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L’Astrée/deuxième partie/Le Unziesme Livre

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(Seconde partiep. 773-877).


LE
UNZIESME LIVRE
DE LA SECONDE
Partie d’Astrée.


Douze ou quinze jours s’estoyent passez depuis qu’Alexis avoit laissé sa triste demeure, et desja la plus part des voisins avoit visité Adamas, quand on l’advertit que quelques bergers desiroient de parler à luy, et qu’entre les autres, il y en avoit un nommé Lycidas. A ce nom de Lycidas, Alexis tressaillit de sorte, qu’Adamas s’en prit garde, et de peur que Paris n’en fist de mesme, il luy commanda d’aller sçavoir qui c’estoit : il prit de bon cœur ceste commission, pour l’amitié qu’il portoit à Diane. Cependant Adamas, s’approchant d’Alexis : J’ay peur, luy dit-il, ma fille, que la haine que vous portez à ce frère, ne decouvre ce que nous voulons tenir si caché. — II m’a esté impossible responditelle, de ne me laisser surprendre à ceste nouvelle si peu attendue. Et si vous le trouviez à propos, je me retirerais dans ceste chambre voisine jusques à ce que ces bergers s’en fussent retournez, afin d’eviter le danger qu’il y a que je ne me découvre. – Il ne le faut pas faire, dit Adamas, car sans doute, ils viennent icy en partie pour vous voir, et ne faut penser qu’ils n’en ayent demandé des nouvelles à Paris, aussi tost qu’ils l’ont veu ; outre que nous le mettrions luy-mesme en une grande doute.

Alexis ne repliqua rien, parce qu’elle ouyt parler Lycidas an bas de l’escalier, et peu apres toute la trouppe entra dans la sale, où le druide les receut avec des demonstrations d’amitié extraordinaires. Ceux qui estoient les plus apparents, c’estoient Diamis, oncle de Diane, Phocion, oncle d’Astrée, Lycidas, Sil-vandre, Corilas, Amidor, et bien que Tircis ny Hylas ne fussent point de ceste contrée, si ne laisserent-ils d’assister ces bergers en ce devoir, tant à cause de l’amitié qu’ils luy portoient, que pour avoir desja sejourné trois pu quatre mois en leur hameau.

Phocion, au nom de tous les autres, asseura le druide de leur bonne volonté, et du desir qu’ils avoient de luy faire service, et puis luy dit que deux occasions particulierement les conduisoient vers luy : l’une pour se resjouyr du contentement qu’il avoit de revoir Alexis plustost, et en meilleure santé qu’il n’avoit esperé, et l’autre, pour l’advertir qu’il avoit pieu au grand Teutates leur envoyer le guy dans les boccages de leur hameau, et qu’ils venoient le supplier de vouloir, selon leur coustume, prendre la peine de faire le sacrifice des actions de graces. Lors le vacie s’avançant : C’est une chose estrange, dit-il, seigneur, que celle que je vous vay raconter. Dans le boccage sacré à Hesus, Tharamis, Belenus, et nostre grand Teutates, j’ay trouvé des choses merveilleuses en cherchant le guy pour l’an neuf. Premierement un temple de petits coudres et de jeunes chesnes, tellement plyez et appuyez sur un grand arbre qui est au milieu, qu’ils font une voute assez spacieuse pour y contenir une grande quantité de personnes ; et dans le milieu, il y a des gazons en forme d’autel, sur lesquels on voit un tableau qui represente l’amitié reciproque, avec des vers où sont escrites les douze tables des loix d’Amour. Plus en là, nous rencontrasmes un autre temple dedié à la déesse Astrée. O seigneur ! combien est-il misterieux ! Il y a deux autels dont le principal est fait en triangle, apuyé contre un chesne le plus merveilleux qui fut jamais ; car n’ayant qu’un tige, il se separe en trois branches esgales, et peu apres les rejoint toutes trois ensemble dans une mesme escorce, de telle façon qu’elles ne sont plus qu’un seul tronc, qui s’eslevant plus que je ne vous sçaurois dire par-dessus les autres arbres du boccage, a esté esleu de Teu­tates pour son arbre bien-aymé. Et pour nous en donner cognoissance, nous y avons trouvé le guy salutaire, si beau, et si bien nourry, qu’il n’y en a point dans la contrée de tel, au rapport de tous les vacies. Et sans mentir, le nom du grand Teutates, qui est gravé en son tronc, et celuy de Hesus, Tharamis, et Belenus, qui sont aux trois branches, avec les autres merveilles qui se voyent en ce lieu, font bien cognoistre que Dieu s’y ayme et qu’il veut y estre adoré.

Ainsi discouroit le vacie, et racontoit au druide une chose, qu’il sçavoit mieux que luy, comme en ayant esté l’inventeur. C’estoit la coustume des Gaulois, de chercher, une lune avant le sixiesme de celle de Juillet, par toute la contrée, le chesne qui avoit le plus beau guy, et en faire rapport au grand druide, afin que le jour qu’il devoit estre cueilly, l’assemblée se fist dans le hameau, où il s’estoit rencontré. Et pour cest effect, tous les vacies s’assembloient, et suivoient tous les boccages sacrez, et choisissoient le plus beau, et le marquoient. Et parce qu’ils estimoient que c’estoit un signe d’estre aymez de Dieu, que de le trouver dans les boccages, qui dépendoient de leur hameau, pour luy en rendre grace, ils souloient faire un sacrifice parti­culier, où le grand druide assistoit, pour peu qu’il les voulust favoriser. Et, d’autant qu’Adamas aymoit infiniment ceux-cy, outre le dessein qu’il avoit pour Alexis, du contentement duquel il pensoit que le sien dependist, ainsi qu’il avoit sceu par l’oracle, il leur promit d’y aller quand le vacie le viendroit advertir. Les bergers le remercierent avec les plus honnestes paroles qui leur furent possibles. – Encores, dit-il en sousriant, que j’aye quelque occasion de me douloir des bergeres de vostre hameau, que je puis dire estre les seules qui ne me sont point venu visiter, et se resjouyr avec moy, depuis l’heureux retour de ma fille, si ne veux-je pour cela laisser de donner cognoissance qu’il n’y en a point en toute la contrée que j’estime plus qu’elles. Paris qui vouloit excuser sa maistresse avec les autres : Mon pere, respondit-il, ne leur en sçachez point mauvais gré, car je vous asseure que je les ay veues s’en accuser elles-mesmes, et faire resolution de venir voir ma sœur. Mais la maladie d’Astrée, qui n’est point assez grande pour la retenir au lict, ny assez petite pour luy permettre de venir si loing, les en a empeschées parce qu’elles ne vouloient point y venir sans elle. – Si cela est vray, respondit Adamas, je reçois ceste excuse ; mais s’il n’est pas, je suis un peu en colere. Phocion prenant la parole : II est vray, adjousta-t’il, que ma niepce depuis quelques lunes se trouve mal, et que depuis dix ou douze nuicts, elle s’abat plus que de coustume, mais je crois que pour la guerir, il la faut marier. – Vous y devriez songer, dit Adamas, car elle commence d’en avoir l’aage. – Elle a, dit Phocion, la moitié d’un siecle, et trente six lunes, ou environ, et j’espere de la loger bien tost, s’il plait à Dieu.

