L’Art de corriger et de rendre les hommes constants/05

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Marie-Anne-Geneviève Ballard Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 85-131).

CHAPITRE V.

Histoire de la Comtesse d’Alfosse, ou le Libertin corrigé.


LE Comte d’Alfosse, élevé avec la plus grande réserve, peu de temps après son mariage, donna un libre cours à toutes ses passions, celle pour les femmes l’emporta & l’égara.

S’il avoit joui dans sa première jeunesse d’une honnête liberté, reprit Eudoxie, cet inconvénient n’auroit peut-être pas eu lieu. Mais continuez.

Il conserva néanmoins pendant quelques temps l’apparence de tous les égards pour sa femme. Madame d’Alfosse, comme vous sçavez, est plus aimable que belle, & possède les qualités qui attacheroient tout autre qu’un libertin.

D’Alfosse eut un fils, & dès ce moment, ne s’occupant plus d’assurer son nom à la postérité, il changea de conduite avec sa femme, qu’il laissa vivre à sa fantaisie, afin de jouir de la même liberté.

Naturellement sage, Madame d’Alfosse n’en abusa j’amais ; l’exemple de son mari, n’eut aucun pouvoir sur elle. Elle conserva, au milieu du grand monde, les principes d’une bonne éducation, & employa tous ses moments à l’éducation de son fils, auquel elle ne cessa de prodiguer les plus tendres soins.

L’intimité d’Alfosse, avec quelques jeunes gens fort libertins, l’entraîna bientôt en mauvaise compagnie ; la liberté d’y vivre sans contrainte lui fit éviter la bonne société où il s’ennuyoit. Son peu d’expérience l’exposa à tous les pièges que lui tendoient ceux qui l’entouroient ; il entretint à grands frais leurs maîtresses ; & après en avoir été la dupe, il ouvrit enfin les yeux.

Ennuyé des filles, il prit du goût pour les femmes-de-chambres. Sous une apparence de réforme, il suivit Madame d’Alfosse chez toutes ses amies, s’y insinua adroitement, fut admis aux toilettes ; & en faisant sa cour aux unes, il eut occasion de s’arranger avec les autres : il n’épargna pas même celles de sa femme : il corrompit les plus sages, partagea les faveurs des plus faciles avec ses laquais, & faisoit renvoyer les plus cruelles.

La Comtesse, instruite de la conduite de son mari, s’en plaignit hautement, elle n’obtint d’autre réponse que celle-ci : « Je serai tout à vous à quarante ans ».

Cruelle attente pour une femme qui aime son mari, s’écria Elvire ! Il me paroît que le bonheur cesse de l’être, dès qu’on ne l’envisage qu’en perspective. Il en est du bonheur comme d’un impromptu, reprit Eudoxie il n’a de piquant qu’au moment où il naît.

Cependant d’Alfosse, continua Euphrosine, se lassa bientôt de ce genre d’intrigues. Briguant des conquêtes plus brillantes, il s’adressa aux femmes galantes. La vanité d’en avoir plusieurs sur son compte donnoit un nouveau sel à ces sortes de liaisons ; mais la disgrâce suivit de si près la victoire, qu’il n’osa presque plus se vanter de son triomphe.

Une sorte d’apathie s’emparoit alors de tous ses sens ; il lui falloit des objets plus neufs pour le tirer de l’engourdissement qui l’absorboit.

Sa femme étoit à une terre, près d’Amiens, chez la Marquise d’Aimeville, sa parente. D’Alfosse prend fantaisie de s’y rendre, espérant d’y trouver quelque nouvel objet utile à ses desseins. On le reçoit à merveille, tout le monde félicite tout bas la Comtesse du retour inattendu de son mari ; elle se flatte qu’il est enfin revenu de son erreur ; mais lorsqu’ils étoient seuls, rien ne prouvoit cependant cet heureux changement.

D’Alfosse, naturellement gai, voulant tirer parti de son séjour à Aimeville, proposa de jouer la comédie. On y consentit ; d’accord sur le choix des pièces, on distribue les rôles, toutes les femmes prétendent à celui d’amoureuse, le Comte jouoit les amoureux.

Les brigues, les disputes, désunissoient toute la société, & la comédie manqua de n’avoir pas lieu. Mais la Marquise s’avisa d’un stratagème qui mit tout le monde daccord. Elle se chargea du rôle, le fatal sujet de tant de querelles, & commença par Nanine. — Quoi ! cette vieille folle, s’écria Eudoxie en riant ; mais elles est de mon âge. Comment fit-elle pour cacher sa taille énorme ? — Elle s’habilla en enfant, se couvrit la tête d’une quantité de cheveux postiches, qui badinoient négligemment sur ses épaules ; & mit fort peu de rouge. Lorsqu’elle parut sur la scène, on eut peine à étouffer les éclats de rire, & l’on n’épargna pas, comme vous vous l’imaginez, les plus sanglantes épigrammes. — Cela doit être. Quand une femme oublie la dignité de son âge, elle doit s’attendre à de telles aventures. Mais nous voilà déjà à la comédie, & nous ne savons encore rien de l’assemblée qui la composa ? — Toute la province. Madame d’Aimeville voulant rendre son triomphe plus complet, envoya une invitation circulaire à dix lieues à la ronde. Chacun s’empressa d’y venir, elle avoit eu soin d’avertir qu’elle joueroit le rôle de Nanine.

