L’Art d’aimer (Pierre Joseph Bernard)/Chant II

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Petits poëtes français, depuis Malherbe jusqu’à nos jours, Texte établi par Prosper Poitevin (p. 274-279).

Qu’un jeune amant, pour plaire à vos regards,
Ait le teint, l’âge, et la taille de Mars :
Sans ces attraits qu’à Florence on renomme
La santé mâle est la beauté de l’homme.
Trouvez pourtant, s’il se peut, réunis
Les dons d’Alcide et les traits d’Adonis :
S’il faut des deux que votre goût décide,
Vous rougirez ; mais vous prendrez Alcide.
Pour ajouter la peinture à ces traits,
D’un paysage égayons nos portraits.
La cour de Pan vit un jeune satyre,
Novice encor dans l’amoureux martyre,
De ses ardeurs dévoré nuit et jour,
Impatient des premiers feux d’amour.
Sans trop d’éclat, le demi-dieu sauvage
Joignoit la force aux graces du bel âge.
D’un front d’audace et d’un œil d’attentat
Pronostiquant les mœurs de son état,
Il poursuivoit dryades et napées,
Ou sous l’écorce, ou sous l’onde échappées :
Toutes fuyoient son aspect indécent.
De sa laideur lui-même rougissant,
Il crut un jour corriger la nature,
Et de roseaux se fit une ceinture.

Mais quel espoir qu’un faune se contînt ?
Il n’est roseau ni feuillage qui tînt.
Il ignoroit qu’à ses maux plus sensible
La jeune églé n’étoit point invincible.
Elle le vit, cet objet de terreur,
Et son maintien ne lui fit point horreur.
Elle fuyoit : mais églé dans sa fuite
Tournoit la tête ; églé fuyoit moins vite.
Le faune ardent, pour revoir ses appas,
Ou devançoit ou suivoit tous ses pas.
Errant un jour, dans sa fougue incertaine,
Au fond d’un bois il vit une fontaine
Qu’on appeloit fontaine de beauté :
Toute laideur sur ce bord enchanté
Disparoissoit. Dans sa douleur profonde
Il veut tenter le miracle de l’onde :
Il entre. à peine il en touche le bord,
Son pied de faune y disparoît d’abord,
Sa jambe après ; l’eau montant à mesure
De ses genoux passoit à la ceinture :
Ainsi croissoit le prodige des eaux.
Un cri sortit tout-à-coup des roseaux :
« Demeure, attends, fuis cette onde funeste ;
Ah ! Garde-toi d’embellir ce qui reste !
Charmant satyre, hélas ! Que deviens-tu ! »
C’étoit églé, qui, malgré sa vertu,
Cédant alors à sa crainte ingénue,
Entre ses bras s’élance à demi nue.
De ses conseils églé reçut le prix
Sur ce bord même où le satyre épris
Perdit la fleur qui causoit son martyre.
Eh ! Quel trésor que la fleur d’un satyre !
Que sans emblème un maître plus profond
Montre au beau sexe à démêler à fond
La laideur mâle et la beauté débile :
Ma plume est chaste, et le sexe est habile.


CHANT SECOND


Des dons du ciel le plus cher à nos yeux
Est ce rayon de l’essence des dieux,
Cet ascendant, ce charme inexprimable,
Ce trait divin par qui l’homme est aimable,
Ce don de plaire enfin plus souhaité
Que n’est l’esprit, plus sûr que la beauté.
Sur tous nos traits il imprime ses traces ;
Il donne à tout le coloris des graces,
Séduit sans art, enchaîne sans effort,
De la tendresse est l’aimant le plus fort ;
C’est une autre ame à nos ressorts unie,
Qui d’un beau tout compose l’harmonie.
Vous qui portez ce caractère heureux,
Je vous fais roi de l’empire amoureux.
Sans pénétrer jusqu’au sombre rivage,
Sans talisman, sans philtre, sans breuvage,
Sans Canidie et tout l’enfer armé,
Soyez aimable, et vous serez aimé.
Qui sait aimer est plus aimable encore ;
Un cœur sensible est ce qu’un cœur adore :
La beauté plaît ; soutenons ses attraits
Du sentiment, le plus beau de ses traits.
Toi dont l’amour augmentera les charmes,
Qu’un peu d’audace accompagne tes armes ;
Lance tes traits, frappe, et sois convaincu
Qu’on peut tout vaincre, et tout sera vaincu.
La plus rebelle est souvent la plus tendre.
Telle qui feint, et qui languit d’attendre,
D’un feu couvert brûlant au fond du cœur,
Combat d’un air qui demande un vainqueur.
Fières beautés, prudes de tous les âges,
Qui nous vantez vos caprices sauvages,
Écoutez-moi, cet oracle est certain :
On aime un jour, c’est l’arrêt du destin :
Usez des biens que le printemps vous donne :
Un dieu vengeur vous attend à l’automne,

