L’Assassin (About)/2

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P. Ollendorff (p. 2-13).

Scène II


ALFRED, ANGÉLIQUE.
ANGÉLIQUE, entrant à droite, descend à l’avant-scène, même côté.

Bonjour, monsieur Philippe Roquet !

ALFRED, descend à l’avant-scène, milieu.

C’est bien ! bonjour !

ANGÉLIQUE

Comment avez-vous passé la nuit, monsieur Philippe Roquet ?

ALFRED

Comme toutes les autres, mademoiselle Angélique. Depuis trois semaines que je dors là, mes os se sont endurcis au canapé.

ANGÉLIQUE

Je vous ai donné ce que j’avais. Il est certain que vous seriez mieux au château, dans un bon lit. Mais dans ce pavillon, vous êtes tranquille et… ni vu, ni connu, monsieur Philippe Roquet.

Elle remonte au fond et pose son panier près du dressoir, à droite de la fenêtre.

ALFRED

Je vous remercie, mademoiselle Angélique, et puisque c’est aujourd’hui samedi, permettez-moi de vous payer mon loyer de la semaine. (Lui donnant de l’argent.) Cinq louis, prix convenu.

ANGÉLIQUE, redescend à l’avant-scène à droite d’Alfred, tendant la main.

Oh ! ça ne presse pas, monsieur Philippe Roquet.

ALFRED

Ma chère mademoiselle Angélique, vous avez été pleine de complaisance pour moi, mettez le comble à vos bontés : appelez-moi monsieur tout court.

ANGÉLIQUE

Oui, monsieur Philippe Roquet. Mais à partir du jour d’aujourd’hui, je ne vous appellerai plus ni Roquet ni autrement.

ALFRED

Par la raison ?

ANGÉLIQUE

Par la raison que je vous donne congé tout de suite.

ALFRED, vivement.

Vous me chassez ?… Et pourquoi ?

ANGÉLIQUE

Dame ! monsieur Philippe Roquet, c’est pas ma faute. Madame m’a dit à ce matin qu’elle voulait déjeuner dans le pavillon, et si elle savait que j’y ai logé un homme, c’est moi qui aurais une fière grondée !

ALFRED.

Je croyais que madame Pérard n’entrait jamais ici ?

ANGÉLIQUE.

C’est vrai qu’elle n’y a pas remis les pieds depuis la mort de son défunt. Mais tout s’oublie à la longue. Il y a bien longtemps qu’elle n’en a parlé, de feu Monsieur.

ALFRED.

Et c’est dans un pareil moment que vous m’exilez d’ici ?

ANGÉLIQUE.

Pardi ! Vous n’en mourrez pas pour loger à l’auberge. On est mieux qu’ici, sans flatterie, et pas si cher.

ALFRED.

À l’auberge ! Y songez-vous ? pour que tout le monde me voie !

ANGÉLIQUE.

C’est donc vrai que vous vous cachez ?

ALFRED.

Moi ? Non ! Pourquoi ? J’irai à l’auberge, s’il le faut. Mais, Angélique, je ne la verrai plus !

ANGÉLIQUE.

Qui ?

ALFRED, remonte à la fenêtre.

Elle ! Je ne la verrai plus dans son jardin se promenant d’une corbeille à l’autre, froissant une fleur dans ses mains blanches, et rêvant ! Hier encore, Angélique, je l’ai suivie toute une heure sans sortir d’ici. (Elle passe à droite, remet la chaise, qui était à gauche du canapé, près de la porte premier plan gauche, et passe derrière le canapé.) Elle était là-bas, dans la grande allée du fond. Elle marchait d’un air pensif, à petits pas, levant au ciel ses beaux yeux, tout chargés de mélancolie. N’est-ce pas qu’elle est belle ?

ANGÉLIQUE.

Mais oui, on dit comme ça dans le pays que nous ne sommes pas mal.

ALFRED.

Pour un rien, j’aurais oublié le respect, la prudence, je serais tombé à ses pieds…

ANGÉLIQUE.

Par la fenêtre ?

ALFRED.

Par la fenêtre ! et je lui aurais dit…

ANGÉLIQUE, remonte près d’Alfred et le fait se retirer de la fenêtre : il va prendre une cigarette qui est sur le dressoir de gauche.

Mais ôtez-vous donc ! Si Jean vous voyait !…

ALFRED.

Qui, Jean ?

ANGÉLIQUE.

Jean, pardienne ! il n’y en a pas deux au château. Le jardinier, mon prétendu ! S’il voyait un homme avec moi !

Alfred descend au canapé et s’y assied ; il fume.
JEAN, en dehors.

Angélique ! qu’est-ce que tu fais dans le pavillon ?

ANGÉLIQUE, par la fenêtre.

Je mets le couvert à Madame, et toi, où cours-tu donc ?

JEAN.

Je vais au-devant des gendarmes.

ANGÉLIQUE.

Des gendarmes ?

JEAN.