Parmi les curieux, il se trouva le Chevalier de Blezac avec sa fille. Il vivoit dans une heureuse médiocrité à deux lieues du Château. Malgré les armoiries d’une longue suite d’ancêtres illustres, qui ornoient son blazon, & les services réitérés qu’il avoit rendus à la France, le pauvre Chevalier ne put obtenir une pension, qu’il avoit si justement méritée ; son peu de fortune ne lui permettant pas de l’aller solliciter à la Cour.

Mademoiselle de Blezac, âgée de treize ans, possédoit tous les charmes de notre sexe. Imaginez-vous Hébé, avec tous les traits, & les grâces de Vénus. L’innocence & la modestie, relevoient encore l’éclat de tant de beautés. Elle fixa les regards de toute. l’assemblée, & n’échappa point à l’œil perçant de d’Alfosse. Il sembloit lui adresser les vers les plus passionnés, & jouoit son rôle à merveille. Madame d’Aimeville s’attribuant un effet si marqué, se surpassoit en mines enfantines. Jamais farce n’égala cette comédie. Après le spectacle il y eut un bal. Mademoiselle de Blezac se fit encore remarquer dans le menuet.

D’Alfosse, sur ces entrefaites, avoit fait connoissance avec le Chevalier, son ton insinuant, gagna bientôt la confiance de M. de Blezac. Dans une longue conversation qu’ils eurent ensemble, d’Alfosse lui promit ses services à la Cour, & l’assura de lui faire obtenir sa pension ; lui fit même envisager l’espoir d’être revêtu d’une charge militaire dans la province. Le crédule Blezac se confondit en remerciemens, l’engagea à venir le voir, & à entendre la voix de sa fille, qu’elle accompagnoit merveilleusement de la harpe. Le Comte, pour mieux cacher son dessein (car il méditoit sans doute déjà son projet funeste), y répondit froidement. Il affecta même de ne pas parler avec Mademoiselle de Blezac.

Quelques jours s’écoulèrent avant qu’il se rendit chez le Chevalier, où il parut, comme par hazard ; il fut reçu avec la plus grande cordialité, Mademoiselle de Blezac déploya tous ses talents, & d’Alfosse se retira plus raffermi que jamais dans son dessein criminel.

On avoit pris jour pour un autre représentation ; une indisposition de l’amoureuse sembla devoir déranger ce projet. D’Alfosse, dont le ton tranchant faisoit la loi dans cette société, se récria si fort contre ce contretemps, qu’il obligea Madame d’Aimeville à céder son rôle.

Un matin, étant seul avec elle, après l’avoir entretenu de mille choses plaisantes, il lui parla tout-à-coup de comédie. Pour éviter la discorde parmi vos dames, que ne donnez-vous votre rôle à quelqu’un du voisinage, lui dit-il. Je n’y connois personne capable de me doubler dignement. Je conviens que cela est fort difficile : mais voyons, passons en revue toutes les femmes de la province ; à mesure que Madame d’Aimeville les nomma, d’Alfosse fit des objections. Après un instant de réflexion, la petite de Blezac nous conviendroit assez, lui dit-elle ; mais cela est si gauche, cela ne pourra jamais réciter un vers. — Si j’en avois le temps je l’entreprendrois. — Personne ne réussiroit mieux que vous. — C’est une corvée effroyable, il faudra lui répéter vingt fois la même chose, & peut-être qu’au bout de tout cela, ce ne sera qu’un talent médiocre. On vous a vue dans le même rôle, la comparaison ne sera pas avantageuse pour moi.

L’amour propre de Madame d’Aimeville, flattée de ce compliment, ou plutôt de cette épigramme, insista avec plus d’acharnement ; l’adroit d’Alfosse céda enfin comme par complaisance. Comment ferons-nous, lui dit-il ? Je ne puis passer mon temps à courir les champs pour instruire cette petite fille. — Nous la ferons venir ici. J’engagerai son père à l’accompagner, il sera trop heureux : cela vivote tristement dans sa petite tanière. Un peu d’aisance ne leur nuira pas. Je vais lui écrire, vous vous chargerez de ma lettre.