Et, punissant une indocile erreur,
Garde un Atys pour Cybèle en fureur.
Craignez l’amour, étudiez son heure :
La beauté fuit ; le cœur entier demeure,
Sèche, languit, et, tout percé de traits,
Est dévoré du serpent des regrets.
Mais nous, chargés des plaisirs du bel âge,
De leurs attraits précipitons l’usage,
Et, combattant d’imbéciles efforts,
Par les plaisirs sauvons-les des remords.
Ne prétends pas, toi qui veux les surprendre,
Du même assaut les forcer à se rendre.
J’offre à tes pas mille sentiers ouverts :
Car selon l’âge il est des soins divers.
Un jeune objet, enchanté de lui-même,
Veut qu’on le flatte encor plus qu’on ne l’aime :
L’amant qui loue est l’amant couronné ;
Avant l’amour l’amour-propre étoit né.

L’ambitieuse, en proie à sa manie,
Doit à l’intrigue asservir ton génie ;
Fuis le repos, vois les grands, suis la cour,
Et fais servir la fortune à l’amour.
La beauté vaine au luxe s’abandonne,
Et s’attendrit des fêtes qu’on lui donne.
Amants d’éclat, courtisans de renom,
Vous que décore et produit un beau nom,
D’un air d’audace abordez les cruelles,
D’écrits galants inondez les ruelles ;
Amants par faste, et volages par goût,
Vous n’aimez rien quand vous adorez tout ;
Mais vous plaisez par le charme suprême
D’un air, d’un ton, d’un ridicule même ;
Brillants auteurs des scandales du temps,
Trop dangereux si vous étiez constants.
Toi qui, loin d’eux, dans la route commune,
N’es comme moi qu’un soldat de fortune,
Sans ces secours vole au combat, suis-moi,
Et par toi seul ose suffire à toi.
Pour mieux séduire, apprends à te contraindre :
L’amour permet l’art que l’on met à feindre.
Amant soumis, protée adorateur,
Voile ton front du masque adulateur ;
Ris si l’on rit, pleure si l’on soupire ;
Ris d’une folle, imite son délire :
Pour une muse orne ce que tu dis :
Est-on dévot ? Sois dévot, et médis :
Fuis ce qu’on hait, encense ce qu’on loue,
Gai si l’on chante, et dupe si l’on joue.

Au ton d’esprit qui triomphe aujourd’hui,
Sans soin du tien, veille à celui d’autrui.
Dis ce qu’on sait, prête un mot qu’on oublie ;
Amène un trait, prépare une saillie ;
Lent à briller, fais qu’on brille en tout point ;
Humble artisan de l’esprit qu’on n’a point,
Adore tout pour te rendre adorable :
Qu’il est aimé celui qui rend aimable !
Ô qu’en amour l’exemple est triomphant
Pour entraîner un cœur qui se défend !
Aux yeux charmés d’une timide amante,
De nos beautés peins la foule galante ;
Porte à l’excès leur penchant amoureux ;
Rends tout amant, tout aimé, tout heureux.
Offre en tous lieux la Circé de Pétrone ;
Comme Bussi peins les mœurs de D’Olone ;
Donne à chacune une intrigue, un amant.
Si le vrai nom t’échappe en ce moment,
Nomme toujours ; cite un tel, fais connoître
Celui qui l’est, qui le fut, qui va l’être :
Auteur fécond d’anecdotes d’amours,
Vois tes succès naître de tes discours.
L’exemple alors est un ordre suprême :
Des feux d’autrui l’on s’embrase soi-même.
Si ta Vénus brûle d’un autre amour,
Diffère un temps à parler à ton tour ;
Couvre tes soins du bandeau de l’estime ;
Deviens l’ami, le confident, l’intime.
L’amant suivra, favori spectateur,
Et le témoin sera dans peu l’acteur.

