L’Art de diriger l’orchestre/03

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Librairie Fischbacher (p. 20-34).
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iii


Wagner raconte comment, dans sa jeunesse, assistant aux concerts déjà célèbres alors du Gewandhaus[1] à Leipzig, il éprouva fréquemment une profonde désillusion en écoutant, à l’orchestre, des ouvrages classiques qui, à la lecture au piano ou sur partition, l’avaient profondément ému. Puis il ajoute :

La vérité est que ces ouvrages n’étaient pas du tout dirigés au Gewandhaus ; sous la conduite du concertmeister (Ier violon) Matthæi, on les jouait comme au théâtre l’orchestre râcle l’ouverture et les entr’actes dans les pièces à spectacle… Comme on exécutait régulièrement, chaque hiver, toute la série des œuvres classiques, qui n’offrent pas d’ailleurs de bien grandes difficultés techniques, elles avaient fini par marcher avec beaucoup de précision et de franchise ; on sentait que l’orchestre les connaissait bien et qu’il éprouvait un véritable plaisir à rejouer chaque année ces pièces qu’il affectionnait.

Seulement, quand on en vint à la neuvième symphonie, les choses n’allèrent plus aussi facilement ; toutefois, on s’était fait un point d’honneur de la jouer régulièrement chaque année, et on la jouait. – J’avais copié de ma main toute la partition et j’en avais fait un arrangement à quatre mains. À ma grande surprise, chaque fois que je l’entendis au Gewandhaus, l’exécution me laissa les impressions les plus confuses, et j’en fus découragé à ce point, que pendant quelques temps je renonçai complètement à l’étude de Beethoven, tant mon esprit avait été troublé à son égard. Ce n’est qu’en 1839, après avoir entendu cette suspecte neuvième symphonie par l’orchestre du Conservatoire de Paris que les écailles me tombèrent des yeux ; je compris alors combien importait l’interprétation, et je me rendis compte tout de suite de ce qui avait conduit à l’heureuse solution du problème. L’orchestre (de Paris) avait su mettre en relief, dans chaque mesure ; la mélodie de Beethoven que mes braves compatriotes de Leipzig avaient complètement perdue de vue, et cette’’mélodie, l’orchestre la chantait. »

Wagner, pour expliquer comment l’orchestre d’Habeneck arriva à chanter la neuvième symphonie de Beethoven ajoute un peu plus loin :

Le musicien français est en un sens très heureusement influencé par l’école italienne à laquelle il appartient en réalité ; la musique pour lui ne se comprend que par le chant. Jouer bien d’un instrument, cela veut dire pour lui : bien chanter sur cet instrument.

C’est ainsi, conclut-il, que l’orchestre d’Habeneck fut le premier qui eût dégagé le melos de la symphonie.

En résumé, aux yeux de Wagner, c’est là l’essentiel : dégager le melos.

La compréhension exacte de la mélodie peut seule donner le sens exact du mouvement ; l’un est inséparable de l’autre, la mélodie détermine le mouvement. On ne saurait mieux dire. Seulement nous tournons ici dans un cercle vicieux. Toute mélodie doit avoir un caractère et ce caractère ne dépend pas seulement du dessin de la mélodie et du mouvement qu’on lui donne ; un troisième élément sert à le déterminer, c’est l’accent donné à ce dessin et à ce mouvement.

L’accent est en réalité l’âme de la musique. Une mélodie peut être chantée correctement et dans le mouvement exact sans être pour cela véritablement interprétée selon l’esprit, le sens profond qu’y a mis l’auteur ; il y faut encore l’accent, c’est-à-dire l’expression juste du sentiment dont elle est le revêtement. Sans accent, la musique est un bruit monotone, qui n’a pas de sens déterminé. Cet élément est si important que, sans en modifier le mouvement, le même dessin mélodique peut changer de caractère selon la façon de l’accentuer. Il n’est pas un chanteur qui ne puisse en faire à tout moment l’expérience.

Il importe donc non seulement que le chef d’orchestre indique le mouvement juste mais encore que les exécutants accentuent bien, c’est-à-dire qu’ils disent chaque phrase, selon le sens et le caractère qui lui appartiennent dans la composition.

Bien que dans son opuscule Sur l’Art de diriger, Wagner n’appelle l’attention que sur le melos et le mouvement, il cite cependant quelques exemples frappants qui démontrent l’importance de l’accent.

