L’Art de diriger l’orchestre/02

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Librairie Fischbacher (p. 15-19).
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Sur ce sujet intéressant, le maëstro flamand Peter Benoit, qui a rompu plus d’une lance en faveur du nationalisme dans l’art, a énoncé des vues très justes et qui méritent d’être méditées. J’ai sous les yeux trois lettres de lui, extrêmement curieuses, où il expose toute une théorie sur le rôle de la nationalité dans l’interprétation à propos précisément de la symphonie en ut mineur[1].

M. P. Benoit estime qu’avant toute choses le chef d’orchestre doit se préoccuper de l’origine de l’auteur dont il a à diriger une œuvre ; le chef d’orchestre se renseignera, non seulement sur le caractère particulier de l’homme mais sur son éducation, sur le milieu dans lequel il s’est développé, et s’il s’est éloigné ou non des types et des formes propres à la caractéristique de la race à laquelle il appartient. Un compositeur allemand, par exemple, qui emprunte des formes italiennes, devra-t-il être interprété à l’italienne ou à l’allemande. La question a son importance. Elle ne peut être tranchée d’une façon générale. Il s’agira avant tout de savoir quelle est dans l’œuvre à diriger l’élément qui domine, de l’éclectisme ou de la race.

Le second élément dont M. Benoit veut que le chef d’orchestre se préoccupe est la personnalité et la pensée générale de l’artiste telle qu’elle se reflète dans l’ensemble de ses créations. Après cela, il s’agira de dégager l’idée propre à chaque œuvre. Il faut donc aller de l’homme à l’œuvre et de l’œuvre à l’homme.

À ce point de vue, on ne pourra oublier la situation particulière de l’artiste au regard des aspirations de l’époque où il a vécu, s’il est allé au delà ou s’il est resté en deçà. Ceci est important. Richard Wagner, dans sa brochure sur l’Art de diriger[2], à laquelle j’aurai à revenir ultérieurement, raconte qu’à Prague il avait entendu Dionys Weber[3] déclarer que la Symphonie héroïque était une monstruosité. « Et cet homme, dit-il, avait raison à son point de vue ; il ne connaissait et ne comprenait que le mouvement d’allegro de Mozart, et il faisait exécuter par les élèves de son Conservatoire tous les allegros de la symphonie héroïque comme s’ils étaient des allegros de Mozart. » De la sorte, la symphonie devait être, en effet, une chose dénuée de sens. C’est que Dionys Weber, comme la plupart des maîtres de chapelle de son époque, – et Beethoven s’en plaignit maintes fois avec amertume, – était absolument incapable d’embrasser complètement la pensée du maître, de comprendre tout ce qu’il avait entendu exprimer dans ses œuvres, lui, dont le profond génie reflétait et synthétisait en quelque sorte tout le mouvement intellectuel politique et social de son temps. Les grands poèmes symphoniques de Beethoven étaient incontestablement en avance, et de beaucoup, non seulement au point de vue de la forme musicale, mais aussi au regard de leur contenu poétique et philosophique, sur l’idée que les contemporains pouvaient avoir d’une composition musicale. Mieux au fait de ses intentions et de ses rêves, le chf d’orchestre moderne a pu ainsi apporter à l’interprétation de ses œuvres plus de profondeur, de relief, de couleur qu’on n’y mettait du vivant même de Beethoven, alors que les esprits n’étaient pas suffisamment préparés à cet art élevé. La postérité apprécie souvent le génie mieux que les contemporains. Cela est vrai surtout pour les génies véritablement novateurs ; ils ne sont généralement compris que très imparfaitement de leur vivant. Wagner en est le dernier exemple.

Tout cela, en somme, aboutit à la condamnation en ce qui concerne l’exécution orchestrale des prétendues traditions classiques. Elles sont rarement intelligentes. Sur ce point, M. P. Benoit est absolument d’accord avec Wagner. Pour Beethoven, par exemple, il y a une trentaine d’années, les traditions se composaient encore d’un ensemble de lieux communs imposés d’école à école par des musiciens partis de l’esthétique de Haydn et de Mozart, dont les conceptions symphoniques restent bien en deçà de l’élément passionnel et psychologique qui est dans Beethoven.

Il y a don une initiation à subir, des études littéraires à faire. Aussi rien n’est plus plaisant que de voir s’improviser chefs d’orchestre des musiciens qui s’imaginent naïvement qu’il suffit de battre plus ou moins correctement la mesure, d’observer fidèlement les nuances de piano et de forté notées dans les partitions pour accomplir leur tâche. Cette tâche, ingrate souvent, mais éminemment artistique quand elle est bien comprise, exige au contraire une éducation musicale et esthétique complète. Le maître de chapelle devrait être partout, non seulement le meilleur musicien de son orchestre, mais encore le cerveau le plus artiste. M. Benoit pense avec raison que les aspirants chefs d’orchestre, plus encore que les jeunes compositeurs, devraient beaucoup voyager, surtout à l’étranger, puisque c’est encore le moyen le plus simple de se mettre au fait des particularité musicales de chaque pays, de recueillir des données précises et exactes sur l’accentuation de la mélodie populaire, sur le caractère rythmique des danses nationales ; en un mot, de saisir sur le vif la forme primesautière de l’art de chaque peuple, laquelle se retrouve toujours plus ou moins nettement exprimée dans les compositions écrites.

Pour tout artiste intelligent, il y a d’ailleurs un intérêt constant et un haut enseignement dans la comparaison des manifestations et des expressions d’art des Différents pays. Tout ce qu’on pourra lire là dessus ne vaudra jamais la leçon pratique des choses.

Sur ce point, nous avons laver former et précieux du plus grand artiste de ce siècle, Richard Wagner. Dans sa brochure Sur l’Art de diriger, dont la partie polémisante a perdu quelque peu de son intérêt, mais qui est restée d’une actualité frappante pour tout le reste, Wagner reconnaît franchement que les plus précieuses indications au sujet du mouvement et de l’interprétation de la musique de Beethoven, il les avait reçues du chant plein d’âme et d’accent de la grande cantatrice Schrœder-Devrient, et plus encore de l’audition de la neuvième symphonie au Conservatoire de Paris sous la direction de Habeneck. Ce qu’il dit a ce sujet vaut la peine d’être cité.

  1. Ces lettres sont adressées à M. Charles Tardieu, à propos d’un article que celui-ci avait publié dans l’Indépendance belge. En 1881, M. Peter Benoit était venu diriger un Concert populaire à Bruxelles et il avait fait entendre notamment la symphonie en ut mineur. Son interprétation fut l’objet d’appréciations diverses ; mais personne ne se plaignit qu’elle eût été vulgaire ou banale. C’est à propos des observations formulées relativement à sa manière de comprendre la symphonie qu’il adressa à M. Tardieu les lettres auxquelles je fais allusion.
  2. Ueber Das Dirigiren, paru d’abord en brochure chez C.-F. Kahnt, à Leipzig, reproduit dans les Gesammelte Schriften und Dichtungen, tome viii, 325-399.
  3. Dionys Weber, ancien directeur du Conservatoire de Prague, chef d’orchestre réputé de son temps.