Aux petits soins, enfants de la tendresse,
Ajoute encor des dons de toute espèce.
Dans nos cités, le luxe ingénieux
Prête aux amants des secours précieux ;
Dans le hameau, la simple timarette
N’attend d’Hylas que son chien, sa houlette :
Mais Danaé veut, pour prendre des fers,
Voir briller l’or de cent bijoux divers ;
Pour l’enrichir de fragiles merveilles,
L’art et la mode ont épuisé leurs veilles ;
Et Clinchetel, plus séduisant encor,
Y joint ses dons, plus à craindre que l’or.
D’un rien souvent une belle s’enflamme,
Et par les yeux le trait passe dans l’ame.
Qu’elle ait par toi ces livres séducteurs
Faits pour l’amour : l’amour a ses auteurs,
Agents muets dont l’atteinte est certaine,
D’Urfé, Quinault, Pétrarque, La Fontaine,
Pétrone, Ovide, et mon Tibulle aussi.
Le premier voile est par eux éclairci.
On conjecture, on soupçonne, on devine ;
Le cœur raisonne, et l’instinct s’achemine :

Le rameau d’or est enfin découvert.
Ainsi le feu qui de cendre est couvert,
Impatient sous le poids qui l’opprime,
Cherche au dehors un souffle qui l’anime.
Les chastes sœurs servent aussi l’amour.
Si le talent vous conduit à leur cour,
En madrigaux présentez vos fleurettes,
Et modulez des concerts d’amourettes :

Mais n’allez pas, castillan ténébreux,
D’une Isabelle esclave langoureux,
Sous un balcon fatiguant des cruelles,
Transir de froid pour enflammer vos belles.
L’amant françois suit un autre chemin,
On le verra, le champagne à la main,
D’un vaudeville agaçant une belle,
Chanter gaîment son martyre pour elle.
Chez nous l’amour jouit d’un plus doux sort
On aime, on brûle, on expire, et l’on dort.
Il est des temps où la nature amante
Inspire à tous sa chaleur renaissante ;
Soupire alors : l’amour, ainsi que Mars,
A des saisons pour tenter les hasards.
Lorsque zéphyre a déployé ses ailes,
Il rend à tout des parures nouvelles,
L’émail aux prés, la verdure aux côteaux,
Le calme à l’onde, et l’ame aux végétaux.
Quand tout s’anime à ses douces haleines,
Vénus entière habite dans nos veines,
Répand ses feux qu’on n’y peut contenir :
Quand tout renaît, tout renaît pour s’unir.
C’est l’heureux temps des conquêtes rapides,
C’est la moisson du myrte des alcides.
Comme les fleurs, l’ame s’épanouit :
On voit, on aime, on plaît, et l’on jouit.
Gazon, berceau, trône et lit de verdure,
Sont à l’amour offerts par la nature.
Toi qui n’as pu, de Delphire amoureux,
De ses faveurs trouver l’instant heureux,
Viens l’égarer au fond de ce bocage ;
Ces bois sont faits pour sa pudeur sauvage.
Là, par degrés, dévoile tes amours ;
Dis qu’elle est belle, en l’égarant toujours.
Elle t’évite, et pourtant se hasarde :
Fuis, mais reviens ; fuis encor, mais regarde.
Suis, ne crains rien : cette ombre, ce séjour,
Cette horreur même, encouragent l’amour.
De ce gazon la fraîcheur vous attire ;
J’y vois la place où va tomber Delphire.
Achève, éprouve un instant de courroux ;
Meurs à ses pieds, embrasse ses genoux,
Baigne de pleurs cette main qu’elle oublie :
Elle rougit ; c’est sa fierté qui plie.
Elle se tait, l’amour parle ; crois-moi,
Presse, ose tout, et Delphire est à toi.
Quand les frimas du sagittaire humide
Glacent aux champs la dryade timide ;
Lorsque borée, à son triste retour,
Rend aux cités les belles et l’amour,
Par d’autres soins poursuis d’autres conquêtes ;
C’étoient des jeux, ce sont ici des fêtes.
Vole au théâtre, aux cercles, aux festins :
L’amour au bal a des succès certains.
L’éclat du lieu, le tumulte, la danse,
L’air du désir, la voix de la licence,
L’impunité du masque officieux,
Tout y fait naître un feu séditieux.
Écoute et parle un jargon téméraire :
Tout dire est l’art qui conduit à tout faire.