Il avoue ainsi que c’est écoutant le chant passionné et sûrement accentué de Schrœder-Devrient[2] qu’il eut l’intuition de l’interprétation à donner aux œuvres de Beethoven. Il signale à ce propos la cadence si émouvante du hautbois dans la deuxième partie de l’allegro de la symphonie en ut mineur que toujours il avait entendue exécuter


\relative c'''{
\override Staff.TimeSignature #'transparent = ##t
\time 10/4 
\clef treble
  g2^\fermata_\f\> f4\( ees d2 \grace { ees16 d c d } f4_\! ees\) d^\fermata
}


sans aucune expression. Essayez de la chanter, en tenant longuement le sol aigu surmonté du point d’orgue, en ayant bien soin d’observer la liaison sur toute la phrase, le decrescendo indiqué et le point d’orgue final ; elle acquiert aussitôt une tristesse émouvante que l’exécution instrumentale arrive bien rarement à réaliser. Il est clair, cependant, que c’est bien ainsi que Beethoven a dû la chanter en lui-même et que cette cadence entre deux points d’orgue est destinée à marquer une suspension, un arrêt dans le développement de son allegro, quelque chose comme un soupir, un regret, une aspiration douloureuse venant interrompre le flot tumultueux des pensées énergiques qui l’obsèdent. Combien de chefs-d’orchestre se doutent seulement de l’importance esthétique de ce détail !

Plus instructives encore sont les observations que Wagner formule à propos de l’interprétation de l’ouverture de Freyschütz qu’il dirigea un jour à Vienne, en 1864. Tout ce passage est à citer, car il peut encore servir de guide aux chefs d’orchestre qui ne massacrent que trop souvent, sans le vouloir évidemment, cet admirable poème symphonique.

À la répétition, raconte Wagner, l’orchestre de l’Opéra impérial de Vienne, sans conteste l’un des meilleurs du monde, se montra très déconcerté par mes exigences sous le rapport de l’interprétation. Dès le début, je dus me convaincre que l’adagio initial avait été pris jusqu’alors comme un andante facile et tranquille. Et ce n’était point là une tradition purement viennoise ; déjà à Dresde, dans la ville même où Weber avait dirigé son œuvre, je l’avais rencontrée auparavant. Lorsque dis-huit ans après la mort du maître, dirigeant pour la première fois le Freyschütz à Dresde même, sans tenir aucun compte des habitudes contractées par l’orchestre sous mon ancien collègue Reissiger, je pris le mouvement de l’introduction selon mon sentiment personnel, un vétéran du temps de Weber, le vieux violoncelliste Dotzauer se tourna vers moi et me dit avec gravité : « C’est ainsi que Weber le prenait ; voici la première fois que je l’entends de nouveau exactement. » La veuve de Weber, qui vivait encore à Dresde, me confirma également dans la justesse de mon sentiment en ce qui concernait l’exécution de la musique de son mari…

Ces précieux témoignages m’enhardirent à pousser à fond la réforme de l’interprétation de l’ouverture du Freyschütz lors de ce concert à Vienne. Je fis étudier complètement à nouveau cette œuvre connue jusqu’à la satiété. Sous l’impulsion délicatement artistique de Lewi, les cors modifièrent du tout au tout, sans se rebuter, le mode d’attaque employé jusqu’alors dans la tendre fantaisie champêtre du début dont on avait fait un morceau à effet, d’un éclat triomphant ; conformément aux indications de la partition, il s’ingénièrent à mettre dans leur chant le charme vaporeux voulu par l’auteur sur le doux accompagnement (pianissimo) des instruments à cordes ; une fois seulement, selon les prescriptions de l’auteur, ils enflèrent le son jusqu’au mezzo-forte pour le laisser se perdre ensuite comme doucement fondu, sans le sforzando traditionnel, sur ce dessin


\relative c''{
\override Staff.TimeSignature #'transparent = ##t
\time 4/4 
\clef treble
  g8. c,16 e2_> d4
}

qu’il suffit de délicatement accentuer. Les violoncelles aussi atténuèrent la véhémence habituelle de leur attaque du


