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L’Art de corriger et de rendre les hommes constants/01

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Marie-Anne-Geneviève Ballard Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 1-12).

L’ART
DE CORRIGER
ET DE RENDRE
LES HOMMES CONSTANS.

CHAPITRE Ier.

Le jaloux corrigé.


IL n’est donc point de confiance, s’écria un jour Euphrosine, après avoir lu un billet, au moment qu’entra la vieille, mais l’aimable Eudoxie. — Point de confiance répéta son amie ? Ah ! ma chère Euphrosine, il dépend de nous de rendre les hommes constants. Euphrosine soupira, Eudoxie sourit.

Eudoxie, dont l’esprit & la beauté avoient subjugué plus d’un cœur, voulut savoir la cause du chagrin de son amie, afin de lui donner les conseils que l’expérience accompagne ordinairement de succès.

— Confiez-moi vos peines, lui dit-elle ; de qui est ce billet ?

— Du plus perfide des hommes.

— Je ne le condamne cependant pas avant d’être sûre s’il a tort.

Euphrosine étoit à sa toilette, elle renvoya ses femmes, & les deux amies passèrent ensemble dans un boudoir.


Histoire d’Euphrosine.


Dans le nombre d’Amants, qui m’offrirent leur hommages, je distinguai le Comte de d’Arceau ;

— Quoi, ce jaloux ?

— Ne m’interrompez-pas ma chère amie.

D’Arceau me rendit les soins les plus assidus ; chaque jour sa passion parut prendre de nouvelles forces ; mais son respect l’empêchoit de me la déclarer. Je fus assez clair-voyante cependant pour m’en appercevoir, & ne concevois pas ce qui l’obligeoit à garder si long-temps le silence. Déterminée d’en avoir l’aveu, je lui facilitai toutes les occasions pour arracher enfin ce secret qui flattoit ma vanité.

Je feignis un soir d’être malade, & ne me rendis point dans la maison où nous étions engagé à souper. Le Comte ne manqua pas de passer chez moi, comme nous en étions convenus, & ne fut pas fâché je crois de ce contre-temps.

Après quelques propos indifférents, je tournai habilement la conversation sur un sujet, où mon amour propre étoit plus intéressé que mon cœur ; car j’en conviens, jusqu’alors je ne l’aimais pas ; ce ne fut que dans la suite qu’il parvint à m’inspirer un sentiment plus vif.

À force de le questionner ; il se hazarda enfin à prononcer ce terrible mot, je vous aime. Il me le dit si passionnément que mon cœur en fut un moment ému ; il crut s’appercevoir dans mes yeux d’une sorte de sensibilité, où tout sans doute peignoit la satisfaction de mon triomphe.

Dès ce moment d’Arceau ne me quitta plus, ma société devint la sienne, sans cesse avec lui, je m’habituai à l’aimer, & nos jours s’écouloient dans un délire continuel.

Cependant la décence exigeoit que je ne renonçasse pas entièrement à mes amis. Vous savez, ma chère, que depuis long-temps, ma maison a toujours été le rendez-vous de tout ce qu’il y a de plus séduisant dans les deux sexes à Paris. Le comte en prit quelquefois ombrage. Lorsque nous étions seuls, il ne manquoit pas de se plaindre de la contrainte où il étoit, pendant qu’un cercle nombreux m’environnoit.

Il me nomma bientôt un homme dont les regards tendres l’inquiétoient ; il m’engagea à le voir moins souvent, me pria de lui accorder ce sacrifice, & parvint adroitement à lui faire refuser l’entrée de ma maison.

Toutes les personnes les plus aimables de ma société, subirent successivement le même sort. À chaque sacrifice que j’en faisois, c’étoient de nouveaux transports, j’étois une femme adorable, & rien ne manquoit à son bonheur. Mais sa jalousie ne se bornait pas aux hommes ; les femmes réveilloient ses soupçons inquiets. Il devint triste, rêveur, ses soupirs annonçoient un violent chagrin, sa santé même parut en souffrir ; à force de m’informer du sujet de ses peines, il m’apprit enfin que sa passion ne lui permettant plus de se taire, il seroit forcé de renoncer au plaisir de me voir aussi long-temps que je recevrois deux femmes, avec lesquelles j’étois liée depuis l’enfance.

— Ah ! mon ami, m’écriai-je, je n’hésiterai jamais entre ces femmes & vous ; je sacrifierois tout mon sexe à votre tranquillité : exigez mon cher Comte, il n’y a rien que je ne fasse pour conserver des sentimens qui font mon bonheur…

— Qu’avez-vous fait, lui dit Eudoxie avec humeur ? Jamais il ne faut donner tant d’empire aux hommes, c’est le moyen de les rendre inconstants.