Cependant qu’Adamas parloit de ceste sorte avec ces bergers ; Leonide et Alexis entretenoient les autres ; mais aussi tost que Lycidas mit les yeux sur son frere, il demeura longtemps sans les en pouvoir retirer, car il luy sembla d’abord de voir le visage de Celadon. Et puis le considerant de plus prés, il demeuroit estonné, que deux personnes puissent se ressembler si fort. Toutesfois l’opinion qu’il avoit qu’il fust mort, l’authorité du druide qui disoit que c’estoit sa fille, et l’abit de nymphe qui l’embellissoit, et le changeoit un peu, l’ampescherent d’en descouvrir la verité, et luy faisoient démentir ses yeux. Si ne peut-il s’empescher en fin, apres l’avoir quelque temps consideré, de luy dire : Si je ressemblois autant à la personne que vous aymez le plus, que vous, madame, à celle que j’ay le plus aymée et honorée, j’espererois d’estre bien tost en vos bonnes graces. – Gentil berger, respondit Alexis, en rougissant, je suis tres satisfaite de mon visage, puisque, tel qu’il est, il ressemble à ce que vous aimez, car ayant appris de mon pere, combien il vous estime et cherit, je seray tousjours tres-aise de vous donner occasion de continuer l’amitié que vous luy portez. – Et les obligations que nous avons au pere, respondit Lycidas, et les merites de la fille nous commandent à tous de vous rendre toutes sortes de services, mais à moy, ce me semble, plus qu’à tout autre, qui voy revivre en vostre visage, celuy pour qui je ne ferais difficulté de mettre ma vie, si cela pouvoit r’appeler la sienne.

Telles furent les premieres paroles dont ces deux freres userent ; et quoy que Leonide se contraignit, si ne peut-elle s’empescher de sousrire, voyant combien Lycidas estoit trompé. Mais ayant peur qu’Alexis à l’abord ne fust pas bien accoustumée de parler en fille, elle voulut interrompre leur discours, faignant d’estre curieuse d’entendre des nouvelles des bergeres ses amies, qu’elle n’a voit veues il y avoit plusieurs jours. – Vous reprendrez une autrefois ces belles paroles, dit-elle, Lycidas, mais à cette heure, dites-moy je vous prie, comment se portent mes cheres amies, j’entens les bergeres de vostre hameau ? – Les unes, respondit Lycidas, sont contentes, les autres faschées, et les autres ny fachées ny contentes, mais passent doucement leur vie. – Qui est celle, adjousta Leonide, qui est tant insensible au bien et au mal, qu’elle ne ressent ni l’un ni l’autre ? – C’est respondit Lycidas, la ber­gere Diane, car n’aymant rien, je’ ne croy pas qu’elle puisse avoir ny bien ny mal, puisque tous les biens et tous les maux qui ne procedent d’amour, ne meritent d’avoir ce nom. – Je croy, dit Leonide, que vous le pensez comme vous le dites ; mais chacun n’est pas de cette opinion. – Ceux qui le jugent autrement, dit-il, ressemblent à ces anciens qui croyoient l’eau et le gland estre la meilleure et plus douce nourriture de l’homme, parce qu’ils n’avoient esprouvé ni le vin ni le bled, et maintenant nous tenons que l’eau et le gland ne sont que pour les bestes : de mesme, quand ils auront esprouvé les douceurs ou les amertumes d’amour, ils avoueront que tout le reste n’est rien. – Et croyez-vous, continua Leonide, que Diane n’ait rien aimé, ou qu’elle n’ayme rien encores ? – Je ne sçay, respondit Lycidas, ce qui est du passé ; mais pour cette heure je croy qu’elle laisse toute l’amour aux autres. – Vous me dites, repliqua Leonide, de mauvaises nouvelles pour Paris. – Voilà que c’est, dit le berger, que de la sottise de nos villages ; si ne puis-je penser que Diane ressente avec amour, l’honneur que Paris luy fait. Toutesfois, si j’estois deceu, je ne serois pas le premier trompé au jugement des femmes. – Or bien, dit Leonide, laissons Diane pour ce coup, car si elle n’ayme point encore, ne doutez que sa fortune ne l’attende, et dites-moy quelle est celle qui est faschée ? – C’est Astrée, respondit Lycidas, car Phocion qui est avare, et qui ne songe, suivant la coustume des vieillards, qu’à loger richement sa niepce, veut qu’elle espouse un berger des Boïens, nommé Calidon, qu’elle n’a jamais veu qu’un moment, à quoy elle ne se peut resoudre, et je ne croy pas, quant à moy, que ce vieillard en vienne à bout. – Ce Calidon, dit la nymphe, n’est-ce pas le neveu de Thamire ? – C’est celuy-là mesme, respondit-il. – Mais a-t’il oublié, repli­qua Leonide, l’amour de Celidée ? – O madame, adjousta le berger, que Celidée n’est plus celle qu’elle souloit estre, et que l’accident de sa perte est estrange ! – Comment, dit la nymphe, Celidée est perdue ? – Elle se peut dire telle, respondit-il. Et Thamire n’a rien à cette heure tant à cœur que de marier Calidon.