Cette lettre ne se ressentit pas du propos indécent qu’elle venoit de tenir, contre l’homme le plus vertueux de la province ; elle étoit au contraire conçue dans les termes les plus tendres & les plus pressants, le bon Chevalier y répondit par le plus vif empressement.

Il arriva le même jour avec sa fille. La marquise les reçut à merveille, on les logea dans un corridor isolé ; cette circonstance fut favorable aux desseins d’Alfosse.

Malgré la répugnance du Chevalier, à permettre à sa fille de jouer la comédie, il fallut céder aux instances de Madame d’Aimeville. Mademoiselle de Blefac apprit son rôle en peu de jours. Jusqu’alors d’Alfosse ne lui avoit donné des leçons qu’en compagnie ; cette contrainte dérangeoit ses projets. Il lui proposa un jour de lui faire répéter son rôle dans son appartement ; il ajouta qu’ils devoient y être seuls, & lui recommanda de garder le plus profond secret sur son dessein, afin de mieux surprendre la compagnie, lorsqu’il auroit perfectionné ses talents. La vanité la fit consentir à tout ce qu’il exigea à ce sujet.

Ils récitèrent leurs rôles avec tant de feu & de passion, que le cœur de la pauvre petite en fut ému. Lorsque le rusé d’Alfosse s’en apperçut, ah ! s’écria t-il, si des scènes froidement composées par un auteur indifférent vous touchent si vivement ; jugez, quelle impression ne vous feroient-elles pas, si elles étoient l’ouvrage d’un homme qui vous aime ?

— De mon papa je suppose :

— Croyez-vous qu’il n’y ait que lui qui vous aime.

— Je sais que Madame d’Alfosse a bien de l’amitié pour moi :

— J’en connois bien d’autres :

— Oh vous voulez parler de la Marquise & de toutes ces Dames, n’est-ce pas ?

— Oui : mais vous ne dites rien de moi. Me donnerois-je tant de peines si je ne vous aimois pas ? Je le vois bien, vous n’avez pas le moindre sentiment pour moi.

— Je vous assure que je vous aime de tout mon cœur, lui dit-elle. L’innocente Blezac prononça ces mots avec tant d’ardeur, qu’à peine d’Alfosse pût cacher ses transports. Il l’embrassa & lui prodigua les plus tendres caresses, & s’il n’avoit craint de nuire à ses desseins par trop de précipitation, il auroit peut-être abusé dès ce moment de sa confiance : mais il aima mieux prendre le masque de la vertu pour cacher son intention criminelle.

Ces répétitions mystérieuses continuèrent jusqu’au moment de la représentation ; en attendant il acheva d’échauffer l’imagination de cette pauvre fille. Elle joua son rôle si naturellement, qu’on douta si l’amour n’y avoit point autant de part que l’art du maître ; mais son âge la mit à l’abri du soupçon. Elle obtint les plus grands éloges, & chacun applaudit à un talent si précoce & si distingué.

La vanité est souvent l’ennemi le plus dangereux de la jeunesse. Enivrée des suffrages si justement mérités, Mademoiselle de Blezac ne respiroit dorénavant que comédies. Insensiblement la simplicité de ses mœurs s’altéra ; elle envia le bonheur de ceux qui habitoient la Capitale, & pour la première fois la campagne l’ennuya ; elle n’osa cependant communiquer à son père le désir qu’elle avoit de voir Paris, mais elle en parloit avec son ami d’Alfosse.

Il en fut enchanté ; ce désir s’accordoit trop bien avec ses desseins : pour l’y engager davantage, il lui fit les descriptions les plus séduisantes de Paris, lui parloit avec enthousiasme des plaisirs qu’on y goûtoit, des spectacles, des promenades, & de tout ce qui peut exciter la curiosité d’une jeune personne. Quelle différence, lui dit-il, de ce séjour à celui de la campagne ; belle comme vous êtes, vous y feriez l’idole de tous les cercles, les divertissemens naîtroient sous vos pas, tous vos momens seroient marqués par des fêtes.

Elle l’écoutoit avidement. Engagez mon père d’y aller, lui dit-elle, je suis sûre qu’il ne vous refusera pas ; il vous aime autant que moi. — Je le veux bien, mais je crains de ne pas réussir. Votre père déteste Paris ; si vous voulez me promettre un secret inviolable, je vous communiquerai un projet, qui, à coup sûr, produira son effet, & vous conduira bientôt dans ce charmant séjour. L’innocente Blezac promit tout.

Lorsque la Marquise quittera Aimeville, j’engagerai ma femme à venir vous prendre à l’insçu de votre père, lui dit-il : dès que vous ferez avec elle à Paris, il n’osera plus s’y opposer. Après cela nous le persuaderons si bien à venir vous y rejoindre, qu’il ne pourra plus s’en défendre. Vous relierez ensemble chez moi aussi long-temps qu’il vous plaira…

— Mais le jour où je partirai il faudra bien que mon papa le sache ; vous ne concevez pas combien il seroit inquiet.