\relative c'{
\override Staff.TimeSignature #'transparent = ##t
\override Staff.Rest.style = #'classical
\time 4/4 
\clef tenor
  r4 ees2\( d8. c16\)
}

sur le tremolo des violons, de manière à en faire une sorte de léger soupir, ce qui donne à la gradation qui suit sur le fortissimo sa signification effroyablement désespérée. Après avoir ainsi rendu à l’adagio initial toute sa gravité mystérieuse et frissonnante, je laissai son cours passionné au mouvement sauvage de l’allegro, sans égard pour l’interprétation plus tendre qu’exige le doux deuxième thème principal, certain que j’étais de pouvoir modérer de nouveau le mouvement au moment opportun, afin d’arriver insensiblement à celui qu’exige ce thème… Le chant longuement soutenu de la clarinette emprunté à l’adagio :


melody = \relative c''' {
     \override Staff.TimeSignature #'transparent = ##t
     \override Staff.Rest.style = #'classical
     \time 4/4 
     \clef treble
     \key ees \major
      g1~\( | g~ | g | ees | \stemUp bes2. g4 | f1~ | f | aes | \stemNeutral c2 r4 f4\) |
}
\score {
  <<
    \new Voice = "mel"
    {  \autoBeamOff \melody }
  >>
  \layout {
    \context { \Staff \RemoveEmptyStaves }
    indent = 0.5\cm
    \override Score.BarNumber #'stencil = ##f
    line-width = #120
    \set fontSize = #-1
  }
}
\header { tagline = ##f}

me permit de passer insensiblement de l’animation extrême du premier mouvement à un mouvement plus retenu, à partir de l’endroit où tous les dessins figurés se résolvent en sons soutenus (ou tremblés) : de la sorte, malgré le dessin intermédiaire de nouveau plus agité,


\relative c' {
     \override Staff.TimeSignature #'transparent = ##t
     \override Staff.Rest.style = #'classical
     \time 4/4 
     \clef treble
     \key ees \major
       d8( f) aes bes ces( aes) f ees | 
}

on arrivait à la cantilène en mi bémol majeur, si bien préparée ainsi, par les nuances les plus délicates du mouvement principal toujours maintenu.

Ensuite j’exigeai que ce thème


\relative c'' {
     \override Staff.TimeSignature #'transparent = ##t
     \override Staff.Rest.style = #'classical
     \time 4/4 
     \clef treble
     \key ees \major
       bes2_\p\( a8 bes c bes | ees2 d8 ees f ees | g2 f8 ees d c\) | c2( bes4)
}

fût joué uniformément piano, – donc sans la vulgaire accentuation qu’on donne habituellement à la marche ascendante de la figure, – et qu’on observât à l’exécution la liaison marquée ; il ne faut donc pas jouer ce passage ainsi :


\relative c'' {
     \override Staff.TimeSignature #'transparent = ##t
     \override Staff.Clef #'transparent = ##t
     \override Staff.KeySignature #'transparent = ##t
     \time 4/4 
     \clef treble
     \key ees \major
       bes2_\p\<\( a8 bes c bes\) | ees2_>\( d8 ees f ees\!\) | g2\>\( f8 ees d c\!\) | c2( bes4)
}

Il me fallut, il est vrai, convenir de tout cela avec les musiciens, excellents d’ailleurs, de l’orchestre viennois ; mais le succès de cette interprétation fut si frappant qu’ensuite, pour ranimer de nouveau le mouvement à ce trait pulsatif


\relative c'' {
     \override Staff.TimeSignature #'transparent = ##t
     \time 4/4 
     \clef treble
       s8 b8-.\mf a-. g-. f( e!) des'-. c-. | b( a) a'-. f-. e( d) c'-. b-. |
}

il me suffit d’une légère indication pour retrouver à la rentrée de la nuance la plus énergique du mouvement principal, au fortissimo suivant, tout l’orchestre plein du zèle le plus intelligent.