C’est au matin qu’un amant plus heureux
Saisit l’instant d’un réveil amoureux.
Arrive ; on sonne, on entre chez Aglaure ;
De ses rideaux mille amours vont éclore.
Elle est sans fard, sans voile, sans atour,
Ce que l’aurore est au berceau du jour.
À sa toilette assise avec mollesse,
La mode active, et le goût, et l’adresse,
Forment ces nœuds où leur art se confond
À méditer un frivole profond.
Les petits soins apportent sur leurs ailes
Ces riens galants, les trésors de nos belles.
Flore et Plutus mêlent élégamment
L’éclat des fleurs au feu du diamant,
Ornant tous deux, par un lent artifice,
De ses cheveux le moderne édifice.
À cet autel, paré de tant d’appas,
Quelque nérine ayant conduit tes pas,
À ton idole adresse un tendre hommage.
Quand sa beauté sourit à son image,
Lorsqu’un miroir complaisant et flatteur
Lui réfléchit un charme adulateur,
C’est le vrai temps où l’ame des coquettes
Suce le miel du jargon des fleurettes.
D’un jeune objet conçois-tu les plaisirs
De t’enflammer, d’exciter tes désirs,
D’être adoré, de s’adorer lui-même,
Et d’embellir aux yeux de ce qu’il aime ?
Nérine encor, car nérine peut tout,
En ta faveur décidera son goût.

Livre à ses soins le billet le plus tendre :
On peut tout lire, on ne peut tout entendre.
Pénètre encore aux toilettes du soir ;

La nuit amène et l’audace et l’espoir.
Du négligé la piquante parure
Ne laissera qu’un voile à la nature :
Le soin de l’art est d’en affecter moins.
Tu peux tout voir, sans jaloux, sans témoins.
Un feint désordre, un hasard fait paroître
Un bras tout nud, un sein qui voudroit l’être :
C’est un genou balancé mollement ;
C’est la langueur d’un tendre mouvement,
Et ce coup-d’œil d’une amante échauffée
Si loin encor des pavots de Morphée.
Ton heure sonne : attaque en leur séjour
Ces deux captifs que te livre l’amour ;
Surprends, désarme une pudeur rebelle.
Qui risque tout obtient tout d’une belle :
Elle s’épuise en combats superflus,
Et le combat n’est qu’un plaisir de plus.
Modère ailleurs cette ardeur pétulante ;
Telle autre exige une attaque plus lente.
Du romanesque entêté follement,
Le cœur en fait son premier aliment.
Un jeune objet, le plus vif, le plus tendre,
Compte toujours brûler et se défendre,
Céder à l’ame, et résister aux sens :
Feins d’adopter ses projets innocents ;
Pur céladon, adore sa chimère ;
Traite d’horreur une attache vulgaire,
D’ignobles feux, de terrestres plaisirs :
Laisse agir seul l’aiguillon des désirs ;
Par eux bientôt sa flamme démontrée
Te répondra des sens de ton astrée.
Le vrai triomphe ; et telle, en déclamant
Contre l’amour, tombe aux bras de l’amant.
Mais tout à coup quelle foule attentive