— Que sont vingt-quatre heures d’inquiétude en comparaison du plaisir qu’il aura de voir son aimable fille chérie, recherchée par tout ce qu’il y a de plus distingué en France ? Il n’aura jamais eu autant de satisfaction dans sa vie. Il la convainquit si adroitement, qu’elle consentit avec joie au piège le plus dangereux que jamais la séduction tendit à l’innocence.

Ce secret cependant l’inquiéta ; elle devint triste, rêveuse, sa santé parut même en souffrir ; son père s’en apperçut, & s’en expliqua un jour avec elle ; mais elle élude si habilement ses réponses, qu’il ne put deviner la cause de son chagrin. Déjà la dissimulation commençoit à naître dans ce cœur, jusqu’alors si novice. Le Chevalier espérant que la tranquillité rétabliroit la santé de sa fille, prit congé de la Marquise, & partit. Mademoiselle de Blezac, en disant en larmes ; la Comtesse voulant calmer sa douleur, lui promit de la revoir bientôt ; la trop crédule enfant s’imaginant qu’elle parloit du projet de son mari, sourit & l’embrassa.

À peine fut-elle de retour dans la maison paternelle, que tout l’y ennuya ; la crainte d’y passer l’hiver la rendit secrette sur son prétendu voyage à Paris.

Le moment fatal approchoit où la séduction alloit plonger le poignard dans le cœur du plus tendre des pères.

D’Alfosse arrive un matin chez le Chevalier ; je viens prendre vos ordres, lui dit-il, nous partons demain pour Paris. Sa fille, qui fut présente, changea plusieurs fois de couleur. Je n’oublirai pas ce que je vous ai promis, ajouta-t-il, en la regardant adroitement & puis se tournant vers Blezac, je verrai le Ministre, lui dit-il, & j’ose vous assurer que je regarde votre affaire comme faite : mais il me faut ces papiers dont vous m’avez parlé, ce feront autant de titres pour appuyer vos droits.

Blezac fort, & d’Alfosse saisit cet instant pour avertir la petite de l’attendre le même soir à dix heures à la porte du jardin. Votre père sera instruit demain matin par une lettre, lui dit-il, on la lui remettra à son lever, par ce moyen il n’aura pas le temps d’être inquiet de votre absence. Elle fut enchantée de cette précaution, & attendit avec impatience l’heure du rendez-vous.

Au moment où son père se retira en l’embrassant, ses larmes manquèrent de tout révéler, mais le bon Chevalier attribua la tristesse de sa fille à des vapeurs, & la renvoya en la comblant de caresses.

Malheureux père ! pourquoi un génie propice à la vertu ne t’ avertit-il pas du danger de ta fille ? Faut-il que l’innocence soit si souvent la victime du crime ?

Cependant elle se rend en tremblant au lieu prescrit, d’Alfosse l’y attendoit : il lui donna la main, & la fit monter dans un carrosse à quatre chevaux. Ma femme est à Aimeville, lui dit-il, nous y allons de ce pas. On part, & nul soupçon ne trouble sa confiance.

Après quelque temps de marche, on arrête devant une maison, on y change de chevaux, Duval, valet-de-chambre du Comte, & complice de son crime, s’approche de la voiture, Madame est partie, dit-il, elle attend M. à Paris. — Elle ne pouvoit donc pas retarder son voyage d’un quart-d’heure, répond d’Alfosse avec un ton d’humeur : mais allons la rejoindre, nous y ferons bientôt.

Mademoiselle de Blezac, inquiète de n’avoir pas été assez exacte au rendez-vous, craignit que Madame d’Alfosse ne la grondât ; elle méditoit ses excuses, & les communiqua à ce perfide, pour qui cette aimable simplicité fut une jouissance anticipée.

Jusqu’alors il avoit observé la plus grande réserve, il commença par se hazarder à presser doucement Mademoiselle de Blezac dans ses bras, elle ne dit rien ; il approcha son visage du sien ; elle le repoussa : voici, dit-il en la ferrant tout-à-coup contre son sein, comment je tiens Madame d’Alfosse lorsque nous voyageons la nuit ensemble, & puis, il couvrit ses lèvres des plus ardents baisers. L’innocente Blezac rioit, & ne se lassoit de dire que son papa ne l’embrassoit jamais comme cela.

