L’Art de séduire les hommes, suivi de L’Amour et les poisons/L’Amour et les poisons/08

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Une femme curieuse (alias )

LE POISON DES BAISERS

On a eu du chagrin, à la suite d’une déception ou d’une rupture, on a pleuré, puis on a séché ses yeux et on a pensé qu’on était consolée. On ne souffre plus, mais on a au cœur une grande sécheresse, une indifférence pour tout. On dit à ses amies que l’amour est une chose ennuyeuse et qui fait mal et dont il faut se garder, et l’on ajoute que, du reste, on est bien à l’abri soi-même, car on est désormais incapable d’aimer.

Or c’est l’été. On quitte Paris, parce qu’il faut quitter Paris et l’on s’en va n’importe où, dans un endroit où l’on ne retrouvera personne, où nul groupe joyeux ne vous a donné rendez-vous, à la montagne ou à la mer, dans cet hôtel, toujours le même, qui se dresse devant la plage ou dans la vallée ombreuse et où il y a le même portier, la même salle de restaurant, les mêmes familles, les mêmes rastaquouères.

On se dit : Je ferai au moins une cure d’air et de solitude. Mon ennui est inguérissable. Aucun visage humain n’a de charme pour moi. Je vais consacrer ces jours à me reposer, à me soigner, pour revenir avec un teint parfait, une santé admirable, ces conditions essentielles qui me permettront d’être irrésistible, de faire à mon tour souffrir des hommes qui m’aimeront et que je n’aimerai pas.

Et, en effet, on est quelques jours fidèle à ce programme amer. On suit chaque matin un traitement ; sous une petite robe très simple, on s’en va vers une buvette, les yeux baissés, sans prêter la moindre attention aux œillades des messieurs que l’on rencontre, on ne répond pas au salut des plus audacieux qui font semblant de vous connaître, et l’on détourne ostensiblement la tête si l’on en rencontre un que l’on connaît en effet. Au restaurant on choisit une place tournée vers le mur, pour ne pas être importunée par des signes et des clignements d’yeux ; on met, le soir, une robe à peine décolletée, car on n’ignore pas le pouvoir des épaules nues, et, un livre à la main, on monte de très bonne heure l’escalier qui conduit à sa chambre, sans écouter au fond du couloir le pas d’un curieux obstiné. Et l’on ferme sa porte à double tour, car l’on n’ignore pas la grande importance des portes fermées pour une femme qui ne désire pas d’aventure.

Cela, je le dis encore, peut en vérité durer quelques jours. Mais chacune de nous porte en elle une inguérissable habitude. Nous sommes intoxiquées par un poison dont la tyrannie est plus puissante que celle de l’opium, qui coule dans notre sang avec plus de fluidité que la morphine, enivre notre cerveau d’une vapeur plus subtile que celle de l’éther.

Cela se manifeste une fois, au crépuscule, au moment où nous changeons de toilette. Devant l’armoire à glace de la chambre d’hôtel nous nous regardons plus longuement, nous levons les bras, nous les embrassons même, pour constater une fois de plus le satiné de la peau. Nous nous étendons quelques instants sur le canapé, avant de mettre notre robe, et nous songeons. Un souffle chaud vient de la fenêtre entr’ouverte, on entend dehors des clic clac de fouet, les échos lointains d’un orchestre de casino.

Et brusquement dans le demi-jour de notre rêve apparaît un visage, un visage d’inconnu, qu’on a entrevu à peine et qui se dessine pourtant avec une netteté singulière.

C’est le visage quelconque d’un monsieur qui est peut-être bien, peut-être mal, peut-être grand, peut-être petit, il n’importe ! c’est le visage de celui qui vous a fixée avec le plus d’attention, qui vous a suivie le plus de fois, qui vous a montré, toutes les fois que vous passiez auprès de lui, un mélange de respect et de désir, mélange où le désir prédominait sur le respect.

Et l’on se dit que cet inconnu doit être en somme intéressant et artiste, qu’il est une exception parmi les ennuyeux habitants de l’hôtel, que sa conversation doit être fine et charmante et que peut-être…

L’on s’arrête sur la pente de son rêve à cause des projets qu’on a formés. Mais l’on a une langueur étrange, une paresse à la fois et un énervement, un besoin de s’étendre et de sentir des bras autour de soi, des lèvres, surtout, auprès des siennes.

L’on ne se l’avoue pas encore. Mais le poison agit avec sûreté. Il nous fait des mains brûlantes, notre sang coule plus vite, nous sommes défaillantes et fiévreuses.

Ce soir-là nous nous habillons avec plus de soin, nous mettons tout notre art à poser du rouge sur notre joue, nous essayons tous nos chapeaux pour savoir celui qui nous va le mieux.

Et sur le perron de l’hôtel, sur la promenade au thé, nous regardons à droite et à gauche, nous marchons comme si nous étions à la recherche de quelqu’un. C’est que nous cherchons en effet de toute notre ardeur à apercevoir un visage aux yeux fixes, celui de l’homme dont nous avons senti le désir autour de nous.

Nous le rencontrerons fatalement, peut-être tout de suite, peut-être seulement à l’heure du dîner ; il sera à une table voisine de la nôtre et nous aurons la sensation de son regard audacieux sur nos épaules découvertes, car nous aurons mis ce soir-là une robe au décolleté très ouvert.

Nous voudrons d’abord garder l’attitude que nous avons adoptée, fuir son regard. Mais en nous le délicieux poison agira. L’étrange poison qui nous force à regarder l’homme qui nous regarde, à le regarder bien en face, longuement, malgré notre volonté avec une légère palpitation des narines ! Et un trouble délicieux nous enveloppe toute par la magie du poison qui est en nous. Un trouble qui nous fait nous asseoir dans le salon à une place où l’inconnu peut nous approcher, un trouble qui, dans le couloir ou dans la rue, nous fera marcher lentement pour lui permettre de nous adresser la parole.

Toutes les résolutions sont tombées. Le perfide poison est en nous. Un jour ou plusieurs jours encore, selon l’audace ou la timidité de l’homme, et nous aurons fait sa connaissance. Nous sortirons avec lui, nous lui donnerons des rendez-vous, il sera le but de notre pensée jusqu’à la minute où, enivrées par la liqueur qu’on ne voit pas, grises de la fumée qui n’a pas de volutes, ayant mangé la substance magique qui n’a ni forme ni couleur, nous nous pencherons dans ses bras et il prendra sur nos lèvres le premier baiser.

Et ce premier soir-là, quand, ayant monté à pas lents l’escalier de l’hôtel et traversé le corridor, nous regagnerons notre chambre, nous oublierons, par une imprudence à peine consciente, de donner le tour de clé habituel.

Car l’amour est de tous les poisons le seul dont on ne guérisse jamais, le seul qui mérite qu’on meure par lui.