts quel doit être son maître ;
Et, pour l’instruire, apprends à le connoître.

Dieu de mon cœur, tes abus font mes lois ;
Je n’irai point, en préceptes gaulois,
Changer les mœurs de tes chers infidèles,
Vieillir ton âge, attenter sur tes ailes ;
Tout m’est sacré dans le dieu que je sers ;
De tes captifs j’adoucirai les fers,
Mais sans prescrire une loi qui t’étonne.
Ta gloire, amour, ton intérêt ordonne
Que la constance, éprouvant nos désirs,
Verse à longs traits la coupe des plaisirs.
Toi dont le cœur est né pour la tendresse,
Conçois tout l’art du choix d’une maîtresse ;
Il veut des soins ingénieux, constants.
Cherche, étudie et les lieux et les temps.
Compare, oppose, et vois d’un œil austère
L’âge, les goûts, l’ame, et le caractère.
À tes regards mille objets sont offerts ;
Choisis. Mais, dieux ! Se choisit-on des fers ?
A-t-on le temps de chercher et d’élire ?
Raisonne-t-on ? L’amour est un délire.
L’oiseau qu’en l’air un chasseur a blessé
A-t-il pu voir le trait qu’on a lancé ?
Les traits d’amour sont encor plus rapides ;
Son bras caché frappe ses coups perfides ;
Il rit d’un cœur vainement étonné,
Le matin libre, et le soir enchaîné.
Le ravisseur qui mit Pergame en poudre
De cet amour sentit le coup de foudre :

Didon brûla d’aussi rapides feux.
Ceux dont le ciel maîtrise ainsi les vœux
N’ont, pour aimer, aucune étude à faire ;
Mais, par mes lois, je leur enseigne à plaire.
Vous que l’amour brûle plus lentement,
Apprenez l’art de choisir en aimant.
Tel que zéphyre, au moment qu’il s’éveille,
Marque les fleurs que doit sucer l’abeille,
Moi, je parcours les jardins de Cypris,
Et des beautés je marque ainsi le prix.
En remontant aux sources du bel âge,
Vois l’innocence, adore son langage,
Les pleurs naïfs, le sourire enfantin,
L’air ingénu, le regard incertain.
Quand les beautés, crédules et craintives,
Tiennent encor leurs caresses captives ;
Quand la nature, épiant tous ses sens,
Baisse les yeux sur ses trésors naissants,
Rougit de plaire en cherchant à séduire,
Et veut ensemble ignorer et s’instruire :
Voilà quinze ans. L’aube aimable du jour,
C’est une belle, enfant comme l’amour,
Qui n’a d’attraits que sa fraîcheur nouvelle,
Et sa pudeur, des graces la plus belle.
L’âge qui suit, développant ses traits,
Offre à l’amour de plus piquants attraits.
Au doux éclat qu’a produit cette aurore
Succède un jour plus radieux encore ;
Et tous les fruits qu’un amant peut cueillir
Ont achevé de naître et d’embellir.

L’essor est pris, l’ame a senti ses ailes ;
Tous ses besoins sont des fêtes nouvelles ;
Le cœur instruit démêle ses désirs ;
C’est à vingt ans qu’on a tous les plaisirs.
De trente hivers le temps marque les traces ;
La beauté perd ce qu’on ajoute aux graces ;
On n’est plus jeune, on est belle pourtant ;
On met plus d’art aux pièges que l’on tend :
C’est le tissu des intrigues secrètes,
L’art des atours, l’arsenal des toilettes :
Le soin de plaire, et la soif de jouir,
Redouble encor, loin de s’évanouir.
Par l’âge accrus, les sens ont plus d’empire
C’étoit l’amour, c’est alors son délire ;
Ardent, avide, impétueux, hardi,
C’est un soleil brûlant en son midi.
Moins jeune encor la beauté nous engage.
L’art du maintien, les graces du langage,
Les dons acquis, les charmes empruntés,
Donnent un lustre au couchant des beautés.