Voilà l’inconvénient, dit Eudoxie, d’élever les filles avec trop de simplicité. Il y a un âge où, en leur inspirant les principes de la vertu, il est nécessaire de leur faire connoître aussi le vice, de leur apprendre à éviter les piégés auxquels l’innocence n’est que trop souvent exposée. Pour les en garantir plus efficacement, il faut leur faire un tableau du vice, avec les couleurs les plus fortes, afin qu’il leur fasse une impression plus vive : l’horreur qu’une telle peinture inspirera aux jeunes personnes, passera bientôt dans un cœur où se conserve encore toute la pureté de la nature, & leur épargnera une foule d’erreurs & de regrets, trop souvent la suite de l’ignorance. Je tremble pour le dénouement de cette scène effroyable.

À la pointe du jour, reprit Euphrosine, la voiture arrêta devant une grande maison à deux lieues de Lille ; des femmes aussi méprisables que Duval vinrent recevoir Mademoiselle de Blezac au bas de l’escalier, & la conduisirent dans un fort bel appartement. Duval, l’intendant des plaisirs de son maître, les avoit instruites de son dessein. Elles disoient à Mademoiselle de Blezac que la Comtesse dormoit, & la prioient, en attendant son réveil, de prendre quelques moments de repos. Elle y consentit, & l’innocente s’endormit tranquillement dans la demeure du crime.

D’Alfosse n’entra chez elle que lorsqu’elle fut levée, soit que la fatigue du voyage l’en empêchât, ou que sûr de sa proie, il remit l’exécution de son projet à un moment plus convenable. Je suis fâché de vous apprendre une mauvaise nouvelle, lui dit-il d’un ton pénétré, ma femme a reçu ordre de partir sur le champ pour Versailles, & n’en reviendra que dans deux jours.

Mademoiselle de Blezac, affligée de ce retard, se plaignit beaucoup qu’on ne l’eût pas réveillée ; elle demanda si l’on avoit averti son père : & quand il arriveroit : demain, répondit l’artificieux libertin : cette réponse la rassura, & elle reprit bientôt sa gaieté ordinaire. En attendant que la Comtesse revienne, montrez-moi Paris, lui dit-elle. — Il faut, avant de sortir, que vous ayez des habillemens convenables ; vous aurez tout cela demain. Vous savez que je vous aime, & vous jugez, d’après cela, qu’il est de mon intérêt de ne vous présenter dans le monde qu’avec cet éclat dû à vos charmes.

Je veux en toute occasion vous donner les plus grandes preuves de tendresse, je vous promets que vous ne vous repentirez pas de m’avoir aimé. La pauvre petite se confondoit en remerciemens, & ne savoit comment lui témoigner sa reconnoissance.

On servit le dîner ; tous les mets étoient préparés avec des ingrédients propres à enflammer le sang.

Mademoiselle de Blezac se nourrissoit en riant de ces poisons pernicieux ; d’Alfosse observoit scrupuleusement l’effet qu’ils opéroient, & lorsqu’il s’apperçut qu’ils commençoient à faire impression sur ses sens, il en aida le pouvoir par des propos & des chansons indécentes : la pauvre Blezac n’y comprit rien. Il s’enhardit à des libertés qui commencèrent à allarmer sa modestie, plus elle en souffrit, & plus les désirs de l’infance d’Alfosse s’enflammoient, il ne douta plus de fa victoire, la vertu combattoit encore, mais elle eût été bientôt la victime de l’artifice, si un événement heureux ne fût venu à son secours. Avant de vous en parler, je dois vous entretenir du Chevalier, & de Madame d’Alfosse.

Le lendemain de l’enlèvement de Mademoiselle de Blezac, son digne père l’attendit comme de coutume à déjeuner. Voyant qu’elle n’arrivoit point il monta dans son appartement, la chercha dans toute la maison, s’en informa à ses gens, & parcourut tout le village, mais il ne découvrit aucune trace de sa malheureuse fille. Inquiet, désespéré, il alloit se retirer lorsqu’un homme l’approche, & lui dit qu’il a vu la veille, à dix heures du soir, un équipage prendre la route de sa maison : le Chevalier, frappé frappé d’un pressentiment funeste, se rend sur le champ à Aimeville ; il y trouve Madame d’Alfosse, lui communique en tremblant ses inquiétudes : la Comtesse lui répond qu’elle n’a point vu Mademoiselle de Blezac. — Où est votre mari, lui demanda-t-il ? — Il est parti hier au soir pour Paris : — Nous sommes trompés, Madame : je suis le plus malheureux des pères, s’écria-t-il douloureusement, & vous la plus infortunée des femmes ! Ma fille… votre époux… le scélérat !… il n’emportera pas tranquillement son crime au tombeau. Ah, Madame ! il a abusé de l’amitié pour mieux tromper ma vigilance… il a pris avantage de ma misère pour me dépouiller du seul bien qui me reste… Je vais me jetter aux pieds du trône ; je vais implorer la Justice du Roi contre le plus vil des hommes… Fille ingrate… Ses sanglots lui coupèrent la voix, il tomba évanoui sur le parquet.