— Mais j’aimois d’Arceau.

— D’accord ; mais il ne falloit pas le lui dire. Ignorez-vous que la dissimulation & les détours, sont les armes de notre sexe ? Nous ne régnons qu’en usant de stratagême ; mais continuez votre récit.

Le Comte reprit, Euphrosine devint chaque jour plus jaloux, n’ayant plus de rivaux, ni les conseils de mes amies à craindre, mes femmes & mes gens l’inquiéterent. Nouvelles plaintes, nouveaux ombrages, rien ne le rassuroit. Après avoir nourrie sa passion avec tant de soin, je ne pouvois pas raisonnablement lui refuser la satisfaction de changer ma maison ; je ne pris à mon service que les personnes qu’il approuvoit, & me flattois d’avoir réussi à le rendre content : mais il restoit un autre sacrifice, sans lequel il étoit impossible d’y parvenir. Ma parure étoit trop recherchée : une femme qui n’a de prétention qu’à plaire à un seul homme n’est pas coquette…

— Consentîtes-vous à cette bizarrerie ?

— Après bien des réflexions j’eus encore cette complaisance…

— Dites plutôt cette faiblesse. Mais après tant de soumissions, qu’est-ce qui a pu vous brouiller ensemble ?

Mon rouge.

Eudoxie partit d’un grand éclat de rire ; je vous avoue continua Euphrosine, que, jamais je n’ai pu consentir à paroître dans le public, comme une bourgeoise

— Je conçois fort bien, lui dit Eudoxie, qu’une femme peut sacrifier ses amis, ses goûts, même les gens qui lui sont attachés depuis long-temps ; mais espérer qu’elle vous sacrifie l’éclat de sa beauté, c’est une présomption ridicule. D’Arceau n’y songeoit pas, il est d’une maladresse incroyable, s’attendoit-il à un pareil abandon ?

— J’allois y consentir, & l’engageai même par un billet que je lui ai écrit hier au soir, à venir chez moi ce matin ; voici la réponse que j’en reçois.


Billet.


« Il vous falloit donc huit jours Madame pour vous décider à une chose qui n’a de valeur, que par la promptitude qu’on met à l’accorder ? Si vous n’attachiez pas un plaisir infini à prodiguer à mes rivaux les charmes d’une figure, qui ne doit trouver d’autre satisfaction qu’à me plaire ; il vous eût été indifférent d’avoir de la beauté pour les autres.

Je sens que ma présence n’est gueres nécessaire à votre bonheur. Quand on peut se passer une semaine de mes visites, on peut s’en priver sans regrets toute la vie. Adieu Madame, je ne puis, ni ne dois m’exposer plus long-temps à des refus ».

d’Arceau.

— C’est de votre faute

— Comment, vous me blâmez ?

— Sans-doute. Du moment que d’Arceau obtint un sacrifice, il en méditoit un second, & ainsi du reste. Espériez-vous qu’un jaloux s’arrêtât en si beau chemin ? Vous flattiez trop bien ses caprices. Dès l’instant qu’il ne trouvoit plus les mêmes complaisances, vous le rendiez inconstant. La constance n’est pas d’être aimé éternellement, un tel prodige n’existe pas ; mais elle consiste à ne pas être négligée, quittée même, que lorsque cela nous convient. Une femme habile se ménage ce droit comme le privilége de notre sexe. S’il en arrive autrement, les hommes comme des séditieux empiètent sur les prérogatives de notre empire. Si vous prétendiez continuer à régner dans le cœur de d’Arceau, il falloit vous y prendre différemment. Il falloit feindre d’être plus jalouse, plus exigeante que lui, ne lui laisser jamais un moment de repos : vos prétendus défauts auroient corrigés les siens, & vous l’auriez subjugué. Combattre de tels caracteres avec leurs propres armes, est le seul moyen de les rendre dociles & constants. Euphrosine goûta les raisons de son amie, & profita dans la suite de ses conseils.

Quelque temps après elle épousa le Baron de Semante, connu dans tout Paris pour l’homme de France le plus jaloux. Malgré les chagrins qu’elle avoit déjà essuyés d’un tel caractere, elle ne craignit pas d’accepter sa main. Elle le guérit si bien de ce défaut en suivant les préceptes d’Eudoxie, qu’elle parvînt à le rendre l’homme le plus confiant de son siecle ; ils vécurent ensemble dans une union parfaite, sans avoir besoin de consulter les maximes qui se trouvent dans l’Ouvrage intitulé, l’Art de rendre les femmes fidelles.