L’Art de diriger l’orchestre/08

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Librairie Fischbacher (p. 89-96).
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Deux des fragments symphoniques qui figurent le plus fréquemment au programme de nos concerts, la Chevauchée des Walkyries et le finale du 3e  acte de ce drame, désigné aussi assez souvent sous le titre de symphonie ou Incantation du feu arrêteront en dernier lieu notre attention, en raison des quelques observations extrêmement intéressantes faites par M. Richter à propos de leur exécution.

Ces deux pièces essentiellement pittoresques n’offrent aucune difficulté d’interprétation au point de vue expressif. En revanche, l’exécution des nombreux traits rapides que Wagner confie aux violons ne laisse pas que d’embarrasser quelquefois le chef d’orchestre.

Prenons d’abord la Chevauchée.

C’est un 9/8 d’un rythme très déterminé, qui doit se battre en trois temps très égaux et relativement modérés malgré l’indication allegro que porte le morceau. Le caractère d’allegro qui lui est propre, résulte de la division ternaire de chaque unité de la mesure et de la figuration très animée de toutes les parties orchestrales. Seulement, pour peu que l’on précipite le mouvement on risque de jeter l’orchestre hors du rythme et de produire le plus épouvantable gâchis ; si au contraire, on ralentit le mouvement, cette page si vivante s’alourdit et perd toute couleur. Wagner malheureusement n’a placé en tête du morceau aucune indication métronomique de nature à guider les chefs d’orchestre, de sorte qu’il est assez difficile de définir ses intentions. Le mieux est de s’en rapporter à la constitution rythmique des thèmes caractéristiques d’où dépend toute l’allure de la composition.

Le plus important de ces thèmes est celui qui paraît d’abord dans les basses :


\language "italiano"
melody = \relative do {
  \clef bass
  \key do \major
  \time 6/8
  \override Staff.TimeSignature.transparent = ##t
     si8.[-. si'16 fad8]-. fad8.[-. fa'16 si,8]-. |
}
\score {
  <<
    \new Voice = "mel"
    {  \melody }
  >>
  \layout {
    \context { \Staff \RemoveEmptyStaves }
    indent = 0.0\cm
    \override Score.BarNumber #'stencil = ##f
    line-width = #120
    \set fontSize = #-1
  }
}
\header { tagline = ##f}

Ce motif sautillant qui rend avec une justesse bien piquante le galop d’un cheval me semble ne pas pouvoir donner lieu à une méprise. Le dessin en est si net qu’il me paraît impossible de le jouer autrement que l’auteur ne l’a voulu. Par ce thème rendu avec soin, c’est-à-dire avec l’accentuation incisive du rythme par l’exécution exacte de la croche pointée et de la double croche de chaque groupe de trois brèves, on aura sans faillir le mouvement et l’allure de tout le morceau. C’est sur le même rythme exactement que se développe ensuite le thème des Walkyries, dans les violoncelles, les cors, etc.


\language "italiano"
melody = \relative do {
  \clef bass
  \key re \major
  \time 9/8
  \override Staff.TimeSignature.transparent = ##t
     \partial 8 fad8_\markup \halign #-0.5 \fontsize # 1 \italic "molto marcato" | si8.[-> fad16 si8] re4.-> si-> | re8.[-> si16 re8] fad4.-> re-> |
}
\score {
  <<
    \new Voice = "mel"
    {  \melody }
  >>
  \layout {
    \context { \Staff \RemoveEmptyStaves }
    indent = 0.0\cm
    \override Score.BarNumber #'stencil = ##f
    line-width = #120
    \set fontSize = #-1
  }
}
\header { tagline = ##f}
  etc.

L’essentiel est de bien observer le molto marcato qu’indique l’auteur. Le rythme doit être toujours très énergique, les accents très sensibles.

À ces deux motifs se joint ensuite un troisième qui est proprement le cri de ralliement des Walkyries, rendu par l’onomatopée Ho-ïo-to-ho !