La Comtesse fit tous ses efforts pour le secourir. Elle parvint à peine à lui faire reprendre ses sens. Lorsqu’il fut tout-à-fait remis, elle tâcha de l’adoucir en faveur de sa fille & de son mari. Quoique M. d’Alfosse se livre trop librement à son penchant pour les femmes, lui dit-elle, je ne le soupçonne cependant point capable d’un crime si atroce. Pour l’honneur de votre fille, étouffez encore vos plaintes, jusqu’à ce que vous connoissiez le coupable, j’ose vous affurer que Mademoiselle de Blezac ne l’est pas. Se pourroit-il qu’à quatorze ans elle eût pu consentir à quitter un père qu’elle aime ? Croyez-moi, Chevalier, il y a un mal-entendu dans tout ceci, quelqu’espiéglerie de son âge, dont vous ferez bientôt instruit. Mais pour vous tranquilliser entièrement, allons ensemble nous informer sur toutes les routes du voisinage quelles voitures y font passées depuis hier au soir.

Le Chevalier accepta la proportion de la Comtesse avec plaisir ; dans les plus grands malheurs le cœur conferve toujours un rayon d’espérance.

Ils montèrent ensemble en carrosse, & firent pendant quelque temps des perquisitions inutiles. Ils étoient au moment d’abandonner leur dessein, lorsque la Comtesse ordonna à son cocher de suivre la route de Flandre : à la première maison qu’ils rencontreront, ils recommencèrent leurs informations, on les envoya à la poste, c’étoit précisément celle où le Comte avoit changé de chevaux, & où Duval l’avoit averti que Madame d’Alfosse étoit partie.

Elle s’informe, un vieux postillon approche, & lui dit qu’il a eu l’honneur de conduire la voiture dont sans doute elle parle ; qu’il y avoit un Seigneur avec sa fille, qu’il les avoit vu l’un & l’autre à Aimeville, qu’il paroissoit furieusement pressé ; car pour m’engager à faire plus de diligence, continua-t-il, il ordonna à son valet-de-chambre de me payer grassement. — Quelle figure a ce valet-de-chambre lui demanda-t-elle ? — Dame, je ne pourrois guères vous le dire, mais si je le voyois, je gage que je le reconnoîtrois.

Aussi-tôt la Comtesse demanda à entretenir un moment le maître de poste, accordez-moi la permission d’ammener cet homme, lui dit-elle, je vous récompenserai l’un & l’autre au-delà de votre attente ; des affaires de la plus grande importance m’obligent à poursuivre l’homme dont il vient de me parler. Voici une bague de grande valeur, vous la garderez jusqu’à mon retour. Le maître de poste la refusa, il connoisoit la Comtesse, mais le postillon accepta cinq louis qu’elle lui donna, & avec la permission de son maître, il promit de la suivre par tout où elle auroit besoin de lui.

Après avoir renvoyé ses chevaux, elle en prit à la polie, & poursuivit sa route avec le plus grand succès.

À deux lieues de Lille un essieu de la voiture se cassa. Le jour déclinoit, leur embarras fut extrême : on envoya le vieux postillon chercher dans la campagne quelques gens qui pussent leur donner du secours. Après un quart-d’heure d’absence, il revint au grand galop ; il approche mystérieusement de la Comtesse, & lui dit, que dans une ferme assez près du grand chemin, il a vu le voleur quelle cherchoit, qu’il avoir devancé les paysants qui venoient raccommoder son carrosse, s’imaginant qu’il valoit mieux l’instruire de cette bonne nouvelle sur le champ, que de les accompagner.

Le vieux bon homme voyant l’empressement de Madame d’Alfosse, se figuroit qu’elle poursuivoit des voleurs ; il avoit en conséquence arrangé dans sa tête une histoire, dont rien n’auroit pu le dissuader.

L’appréhension de voir le crime de son mari puni, car elle le soupçonna l’auteur de cet enlèvement, donna à la Comtesse des forces surnaturelles, & malgré la fatigue de la journée, elle fut la première à engager M. de Blezac à se rendre à cette ferme, le conjurant cependant de ne pas s’abandonner à son juste couroux, si son mari étoit le coupable : il lui promit la plus grande modération.

Après une demi-heure de marche ils approchèrent de la ferme, & envoyèrent le postillon en avant, avec ordre de voir si celui qu’il appelloit le voleur y étoit encore.

Il retourna l’instant d’après, & cria de loin, « l’oiseau est envolé, mais nous le retrouverons bientôt, voici la tannière, dit-il, en montrant une maison, où toute la bande niche ensemble ; allons courage, Madame, allons, votre petite femme-de-chambre avec son galant pimpé, & ce grand Monsieur qui fait tant l’entendu, ne jouiront pas longtemps de vos dépouilles ! » Blezac frémit : la Comtesse put à peine l’empêcher de voler dans la retraite infortunée de sa malheureuse fille.