Il vient d’en arriver plein le pays.

ANGÉLIQUE, revenant en scène, premier plan, milieu, à Alfred.

Monsieur, il y a des gendarmes plein le pays.

ALFRED.

Eh bien ! qu’est-ce que ça me fait ?

ANGÉLIQUE, descend à l’avant-scène droite.

Dame ! on ne sait jamais. Je croyais que Monsieur se cachait pour quelque chose. Quand on donne cent francs de loyer pour coucher sur un canapé…

ALFRED.

C’est qu’on a fait un mauvais coup !

ANGÉLIQUE.

Je ne dis pas ça… Cependant… il n’y a pas longtemps qu’il s’en est encore fait un, de mauvais coup, aux environs d’ici… un assassinat… rien que ça… un pauvre jeune homme… attendez !… Comment donc qu’il s’appelait ?… Ah ! Alfred Ducamp.

ALFRED.

Plait-il ?

ANGÉLIQUE.

Il a été assassiné.

ALFRED, se lève et descend à l’avant-scène, à la droite d’Angélique.

Ah ! vous êtes sûre que ce pauvre Alfred Ducamp a été assassiné ?

ANGÉLIQUE.

À preuve que le journal l’a dit : Tenez : l’Écho de Quevilly… Vous n’avez qu’à lire l’article.

Elle tire un journal de la poche de son tablier et le lui donne, puis elle remonte au dressoir qui est au fond à droite et, pendant qu’Alfred lit, elle met le couvert sur la table qui est à droite.

ALFRED, qui est venu à l’avant-scène, milieu.

Voyons l’Écho de Quevilly ! (il ouvre le journal et lit.) « Un crime enveloppé du plus profond mystère vient de jeter la consternation dans notre paisible arrondissement. M. Alfred Ducamp, le premier peintre de genre de la capitale, » le premier ! diantre ! il fait bon être mort ! « a disparu depuis quinze jours sans que les recherches les plus actives aient pu faire retrouver son cadavre ! »

ANGÉLIQUE, qui est à droite de la table.

Brrr !

Elle continue à mettre le couvert.
ALFRED.

Heureusement… « Il venait de terminer la décoration du château de Craqueloup, qui est une des sept merveilles de notre belle province. Il quitta le château le mardi, 11, à trois heures après-midi ; depuis cette époque on n’a découvert qu’une vareuse et un béret bleus, tachés de son sang. »

ANGÉLIQUE, qui est revenue à droite de la table

Oh !…

ALFRED.

Des goûts et des couleurs… « Par une fatale coïncidence, l’un des malfaiteurs les plus dangereux, le nommé Corbillon, venait de s’évader de la maison d’arrêt de Rouen. On craint que ce misérable, poussé par une basse cupidité, » il aurait été volé comme dans un bois… « n’ait ajouté un nouveau crime à la liste déjà trop longue de ses forfaits. La justice informe. » Connu ! « En attendant, les amis du jeune et déjà grand artiste ont recueilli les chefs-d’œuvre épars dans son atelier et jusqu’aux moindres ébauches de son pinceau suave et correct ! » hum ! hum !… « Cette précieuse collection se vendra incessamment dans une des salles de l’hôtel Bullion. Tous les amateurs de la France et de l’étranger s’apprêtent à couvrir d’or les derniers chefs-d’œuvre de l’infortuné Alfred Ducamp. » Bravo ! en avant la musique ! et vive Corbillon !

Il jette le journal sur le canapé devant lequel il est remonté.

ANGÉLIQUE, descendant à l’avant-scène droite.

Vive Corbillon ! Vous le connaissez ?

ALFRED.

Moi ! pas du tout. Je ne connais que l’autre, la victime !

Chantant.

À la Monaco, l’on chasse…

ANGÉLIQUE.

Comment, monsieur ! l’infortuné Ducamp était un de vos amis ?

ALFRED.

Mon meilleur !… À la Monaco…

Il la prend par les mains et la fait passer à gauche en dansant.

ANGÉLIQUE.

Et vous avez le cœur de chanter lorsqu’il est mort ?

ALFRED.

Mais, naïve Angélique, la mort pour un artiste comme nous, c’est l’aurore de la fortune et de la gloire ! Le pauvre garçon dont vous parlez n’était pas sans talent, et depuis dix ans qu’il expose des tableaux assez coquets, il n’avait économisé que des dettes ! Mon Dieu oui ! vingt-deux mille francs de dettes ! sans compter le terme courant ! Il meurt ! La Providence envoie sur son chemin un Corbillon bienfaisant ! Le voilà célèbre ! le voilà riche ! les journalistes lui feront des articles ! Le commissaire-priseur lui fera une fortune !

ANGÉLIQUE.

Mais puisqu’il est mort ?

ALFRED, se dirige vers la gauche en passant devant Angélique.

Sachez, innocente Angélique, qu’un grand artiste ne meurt jamais !