Il ne fut pas aussi facile de faire valoir, dans toute son importance pour l’interprétation, et sans ébranler le sentiment juste du mouvement principal, le retour plus serré du contraste entre les deux motifs si fortement opposés ; ce contraste se concentre en des périodes de plus en plus courtes jusqu’à la tension extrême de l’énergie la plus désespérée de l’allegro proprement dit, à son point culminant :


\language "italiano"
melody = {
  \override Staff.TimeSignature #'transparent = ##t
  \override Staff.Rest.style = #'classical
  \clef treble
  \key mib \major
  \time 4/4
    << 
      \relative do''' { 
        \voiceOne   
        r4 r8 <do do,>8 <do do,>2( | <do do,>2) <do do,> | \break
        <mib mib,>1 | <do do,> | s4
      }
     \new Voice 
     \relative do'' { 
       \voiceTwo 
       do8 do, re mib fa mi fa sol | lab sol lab si do si do re | \break
       mib re mib fa sol fad sol si | \once \override NoteColumn.force-hshift = #2.5 do si do re mib re mib fa | fad4
     }
    >>
    \bar "||"
     }
\score {
  <<
    \new Voice = "mel"
    {  \autoBeamOff \melody }
  >>
  \layout {
    \context { \Staff \RemoveEmptyStaves }
    indent = 0.0\cm
    \override Score.BarNumber #'stencil = ##f
    line-width = #120
    \set fontSize = #-1
  }
}
\header { tagline = ##f}

C’est à ce passage précisément que la modification toujours activement rationnelle du mouvement produisit les plus heureux effets.

Les musiciens de l’orchestre se sentirent encore une fois très surpris dans leurs habitudes lorsqu’après les accords en ut majeur, magnifiquement soutenus et les pauses générales qui les encadrent d’une façon si suggestive, je pris de nouveau la rentrée du deuxième thème, devenu maintenant un chant triomphal, non pas dans le mouvement violemment animé du premier allegro, mais dans la nuance plus modérée de ce mouvement.

C’est une habitude, en effet, dans nos exécutions orchestrales, d’accélérer le thème principal à la fin du morceau ; il ne manque plus que les claquements du fouet pour se croire au cirque. Souvent, il est vrai, les compositeurs ont voulu cette accélération du mouvement à la fin de leurs ouvertures ; et elle est très rationnelle lorsque le thème d’allegro principal occupe le premier plan et célèbre en quelque sorte son apothéose ; la grande ouverture de Léonore, de Beethoven, en offre un exemple célèbre.

Il arrive, toutefois, généralement, que l’effet de la rentrée de l’allegro renforcé se trouve complètement détruit parce que le chef d’orchestre n’a pas su modifier le mouvement principal (c’est-à-dire, le retenir à temps), selon les exigences des diverses combinaisons thématiques ; le mouvement est déjà arrivé à une rapidité telle qu’il exclut toute gradation nouvelle, à moins d’exiger des archets qu’ils se livrent à un assaut de virtuosité exagérée. J’ai l’orchestre de Vienne accomplir un pareil tour de force. J’en fus plus étonné que ravi. Il n’y a d’autre raison à ces excentricités que la faute grave commise tout d’abord en accélérant outre mesure le mouvement dès le début. Aucune œuvre d’art ne devrait être exposée à de pareilles expériences, si l’on entend en donner une interprétation véritable.

Comment se fait-il, se demande finalement Wagner, que la conclusion de l’ouverture du Freyschütz soit expédiée de la sorte ? La chose ne peut s’expliquer pour lui que par l’habitude invétérée d’exécuter sans façon, au grand trot de l’allegro principal, cette deuxième cantilène devenue ici un chant de triomphe ; et il proteste avec autant d’énergie que de raison contre ce travestissement atrocement vulgaire d’un motif plein des élans de reconnaissance les plus passionnés d’un cœur de jeune fille religieusement épris.

Il raconte qu’à Vienne, l’impression produite par sa façon de la diriger fut si vive que les musiciens eux-mêmes avouèrent n’avoir pas connu l’ouverture auparavant, sans parvenir d’ailleurs à s’expliquer par quel procédé Wagner était arrivé à de si beaux résultats. Ce procédé ajoute-t-il, est très simple : c’est la modération du mouvement :

À la quatrième mesure de cette fougueuse et brillante entrée :


\relative c''' {
     \override Staff.TimeSignature #'transparent = ##t
     \time 4/4 
     \clef treble
      e4_\ff d8[ c] b( c) g-. e-. | c e g2 a8 g | f( d) b-. d-. f( d) g-. f-. | b1_>
}


je donnais au signe >, qui dans la partition paraît au premier abord un accent vide de sens, la signification voulue par le compositeur, à savoir celle d’un diminuendo, et j’obtenais ainsi une interprétation moins intense, une inflexion plus douce du dessin thématique principal


\relative c''' {
     \override Staff.TimeSignature #'transparent = ##t
     \time 4/4 
     \clef treble
      g2\( fis8 g a g | c2 b8 c d c\) |
}
  etc.
que je pouvais ensuite laisser se gonfler tout naturellement

jusqu’à la réapparition du fortissimo. Ainsi tout le motif tendre, préparé convenablement acquérait une expression passionnée et entrainante.