Encore qu’Alexis parlast avec Hylas, Corilas, et Amidor, si ne laissoit-elle de prester l’oreille à Lycidas, et d’ouyr ces parolles, qui luy serrerent de sorte le cœur, qu’il n’y eust berger qui n’y prist garde, parce qu’elle changea au commencement de couleur, et puis devint froide comme un glaçon. Cela fut cause que Leonide luy dit : Vous vous trouvez mal, ma sœur, ce sont encore des restes de vostre maladie, vous devriez vous asseoir, Hylas qui, dés le moment qu’il l’avoit veue, l’avoit trouvée tant à son gré, que Phillis commençoit fort à perdre son cœur, et celle-cy à le luy desrober, la prenant sous les bras, la fit asseoir à moitié par force, et se mettant à genoux aupres d’elle, ne destournoit nullement les yeux de dessus son visage. Cependant Leonide et Lycidas se retirans contre une fenestre, continuerent leur discours, mais avant que de les reprendre, Lycidas considerant Alexis : Je ne puis, dit-il, souler mes yeux de regarder la belle fille d’Adamas ; car elle ressemble de telle sorte à mon pauvre frere ; que plus je la considere, et plus j’y trouve des traits, soit au visage, soit en ses façons, où je n’y connois difference que celle des habits. – Y a-t’il long-temps, respondit Leonide, qu’il est mort ? – II y a environ quatre lunes, respondit-il. – Je suis marrie, adjouta Leonide, de ne l’avoir jamais veu, pour avoir ouy dire beaucoup de bien de luy. – Quant à ce qui est de son humeur et de son esprit, dit Lycidas, je ne sçaurois vous le monstrer, mais pour son visage et pour ses actions, regardez Alexis et vous le verrez. Et lors il continuoit : Voilà son mesme œil, sa mesme bouche, sa mesme rondeur de visage. Et par fortune Alexis en mesme temps sousrit de ce que Hylas luy disoit, encor qu’elle n’en eust pas beaucoup d’envie. O dieux ! dit Lycidas, voilà son mesme sousris, et son mesme tourner de teste : fut-il jamais rien de si ressemblant ?

Leonide qui craignoit que cette consideration troc continuée ne luy fist descouvrir qu’Alexis ressembloit si fort à Celadon, que c’estoit Celadon mesme, luy dit : Mais à propos de vostre frere, lors que Paris luy dressa ce vain tombeau, j’appris qu’Astrée l’avoit infiniment aymé, et qu’elle ne s’estoit peu empescher de le declarer un peu avant que nous y fussions arrivez. – Je le sceus aussi par Tircis, respondit Lycidas. Et pleust à Dieu, con-tinua-t’il avec un grand souspir, que cela n’eut point esté ! je jurerais presque que mon frere seroit encores en vie. – Et com­ment, dit Leonide, l’accusez-vous de sa mort, puis qu’elle n’en pouvoit mais, estant elle-mesme en un extreme danger, à ce que j’ay ouy dire ? Lycidas respondit froidement : L’histoire seroit trop longue et trop ennuyeuse pour la raconter maintenant ; tant y a que si elle souffre du mal pour Calidon qui ne l’ayme point, je croy qu’Amour l’ordonne ainsi pour venger la perte de Celadon qui l’adoroit, et dont elle est coulpable. – Et’y a-t’il long­temps, dit la nymphe, que cette belle fille est perdue ? – II y a, respondit Lycidas, douze où quinze nuits. – Ce fut donc, ajouta la nymphe, peu de temps après qu’elle receut nostre juge­ment ? – Dix ou’douze nuicts apres, dit le berger, et vous asseure que tous ceux qui l’avoient connue, l’ont regrettée. – Quant à moy, dit la nymphe, je n’en ai rien sceu qu’à cette heure, et je vous jure que je ressens sa perte. Mais dites-moy, Lycidas, comment est-elle advenue ?

Suitte de l’histoire de Celidée[modifier]

Je pensois, madame, respondit Lycidas, que vous eussiez sceu sa pitoyable histoire, parce que c’a esté un accident si estrange que chacun le racontoit pour une grande merveille. Mais puis que cela n’est pas, et que vous desirez de l’entendre, il faut que vous sçachiez, grande nymphe, que le pauvre Calidon ayant esté con­damné par vous, en receut le desplaisir que vous pouvez penser et apres avoir long temps pleint sa fortune, en fin la raison luy remettant devant les yeux, ce qu’il devoit à Thamire, le dedain de Celidée, et le serment qu’il avoit fait d’obeir à ce que vous ordonneriez, il prit un bon conseil ; et s’essayant d’effacer cette passion de son ame, vesquit quelque temps avec un esprit un peu plus reposé.

Cependant Thamire ayant fait entendre son dessein à Cleontine, et elle aux autres parents, et mesme à la mere de Celidée, dans dix ou douze nuits, le tout fut de sorte avancé, qu’il ne faloit plus que coucher ensemble. Le soir estant venu que le mariage devoit estre consommé, on n’oyoit dedans la maison, que resjouyssance de ceux qui attouchoient de quelque parentage à cette fille, pour l’esperance du support qu’ils esperoient de ce riche pasteur. Jusques à ce point Calidon obéit à vostre ordonnance, mais quand il vint à penser que cette nuit Celidée seroit entre les bras d’autre que de luy, il perdit toute resolution, et rendit bien tesmoignage par cette action, que quand les yeux voient ce qu’ils n’ont jamais veu, le cœur pense ce qu’il n’a jamais pensé ; car s’estant aupraavant figuré d’estre résolu à cette perte, quand il vit qu’il n’y avoit plus qu’une heure d’intervalle entre son esperance, et l’entière perte de son esperance, il perdit, toute resolution, oublia tout devoir, et mesprisa toute consideration. Il estoit retiré à un des coins de la chambre, où cette pensée le faisoit mourir de regret, cependant que chascun dansoit. Thamire qui l’aimoit comme si c’eust esté son enfant, se douta bien d’où procedoit cette tristesse, et ayant pitié de son mal, s’approcha doucement de luy, qui ravy en son desplaisir proferoit à voix basse telles parolles, sans appercevoir son oncle.

Madrigal


Que je vive et qu’on la possede,
N’est-ce point d’amour un deffaut,
Puis que pour bien aymer il faut,
Qu’on meure plustost que l’on cede ?


Mais si je meurs, je ne pers pas
Le souvenir qui me tourmente :
Au creux de ma tombe relente,
Ce regret suivra mon trespas.

Quelle fortuen pitoyable
Me contraint Amour de courir,
Puis que pour n’estre miserable,
Je ne puis vivre ny mourir ?

