L’Art de diriger l’orchestre/09

La bibliothèque libre.
Librairie Fischbacher (p. 97-104).
◄  VIII


ix


En somme, nous en revenons toujours au principe énoncé au début de cette étude. Accentuer comme il convient chaque phrase isolée, donner le relief nécessaire à l’idée qui doit être portée plus en dehors, sur laquelle repose l’accent dans l’ensemble de la composition ; telle est la tâche la plus délicate du chef d’orchestre. C’est par la justesse du coup d’œil à cet égard que se révèlera en lui l’artiste, comme le talent du chanteur ou du comédien se reconnaît au don particulier de dire juste. Car c’est un don, c’est un instinct : le sens inné de la musique et de ses combinaisons qui fait le bon chef d’orchestre. Et toute l’habileté acquise par l’expérience n’y peut suppléer. On ne naît pas chef d’orchestre, il est vrai, mais on le devient encore moins, si l’on n’est pas né musicien.

Surtout depuis que la musique, arrivée à l’apogée de sa puissance expressive, a si extraordinairement développé ses combinaisons orchestrales, il ne suffit plus d’apporter dans l’art de diriger l’érudition facile et les petites habiletés qui faisaient autrefois la réputation d’un chef. Je ne pense pas qu’on puisse encore soutenir sérieusement aujourd’hui, comme le fait cependant M. Deldevez dans son Art du chef d’orchestre, que le violoniste est l’instrumentiste désigné naturellement pour remplir les fonctions du chef d’orchestre et que l’archet seul permet de « jouer » de l’orchestre, mais « à la condition d’être tenu par la main d’un violoniste ». C’était bon cela du temps où le violino primo avait invariablement la partie chantante, soit qu’il dessinât le cantabile d’une façon indépendante, soit qu’il doublât un chanteur. Aujourd’hui, le violon n’a plus cette situation exceptionnelle dans l’ensemble instrumental et ses titres à la direction ont perdu de leur valeur, quoiqu’en pense M. Deldevez. Avec une candeur peut être un peu intéressée[1] il explique dans un long chapitre de son livre que l’idéal du chef d’orchestre c’est le compositeur-violoniste. Que le chef d’orchestre sache l’art de la composition, c’est la première condition qu’il ait à remplir ; mais qu’il soit ou non violoniste, cela importe fort peu en vérité. Il y a même ce fait piquant que parmi les chefs d’orchestre fameux de ce siècle, hormis Habeneck, il n’y a pas un seul premier violon. Mendelssohn, Jules Rietz, Ferdinand Hiller, Franz Lachner, Liszt qui ont été des chefs fameux en Allemagne, étaient tous pianistes ; et actuellement encore, les chefs les plus réputés à côté de M. Richter : Hans de Bulow, Félix Mottl de Calsruhe, Lévy de Munich, Sucher de Berlin, Viola d’Amsterdam, Rubinstein et Rymski-Korsakoff à St-Pétersbourg, sont sans exception des non-violonistes. Berlioz et Wagner qui passaient en leur temps pour d’incomparables capellmeister, n’ont jamais touché un violon. M. Gounod qui est, lui aussi, un remarquable conducteur n’est pas, que je sache, un virtuose de l’archet. Il est vrai qu’à l’Opéra de Paris et à l’Opéra-Comique la tradition des chefs d’orchestre-violonistes s’est maintenue jusqu’ici ; mais c’est peut-être à cause de cela que dans ces deux établissements on entend si rarement de bonne musique bien exécutée, malgré l’excellence des orchestres.

Le violon ne fait rien à l’affaire. Le chef d’orchestre idéal devrait même n’être jamais un virtuose au sens propre du mot ; ni violoniste, ni pianiste, pas même flûtiste. Musicien, voilà la première et l’ultime condition : que le chef d’orchestre soit un vrai musicien, qu’il sache ce qu’est l’art de la composition et qu’il sache aussi ce que sont tous les instruments de l’orchestre. C’est là l’important. Après tout, l’orchestre est son instrument à lui, et il va de soi que pour « jouer sur ce clavier » il est indispensable qu’il en connaisse toutes les touches.

M. Hans Richter est, à ces égard, l’artiste le plus complet que j’aie rencontré. Il est véritablement musicien jusqu’aux moelles. On sait les anecdotes piquantes qui courent sur sa jeunesse, lorsqu’engagé à l’orchestre de Munich, il passa successivement des instruments à vent (il jouait du cor !) au pupitre des violons puis sur la scène parmi les chanteurs, prêt à toutes les besognes et se tirant toujours d’affaire.