L’amour, fidèle à leurs flammes constantes,
Se glisse encor sous les rides naissantes,
Et, pour régner jusqu’aux derniers instants,
Sème de fleurs les ruines du temps.
La jeune rose, en se pressant d’éclore,
Fait au matin le charme de l’aurore ;
Clytie, au soir, dans son riche appareil,
Fait l’ornement du coucher du soleil.
Tout plaît un jour, tout âge a ses délices :
Ces dons divers sont faits pour nos caprices ;
Par eux l’amour, variant ses attraits,
Forme un carquois d’inépuisables traits.
Il est des yeux dont la langueur touchante
Pénètre un cœur, l’amollit et l’enchante :
D’autres plus vifs l’enflamment à leur tour ;
Ce sont les traits, les foudres de l’amour.
L’une a du port l’élégante noblesse,
L’autre une taille où languit la mollesse ;
Plus d’embonpoint embellit celle-ci ;
Là sont les lis ; les roses sont ici.
Chaque beauté fait un lot à chacune :
Laure étoit blonde, et Corinne étoit brune.
Quand l’œil a vu, quand ce trait est lancé,

Le choix d’un cœur veut être balancé.
Une coquette, et brillante et légère,
Plaira toujours par son étude à plaire.
Tendre, naïve, égale en sa pudeur,
La simple Agnès excite plus d’ardeur,
Lorsqu’un amant, l’aidant à se connoître
Par le plaisir lui fait sentir son être.
La prude anime, et plaît à désarmer,
Une mystique excelle à bien aimer.
Dans le plaisir la folle qui s’enflamme
Met plus d’esprit, la rêveuse plus d’ame.
J’aime un caprice et de feintes rigueurs :
Sauvons l’amour du pavot des langueurs.
De l’enjoûment églé fait son partage ;
Lise a le goût, Charite le langage :
Chloé se tait ; mais l’amour dans ses yeux
Met son esprit, qui n’en parle que mieux.

Sur trois états décide ton hommage :
Chloé t’appelle aux moissons du bel âge ;
C’est une fleur qui n’attend que le jour
Qui doit l’ouvrir au souffle de l’amour.
Celle qu’Hymen veut soustraire à tes armes,
Aimant par fraude, aime avec plus de charmes ;
Et, secouant les chaînes d’un jaloux,
Sert mieux l’amant pour mieux tromper l’époux.
D’un deuil frivole écarte le nuage,
Et glane au champ du tranquille veuvage ;
C’est un asile où, sans peine écouté,
L’amant heureux jouit en liberté.
Ce sexe aimable a tout ce qu’on adore ;
Tous les talents l’embellissent encore.
Sur tous les arts ses beaux yeux sont ouverts ;
Vénus instruit, les graces font des vers ;
Sapho, Corinne, ont des sœurs dignes d’elles.
Vois l’ambigu des toilettes des belles ;
Tout ce qui sert l’esprit et les appas,
Livres, atours, bijoux, lyres, compas,
Couvrent l’autel de Flore et de Thalie.
Pourquoi blâmer ce que leur culte allie ?
Ce sont les jeux des amours triomphants ;
Albane eût peint ces folâtres enfants.
L’un, pour servir une flamme secrète,
Contre un jaloux dirige une lunette ;
L’autre en un coin calcule ses désirs,
Ou traite à fond l’essence des plaisirs.
Tel à sa voix joint un clavier sonore ;
Tel autre esquisse un objet qu’il adore.

Suivez, amants, ce qui plaît aux amours :
L’art donne à tous ses utiles secours.
Je sais quel charme il prête à la tendresse :
J’ai vu Daphné, sirène enchanteresse,
Sous un treillage où Bacchus est vainqueur,
Boire, verser et chanter sa liqueur.
J’ai vu Daphné, Terpsichore légère,
Sur un tapis de rose et de fougère,
S’abandonner à des bonds pleins d’appas,
Voler, languir, et, mesurant ses pas,
Tendre aux plaisirs les bras qu’elle déploie.
Telle, en versant le nectar et la joie,
D’un pas léger, sur la voûte des cieux,
La jeune Hébé danse aux festins des dieux :
Ou telle encor, plus vive et plus touchante,
Sallé poursuit Amadis qui l’enchante.
Pour faire un choix, habite aux lieux divers
Où la beauté donne et reçoit des fers.
Vole au grand jour, porte tes yeux avides
Dans ces jardins peuplés de nos armides ;
Cherche ta proie à la ville, à la cour :
Les bals seront des fêtes pour l’amour.
De plus d’objets vois la scène embellie
Chez Melpomène, aux loges de Thalie ;
Sur ce théâtre aux magiques accents,
Où tous les arts enchantent tous les sens ;
Où la beauté, paroissant sous les armes,
Veut, sans rien voir, étaler tous ses charmes.
Tout rit, tout plaît, tout brille en ce séjour,
Le cœur, les sens, l’amour-propre, l’amour ;
Le dieu des ris, celui de la mollesse
De tous les sucs composent une ivresse.
Dans ce chaos d’un monde séducteur
Tout est spectacle, et chacun est acteur.
Monte, et poursuis ta carrière galante :
Vois de la cour la planète brillante ;
Lève tes yeux sur ces astres nouveaux ;
L’illusion va les rendre plus beaux.
Les déités de cet olympe aimable
Auront une ame accessible et traitable :
Tu les verras, mortelles à leur tour,
De la grandeur descendre pour l’amour,
Passer du louvre au tapis des fougères,
Et soupirer ainsi que les bergères.
Beautés, ô vous l’objet de notre choix,
Pour en faire un suivez aussi mes lois ;
Il veut plus d’art, de mystère, et d’attente.
Qu’à son début doit trembler une amante !
Quel embarras suit le don de son cœur !
Et quel tourment, si Jason est vainqueur !
L’amant trop jeune est un zéphyr volage :
L’ambition remplit l’été de l’âge :
Lent à répondre à de jeunes ardeurs,
L’automne arrive, et n’a que des tiédeurs :
Pour le vieillard, insensé s’il est tendre,
Des feux d’amour il n’a plus que la cendre.