ANGÉLIQUE, elle remonte à droite en passant derrière la table, va prendre la chaise qui est entre la cheminée et la porte, et descend à droite de la table.

Ah ! Avec tout ça, madame l’a pleuré comme une Madeleine.

ALFRED, remonte vivement à Angélique, qui tient toujours la chaise, et la fait vivement descendre à l’avant-scène, milieu.

Madame l’a pleuré ! Elle le connaissait ?

ANGÉLIQUE, elle remonte à la gauche de la table, et y place la chaise.

Elle a deux tableaux de lui dans sa chambre.

Elle remonte au dressoir.

Est-il vrai ? Du papier ! (Arrachant une feuille de son carnet.) J’en ai ! Une plume ! un crayon ! J’en ai !

Il vient s’asseoir sur la chaise qui est à gauche de la table et bouleverse le couvert qui est devant lui.

ANGÉLIQUE, descend à droite de la table.

Il a perdu la tête !

Elle prend la chaise qui est entre la porte de droite et la draperie, et la met près de la table, puis remonte au dressoir.

ALFRED.

Angélique, je vous adjure de laisser un libre cours à mon improvisation !

Écrivant.

« Madame,

« Je suis un grand criminel, puisque j’ai fait pleurer vos beaux yeux. J’ai tué Alfred Ducamp, mais je suis prêt à le ressusciter, s’il est vrai que vous vous intéressiez à lui. Je vous aime. Vous êtes la beauté fatale qui enchaîne à tout jamais le cœur de l’artiste. Accordez-moi une heure d’audience, et si je trouve grâce auprès de mon juge… »

ANGÉLIQUE, redescend à droite de la table.

Aurez-vous bientôt fini ?

ALFRED.

Tout de suite. Nous glisserons ce billet sous sa serviette….. (Il enlève la tasse pour glisser le billet.) Et… (il se lève avec explosion.) Deux couverts ! Est-il vrai ? je déjeunerais avec elle ?

ANGÉLIQUE.

Oh ! que non pas ! C’est le couvert de M. Lecoincheux.

ALFRED.

Qu’appelles-tu un coincheux ?

ANGÉLIQUE.

M. Lecoincheux ? Mais c’est M. le procureur du roi !

ALFRED.

Ah ! Et il déjeune avec madame Pérard ?

ANGÉLIQUE.

Dame, oui, en attendant !

ALFRED.

En attendant quoi ?

ANGÉLIQUE.

En attendant qu’il l’épouse. C’est convenu depuis plus de six mois.

ALFRED.

Ah !

Il laisse tomber sur la table la tasse qu’il y a prise ; l’anse se casse.

ANGÉLIQUE.

Mon Dieu ! qu’est-ce que vous avez fait ?

Elle remet le couvert en ordre.
ALFRED.

Bah ! pour une tasse décollée ! (il remonte au dressoir de droite et y pose la tasse, puis il redescend à l’avant-scène au milieu.) Maintenant il ne me reste plus qu’à déchirer ma lettre.

Il déchire sa lettre en deux morceaux, en jette un à terre et met l’autre dans sa poche après l’avoir froissée.

ANGÉLIQUE, qui est allée au dressoir de gauche.

Qu’est-ce qui vous prend encore ?

ALFRED.

Oh ! rien !

ANGÉLIQUE.

C’est M. Lecoincheux qui vous chagrine ?

ALFRED.

Moi ? non.

ANGÉLIQUE, regardant par la fenêtre.

Si vous voulez le connaître, le voilà qui vient par ici.

ALFRED, remonte au fond, à gauche d’Angélique.

En effet, avec un gendarme.

ANGÉLIQUE.

Non, monsieur, avec un brigadier.

ALFRED.

Oui, c’est un joli magistrat, l’air digne et la cravate blanche. Ah ! j’en mourrai !

ANGÉLIQUE.

De quoi ?

ALFRED, se dirige vers la porte de droite.

De plaisir, apparemment !

ANGÉLIQUE, l’arrêtant.

Pas par là, vous le rencontreriez !

ALFRED.

Je m’en moque !

ANGÉLIQUE.

Eh bien, et moi ?

ALFRED.

Je n’ai peur de personne.

ANGÉLIQUE.

Mais on me donnera mon compte, mon bon monsieur Philippe Roquet.

ALFRED.

Tiens ! c’est juste ! il y avait longtemps que nous n’en avions parlé du Roquet !

ANGÉLIQUE, allant ouvrir la porte, pan coupé à gauche.
Par ici ; l’escalier dérobé !
ALFRED, traverse la scène et s’arrête sur la porte, qu’Angélique vient d’ouvrir.

Angélique ! une commission pour ta maîtresse ! la dernière !

ANGÉLIQUE, attendrie.

Donnez, monsieur Philippe Roquet.

ALFRED.

Tiens !

Il l’embrasse vivement et sort.
ANGÉLIQUE.

Eh bien ! malhonnête ! (Revenant derrière le canapé.) Ce pauvre jeune homme, c’est tout cœur !