Thamire l’escoutant en prit une compassion qui ne fut pas petite, et plus encores lors qu’apres ces paroles il luy vit tendre les yeux en haut, et joindre les mains dans son giron, couvrant son visage de larmes, qui luy empechoient de parler. Il se retira doucement, et s’addressant à Celidée, luy dit l’estat en quoy il l’avoit trouvé, et la pria de parler à luy, et luy donner quelque consolation. La bergere qui estoit bien aise d’obeir à Thamire, et qui faisoit dessein de n’avoir point les mauvaises graces de Calidon, puis qu’elle devoit vivre avec son oncle, s’y en alla aussi tost que Thamire le luy eut dit, et le trouvant en cet estat : Et quoy, luy dit-elle, berger, serez-vous le seul qui ne danserez point ? – A la verité, respondit-il, en luy tendant la main, vous avez raison, belle Celidée, de me faire cette demande, car c’est bien à mes despens que ce bal se fait. Mais pleut à Dieu que sans offencer Teutates, ny vous, je puisse aussi bien mettre fin à mes jours, que cette nuit me ravira tout espoir de contentement. – Et qu’est-ce que vous voulez dire ? respondit la bergere, feignant de ne l’entendre pas. – Je veux dire, répliqua-t’il, que si je ne craignois d’offencer Teutates, en me faisant mourir sans son commandement, et vous, en vous faisant perdre un serviteur, cette main me raviroit la vie avant qu’en cette malheureuse nuict Thamire possedast en vous ce que mon affection seule pourroit meriter. Celidée, faisant semblant de ne penser plus en ces choses : J’avois opinion, dit-elle, que vous eussiez oublié toutes ces folies, et en est-il encores memoire ? – Comment ? reprit Calidon avec un grand souspir, que Calidon oublie jamais Celidée ? Et n’avez-vous point de peur que Tharamis vous chastie pour l’offence que vous faites à mon amour ? – Vous en devriez bien avoir d’avantage de Teutates, respondit-elle, que vous appellastes, quand vous promites à Leonide d’observer ce qu’elle ordonneroit. Et avez-vous desjà mis en oubly le jugement qu’elle fit. Ou pensez-vous que les dieux l’ayent oublié ? Ou comment esperez-vous que le gui de l’an neuf vous puisse estre profitable, puis que c’est par luy que vous jurastes ? Pour le moins je vous conseille de ne chercher jamais l’œuf salutaire des serpents, car vous courez fortune de n’en point eschaper. – Ha ! bergere, reprit Calidon, ne croyez point que j’aye oublié l’injuste jugement de l’impitoyable nymphe (pardonnez-moy, madame, dit Lycidas, si j’use des mesmes mots du berger interessé) le souvenir m’en est trop douloureux pour l’oublier. Ne pensez non plus que j’aye opinion que Teutates n’ait memoire de ce que je juray ; mais n’estimez pas aussi que je tienne que le guy de l’an neuf ny l’œuf des serpents me soit salutaire, puis qu’en vous perdant il n’y a plus rien au monde dont je me soucie. – Encores devez vous redouter, dit-elle, la justice des dieux apres vostre mort. – Ils ne sçauroient, respondit-il, me donner plus de mal que j’en souffre en vie, et sçay bien qu’ils n’ont point de plus cruels supplices que ceux que j’endure. Mais ne croyez toutesfois que je sois si peu juste observateur de ce que j’ay promis ; car si vous avez bonne memoire, je dis que je voulois que jamais le guy de l’an neuf ne me pût estre salutaire, et que si je rencontrois l’œuf soufflé des serpents, je priois Teutates qu’il les animast de sorte contre moy, qu’ils me fissent mourir, si je n’observois le jugement de la nymphe tant que je vivrois. – Et bien, dit-elle, n’y contrevenez-vous pas par les paroles, que vous me venez de dire ? – Nullement, respondit-il, car j’ay mis une condition qui m’en empesche. – Et quelle est-elle ? dit Celidée. – Que je n’y contreviendrois point, dit Calidon, tant que je vivray et ne voiez-vous pas que je mourus dés lors que cette ordonnance fut faite, si pour le moins, la vie est un bien ? car dés ce moment malheureux, je perdis non seullement toute sorte de bien, mais toute esperance mesme de quelque bien. Que si toutesfois vous appellez vivre que de languir comme je faits, dans peu de nuicts je laisseray sans doute ce que vous nommez vie ; que si entre cy et là je contreviens à ce que j’ay juré, je veux bien que le guy de l’an neuf ne me seve de rien, aussi bien n’esperé-je pas de le voir jamais, outre que sans vous rien ne me peut estre salutaire, et je mourray bien tost, si les dieux veulent exaucer les vœux du plus desolé homme du monde. – Et quel advantage esperez-vous, dit-elle, en mourant ? – J’attends, dit-il, toute ma felicité, puis qu’il me sera permis de vous aymer, sans offencer ny Thamire ny les dieux, ny vous que je redoute davantage. Mais cruelle bergere, quel dessein vous conduit vers moy ? Est-ce point pour triompher encore une fois de Calidon, ou bien pour imiter ces cruels, qui ayant tué le miserable qui ne se deffend point, en viennent voir le corps pour considerer combien grandes et diverses en sont les blesseures ? – Ce n’est point ce sujet, desolé berger, dit-elle, qui me conduit, mais pour essayer de vous divertir de vos tristes pensées, et voir si je puis vous donner quelque soulagement, sans contrevenir toutesfois à la volonté des dieux. – Et comment ? interrompit-il incontinent, il ne vous suffit pas que je meure, par la cruauté de mon destin, et par l’injustice des hommes, qui m’ont ravy tout ce qui me pouvoit retenir en vie, si vous n’y ajoutiez encore cette vaine compassion que vous faictes paroistre d’avoir de moy, seulement pour me faire mourir avec plus de regret ? Quoy ! Celidée, vous voulez que je pense que vous estes touchée de pitié, en voyant le miserable estat où je suis, afin que vous perdant et vous voyant possedée par un autre, je vous plaigne davantage ? Si c’est votre dessein, vivez contente, et coyez que vous ne sçauriez me desirer plus de mal que celuy que je ressens ; et si ce ne l’est pas, ne me parlez jamais plus de pitié, de salut, de remede, ou de quelque esperance, car j’en suis aussi incapable que le Ciel et vous, avez eu peu de volonté de mon bien. Et à ce mot la laissant, quoy qu’elle s’efforçast de le retenir, il sortit hors de la chambre.

Il estoit desja tard, de sorte que le bal finit tost apres, et chacun se retira quand Celidée, suivant nos coustumes, eut esté mise dans le lict aupres de Thamire. Vous devez croire que le contentement de ce berger estoit à son extremité, puis que le Ciel ne luy en voulut point donner davantage, comme je vous diray. Calidon, au sortir de la chambre, s’en alla hors du logis, et de fortune se coucha soubs des grandes ormes qui estoient le long du chemin aupres de la maison, où apres avoir consideré quel heur estoit celuy de Thamire, et au contraire, combien sa fortune depuis peu de temps s’estoit changée, il prit si grand serrement de cœur, que peu à peu l’ennuy lui ravissant la force, il demeura esvanouy, et si longuement que Cleontine et sa trouppe sortant du logis de Thamire, le trouverent estendu, comme s’il s’y fut endormy. Mais l’ayant voulu esveiller, et voyant qu’il ne se remuoit point, Cleontine mesme le prit par une main, et d’autant que tout la chaleur avoit delaissé les extremitez du corps pour se retirer autour du cœur, elle le trouva si froid, que toute surprise de frayeur, elle s’escria : O Dieu ! Calidon est mort !

