L’Assassin (About)/7
Scène VII
Le monde est un étrange pays. On suit machinalement une route battue, une ornière tracée. On rencontre à droite ou à gauche quelques sentiers couverts où l’ombre et la fraîcheur vous appellent. Mais non : l’usage, les convenances, la régularité de l’ordre établi, tout nous défend d’entrer dans ces chemins de traverse. Et cependant le bonheur est peut-être au bout.
Qu’est-ce qu’elle fait donc là toute seule ? Ah ! elle se gratte les yeux avec son mouchoir.
Qu’on nous ferme la porte au nez,
Nous entrerons par la fenêtre !
Qu’est-ce encore ?
Où diable est-il perché cet oiseau-là ? Bon ! dans le noyer ! (Madame Pérard se lève et se dirige vers la fenêtre ; Jean se cache derrière le canapé et se relève aussitôt que madame Pérard l’a dépassé.) Décidément, c’est pour madame et j’en ai assez vu.
Non ! non ! je vous le défends ! vous allez vous tuer.
Donnez-moi la main, alors ?
Y songez-vous, monsieur ?
Je ne songe même qu’à cela ! En avant, à la grâce de Dieu !
Ah !
Pardon, madame ; je vous ai fait peur ?
Vous n’êtes pas blessé ? Quelle folie !
C’était le seul chemin qui ne fût pas gardé. Il y a des gendarmes dans toutes les plates-bandes.
Et vous n’avez pas eu peur ?
Au contraire ! hier, quand j’étais ici tout seul à vous admirer, quand vous vous promeniez en-bas toute seule, quand il n’y avait personne entre nous pour m’empêcher de vous dire : « Je vous aime ! », une absurde timidité m’enchaînait dans mon coin. Maintenant que le monde entier s’efforce de nous séparer, ce déploiement de force armée, ces obstacles, ces ennemis, ces tricornes m’ont donné du courage, et me voici, madame, à vos genoux.
Y songez-vous, monsieur ? Mais je vous en prie ! vous me perdez ! On peut venir !
Qu’ils viennent tous ! que l’univers entier soit témoin de notre amour !
De notre amour ? En vérité, monsieur, je vous admire ! Vous ne me connaissez pas, je ne vous connais point, vous tombez ici comme un aérolithe, et dès le premier mot, vous parlez de notre amour, comme si nous avions gardé ensemble les moutons de Florian.
Je ne vous connais pas, dites-vous ? Je ne vous connais pas ? Eh bien ! je vais vous dire ce que vous êtes. Vous êtes l’idéal, c’est-à-dire l’assemblage miraculeux de toutes les perfections que la nature a disséminées dans les êtres, et que l’art s’efforce de réunir. Vous êtes la majesté jointe à la grâce, la beauté plastique animée de tous les pétillements de l’esprit. Vous êtes l’invraisemblable dans la perfection, l’oiseau qui fleurit, la fleur qui chante.
Voilà mon état civil bien établi, comme dirait l’autre. Et vous, monsieur, me ferez-vous l’honneur de me dire qui vous êtes ?…
Moi, madame ? Oh ! pas grand’chose ! Je suis l’imprévu ! C’est moi qu’on attend, lorsqu’on n’attend personne. C’est moi qui entre dans la maison lorsqu’on oublie de fermer la porte ou la fenêtre. On ne me connaît pas, et pourtant on me reconnaît, comme si l’on m’avait déjà rencontré au coin d’un bois, ou d’un rêve. Du reste, trente ans, peu d’argent, énormément d’avenir, médiocrement d’esprit, et du cœur à tout casser. (Montrant la tasse qui est sur le dressoir.) Tenez ! voilà mon ouvrage de ce matin !
J’espère, monsieur, que vous vous en tiendrez là, et que vous ne ferez pas d’autres ravages. L’accueil que je vous ai fait vous prouve que je ne suis pas trop provinciale pour une femme de province, mais vous vous tromperiez de tout si vous me preniez pour une héroïne de roman. Si je vous disais que vous me faites horreur et que je vous déteste à première vue, je mentirais assurément ; mais si vous supposez qu’il a suffi d’un regard en coulisse et de quelques mots bien dits pour me tourner la tête, je serais la première à rire de votre fatuité… Je ne suis pas libre, monsieur !
Mariée !
Non, mais engagée assez publiquement pour qu’une rupture soit impossible. Personne n’ignore à dix lieues à la ronde que j’ai promis ma main à un homme de bien, assez riche et fort considéré.
M. Lecoincheux ?
Vous l’avez dit : M. Lecoincheux. Ce nom-là vous fait sourire, parce que vos oreilles n’y sont pas faites, mais si vous étiez de notre province, vous l’écouteriez avec respect, parce qu’il vous rappellerait dix générations de vertus privées et publiques, d’honneur sans tache et de courage civil. Vous n’avez pas la prétention de croire que je romprai un mariage très honorable et tout fait pour courir les aventures avec un chevalier de l’imprévu !
En effet, pauvre femme ! vous êtes condamnée pour la vie à patauger mélancoliquement dans le prévu.
Je ne dois songer qu’à ma réputation compromise par votre présence, et perdue si quelqu’un vous trouvait ici…
Gardez toutes les issues !
Que vous ai-je dit ? Fuyez !
Par ici ?
Non ! c’est fermé !
Par la fenêtre alors, je connais ce chemin-là.
Vous vous tuerez, malheureux !
Ma vie pour vous !
Entrez là, je le veux ! (Elle indique la petite porte de gauche premier plan. — Alfred sort.) Merci.