Si vous craignez les renoms éclatants,
Défiez-vous des demi-dieux du temps,
Qui, l’une à l’autre enchaînant vos images,
Vont publier vos crédules hommages ;
Qui, décelant leur culte et vos autels,
Ne sont heureux qu’autant qu’on les croit tels.
La renommée et ses cent voix perfides
Sont les échos de leurs crimes rapides.
Tel un éclair qui brille et qui s’enfuit
Laisse après lui le tonnerre et le bruit.
Fuyez des grands l’appareil infidèle :
L’éclat d’un nom coûta cher à Sémèle.
D’autres sauront, à vos fers attachés,
S’ensevelir dans des plaisirs cachés.
Pour en tracer une image sensible,
L’amour constant est comme un lac paisible,
Profond, égal, toujours beau, toujours clair,
Inaccessible aux tempêtes de l’air,
Qui, sans chercher le tribut d’autres ondes,
Se régénère en ses sources fécondes.
L’amour volage est semblable au torrent ;
Il tombe, il roule, il fuit en murmurant :
Tari bientôt dans sa source égarée,
Né d’un orage, il en a la durée.
Suivez les flots dont le calme est certain :
D’un heureux choix dépend votre destin.
Par son respect l’amour vrai se déclare ;
C’est lui qui craint, qui se fuit, qui s’égare,
Qui d’un regard fait son suprême bien,
Désire tout, prétend peu, n’ose rien ;
Qui sur les fleurs fait marcher la constance,
Voit tout en beau, met tout en jouissance ;
Dans les revers armé de plus de feux,
Dans les faveurs empressé quoiqu’heureux.

Il est encor de ces amants fidèles
Qui de l’amour ont les feux, non les ailes,
Qui dans ce siècle, âge des inconstants,
Gardent les mœurs de l’enfance des temps.
Pour dérober une flamme inconnue,
L’amant d’Io la couvrit d’une nue.
On vit Alphée, humble dans ses roseaux,
Cacher le cours et le lit de ses eaux,
Et, s’écoulant dans sa route confuse,
Se perdre au sein de la tendre Aréthuse.
Ces vrais amants n’habitent pas la cour.
L’ambitieux est-il fait pour l’amour ?
Là, sous son dais, la fortune jalouse
Veut tout entier un amant qu’elle épouse :
En soupirant moins d’amour que d’ennui,
Séjan vous trompe, et n’adore que lui.
Pour affermir des liens plus durables,
Cherchez en nous des qualités aimables.
Nyrée est beau : j’y veux encore un point,
C’est de l’esprit ; car les sots n’aiment point
Appesanti du poids de la matière,
Que fait aux bras d’une amante grossière
Ce vil Crésus dont l’or seul éblouit ?
Et jouit-on sans penser qu’on jouit ?
De quelque effort que les sens nous secondent,
Les nuits d’amour d’interrègnes abondent :
L’esprit supplée à des feux languissants ;
Et son travail fait le repos des sens.
De nos plaisirs compagnon plus solide,
Le sentiment veut être aussi leur guide ;
Mais secourus par l’esprit et par lui
Craignez encor de retrouver l’ennui.
Fuyez surtout l’amour triste et bizarre
D’un soupirant pâmé sur sa guitare,
Gravement fou, sottement circonspect,
Qui, promenant l’ennui de son respect,
Dit aux échos les tourments qu’il essuie,
Dupe et martyr des beautés qu’il ennuie.
Ah ! Que plutôt j’élirois, à ce prix,
Le plus changeant des enfants de Cypris !
Craignez aussi le platonique hommage
D’un sot qui fait de Cupidon un sage,
Et l’esprit pur de l’insipide amant
Près d’une belle assis nonchalamment,
Qui, de l’amour, docteur pâle et frivole,
Fait un système, et du lit une école ;
Qui, sans chaleur, dit qu’il brûle toujours,
N’admet que l’ame en ses chastes amours,
Qu’un feu subtil, impuissant météore ;
Mais qui distingue, argumente, pérore,
De son néant vante en lui les appas,
Et blâme en moi le pouvoir qu’il n’a pas.
Loin, loin de nous la doctrine glacée
Qui fait l’amour enfant de la pensée ;
L’amour brûlant, avide, impétueux,
Moteur actif des sens tumultueux,
Nourri d’espoir, accru par les délices,
Fécond en vœux, prodigue en sacrifices !
Qu’il brille encor des feux du sentiment ;
Que l’ame ait part à cet embrasement ;
Que l’esprit même, épurant la matière,
Aux voluptés prête enfin sa lumière.
Mais, je l’ai dit, c’est un dieu qui m’instruit ;
Ôtez les sens, tout amour est détruit.
Je vous atteste, ô beautés que j’enseigne,
De cet amour, oui, vous suivez l’enseigne.