\language "italiano"
melody = \relative do''' {
  \clef treble
  \key do \major
  \time 9/8
     sol8\( red8.\) sol,16 \stemUp si4.\( si4\) r8 |
}
textA = \lyricmode {
  Ho- ïo- to- ho_!
}
\score {
  <<
    \new Voice = "mel"
    { \autoBeamOff \melody }
    \new Lyrics \lyricsto mel \textA
  >>
  \layout {
    \context { \Staff \RemoveEmptyStaves }
    indent = 0.5\cm
    \override Score.BarNumber #'stencil = ##f
    line-width = #120
    \set fontSize = #-1
  }
}
\header { tagline = ##f}

Le caractère de ce motif est une sorte de frénésie sauvage. De ce côté-ci du Rhin on l’exécute rarement avec l’accent que Wagner a voulu lui donner Nos cantatrices quand elles chantent ce Ho-ïo-to-ho si pittoresque, osent à peine ouvrir les voyelles o et les h aspirées ne sonnent guère énergiquement, comme dans le hop, hop, des cavaliers. Aussi ce féroce cri walkyrique qui avait une si fière allure dans la bouche de la Materna, devient-il chez elles un tout petit cri plutôt joyeux que cruel, plus gaillard que fier. Et il en est de même à l’orchestre. Nos chefs d’orchestre en font un dessin presque gracieux. Ce n’est pas ainsi que le comprend M. Richter. Au lieu de détacher la double croche comme on le fait généralement à Paris et à Bruxelles, il demande au contraire de porter le son sur cette double croche ; c’est sur la note la plus basse de chaque groupe qu’il mettait l’accent le plus fort et la finale recevait un peu de ce renforcement du son. Il chanta plusieurs fois le thème à l’orchestre pour bien faire saisir l’accentuation qu’il voulait, ho-ïo-to-ho, avec un appui sur to et une sorte de port de voix vers le dernier ho. Ainsi c’était bien le cri sauvage et tout frémissant d’ardeur guerrière que en 1876 à Bayreuth l’on entendit retentir pour la première fois du haut de la roche où s’assemblent les vierges farouches de la bataille.

C’est sur ces trois thèmes diversement instrumentés et combinés qu’est bâtie toute la Chevauchée, et il va de soi qu’à l’exécution ils doivent demeurer constamment au premier plan. Les traits qui s’enroulent et courent autour d’eux ne sont que l’accessoire, qu’on le remarque bien ; ils ne doivent par conséquent jamais dominer.

C’est ainsi que le trait persistant des violons, d’abord en mineur puis en majeur (le morceau débute en si mineur et se développe ensuite en si majeur) finit par énerver l’auditeur si on lui donne trop d’importance. À ce propos une observation très importante de M. Richter m’a frappé. L’illustre chef d’orchestre qui eut on le sait l’honneur insigne et la gloire de diriger la première exécution de l’Anneau du Nibelung à Bayreuth en 1876, dès qu’il eut entendu les violons bruxellois exécuter ce trait en virtuoses, avec éclat, les pria d’y mettre plus de modération, et surtout de marquer, non pas la note supérieure de l’arpège descendant, mais la note inférieure, de la façon que voici :


\language "italiano"
melody = \relative do''' {
  \clef treble
  \key si \major
  \time 9/8
  \override Staff.TimeSignature.transparent = ##t
  \override TupletBracket.bracket-visibility = ##f
  \tupletUp \tuplet 5/4 { fad16[\( red si fad red } si8]->\)
  \tuplet 5/4 { si'16[\( fad red si fad } red8]\)->
  \stemDown fad'16[\( red si fad red8]\)-> |
}
\score {
  <<
    \new Voice = "mel"
    { \melody }
  >>
  \layout {
    \context { \Staff \RemoveEmptyStaves }
    indent = 0.0\cm
    \override Score.BarNumber #'stencil = ##f
    line-width = #120
    \set fontSize = #-1
  }
}
\header { tagline = ##f}