Lorsqu’ils furent près de la porte, elle le pria de l’attendre un instant & de lui permettre d’entrer feule. Nous ignorons jusqu’à présent, si les gens qu’on nous a indiqué, font réellement ceux que nous cherchons, lui dit-elle, laissez-m’en éclaircir la première. Elle prit autant cette précaution, pour éviter à son mari la punition qu’il méritoit, que pour épargner à Mademoiselle de Blezac le premier mouvement de colère, d’un père si grièvement offensé. Le Chevalier consentit, quoiqu’avec peine, à tout ce que la Comtesse exigeoit.

Elle entre, traverse la cour : dans le vestibule, rencontre Duval qui portoit deux flambeaux, elle en arrache un ; si tu fais le moindre bruit, il y va de ta vie, lui dit-elle, la Maréchaussée me suit ; dis moi dans l’instant où est ton maître, ou je te fais arrêter comme le complice de son crime.

Le scélérat lui montre une porte, & s’enfuit en tremblant. Elle l’ouvre, voit son mari aux pieds de Mademoiselle de Blezac ; celle-ci reconnoît la Comtesse, s’arrache des bras de d’Alfosse & vient se précipiter dans les siens. Il regarde, & voit sa femme.

La foudre ne produit pas un effet plus prompt. Honteux, confondu, il évite ses regards, il ose à peine respirer. Malheureux ! s’écrie-t-elle, en se jettant dans un fauteuil, non content de m’avoir fait gémir pour tes inconséquences, tu me forces à la fin de trembler pour tes crimes Qu’as-tu fait ? Tu déshonores ton nom. Ah mon fils ! Faudra-t-il que tu rougisses un jour de ton père ? Ce père criminel nous plonge à tous deux le poignard dans le sein.

Mademoiselle de Blezac étonnée, écoutoit, & n’osoit parler ; cependant au mot de père, ah ! Madame, s’écria-t-elle, où est le mien ? Sait-il que je suis avec vous à Paris ? — à Paris ! — Pauvre malheureuse, on t’a trompée, & c’est mon époux. — Oui, mon enfant, ton père fait ta retraite. — Il est ici.

Aussi-tôt elle demande à le voir, d’Alfosse supplie sa femme de lui éviter la rencontre de cet homme respectable, il lui confesse, que quoiqu’il paroisse coupable, il n’est cepandant pas entièrement criminel, & il la prie de ne conduire Mademoiselle de Blezac à son père, qu’après qu’il se sera retiré dans un autre appartement.

Cherchant à éviter une scène effroyable, elle fait passer son mari dans un cabinet, & l’instant d’après, elle va avec Mademoiselle de Blezac vers le Chevalier d’abord qu’elle voit son père, elle vole dans ses bras. La nature oublia dans ce moment l’offense, & ne prodigua que les plus tendres carresses.

Ils entrent dans ce fatal appartement ; la colère du Chevalier s’y réveille, il demande à sa fille qui l’a conduite dans ces lieux. Au nom de d’Alfosse, son indignation augmente, il demande à grands cris à voir le scélérat, le Comte paroît, je viens m’offrir à tes coups, lui dit-il ; frappes, & venges-toi. La Comtesse & Mademoiselle Blezac se saisissent du bras du Chevalier. Ne craignez rien, leur dit-il, fièrement, je n’ai jamais fouillé mon épée du sang d’un traître ; puis se tournant vers d’Alfosse ; par respect pour ta femme, je t’épargne la vie & même la punition des loix ; mais après avoir ravi l’honneur de ma fille, elle ira expier sa faute dans un couvent.