Autre exemple : Wagner raconte qu’à Munich il entendit un jour une exécution de l’ouverture d’Egmont de Beethoven qui ne fut pas moins instructive pour lui que ne l’avait été auparavant l’ouverture du Freyschütz.

Dans l’allegro de cette ouverture, le sostenuto redoutable et pesant de l’introduction :


\relative c'{
\time 3/2 
\clef treble
\override Staff.Rest.style = #'classical
  aes2-._\ff aes-. r4 r8 aes8 | bes2-. c-.
}


est repris en durée brèves comme première partie du deuxième thème ; un contre motif doucement reposé y répond :


\relative c'{
\time 3/4
\key aes \major
\clef treble
\override Staff.Rest.style = #'classical
  ees4_\ff ees r8 ees8 | f4 f r4 | 
  << { ees'4( bes des) } \\ { < g, ees>2._\p } >> | 
  << { ees'4( c aes') } \\ { \stemUp c, aes ees } \\ { \slurDown \stemDown aes( ees c) } >> |
}

À Munich, comme partout et d’accord avec la tradition classique, ce motif où s’opposent d’une façon si nette une terreur grave et un sentiment de bien être, était emporté comme une feuille morte dans le tourbillon d’un allegro continu ; pour ceux qui étaient assez heureux pour l’entendre, le motif avait ainsi l’air d’un pas de danse où, sur les deux premières mesures, le couple semblait prendre son élan, pour tourner ensuite sur les deux mesures suivantes comme dans un lændler (valse lente).

Quand Bulow eut un jour à diriger cette musique en l’absence du vieux chef tant fêté (Franz Lachner), je l’engageai à rendre exactement ce passage qui agit d’une manière frappante dans le sens voulu par le compositeur, si laconique en cet endroit, lorsque le mouvement jusque-là d’une animation passionnée, est modifié ne fût-ce qu’imperceptiblement, par une plus stricte observation de la mesure, de manière à donner à l’orchestre le temps moral d’accentuer cette combinaison thématique où l’on passe rapidement de la plus grande énergie à un sentiment de bien-être[3]. Comme, vers la fin du 3/4 cette même combinaison est traitée d’une façon plus large et acquiert une importance décisive, l’observation de cette nuance est indispensable et peut seule donner à toute l’ouverture un sens nouveau et le seul vrai. »

On voit avec quel souci du détail, un maître tel que Wagner examinait les moindres nuances des œuvres qu’il avait à diriger. Et en effet, l’on ne saurait assez y insister : de ces nuances dépend toute la diction musicale, qu’il s’agisse du chant proprement dit ou de musique instrumentale.

Les accents juste et l’accent juste ; tout est là.

À cet égard la musique a des lois aussi nécessaires que le langage. Dans celui-ci, le caractère, la force expressive d’une phrase dépend de l’accentuation alternativement renforcée ou atténuée des syllabes et des mots, selon la logique de l’idée ou du sentiment exprimés. De même, dans la musique, les nuances infiniment subtiles dont l’exécutant peut entourer l’émission du son d’abord, et varier ensuite celle des différents groupes de sons successifs qui constituent la mélodie, sont par leur emploi logiquement alterné et gradué l’élément principal de l’expression musicale.

Indépendamment de ces flexions propres à chaque mélodie et qui dépendent à la fois de la personnalité de l’auteur, des procédés en usage à l’époque où il vécut, des particularités rythmiques de la musique nationale dont, inconsciemment, il subit l’influence, il y a encore, dans un sens plus large, des accents qui remplissent au regard de l’ensemble de la composition le même rôle que les accents proprement dits jouent dans l’expression de chaque mélodie prise séparément. C’est un point que M. Deldevez met fort judicieusement en lumière dans son traité de l’Art du chef d’orchestre, en commentant précisément les observations de Wagner sur cette matière :

À l’exécution, dit-il, les auteurs demandent quelquefois de porter certains passages, certaines parties plus en dehors que d’autres malgré l’indication générale qu’ils ont employée et l’exactitude apportée par les exécutants. Ce moyen tout naturel en soi et à l’aide duquel le relief pour ainsi dire est donné à chaque point important, est comme la pierre de touche à laquelle on soumet toute idée et qui en détermine la valeur.