Quelques-unes de ses parentes qui ouyrent ceste voix, y accoururent, et le voyant en cest estat, esleverent de si grands cris qu’elles y firent accourir tout le voisinage. Et parce qu’il estoit infiniment aimé, et que cest accident estoit tant inesperé, plusieurs retournerent dans le logis de Thamire, où criant à haut de teste que Calidon estoit mort, Thamire en ouyt le bruit, et n’oyant que le nom de Calidon et de mort, se doutant de quelque sinistre accident, saute hors du lict en terre, court à la porte, et appelle quelque’un de la maison, et en fin apprend que Calidon est mort. Il aimoit ce neveu autant que s’il eust esté son fils, si bien qu’à ces premieres nouvelles, il faillit de tumber de sa hauteur sur le plancher, mais estant soustenu par quelques-uns des siens, ce fut tout ce qu’il peut faire que de se remettre au lict avec l’ayde de ceux que le tenoient. Aussi tost qu’il fut couché, il demeura sans poux, et peu à peu devint froid, et en fin s’il n’eust esté secouru, il luy en fut autant advenu qu’à Calidon ; mais les divers remedes qu’on luy fit, et le soing que Celidée en eut, l’en empescherent. Qui eust veu ceste belle et jeune bergere toute eschevelée, et à moitié vestue, fondre en larmes sur le visage de Thamire, lors que peu à peu il alloit deffaillant entre ses bras, et n’eust esté touché de pitié, eust eu sans doute une ame, ou un cœur de rocher. On dict qu’on ne vit jamais rien de plus beau, et sembloit que les nonchalances de son habit, et le peu de soing qu’elle avoit d’elle-mesme adjoustassent une grace extresme à ses beautez. Tant y a qu’elle fit revenir Thamire, et le pressant entre ses bras à moitié nuds, et se coulant sur sa bouche avec un ruisseau de pleurs, ne pouvoit le caresser assez à son gré.

Mais le pauvre berger estant presque devenu insensible à toute autre passion qu’à celle de la perte qu’il pensoit avoir faite, repoussant doucement Celidée, et tournant la teste à costé, recevoit ses baisers si froidement qu’il sembloit qu’ils luy fussent ennuyeux. Car, sans seulement la regarder, il demandoit d’ordinaire des nouvelles de Calidon ; mais voyant qu’il n’en pouvoit avoir de bonnes : Il faut, dit-il, que je le voie et s’il est mort pour le contentement que j’ay, que je meure pour le desplaisir qu’il a eu.

Et se jettant de furie à terre, s’abilla à moitié, et courut à demy nud au lieu, où le pauvre Calidon estoit estendu de son long, ressemblant tout à faict à une personne morte. D’abord chacun luy fit place, tant pour le respect qu’on luy portoit que pour la compassion qu’on avoit de son dueil, qui devoit estre grand, puis qu’il luy faisoit laisser Celidée, et desdaigner le bien qu’il avoit si longtemps, et si ardamment desiré. Soudain qu’il vit Calidon, ayant opinion qu’il fust mort, il se laisse choir dessus si mal à propos, que donnant du front contre une pierre quarrée, sur laquelle on avoit appuyé la teste de Calidon, et rencontrant par mal’heur le trenchant, il se la fendit si avant que le sang incontinent luy en retumba par le visage, et en demeura esvanouy. Ceux qui estoient autour de Calidon, oyant le coup que Thamire s’estoit donné, eurent bien opinion qu’il se fust blessé, mais non pas tant qu’il estoit ; et n’eust esté qu’ils le virent si long temps sans mouvement, et qu’il ne parloit point, ils n’y eussent pris garde que bien tard.

Le cry se redoubla, et les clameurs de ceux qui voyoient ce piteux spectacle. Mais jugez quelle fut la veue que Celidée eust quand on rapporta son mary et son nepveu, comme s’ils eussent esté morts ! De fortune, lors qu’on voulut oster de dessus une eschelle Calidon pour l’emporter plus à son aise dans une chambre, il revint, et voyant tant de peuple autour de luy, et qu’il estoit couvert du sang de Thamire, il ne sçavoit que penser, et luy sembloit de resver. Mais quand il vid emporter son oncle qui n’avoit point encores de sentiment, avec cette grande playe à la teste, s’imaginant que quelqu’un l’eust blessé, il se releve porté de la furie, et demande qui est le meurtrier, et prenant à ses pieds un cailloux, tenoit le bras relevé comme prest d’en assommer celuy qui auroit faict cest homicide ; mais quelques-uns de ses parens, le rapaisant, luy firent entendre comme le tout s’estoit passé. Comment, s’escria-t’il, c’est donc moy qui ay faict ce parricide ? Il n’est pas raisonnable que je n’en face aussi bien la vengeance, que si c’estoit un estranger, voire d’autant plus grande que je luy ay plus d’obligation. Et à ce mot, il se leva le bras pour se frapper de la pierre contre la teste, mais ceux qui estoient qupres de luy furent prompts à courre au coup ; et les uns luy retindrent le bras, et les autres luy firent tumber la pierre de la main, et le saisissant des deux costez, ne l’abandonnerent plus qu’il ne fust un peu remis.