Quand, en 1862, il seconda Wagner pendant la composition des Maîtres chanteurs, toutes les après-midi Richter jouait au maître sur le piano ou l’orgue des compositions de Bach et d’anciens maîtres.

La mémoire musicale chez lui est développée à un degré prodigieux. Je me rappelle en 1876 à Bayreuth après une des représentations du Ring, l’avoir vu accomplir un véritable tour de force : le pianiste Louis Brassin jouait d’après la musique la première partie d’un arrangement de fragments des Nibelungen pour deux pianos ; Richter, sans l’ombre d’une partition sous les yeux, et, assis à un autre piano, improvisa sans une hésitation la seconde partie, ce qui suppose une connaissance de la partition absolument impeccable. Wilhelmj, le célèbre violoniste, était présent et comme on était venu à parler de Bach, tout de suis Wilhelmj prit son violon et joua quelqu’aria du vieux Kantor ; Richter accompagna de mémoire aussi aisément qu’il venait de jouer du Wagner.

On sait d’ailleurs qu’il dirige généralement sans partition. C’est ainsi qu’à Bruxelles on l’a vu conduire sans une note de musique sous les yeux, aux répétitions comme au concert, la symphonie en ut mineur de Beethoven, une fantaisie de Liszt, et les cinq pièces assez importantes de Wagner dont il a été question dans ce travail.

On me dit qu’à Londres où il a donné pendant la dernière season une série de six concerts symphoniques dont le programme allait de Bach à Brahms, en passant par Mozart, Haydn, Beethoven, Schubert, Mendelssohn, Schumann, etc., on n’a pas vu une seule fois une partition sur son pupitre, même aux répétitions. En 1871, lorsqu’il vint à Bruxelles diriger la première représentation de Lohengrin au théâtre de la Monnaie, c’est de mémoire qu’il conduisit tout l’ouvrage.

Telle est l’attention et la pénétration avec laquelle il analyse la composition qu’il a à diriger qu’il la sait par cœur au moment de prendre en main le bâton de mesure. Après la répétition il repasse encore une fois la partition, comme pour s’assurer que l’exécution qu’il vient de conduire répond bien aux intentions de l’auteur et pour mieux fixer dans sa mémoire l’effet sonore des différentes parties de la composition. C’est une faculté toute spéciale, chez M. Richter, que cette surprenante facilité d’assimilation, et l’on ne saurait le proposer sous ce rapport que comme un phénomène à admirer.

Mais ce qui est à imiter chez lui, c’est sa méthode de travail et la conscience avec laquelle il étudie dans ses moindres détails les compositions qui lui sont confiées.

Au pupitre, M. Hans Richter s’impose par la simplicité et aussi par la netteté impérieuse de son geste. Le rythme est indiqué avec une énergie singulière, sans sécheresse toutefois. L’action qu’il exerce sur les exécutants est d’autant plus directe qu’il n’y a pas entre eux et lui l’obstacle d’une partition. Il dirige à la fois du geste et du regard.

Un détail charmant à cet égard : on sait dans le prélude de Tristan la plaintive mélodie du hautbois qui, après le premier chant des violoncelles, monte par demi-tons pour s’éteindre dans un pianissimo très doux. Pour bien indiquer l’accent de la phrase, tandis que la main droite battait la mesure, M. Richter portait discrètement la main gauche vers son cœur, en un joli mouvement, naturel et sans affectation, disant avec justesse et émotion à l’exécutant : « Jouez avec âme. » Et il fut servi à souhait. Cela, bien entendu, sans que le public s’aperçût de cette délicate mimique, car M. Richter n’est pas de ceux qui dirigent pour le public ; il est là pour l’orchestre, rien que pour l’orchestre. Je tiens ce joli trait de M. Guide, le distingué hautboïste de l’orchestre bruxellois et professeur au Conservatoire royal. Depuis j’ai entendu ce même motif du prélude exécuté par un hautboïste tout aussi distingué, mais sèchement et froidement, sans ce « cœur » que faisait résonner Richter. La faute n’en était pas au soliste mais au chef d’orchestre qui battait sévèrement la mesure pendant ce chant doux et navré et continuait même à la battre ostensiblement pendant les longs et suggestifs silences, les silences vides et désolés, qui succèdent à cette plainte sans réponse. M. Richter se gardait bien pendant ces pauses de montrer son bâton se bornant à compter mentalement.