Pour reconnaître les mélodies sur lesquelles doit porter cette flexion plus incisive de la diction, qui demandent à être mises en relief, l’étude attentive de la partition ne suffit pas toujours : dans la musique moderne surtout, – et j’y comprends tout Beethoven, le Beethoven dégagé de Mozart et de Haydn, – il faut encore la connaissance du sujet traité par le compositeur, qu’il s’agisse d’une donnée fantaisiste ou d’une donnée dramatique. Le passage de l’ouverture d’Egmont cité plus haut est absolument caractéristique à cet égard. L’opposition voulue par Beethoven, et si mal rendue le plus souvent malgré la précision de ses indications (fortissimo et piano successifs), trouve sa véritable explication dans les péripéties du drame de Gœthe : l’idylle amoureuse d’un côté, de l’autre les fureurs de la guerre civile.

Malheureusement la notation musicale ne connaît qu’un nombre de signes graphiques très insuffisant pour marquer d’une façon claire et précise les subtiles nuances qui sont la vie même de toute composition musicale ; encore ceux qu’elle possède donnent-ils lieu fréquemment aux interprétations les plus divergentes. On en arrive parfois à se demander avec Wagner s’il ne vaudrait pas mieux qu’il n’y eût pas du tout de signes d’accentuation ni d’indications de mouvement, comme au temps du vieux Bach. On n’employait alors que très peu d’indications, et très sommaires. Bach pensait sans doute que celui qui ne comprenait pas son thème et sa figuration, qui n’en sentait pas en lui-même le caractère et l’expression, n’y verrait pas plus clair en lisant en tête du morceau une indication de mouvement en italien. Alors, à quoi bon !

En réalité, ce devrait être la règle : toute mélodie porte en elle-même son caractère, ou le reçoit des combinaisons harmoniques et rythmiques au milieu desquelles elle se développe. Pour guider le véritable musicien, il ne faut en tête des partitions que les très sommaires désignations spécifiques et génériques : allegro, adagio, presto, etc.

Dans la pratique, malheureusement, cela ne suffirait pas. Il y a si peu de chefs d’orchestre qui aient vraiment l’âme musicale, qui possèdent le sens, l’intuition de la musique ! On est bien obligé de multiplier sans cesse les indications métonymiques, les accents, les nuances, pour éviter les plus absurdes méprises. Correctement observées, elles peuvent tout au moins servir quelquefois à mettre sur la voie de la vérité un maître de chapelle incapable de la saisir par lui-même. Aussi ne peut-on assez recommander aux compositeurs d’être dans leurs indications aussi précis que possible.

Quant aux chefs d’orchestre, s’ils veulent être dignes de leur charge, leur premier devoir est d’étudier avec soin, dans leurs moindres détails, les partitions qu’ils ont à diriger et parallèlement, non subsidiairement, de se mettre au fait de l’esprit de la composition par l’étude de ses origines personnelles et de son point de départ poétique. La conduite de l’orchestre est un art si difficile que ce n’est pas trop exiger de celui qui s’y consacre la conscience la plus attentive, un travail d’assimilation constant et opiniâtre, sans parler des connaissances musicales indispensables.

L’orchestre est, quoiqu’on pense, le plus délicat et le plus docile des instruments. Tout ce qu’un chef habile voudra faire exprimer à son orchestre, il pourra le lui faire exprimer, pourvu qu’il le veuille. S’il est souvent vrai de dire : « tant vaut l’orchestre, tant vaut le chef », la proposition contraire n’est pas moins certaine : « tant vaut le chef, tant vaut l’orchestre ». Il n’est pas d’exécution fondue et harmonieuse qu’on ne puisse obtenir d’un corps de musique composé d’artistes même de force moyenne. Le seul obstacle qui résiste à la meilleure volonté et aux efforts les plus persévérants, est la mauvaise qualité des instruments ; contre des bois ou des cuivres de sonorité discordante ou vulgaire, il n’y a de remède que la suppression radicale. Avec des violons et des violoncelles même ne jouant pas absolument juste, on peut toujours obtenir l’illusion de la justesse.