Madame d’Alfosse tâche de calmer la colère de ce père outragé. Ses prières ni ses larmes n’obtiennent rien. Mademoiselle de Blezac étoit aux pieds de son père ; d’Alfosse gardoit un profond silence. À la fin cependant il le rompit ; daignez m’écouter un moment, dit-il au Chevalier, je veux vous épargner des regrets. Votre fille est innocente ; je vous jure qu’elle conserve encore toute sa vertu ; mais en vous faisant cet aveu, je vous fais en même temps celui, qu’entraîné par la violence de ma passion, sans l’événement heureux qui vous conduit ici, j’aurois peut-être achevé mon crime. Exigez toutes les réparations auxquelles mon offense vous donne des droits, je m’y soumets dès ce moment. Je n’en connois qu’une qui puisse dignement réparer ton offense, lui dit Madame d’Alfosse ; c’est la main de ton fils… Ah ! Madame, il est du sang de ce traître, s’écria Blezac, & sera peut-être un jour aussi vicieux que lui. N’aggravez ses peines, lui dit-elle, laissez-vous attendrir par son repentir. Elle plaida si bien la cause de son mari, auprès du Chevalier, qu’elle parvint enfin à les réconcilier. D’Alfosse, transporté d’admiration, se jette aux pieds de sa femme. Que vos vertus vous donnent de supériorité sur moi, lui dit-il, elles feront dorénavant mon modèle. Je rougis de ne vous avoir pas imité, combien de honte & de regrets me serois-je épargné ! Oubliez le passé, je n’emploirai l’avenir qu’à réparer mes torts ; quittons cette maison, tout m’y retrace mon crime, partons tout de fuite pour ma terre ; trop heureux d’y unir mon fils avec Mademoiselle de Blezac ; que son digne père, en nous y accompagnant, mette le sceau à notre réconciliation. Mes remords vous vengent assez, lui dit-il, vous voyez ma honte, mon âme en est pénétrée. Blezac attendri, le prit par la main & l’embrassa. La Comtesse, convaincue qu’il pardonnoit sincérement à son mari, l’embrassa à son tour & lui prodigua les noms les plus tendres ; jamais on ne vit de scène plus attendrissante. Mademoiselle de Blezac passoit, des bras de son pere dans ceux de la Comtesse ; d’Alfosse osoit à peine la regarder, le souvenir de sa faute, contraignoit ses transports.

Au moment de partir, le Comte voulut savoir ce qu’étoit devenu le lâche Duval, on ne le trouva pas ; la crainte qu’une juste vangeance l’eût puni, l’avoit fait fuir sur le champ. On apprit depuis, qu’il s’étoit réfugié en Hollande ; qu’après y avoir commis plusieurs escroqueries, on l’avoit embarqué sur un navire qui faisoit voile pour les Indes ; d’Alfosse convint alors qu’il l’avoit volé plusieurs fois, mais qu’il n’avoit jamais osé s’en plaindre. Un même sort est réservé, dit Eudoxie, à tous les maîtres, dont le mauvais exemple corrompt les mœurs de ceux qui les servent.

Après avoir récompensé le vieux postillon, reprit Euphrosine, la Comtesse, son mari, le Chevalier & sa fille partirent ensemble. Blezac se rendit chez lui pour mettre ordre à quelques affaires, & appaiser les bruits désagréables, qu’avoient occasionnés l’absence de sa fille. D’Alfosse & sa femme se rendirent en Berry, où peu de temps après, arriva M. de Blezac. Il y trouva les deux époux si bien réconciliés, qu’il ne douta plus de l’heureux changement du Comte. On ne tarda pas à fiancer Mademoiselle de Blezac avec le jeune d’Alfosse ; & dans peu, l’on célébrera leur mariage.

Cette lettre annonce assez que d’Alfosse a commencé, une nouvelle carrière & que sa femme l’a enfin entièrement corrigé.

Voici encore un exemple, dit Elvire, dont toutes les femmes qui ont le malheur d’avoir des maris libertins ne peuvent guères profiter. — J’en conviens, répliqua Eudoxie, mais tous les libertins ne sont pas aussi criminels que d’Alfosse.

Le vice a ses nuances comme la vertu ; avant qu’il parvienne à son comble, on en peut arrêter quelquefois la fureur. Le plus sûr moyen, est une conduite sans reproche, beaucoup de complaisance, & une grande douceur. Mais il arrive souvent que ces Messieurs se corrigent sans notre secours. Ils ne font pas toujours dans leur printemps ; l’abus des plaisirs leur fait passer rapidement, de cette aimable saison à un automne prématuré, ils envisagent alors leur hiver en tremblant, & la réflexion nous sert quelquefois mieux, que toutes les maximes qu’on peut prescrire.

Il y a deux vices contre lesquels, je crois, tout l’art de notre sexe ne trouvera jamais de remède, l’avarice, & l’ivrognerie.

Le premier étouffe dans le cœur jusqu’aux germes de la vertu ; le second en détruisant la raison, ravale l’homme au-dessous des brutes. Je connois un exemple qui vous prouvera mieux que tout ce qu’on peut dire contre ce vice méprisable, combien il est dangereux, & com bien une femme en souffre, lorsqu’elle à le malheur d’être unie à un homme qui en est atteint. Mais je vous ra conterai cette histoire dans un autre moment. Pourquoi pas à présent, lui dit Elvire, j’ai tant de plaisir à vous entendre ? Vous en avez tout le temps, continua Euphrosine, il n'est pas deux heures, & nous ne dînons qu'à trois. Eudoxie aimoit à parler, elle consentit à satisfaire la curiosité de ses amies.

Vasse - L'art de corriger et de rendre les hommes constants, 1783 (page 139 crop)
Vasse - L'art de corriger et de rendre les hommes constants, 1783 (page 139 crop)