M. Richter n’est pas, du reste, de l’école de ces chefs d’orchestre qui annihilent la spontanéité chez les exécutants et mécanisent l’interprétation. Il aime, au contraire, à laisser l’orchestre suivre son sentiment, quitte à le ramener dans le droit chemin s’il menaçait de s’égarer. Il en est toujours le maître parce que sans s’imposer toujours aux exécutants, il ne les abandonne jamais.

Les musiciens de l’orchestre bruxellois n’en revenaient pas, dès la première répétition, de l’autorité, je dirais presque de la domination exercée sur eux par cet homme extraordinaire. Et après le concert, ils avouaient n’avoir jamais joué avec autant de « sécurité » ; le mot est à retenir. J’attribue en partie cette « sécurité » au fait que M. Richter dirigeait par cœur. De son propre aveu, il a mieux ainsi dans la main tout l’ensemble instrumental. Un petit détail donnera, du reste, une idée de la finesse de son ouïe. Au cours d’une des répétitions, il arriva que dans un trait un second violon frôlât de son archet la corde voisine de celle qu’il faisait vibrer. Mince accident, en somme, dont peu de chefs se seraient souciés. M. Richter arrêta tout l’orchestre, et s’adressant sans hésitation à l’auteur de cette faute légère, il lui dit : « S’il vous plaît, une corde, pas deux ! » Ainsi au milieu du fouillis et du bruit de l’ensemble instrumental, ce frôlement accidentel dont l’auteur ne se doutait peut-être pas lui-même n’avait pas échappé à son oreille !

Si méticuleuse que soit la direction de M. Richter, elle demeure cependant extraordinairement vivante et enflammée. Le rencontrant après le concert, il me parut très enroué et presque aphone. Je lui en demandai la raison : « C’est que, dit-il, quand j’entre dans le feu de l’exécution, je ne puis m’empêcher de chanter avec les principales parties ; et comme on ne doit pas m’entendre, je fais des efforts surhumains pour chanter en dedans. C’est plus fatigant, ajouta-t-il, en riant, que de chanter à pleine voix ! »

Voilà, il me semble, un trait caractéristique ; et l’on comprend qu’un chef d’orchestre qui s’identifie si complètement avec l’œuvre entraîne les interprètes, qu’ils les subjugue plutôt qu’il ne les commande. Il vibre avec son orchestre et l’orchestre vibre avec lui.

Admirable tempérament d’artiste, en un mot, musicien accompli, intelligence supérieure et noblement éprise de tout ce qui est grandeur dans la musique et dans tous les arts, M. Hans Richter est de ces rares interprètes dont le concours est nécessaire aux créations du génie et en demeure à jamais inséparable. De tels hommes méritent d’être salués à l’égal des maîtres.

Et ç’a été pour Richard Wagner un grand bonheur d’avoir rencontré un tel homme qui, après avoir été un disciple dévoué, et être devenu un ami passionné, est demeuré le plus autorisé et le plus génial propagateur de son oeuvre.

Au nom du respect sacré que nous devons aux créations du génie, Wagner avait protesté et avec raison contre la mutilation et le travestissement de la pensée de Beethoven, de Mozart, de Bach, de Weber par de prétendues traditions, évidemment pures à l’origine, mais altérées à la longue par la mollesse et l’insuffisance des intermédiaires.

C’est la même haute pensée dont M. Hans Richter s’est fait une loi. Grâce à la sûreté de main qui se trouve chez lui mise au service d’une compréhension musicale extraordinairement lucide, il continue pratiquement l’oeuvre qu’avait commencé Wagner en ces pénétrantes analyses du génie de Mozart, de Beethoven, de Gluck, de Weber, etc., disséminées en ses écrits et où se trouvent marqués d’un trait si juste les points lumineux, les saillies caractéristiques des évolutions de l’art.

L’un et l’autre auront ainsi travaillé à l’accomplissement d’une réforme qui était devenue nécessaire et qui aura été une rénovation bienfaisante dans le domaine de la musique.

  1. M. Deldevez fut, on le sait, violoniste avant de devenir le chef d’orchestre de l’Opéra et de la Société des concerts du Conservatoire de Paris.