Prête à mes chants une oreille captive ?
Que de beautés, disciples de l’amour,
Ont émaillé les gazons d’alentour !
Pour leur dicter des leçons immortelles,
L’amour m’élève un trône au milieu d’elles.
Dieux ! Sans brûler peut-on voir tant d’appas ?
Mais qui te voit, Daphné, ne les craint pas.
Vous qui sortez de l’âge le plus tendre,
Beautés sans art, gardez-vous bien d’en prendre :
Tout plaît en vous sans art et sans apprêt ;
Un défaut même est souvent un attrait.
Sur la beauté vous l’emportez encore,
Divines sœurs, ô graces que j’adore !
La beauté frappe ; et vous attendrissez :
On l’aime un jour ; jamais vous ne lassez.
Lorsque Coelus, père de Cythérée,
La vit sortir de sa conque azurée,
À la beauté tout le ciel applaudit ;
Pluton parut, Jupiter descendit ;
Thétys, Nérée, et le peuple de l’onde,
Tout reconnut la maîtresse du monde.
Sur le rivage, accourus pour la voir,
Les dieux des bois célébroient son pouvoir ;
Et des ruisseaux les tendres souveraines
Mêloient leurs voix aux concerts des sirènes.
À tant d’appas un seul manquoit encor :
Du haut des cieux Mercure prit l’essor,
Fendit les airs, et guida sur ses traces
Trois déités qu’on appela les graces.
Elles tenoient la ceinture en leurs mains,
Ce don des dieux, ce charme des humains.
Vénus s’arma du sceau de sa puissance ;
Vénus sourit, et l’amour prit naissance.
Un feu soudain embrasa l’univers,
Le Styx, l’Olympe, et la terre, et les mers :
Téthys brûla pour l’océan avide ;
Triton suivit l’ardente néréide ;
Et Palémon, s’abîmant sous les eaux,
Pressa Doris sur un lit de roseaux.
Junon, donnant l’exemple à ses déesses,
Tint Jupiter pâmé dans ses caresses.
Diane même, au fond de ses forêts,
Dut à l’amour certains plaisirs secrets.
Le dieu du fleuve au lit de sa naïade,
Faune, égipan, et satyre, et dryade,
Tout éprouvant le charme de ce jour,
Par l’amour même on célébra l’amour.
Tel fut l’attrait des graces immortelles.
Vous que j’enseigne, enchantez-nous par elles ;
Associez à leur accord charmant
Les jeux badins, le folâtre enjoûment,
Le rire aimable, ami de la jeunesse ;
Né de la joie, il la produit sans cesse,
Flatte l’espoir, inspire le désir,
Et peint les traits des couleurs du plaisir.
Plus enchanteur, plus éloquent, plus tendre,
Un doux sourire en fera plus entendre.
D’un autre charme on connoît tout le prix :
Il est des pleurs plus touchants que les ris.
Par un perfide Ariane abusée
Armoit les dieux contre l’ingrat Thésée,
Et, l’œil mourant, le sein baigné de pleurs,
Sur un rocher leur contoit ses douleurs.
Un dieu paroît : les ris et la jeunesse
Font retentir mille chants d’alégresse ;
Et les amours, se jouant sur son char,
En font jaillir des ruisseaux de nectar.