Non seulement le trait devient moins strident, et il est d’une exécution plus aisée ; mais encore c’est seulement en l’exécutant de la sorte qu’on lui donne son véritable sens. Ces arpèges descendants ne sont autre chose en effet, qu’une décomposition d’accords brisés descendants du ton de si (majeur ou mineur, selon le cas). Or, comme c’est toujours la basse qui détermine la nature et la position d’un accord, il est nécessaire que la fondamentale ait un certain relief. En d’autres termes, ce trait doit être exécuté comme une série d’accords commencés par la note la plus aiguë mais dont la note fondamentale demeure la note essentielle. Ensuite, il est très important qu’il soit exécuté en mesure. Les exécutants ont tendance à faire tomber la fondamentale de chaque arpège sur les temps forts et ils commencent instinctivement le trait trop tôt, avant la mesure ; faute grave qu’il faut à tout prix éviter.

De même dans le trait confié aux seconds violons et aux altos :


\language "italiano"
melody = \relative do''' {
  \clef treble
  \key si \major
  \time 9/8
  \override Staff.TimeSignature.transparent = ##t
    <si red, fad,>8^\markup \fontsize #1 \halign #3 "altos :" r si,32[\( dod red mi] fad8\) r si32[\( dod red mi] fad8\) r fad,,32[\( mi red dod] | si8\)
}
\score {
  <<
    \new Voice = "mel"
    {  \melody }
  >>
  \layout {
    \context { \Staff \RemoveEmptyStaves }
    indent = 0.0\cm
    \override Score.BarNumber #'stencil = ##f
    line-width = #120
    \set fontSize = #-1
  }
}
\header { tagline = ##f}


c’est sur les finales que doit porter l’accent, d’autant qu’elles tombent sur les temps forts de la mesure.

Il ne faut pas toutefois exagérer l’importance de ces traits et tout en veillant à la plus grande exactitude dans leur exécution, ne pas leur attribuer un rôle qu’ils n’ont pas dans l’architecture mélodique et harmonique de la composition. L’important est que les notes d’appui, celles qui comptent dans l’accord, arrivent exactement à leur temps et avec leur valeur réelle.

Dans l’introduction d’Harmonie et Mélodie, M. Camille Saint-Saens parle de ces « traits impraticables ne pouvant s’exécuter que par à peu près » dont Wagner, dit-il, a tiré un grand parti. « L’Incantation du feu, ajoute-t-il, est le triomphe de ce procédé. Le résultat est fort beau, mais n’est-il pas dangereux d’habituer les exécutants à ce genre de travail ? »

Évidemment ! Et je ne pense pas que l’intention de Wagner, si précis, si pénétrant, si méticuleux quand il parle de l’exécution des Classiques, ait jamais été de fausser sur ce point les traditions qui doivent demeurer et sans lesquelles l’Art musical tomberait rapidement dans la décadence.

Mais dans des pages de musique essentiellement pittoresques comme celles-ci, Wagner a simplement cherché des effets de sonorité qui ont leur raison d’être dans la nature même du morceau et qu’il s’est bien gardé de prodiguer.

Le trait obstiné des violons de la Chevauchée, trait, qui s’il n’est pas impraticable est tout au moins très difficile et surtout très fatiguant pour les exécutants, a pour effet certain d’imprimer à tout l’ensemble une sorte de fébrilité qui est bien dans le caractère de cette chasse aérienne des déesses de la guerre. Il est clair que pareil procédé serait inapplicable ailleurs.

Dans l’Incantation du feu il y a, vers la fin, des traits de violons plus compliqués encore. L’effet voulu par Wagner est celui d’une sorte de pétillement, de grésillement. Il s’agit d’une notation musicale du feu. Là encore l’important à l’exécution est que les notes essentielles de la mélodie ou de l’harmonie soient clairement rendues. Le reste peut et doit même, dans un certain sens, demeurer flou et indécis. Ces arabesques sont encore une fois accessoires tantôt au thème de la Walkyrie endormie,


