L’Art de séduire les hommes, suivi de L’Amour et les poisons/L’Art de séduire les hommes/26

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L’EXCÈS DE NAÏVETÉ ET SES DANGERS

Mon amie Gisèle V…, avec qui j’ai été en pension et qui avait acquis une réputation de naïveté extrême, m’a raconté ce qui suit :

— J’étais mariée depuis trois ans, et mon mari venait d’être nommé sous-préfet en Algérie. Il avait embrassé cette carrière à regret, n’ayant dans le monde politique aucune relation susceptible de le faire avancer rapidement. Ma santé ne me permettant pas de le suivre, il partit seul et j’allai retrouver ma mère à Paris. Ce départ nous fut très cruel, car il ne prévoyait pas le moment où il pourrait obtenir un poste en France.

« Je n’eus donc qu’une idée : utiliser nos quelques relations pour l’en faire bénéficier. Je ne connaissais malheureusement que quelques femmes d’officiers et quelques rentiers insignifiants.

« Il y avait peu de semaines seulement que j’étais à Paris et déjà le découragement s’était emparé de moi, voyant combien les milieux mondains étaient fermés et combien une femme sans mari est peu de chose à Paris, lorsque je reçus une lettre qui me combla de surprise d’abord, de joie ensuite.

« Elle était signée Henriette de L… Cette dame disait m’avoir connue jadis, avoir appris ma récente arrivée à Paris, et être très désireuse de me voir et de m’être utile. Elle recevait beaucoup, elle avait des relations dans tous les milieux et elle énumérait les personnalités qui venaient chez elle. C’étaient des sénateurs, des députés, des banquiers. Elle m’invitait à venir prendre le thé chez elle le lendemain à cinq heures.

« Malgré tous les efforts de mémoire que je fis, je ne pus arriver à retrouver dans mes souvenirs le nom de cette aimable personne.

« Qu’importe, me dis-je, c’est la Providence qui me l’envoie. Je déploierai toute mon amabilité pour conquérir ce milieu et quelle joie pour mon mari quand il apprendra que, toute seule, je suis arrivée à connaître des personnalités politiques importantes. Mon imagination travailla encore. Je méprisai mes humbles relations de province. Je me vis courant les ministères avec des lettres de crédit signées de noms considérables, je pensai au télégramme joyeux que j’enverrais à mon mari pour lui annoncer une nomination en France qu’il me devrait.

« Le lendemain je m’habillai avec le plus de recherche possible, je passai une heure devant mon miroir et une voiture me porta devant un petit hôtel du faubourg Saint-Honoré, où je sonnai avec émotion.

« J’augurai bien de l’élégance de l’antichambre et du sourire presque affectueux de la bonne.

« Je tendis ma carte : Le Sous-Préfet et Mme V…, sur laquelle, d’un léger coup de crayon, j’avais effacé le mot sous-préfet.

« La bonne prit la carte et la lut avec une curiosité avide qui me surprit un peu.

« J’entrai dans une sorte de petit salon. Je n’étais pas la première arrivée pour le thé, car j’entendis des voix d’hommes, un bruit de portes qui battaient, puis je compris que quelqu’un s’en allait et j’entendis ces mots auxquels, sur le moment, je ne prêtai aucune importance, croyant qu’ils dépendaient d’une conversation précédente :

« — J’espère que vous avez été content ?

« — C’est une meilleure affaire que je ne l’aurais cru. Elle a une croupe épatante.

« Il s’agit de courses, pensai-je.

« Et je vis entrer la maîtresse de maison. Je ne la reconnus pas. Je me dis que son âge et son maquillage extrême en étaient la cause.

« Elle me tendit la main gauche en m’appelant ; « Mon enfant ! » tandis que la main droite serrait plusieurs billets de banque. Je vis une relation entre cet argent et les termes de courses que je croyais avoir entendus.

« Nous fûmes tout de suite les meilleures amies du monde et elle me mit à mon aise, avec des paroles qui me semblèrent être le signe d’une délicatesse et d’un tact parfaits.

« — C’est quand on est jeune qu’il faut profiter de la vie. Une petite femme comme vous ne doit pas rester dans une situation médiocre. Vous êtes jolie, élégante, vous avez tout pour plaire, et il y aurait des ennuis dans cette petite tête-là ? Non, non, je ne veux pas de ça.

« J’étais émerveillée de tant de gentillesse à mon endroit, mêlée à une si grande clairvoyance.