Cependant Thamire, par les cris de Celidée, ne fut pas plustost pansé et remis dans le lict qu’il revint de son évanouissement ; et à l’ouverture de ses yeux, soudain qu’il put parler, la premiere parole qu’il profera, ce fut le nom de Calidon, demandant où estoit son corps. – Calidon, luy respondit un vieux mire qui l’avoit pansé, se porte mieux que vous, et n’a point d’autre mal que le vostre. – Comment, dit-il, Calidon n’est pas mort ? Ha, mes amis, me renouvellez point ainsi ma peine ! – Il n’est point mort, respondit le mire, et si vous voulez ne vous point esmouvoir quand vous le verrez, nous le vous amenerons icy en bonne santé. – O Dieu ! dit Thamire, si ce que vous dictes est vray, ne me dilaiez point davantage ce seul remede qui me peut guarir. Et à ce mot il se voulut efforcer de se lever, mais les mires l’en empescherent. Et parce que de son costé, Calidon pressoit avec une impatience extresme de le voir, ils penserent que pour remettre leur esprit en repos, il seroit bon de les faire entrevoir, encor qu’ils craignissent fort que ceste emotion ne fust cause que la plaie de Thamire ne retournast seigner. Mais jugeant que cest inconvenient seroit moindre que les autres dont le desni qu’ils luy en pourroient faire, le menaçoit, ils firent venir Calidon, qui voyant Thamire en cet estat, et ayant desja entendu tout ce qui s’estoit passé, se jette d’abord à genoux devant luy, et luy demande pardon de l’ennuy qu’il luy a donné. Excusez, luy dit-il, mon pere, le peu de puissance que j’ay sur moy. J’ay faict ce qui m’a esté possible pour ne vous en donner cognoissance, et voulois bien mourir s’il m’eust esté possible, sans vous donner cette seconde occasion de regretter la peine que vous avez eue à m’eslever ; mais la fortune qui ne cessera de m’affliger tant que je seray en vie, ne m’a pas mesme voulu contenter en cela. Je viens vous en demander pardon, et vous supplier de croire que je n’auray jamais contentement, que je n’aye tellement satisfaict à cette faute, qu’il ne m’en reste nulle tache. – Mon fils, dit Thamire, en luy tendant la main, releve-toy, et me viens embrasser, et croy que si j’eusse pensé que Celidée eust pû estre tienne, jamais je ne l’eusse voulu avoir ; tout le regret qu’il me reste à cette heure, est que si autrefois il y a eu un empeschement à ton desir, il y en a maintenant deux. Le premier, celuy de sa volonté, qui a tousjours esté tant eslognée de toy, que jamais elle n’y a pu consentir ; et l’autre, le mariage qui est entre elle et moy. Que si sa volonté se pouvoit changer aussi bien que je pourrois remedier au dernier, sois certain, Calidon, que la mort me seroit agreable, si je pensois que par ma mort je te rendisse content.

Calidon vouloit respondre, mais il ne put, de peur de l’interrompre, parce qu’en mesme temps il adressa sa parolle à Celidée. Et vous, ma fille, dit-il, qui voyez combien vous estes aimée de Calidon, sera-t’il possible que vous ne changiez jamais de volonté envers luy ? Ny son affection, ny ses merites, ny mes prieres ne pourront-elles jamais rien envers vous ? Sera-t’il vray que Celidée soit née pour faire mourir Calidon, et Thamire, et d’amour et de regret ?

Celidée toute en pleurs vouloit respondre, lors que Calidon reprit la parolle ainsi : Il ne faut pas, mon pere, que l’ordonnance du Ciel, et ce qu’il a pleu à ceste belle d’ordonner de moy soit autrement qu’il est. Teutates sçait mieux ce qu’il nous faut que nous-mesmes. Il n’est pas raisonnable que deux personnes qui meritent toute sorte de bon-heur, comme font Thamire et Celidée, changent de fortune pour le plus infortuné qui fut jamais entre les hommes. Et quant à moy, je proteste entre vos mains, et appelle le Ciel et la Terre pour tesmoins, que je ne veux point contrevenir au jugement qu’il a pleu aux dieux de faire de nous par la bouche de la nymphe. – Et que signifient donc, dit Cleontine, ces plaintes, ces pleurs, et ces esvanouissements ? – Ce sont, respondit Calidon, des tesmoignages que je suis homme. Mais comme les bons mires n’ostent pas la main de la blesseure, encore que le patient s’en plaigne, voire en crie, de mesme vous ne devez tous laisser de mettre fin à ce qu’il a pleu à Teutates d’ordonner en ceste affaire, et je ne vous demande autre faveur, sinon qu’il me soit permis de me plaindre, voire de crier quand la douleur du mal me pressera. – Non, non, dit Celidée, d’une parole proferée avec violence, ne vous mettez plus en peine, ny les uns ny les autres. Le grand dieu Tharamis vient de m’inspirer secrettement un moyen pour vous mettre tous en repos d’esprit. Il n’est pas raisonnable, Thamire, que tes peines et tes remonstrances demeurent plus long-temps sans nul effect ; mais il ne faut pas que nous contrevenions à la volonté de Teutates, ny que l’affection que tu m’as portée, soit inutile, non plus que l’amitié que dés le berceau je t’ay eue. Et toy aussi, Calidon, il ne faut pas que tu te consommes toute ta vie de ceste sorte ; vivez tous deux contents, et me donnez loisir seulement de quatre ou cinq nuicts, et vous verrez que le Ciel m’a mis en l’ame un moyen pour vous sortir tous deux de peine.

A ce mot elle reprit ses habits, et pria Thamire de trouver bon qu’elle ne couchast point de trois ou quatre nuicts auprés de luy, afin qu’elle peust achever ce qu’elle avoit desseigné.

Thamire qui commençoit de ressentir la douleur de sa playe et qui outre cela eust consenty à sa mort pour sauver la vie à Calidon, luy accorda librement sa demande, et apres quelques autres propos sur ce subject, les mires qui virent que l’esperance que Celidée leur avoit donnée, leur rapportoit quelque sorte de repos, conseillerent toute la troupe de se retirer, et Calidon faisant apporter un lict dans la chambre de Thamire, ne le voulut plus abandonner. D’autre costé, Thamire avoit tant de satisfaction de l’amitié que son nepveu luy faisoit paroistre, qu’il le vouloit tousjours avoir pres de luy.

Il n’y avoit que Celidée qui fust bien en peine, car elle ne vouloit declarer sa deliberation à personne, de peur d’y estre contrariée, et toutesfois elle ne sçavoit par quelle moien y parvenir. Elle avoit fait un dessein bien different de celuy de toutes les filles, parce que cognoissant que la beauté de son visage estoit cause de l’amour que l’oncle et le neveu luy portoient avec tant de passion, et considerant que c’estoit la seule occasion du divorce qui estoit entre-eux, elle resolut de se rendre telle qu’ils fussent à l’advenir autant refroidis par sa laideur, qu’ils avoient esté eschauffez par sa beauté ; esperant par ce moyen de remettre Calidon en son bon sens, et de rendre preuve à chacun qu’ell n’avoit jamais consenty à ses folies. Lors qu’elle y eust longuement pensé, ne pouvant se resoudre au fer, à cause du sang et de la cruauté, à quoy son courage ne pouvoit consentir, outre qu’il luy sembloit que les coupures se guerissent, et que ce seroit tousjours à recommencer, elle s’addressa à la mere de sa nourrisse, et la tirant à part, luy fit entendre qu’elle avoit une si extréme animosité contre une bergere, sa voisine, qui l’avoit infiniment outragée, qu’elle estoit resolue d’en prendre vengeance ; qu’elle ne la vouloit pas faire mourir, parce que sa haine ne passoit jusques à la mort, mais qu’elle desiroit de s’en venger sur son visage, comme la plus chere chos qu’elle eust. Qu’à ceste occasion elle la prioit de luy enseigner quelque herbe, ou quelque autre recepte, qui peust tellement gaster le visage d’une fille, qu’elle ne pust plus revenir en son premier estat.