\language "italiano"
melody = \relative do'' {
  \clef treble
  \key mi \major
  \time 4/4
  \override Staff.TimeSignature.transparent = ##t
    sold4\( dod si sold8. fad16 | mi4\)
}
\score {
  <<
    \new Voice = "mel"
    { \melody }
  >>
  \layout {
    \context { \Staff \RemoveEmptyStaves }
    indent = 0.0\cm
    \override Score.BarNumber #'stencil = ##f
    line-width = #120
    \set fontSize = #-1
  }
}
\header { tagline = ##f}
  etc.
tantôt au motif du feu dont la flûte donne le dessin en

notes piquées :


\language "italiano"
melody = \relative do'''{
  \clef treble
  \key re \major
  \time 4/4
  \override Staff.TimeSignature.transparent = ##t
    si16-. sold!-. mi-. mi'-. si16-. mi,-. sold do-. si-. sold-. mi-. mi'-. si-. mi,-. sold dod-. |
}
\score {
  <<
    \new Voice = "mel"
    { \melody }
  >>
  \layout {
    \context { \Staff \RemoveEmptyStaves }
    indent = 0.0\cm
    \override Score.BarNumber #'stencil = ##f
    line-width = #120
    \set fontSize = #-1
  }
}
\header { tagline = ##f}
  etc.


ou bien encore à la succession chromatique descendante qui accompagne l’adieu de Wotan. La première fois, cette succession apparaît en valeurs longues soutenues pianissimo ; la seconde fois, elle est rendue crépitante en quelque sorte par les dessins rapides dont les violons et les harpes encadrent ses harmonies. L’essentiel, et j’insiste sur ce point, c’est que ces harmonies demeurent claires. C’est-à-dire que les notes du trait des violons ayant une fonction harmonique correspondent exactement aux accords que soutiennent en valeurs longues, comme la première fois, les instruments à vent.

Lorsqu’ensuite le thème de la Walkyrie endormie, le thème du sommeil comme on le désigne d’ordinaire, reparaît dans les flûtes, les clarinettes et les hautbois accompagné par les arabesques grésillantes dont nous avons parlé, il est une nuance que M. Richter recommanda tout particulièrement et sur laquelle j’appelle l’attention. D’ordinaire, – je ne l’ai jamais entendu autrement dans les concerts, – on fait porter très en dehors le thème du sommeil qui à partir de cette rentrée jusqu’à la fin persiste obstinément dans les dessus. Or c’est là une erreur. Ce thème au lieu d’être mis en relief ici, doit au contraire s’effacer devant le chant qui est dans les parties intermédiaires, notamment devant les harmonies du Destin :


\language "italiano"
melody = {
  \clef bass
  \key do \major
  \time 4/4
  \override Staff.TimeSignature.transparent = ##t
    << 
      \relative do' { 
      \voiceOne   
         la2.\( sold4~ | sold1\)
      }
      \new Voice  
      \relative do { 
        \tieDown \override Hairpin.to-barline = ##f <mid~ re re,(>1\< | <mid si' dod,,)>\!
      }
      \bar "||"
    >>
}
\score {
  <<
    \new Voice = "mel"
    { \melody }
  >>
  \layout {
    \context { \Staff \RemoveEmptyStaves }
    indent = 0.0\cm
    \override Score.BarNumber #'stencil = ##f
    line-width = #120
    \set fontSize = #-1
  }
}
\header { tagline = ##f}


qui jouent un rôle important dans le final, et devant le large thème de Siegfried, du héros sans peur qui viendra délivrer la Walkyrie prisonnière du feu.

Ces thèmes forment la partie chantante, celle qui doit être mise en relief. Tout le reste est de la figuration et de l’accompagnement.

Le thème du sommeil n’est partie chantante que tout au début du morceau, où il paraît avec la nuance dolce et expressivo, après la première apparition de la succession chromatique. Quand on exécute tout le récit de Wotan, il apparaît encore comme motif principal à l’entrée du lento et dans les huit mesures qui précèdent immédiatement ce mouvement. Mais ensuite il redevient motif secondaire en se combinant avec les autres thèmes signalés ci-dessus. Le thème du sommeil doit donc être joué piano, sans quoi, comme il est sans cesse répété, il produit à la fin la plus cruelle lassitude.