Qu’un jeune amant, pour plaire à vos regards,
Ait le teint, l’âge, et la taille de Mars :
Sans ces attraits qu’à Florence on renomme
La santé mâle est la beauté de l’homme.
Trouvez pourtant, s’il se peut, réunis
Les dons d’Alcide et les traits d’Adonis :
S’il faut des deux que votre goût décide,
Vous rougirez ; mais vous prendrez Alcide.
Pour ajouter la peinture à ces traits,
D’un paysage égayons nos portraits.
La cour de Pan vit un jeune satyre,
Novice encor dans l’amoureux martyre,
De ses ardeurs dévoré nuit et jour,
Impatient des premiers feux d’amour.
Sans trop d’éclat, le demi-dieu sauvage
Joignoit la force aux graces du bel âge.
D’un front d’audace et d’un œil d’attentat
Pronostiquant les mœurs de son état,
Il poursuivoit dryades et napées,
Ou sous l’écorce, ou sous l’onde échappées :
Toutes fuyoient son aspect indécent.
De sa laideur lui-même rougissant,
Il crut un jour corriger la nature,
Et de roseaux se fit une ceinture.

Mais quel espoir qu’un faune se contînt ?
Il n’est roseau ni feuillage qui tînt.
Il ignoroit qu’à ses maux plus sensible
La jeune églé n’étoit point invincible.
Elle le vit, cet objet de terreur,
Et son maintien ne lui fit point horreur.
Elle fuyoit : mais églé dans sa fuite
Tournoit la tête ; églé fuyoit moins vite.
Le faune ardent, pour revoir ses appas,
Ou devançoit ou suivoit tous ses pas.
Errant un jour, dans sa fougue incertaine,
Au fond d’un bois il vit une fontaine
Qu’on appeloit fontaine de beauté :
Toute laideur sur ce bord enchanté
Disparoissoit. Dans sa douleur profonde
Il veut tenter le miracle de l’onde :
Il entre. à peine il en touche le bord,
Son pied de faune y disparoît d’abord,
Sa jambe après ; l’eau montant à mesure
De ses genoux passoit à la ceinture :
Ainsi croissoit le prodige des eaux.
Un cri sortit tout-à-coup des roseaux :
« Demeure, attends, fuis cette onde funeste ;
Ah ! Garde-toi d’embellir ce qui reste !
Charmant satyre, hélas ! Que deviens-tu ! »
C’étoit églé, qui, malgré sa vertu,
Cédant alors à sa crainte ingénue,
Entre ses bras s’élance à demi nue.
De ses conseils églé reçut le prix
Sur ce bord même où le satyre épris
Perdit la fleur qui causoit son martyre.
Eh ! Quel trésor que la fleur d’un satyre !
Que sans emblème un maître plus profond
Montre au beau sexe à démêler à fond
La laideur mâle et la beauté débile :
Ma plume est chaste, et le sexe est habile.