La bonne femme qui aimoit Celidée comme si elle l’eust nourrie, luy respondit fort sagement qu’elle devoit perdre ceste mauvaise volonté, et chasser de son ame ce cruel desir de vengeance ; que si l’autre l’avoit offencée, elle en laissast le chastiment à Hesus, qui avoit la puissance de le faire, et qu’il estoit à craindre, que celle à qui elle vouloit faire du mal, ne luy rendist par apres au double. Bref, elle luy representa tout ce qu’elle put pour l’en divertir. Mais ceste sage fille qui avoit un dessein bien different à celuy qu’elle disoit, s’opiniastrant en sa demande, et luy faisant entendre que ce n’estoit pas personne qui pust s’en venger, outre qu’elle le feroit faire si secrettement qu’elle ne sçauroit à qui s’en prendre, la conjura encores par toute l’amitié qu’elle luy portoit, de satisfaire à sa demande, luy protestant que si cela n’estoit, elle se resoudroit à quelque chose de pire, et qu’elle en seroit cause. La bonne femme luy respondit qu’elle en seroit bien marrie, et que dans deux ou trois nuicts, elle luy en rendroit responce : N’y faillez donc pas, dit Celidée, car si vous me trompez, vous serez cause de quelque plus grand mal. Le terme estant escoulé, que ceste bonne femme n’avoit pris que pour pousser le temps, comme l’on dit, avec l’espaule, elle luy en demanda encor autant ; mais Celidée qui cognut bien que ce n’estoit que pour l’amuser, fit semblant de la croire, et cependant resolut de faire de son costé ce qu’elle penseroit estre meilleur pour achever son dessein, feignant de ceste sorte avec ceste bonne vieille, de peur qu’elle ne descouvrist sa deliberation à Cleontine.

Cherchant donc tout ce qu’elle pouvoit pour devenir laide, de mauvaise fortune elle estoit un matin à la chambre de Cleontine, qu’elle estoit encor au lict, et parce que ceste bonne femme avoit accoustumé de porter une pointe de diamant au doigt pour signe qu’elle estoit dediée à Teutates, comme vous sçavez, madame, que c’est la coustume de toutes nos druides, elle la posoit tous les soirs avant que de se mettre au lict, et la reprenoit le matin. Il advint que Celidée prenant ceste bague, se la mettoit au doigt, et de l’un en l’autre alloit cherchant auquel elle estoit plus juste, sans peut-estre songer à ce qu’elle faisoit. Dont Cleontine s’appercevant : Voudriez-vous bien, luy dit-elle, ma fille, estre obligée de porter ceste bague aux mesmes conditions que je la porte ? – Si j’en estois capable, respondit Celidée, il n’y auroit rien au monde que je souhaittasse davantage. – Et comment, dit Cleontine, penseriez-vous satisfaire à Thamire, et à Calidon, ainsi que vous avez promis ? – Ce seroit, respondit-elle, le meilleur remede de tous, car ils sont si religieux, qu’estant dediée à Teutates, ny l’un ny l’autre ne voudroit pas m’en retirer. – L’amour, dit Cleontine, est encor plus forte que le devoir, ny que la religion. Mais dites-moy, ma fille, de quelle sorte pensez-vous de les contenter ? Car je ne le puis entendre : en premier lieu, vous ne pouvez estre qu’à Thamire, puis que vous estes sa femme, et quand vous voudriez vous dedier à Teutates, vous ne le pouvez sans la permission de celuy à qui vous estes. Et quand vous seriez une druide, penseriez-vous pour cela les contenter tous deux ? Tant s’en faudroit, vous les mescontenteriez, les privant de vous. – Ma mere, respondit Celidée, le grand dieu qui me mit les paroles en la bouche, lors que pour aleger leur ennuy, je promis ce que vous me demandez, m’en donnera sans doute quelque moyen, puis qu’il ne laisse jamais une œuvre imparfaicte ; il a commencé celle-cy par moy, il me rendra asseurément capable de la finir avic son aide. – Ma fille, dit Cleontine, estonnée des sages propos de sa niepce, je ne suis plus en doute qu’il n’advienne comme vous dictes, pourveu que veritablement vous vous remettiez en luy, car jamais personne ne fut refusée, quand c’est avec une bonne et pure intention qu’on le supplie.

Cleontine vouloit continuer, mais Celidée qui, sans y penser, s’estoit mis la pointe du diamant dans la main, se print à crier de la douleur que l’esgratigneure luy avoit faicte ; dequoy la bonne femme surprise : Qu’avez-vous ? dit-elle, ne vous estes-vous pas blessée de ce diamant ? – C’est peu de chose, respondit Celidée, mais la douleur m’a contrainte de crier. – Vous pensez, dit Cleontine, que ce soit peu de chose ; si vous trompez-vous fort, car jamais la marque ne s’en va, et mal-aisément en peut-on guerir. Et lors, luy prenant la main, et voyant qu’elle estoit fort esgratignée : Croyez, luy dit-elle, Celidée, que vous estes marquée pour vostre vie, et que si cela vous estoit advenu au visage, vous seriez gastée. – Comment, dit Celidée, le diamant est-il si venimeux ? – Jamais, dit-elle, sa marque ne s’en va depuis que le sang en sort, et c’est pour ce suject que je la laisse quand j’entre au lict. Il seroit mal-aisé de dire le contentement que receut ceste jeune bergere, ayant appris ce secret, luy semblant que Dieu le luy avoit enseigné exprés pour achever ce qu’elle avoit desseigné. Quelle resolution, Madame, est celle que je vous vay raconter de ceste jeune fille !

Il y avoit desja cinq ou six jours que Thamire en tombant s’estoit blessé, comme je vous ay dit, et sa plaie n’estant pas dangereuse, elle commençoit d’estre presque guerie, de sorte qu’il n’en tenoit plus la chambre. Celidée qui n’attendoit que sa guerison, pour sortir de la promesse qu’elle avoit faite, et de laquelle Calidon, et Thamire la sommoient, leur dit, d’un visage assez joieux, que le lendemain elle les contenteroit tous deux.