Quand donc un chef d’orchestre se débat impuissant et s’écrie qu’il ne peut rien tirer de ses musiciens, qu’il rencontre de la mauvaise volonté, etc., n’en croyez rien : c’est le plus souvent qu’il est lui-même incapable.

  1. Gewandhaus, halle aux draps ; il y avait dans cet ancien hôtel de la corporation des drapiers une salle en ovale d’une sonorité exquise où se donnaient déjà des concerts du temps de Mozart et de Beethoven. Celui-ci s’y fit entendre comme pianiste au début du siècle. Plus tard, l’orchestre du Gewandhaus devint plus important. Sous la direction de Mendelssohn, en particulier, les concerts de la Halle aux draps furent célèbres et, à juste titre, dans toute l’Europe. Tous les grands artistes de ce temps, Berlioz, Liszt, Schumann, Paganini, Vieuxtemps, Ernst, Servais, Mme Schumann, Mme Pleyel, la Sonntag, Mme Schrœder, Jenny Lind, etc., etc., ont passé par cette salle. Une nouvelle salle qui porte la même dénomination, a été récemment construite, l’ancienne ne suffisant plus.
  2. Dans une lettre à son ami Heine, de Dresde, Wagner, à propos d’un des concerts qu’il dirigea à Zurich, raconte qu’il eut affaire un jour à un hautboïste auquel il lui fut impossible de faire comprendre l’accent particulier qu’il désirait donner à une phrase d’une de ses œuvres. En désespoir de cause il se rendit chez une cantatrice du théâtre et la pria de chanter cette phrase devant l’instrumentiste, auquel il la fit répéter ensuite jusqu’à ce qu’il eût obtenu l’accentuation voulue.
    xxxx  Il y aurait utilité quelquefois pour nos chefs d’orchestre d’user de ce moyen pratique. Il faut dire, cependant, que dans nos grandes villes les artistes d’orchestre sont généralement aujourd’hui, et grâce à l’enseignement des Conservatoires, des musiciens expérimentés et assez instruits pour comprendre sans qu’il soit besoin de les seriner comme ce hautboïste zurichois. Les rapports se sont plutôt renversés. Ce sont les chanteurs, maintenant, qui pourraient recevoir d’utiles indications des instrumentistes.
  3. L’Annuaire du Conservatoire royal de Bruxelles a publié récemment une traduction complète de l’opuscule de Richard Wagner Sur l’Art de diriger (année 1888 et 1889). Je crois devoir relever une interprétation risquée, donnée à ce passage par le traducteur qui suit d’ailleurs avec une grande fidélité l’original, encore que la littéralité de sa traduction rende parfois très pénible la lecture du travail de Wagner. Il traduit ainsi le passage qu’on vient de lire : « lorsque le mouvement jusque-là d’une animation passionnée est modifié suffisamment par un ritenuto très tendu, bien qu’à peine indiqué, afin que l’orchestre etc. » Wagner ne parle pas de ritenuto. Il emploie les mots : strafferes Anhalten, littéralement : maintien plus rigoureux, plus strict, – qu’il oppose à leidenschaftlich erregtes Tempo, mouvement passionnément animé. J’avoue ne pas très bien comprendre ce qu’est un ritenuto très tendu ; et ce mot italien ritenuto qui a un sens déterminé dans la terminologie musicale me parait dangereux, car il pourrait faire croire que Wagner, pour le passage en question, recommande un ralentissement. J’ai le souvenir vague d’avoir entendu en effet quelque part l’ouverture d’Egmont avec un ralentissement, un ritenuto à l’endroit indiqué. Le chef d’orchestre avait probablement lu l’Art de diriger dans l’Annuaire du Conservatoire de Bruxelles. Wagner ne veut pas un ralentissement ; il veut une opposition, que qui est tout différent, et cette opposition le chef d’orchestre l’obtiendra, dit-il, en remplaçant le mouvement passionnément animé par le mouvement strictement soutenu. Il me semble que cela est très rationnel et très-clair.