« — Je n’ai aucune relation, lui confiai-je.

« Et je la mis au courant du départ de mon mari, qu’elle avait l’air d’ignorer et du changement de situation que nous désirions.

« — Ah ! les femmes sont toutes les mêmes, dit-elle en riant ; il y a toujours un petit homme qui leur tient au cœur et leur fait faire tout ce qu’il veut. Pour le moment, l’essentiel est d’avoir des relations, des amis sérieux.

« — Oh ! oui, m’écriai-je, mais c’est très difficile.

« — Comptez sur moi. Je reçois ici des gens très bien, très cotés, et j’en connais qui feront tout ce que vous voudrez. Vous me comprenez à demi-mot, n’est-ce pas ? Soyez gentille, et tous vos souhaits seront réalisés.

« L’espoir de faire nommer mon mari m’aveuglait et je ne me demandais pas alors ce qu’il y avait à comprendre à demi-mot et pourquoi ma nouvelle amie appelait mon mari un petit homme.

« — Puisque vous êtes là, profitons-en, ajouta-t-elle. Allons retrouver ces messieurs. Mais n’oubliez pas que vous êtes une femme du monde.

« Je ne compris pas cette recommandation et, comme nous étions dans l’escalier, elle se retourna et souleva le coin de ma robe, assez haut.

« — Des bas de soie, dit-elle, très bien. Sinon je vous en aurais prêté.

« J’eus une sensation désagréable et un instant l’envie de m’en aller. Il était trop tard. La porte du salon s’ouvrit ; j’avais devant moi un monsieur d’un certain âge, d’un aspect infiniment correct.

« — Voilà la petite amie dont je vous ai parlé, dit la maîtresse de maison, sans prononcer ni mon nom ni celui du monsieur.

« Et comme il me baisait la main, elle se retira.

« Le monsieur était décoré, il avait un lorgnon et s’était assis dans une pose nonchalante qui me donna la sensation d’une grande intimité dans la maison, mais qui me choqua.

« La conversation s’engagea, il me fit de grands compliments sur mon physique et dit des phrases telles que celles-ci :

« — C’est à vous, tous ces grands yeux-là…

« — Comme vous devez avoir un joli corps…

« J’étais rouge de honte. La nomination de mon mari me semblait tomber dans un abîme. J’avais le sentiment de m’être fourvoyée, d’avoir pénétré dans une région de la vie inconnue pour moi.

« Je me levai et jetai un regard vers la porte. Sans doute se méprit-il sur ce geste, car il se leva aussi, me prit la taille et essaya de m’entraîner avec lui sur le canapé.

« Je me dégageai et poussai un grand cri. Une épouvante me saisit. Je descendis l’escalier en courant. La femme de chambre, stupéfaite, m’ouvrit et je me trouvai dans la rue. Je me jetai dans un fiacre. J’étais tremblante. Je regardai à plusieurs reprises si le monsieur au lorgnon ne courait pas derrière moi. Il me semblait que tous les passants soupçonnaient, à voir mon visage angoissé derrière les vitres du fiacre, de quel endroit je venais.

« Le soir, mon effroi augmenta encore et je me jugeai perdue. Je m’étais brusquement souvenue de la carte que j’avais fait passer en entrant et qui portait le nom de mon mari. Je me représentai confusément cette carte envoyée au ministre de l’intérieur et mon mari révoqué à cause de l’inconduite de sa femme. Il me fallut quelques jours pour laisser ce cauchemar s’évanouir.

« Que s’était-il passé après mon départ dans la maison de rendez-vous que j’avais si étrangement visitée ? Je ne l’ai jamais su au juste. Mais je reçus à quelques jours de là, dans une enveloppe portant l’en-tête de la Chambre des députés, la fameuse carte dont le souvenir m’avait fait souffrir avec ces mots :

« — Hommage à la vertueuse sous-préfète. »

Depuis ce moment-là, mon amie Gisèle, que cette aventure n’a pas guérie de sa naïveté, a attribué, dans l’ingénuité de son âme, tous les changements heureux survenus dans la carrière de son mari à un protecteur occulte qu’elle se représente avec un lorgnon et sous l’aspect du monsieur de la maison de rendez-vous. Elle le remercie, elle espère en lui, il est devenu un familier sentimental de sa vie, et si elle le retrouvait, certainement elle n’éprouverait pas la même terreur à être prise par la taille et entraînée sur le canapé.