Du dieu du thyrse elle arrête la course :
Il voit ses pleurs ; il en tarit la source,
Plaint et console une amante aux abois,
Et dans ses bras la venge mille fois.
Ainsi Bacchus, l’ennemi des alarmes,
Le dieu des ris, est vainqueur par des larmes.
Trop tôt peut-être écoutant un vainqueur,
La sœur de Phèdre abandonna son cœur.
Voilez un temps le secret de vos ames :
L’impatience attisera nos flammes.
Que les refus, plus piquants que les dons,
Rendent plus chers les tendres abandons :
Cédez toujours, mais jamais sans défense ;
En vous hâtant faites qu’on vous devance :
Retenez bien surtout cet heureux mot,
Ce doux nenni qui plaît tant à Marot.

Ô vous en qui moins de beauté, plus d’âge,
Ont de mon art exigé plus d’usage,
Parez l’autel où doit fumer l’encens ;
Touchez le cœur, mais attachez les sens :
Dérobez-nous sous des ombres discrètes
L’intérieur des premières toilettes.
Des soins prudents et des besoins secrets
L’œil du matin verra tous les apprêts.
Que la parure, habile enchanteresse,
Sous ce qui plaît dérobe ce qui blesse.
Qu’un sein trop humble, à sa place arrêté,
Offre un amour de son frère écarté.
L’art des atours compose en apparence
Un port brillant dans sa juste élégance :
Il donne, il cache, il place l’embonpoint,
En modelant les formes qu’on n’a point.
Voyez l’iris qui colore un nuage :
Usez ainsi mais tempérez l’usage
D’un incarnat à Cythère apprêté,
Ame du teint, pastel de la beauté.
Dans une glace, école du sourire,
De vos attraits établissez l’empire ;
Et, de l’art seul tenant ce qu’il leur faut,
Faites rougir la nature en défaut.
Lorsqu’on a fait la conquête d’une ame,
L’art plus savant est de nourrir sa flamme.
Je sais qu’amour, en ses jeux inconstants,
Est, pour s’enfuir, ailé comme le temps ;
Même à jouir s’use la jouissance.
De deux amants, l’un plutôt en balance
Perd l’équilibre, et, lassé d’être heureux,
Pour trop brûler, n’a bientôt plus de feux.
Suivez de l’œil ces jeunes hirondelles
Qui fendent l’air en se touchant des ailes ;
Des deux oiseaux partis du même essor
L’un est tombé quand l’autre vole encor.
Éveille-toi, daigne encor me connoître,
Peuple amoureux : peux-tu cesser de l’être ?
Le péril suit un amant jusqu’au port ;
S’il s’y repose, il sommeille, et s’endort.
Pour l’exciter, cherchons-lui des obstacles :
Par eux l’amour opère ses miracles.
Heureux qui craint les chaînes d’un époux,
Les yeux d’un père, et les pas d’un jaloux !
L’amant glacé qui jouit sans contrainte
Voit sans plaisir ce qu’il obtient sans crainte ;
Et le stylet, l’escalade et la nuit
Prêtent un charme aux beautés que l’on suit.
L’envie, Argus, et Junon irritée,
Rendent plus belle Io persécutée.
Le tête-à-tête, au début si charmant,
Passe à la fin du délire au tourment.
On s’est tout dit, et l’amante s’accuse
Près de l’amant bégayant une excuse.
D’un peu d’absence inquiétez l’amour,
Et vendez-lui le plaisir du retour.
Craignez des nuits la langueur redoutable :
Il n’est qu’un temps pour la trouver aimable.
Quand du plaisir le trait est émoussé,
Plus d’un athlète, avant l’aube glacé,
Attend le jour, se morfond et se gêne :
Il faut un dieu pour une nuit d’Alcmène.
Par un utile et dangereux secours,
La jalousie aide encore aux amours.
Mais n’aimons pas comme on dit qu’on déteste ;
Fuyez ce monstre à qui tout est funeste,
Qui, n’écoutant qu’un soupçon orageux,
Se plaint des ris, s’effarouche des jeux.
Le nom d’amour est du fiel en sa bouche ;
Sa main flétrit les roses qu’elle touche ;
Tout l’empoisonne ; et, malgré sa noirceur,
Du tendre amour elle se dit la sœur.
Ah ! Connoissez une autre jalousie :
D’amour, d’espoir, et de crainte saisie,
Les yeux en pleurs et les cheveux épars,
Levant au ciel le feu de ses regards,
Sans invoquer Médée et sa magie,
Sa douce voix soupire une élégie ;
Le prompt oubli succède à son erreur ;
Tendre à l’excès, elle aime avec fureur,
Soupçonne, éclate, accuse, mais pardonne,
Et rend heureux Pâris aux pieds d’Oenone.
Telle n’est point la tempête des airs,
Lorsque Junon, parcourant l’univers,
Met tout en feu pour un époux volage :
Mais telle iris, plus calme en son nuage,

En soupirant verse encore des pleurs,
Revoit son astre, et reprend ses couleurs.
Souvent l’humeur d’une maîtresse altière
Fait d’un reproche une rupture entière.

Je n’ose aussi prescrire à deux amants
L’art dangereux des raccommodements.
Pour ranimer un feu que le temps glace,
Paroissez craindre un coup qui vous menace.
Le sentiment, foible, éteint à moitié,
Renaît bien vite aux pleurs de la pitié.
Je le redis enfin : que le mystère
Soit à l’amour un rempart salutaire.
Ce dieu sera vainqueur de tout effort
S’il s’y retranche, et vaincu s’il en sort.
Qu’à pas comptés la sûreté vous guide ;
Au bout du monde est le palais d’Armide :
Et quand l’amour vole au sein de Psyché,
C’est un désert où l’amour est caché.
Tel est, Daphné, l’encens que je t’adresse ;
Je dis mon culte, et voile ma déesse.
Sous un nom feint le tien est adoré,
Et de nos feux l’asile est ignoré.
Pour y tracer la volupté suprême,
Je te peindrai, toi, la volupté même.
Accourez tous, amants faits pour m’ouïr :
J’ouvre les cieux, et j’enseigne à jouir.