L’Astrée/deuxième partie/L’Autheur au berger Céladon

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(Seconde partiep. 7-12).

L’AUTHEUR AU BERGER CELADON


C’est une estrange humeur que la tienne, Celadon, de te cacher avec tant de peine et d’opinatreté à ta bergère, et de désirer avec tant de passion que toute l’Europe sçache où tu es, et ce que tu fais. Il vaudroit bien mieux, ce me semble, mon berger, que ta seule Astrée le sceust, et que le reste de l’univers l’ignorast, car j’ay tousjours ouy dire que les sacrifices d’amour se font en secret et avec silence. Tu m’opposes des raisons qui pourroient estre recevables en un autre siecle, mais certes, en celuy où nous sommes, on se rira plutost de ta peine qu’on ne voudra imiter ta fidelité.

Ne dis-tu pas, que ton amour ne peust jamais estre sans le respect et sans l’obéissance ? Que la fortune te peut bien priver de tout contentement, mais non pas te faire commettre chose qui contrevienne à la volonté de celle que tu aymes ou au devoir de celuy qui veut se dire amant sans reproche ? Que les peines et les tourments que tu souffres ne sont que des témoignages glorieux de ton amour parfaite ? Qu’au milieu des plus cruels supplices tu jouys d’un bien extréme, sçachant que tu fais ce que doit faire un vray amant ? Et bref, que la vie sans la fidelité ne te peut estre qu’odieuse, au lieu que ta fidelité sans la vie t’est de sorte agreable que tu es marry de n’estre des-jà mort, pour laisser à la posterité un honorable exemple de constance et d’amour ?

Ah ! Berger, que l'aage où nous sommes est bien contraire à ton opinion ! Car on dit maintenant qu’aymer comme toy, c’est aymer à la vieille Gauloise, et comme faisoient les chevaliers de la Table-ronde, ou le Beau Tenebreux. Qu’il n’y a plus d’Arc des loyaux amants, ny de Chambre deffendue pour recevoir quelque fruict de ceste inutile loyauté. Que si toutesfois il y a encores quelques chambres qui se puissent appeller deffendues, elles le sont seulement à ceux qui aiment comme tu faits, pour chastiment de leur peu de courage, et pour preuve de leur peu de bonne fortune.

Et bref, que l’on tient aujourd’huy des maximes d’estat d’amour bien differentes, à sçavoir qu’aymer et jouir de la chose aymée, doivent estre des accidens inseparables. Que de servir sans recompence sont des tesmoignages de peu de merites. Que de languir longuement dans le sein d’une mesme dame, c’est en vouloir tirer l’amertume, apres en avoir eu toute la douceur. Que d’obeir à celle que l’on ayme, en ce qui nous esloigne de la possession du bien desiré, c’est imiter ceux qui vont à contrepied de leur chasse. Que d’aymer en divers lieux, c’est estre amant avisé et prévoyant. Que de se donner tout à une, c’est se faire devorer à un cruel animal, et qui n’a point pitié de nous. Et bref, que le change est la vraye nourriture d’une amour parfaite et accomplie.

Or considere, berger, comme tu dois esperer de trouver quelque juge favorable parmy ces personnes préocupées d'une opinion si differente ; et, si tu m’en crois, ne te laisse voir qu’à ton Astrée, et te tiens caché à tout autre.

Mais quoy ? tu rejettes mon conseil, et pour toute raison tu me respons que tu t’es de sorte dedié à la gloire d’Astrée, que les siecles et les opinions des hommes pouvant changer en bien aussi bien qu’en mal, tu desires qu’à l’advenir on recognoisse quelle a esté la beauté, et la vertu d’Astrée, par les effets de ton amour, et par les tourments que tu auras endurez. J’advoue, mon berger, ce que tu dis, et qu’il peut estre que les amants reviendront à ceste perfection qu’ils méprisent maintenant ; mais parce que cependant il y en aura plusieurs qui te pourront blasmer, mets en ta memoire ce que je té vay dire, à fin de leur respondre, s’il en est besoin.

Accorde leur d’abord sans difficulté, que veritablement tu aimes à la façon de ces vieux Gaulois qu’ils te reprochent, ainsi que tu les veux ensuivre en tout le reste de tes actions, comme ils le pourront aisément reconnoistre s’ils considerent quelle est ta religion, quels sont les dieux que tu adores, quels sacrifices que tu fais, et bref quelles sont tes moeurs et tes coustumes. Et que ces bons vieux Gaulois estoient des personnes sans artifices, qui pensoient estre indigne d’un homme d’honneur de jurer et n’observer point son serment, qui n’avoient point la parole differente du cœur, qui estimoient que l’amour ne pouvoit estre sans le respect, et sans la fidelité, qui cherchoient l’entrée du Temple d’amour, par celuy de l’honneur, et celuy de l’honneur, par celuy de la vertu. Et bref, qui méprisoient et leur vie et leur contentement propre, pour ne tacher en rien la pureté de leur affection. Que, quant à toy, ayant esté nourry et eslevé parmy ces honorables personnes, tu ne peux sans blasme contre venir à une si bonne nourriture. Que s’ils veulent aimer comme ceux qui t'ont instruit, tu leur serviras de guide tres-asseurée ; que s’ils veulent continuer en leur erreur comme ils ont fait jusques icy, encor ne leur seras-tu point inutile, puis que prenant tes actions au rebours, ils pourront tirer de ceste sorte un parfait patron de leur imperfection.