Dés le soir, quand sa tante fut couchée, elle desroba la bague dont elle s’estoit blessée, et feignant de se retirer pour se desabiller, chacun s’alla coucher. Au contraire, elle entra dans un petit recoing où elle avoit accoustumé de demeurer seule quand elle vouloit s’abiller ou desabiller, et ayant bien serré la porte, elle s’assit prés d’une table où elle avoit un miroir, duquel les jours des grands sacrifices et des assemblées generales, ou festes publiques, elle avoit accoustumé de se servir, pour ageancer son visage. Aussi tost qu’elle y jetta les yeux dessus : Ah miroir ! dit-elle, de qui je soulois prendre conseil, avec tant de soing et de vigilance, pour accompagner et augmenter la beauté de mon visage, combien est changé ce temps-là, et combien est differente l’occasion qui me faict à cest-heure te demander conseil ! puis que si autresfois j’ay jetté les yeux sur toy, pour me rendre belle, j’y viens maintenant pour sçavoir comment je me puis priver de ceste beauté que j’ay eue si chere ! Et à ce mot ouvrant le miroir, et considerant son visage tout couvert de pleurs : Ce seroit, dit-elle, estre bien inhumains, mes yeux, si vous ne pleuriez la prochaine perte de ceste beauté qui autrefois vous a rendus si contents, et plains de joye, quand glorieux d’une si chere et aimable compagne, il ne vous sembloit point de veoir un autre visage, qui se pust esgaler au vostre.

Et puis demeurant quelque temps sans parler, et considerant particulierement sa beauté et sa grace, la juste proportion de ses traits, le vif et doux esclair de ses yeux, l’esclat de son teint, les attraits de sa bouche, bref, tout ce qui estoit d’agreable en son visage. J’entens bien, dit-elle, ô mes chers et rares thresors, ce que vous me voulez dire, mais helas ! continuoit-elle en souspirant, que me vaut cela, si je ne puis vivre contente en vous conservant ? Je sçay bien que vous me representez que ceste beauté que j’ay tant cherie, et qu’autrefois j’ay estimée mon souverain bien, me reproche une grande legereté de m’en vouloir priver, avant presque que de la posseder. Je ne suis pas sourde aux supplications que je me fais à moy-mesme de ne me point apauvrir de ce que chacun recherche avec tant de desir. – Mais quand je vous accuseray devant la raison d’estre cause de toute la peine que j’eus jamais, quand je vous blasmeray de la dissention de l’oncle et du neveu, voire quand je vous diray coupables de leur sang et de leur prochaine ruine, et peut-estre de leur mort, que direz-vous pour vostre deffence, et qu’alleguerez-vous pour montrer que je vous doive conserver et retenir ? Que c’est une douce chose que d’estre belle ! Mais combien plus amers sont les effects qui s’en produisent, et qu’il m’est impossible d’éviter en vous conservant. Quoy donc, que l’amour suit la beauté, et que rien n’est plus agreable que d’estre aimée et caressée ? Mais combien plus desagreables sont les importunitez de ceux que nous n’aimons point, et les soupçons de ceux à qui nostre devoir nous oblige d’estre, et de nous reserver entierement. Ne dis-tu pas qu’au lieu que chacun m’adoroit belle, chacun me mesprisera laide ? Tant s’en faut, cette action si peu accoustumée me fera admirer, et contraindra chacun de croire qu’il y a quelque perfection cachée en moy, plus puissante que ceste beauté qui se voyoit. Et puis, ce que je desseigne de faire, n’est que de devancer le temps de fort peu de moments, car cette beauté dont nous faisons tant de conte, combien de lunes me pourroit-elle demeurer encores ? Fort peu certes, et quelque soin et quelque peine que j’y rapporte, il faut que l’aage me la ravisse, et ne vaut-il pas mieux que pour une si bonne occasion, nous nous en despouillons nous-mesme volontairement, et la sacrifions au repos de Thamire, que j’aime, et que j’ ay tant d’occasion d’aimer, et à celuy de Calidon, qui a tant souffert de peines, pour l’affection qu’il m’a portée ? Au pis aller, que m’en adviendra-il ? Quand je seray laide, moins de personnes m’aimeront, et de qui dois-je vouloir l’amitié que de Thamire ? Mais Thamire mesme ne m’aimera plus : si son amitié n’est fondée que sur ma beauté, ce sera dans peu de temps qu’elle se perdra ; s’il m’aime pour les autres conditions qu’il peut avoir recognues en moy, voyant que j’au- ray donné ceste beauté pour me rendre du tout seinne, il me devra aimer et estimer davantage. Bref, faisons nous paroistre telle que nous desirons d’estre crue. Ceste beauté est cause que Calidon manque à son devoir, et que Thamire mesme a moins de soin qu’il devroit avoir à sa propre conservation ; rachetons-les et nous aussi, eux, des fautes où ils sont tombez, et nous, du desplaisir que nous en avons. Et par la perte d’une chose de si peu de durée que la beauté, payons leur rançon et la nostre, afin qu’à l’advenir nous puissions vivre en liberté, et hors de ceste continuelle inquietude.

A ces mots, ô Dieu ! madame, quelle estrange et genereuse action vous vay-je raconter ? A ces mots, dis-je, Celidée met la pointe du diamant à son front, et d’une main genereuse se l’enfonce dans la peau, et quoy que la douleur fut extresme, si se le couppe-t’elle d’un costé à l’autre, et grinssant les dens du mal que la blesseure luy faisoit, elle en faict de mesme à ses joues, et se faict de chaque costé trois ou quatre profondes cicatrices, si longues et si enfoncées, que veritablement il ne luy restoit plus rien de la beauté qu’elle souloit avoir. Jugez, madame, en quel estat elle pouvoit estre, et quelle douleur elle devoit ressentir. Elle n’en fit toutesfois point de semblant. Mais se mettant un linge autour de la teste, et esteignant la chandelle, apres avoir remis la bague en son lieu, elle s’alla mettre au lict, où elle n’avoit garde de reposer pour le grand mal qu’elle sentoit. Mais quand le matin fut revenu, et que chacun fut esveillé, Cleontine, dans la chambre de laquelle elle couchoit, et qui aimoit ceste niepce comme si elle eust esté sa fille, estonnée de la voir si endormie contre son naturel, et craignant qu’elle ne se trouvast mal, vint doucement la voir dans le lict. Mais d’abord qu’elle veid tout le couvrechef en sang, et une partie du linceul, elle jetta un grand cry, pensant qu’elle fust morte : tous ceux de la maison y accoururent , et la trouverent assise sur le lict, qui tenoit Celidée entre ses bras, et la baisoit, encor qu’il ne se vid presque en tout son visage que blesseures, et sang caillé : O dieux ! ma fille, disoit la bonne femme, qui est le cruel et inhumain, qui t’a traittée de cette sorte ? Qui est le barbare, qui en a eu le courage ? Et quelle cruauté peut égaler celle qui a deshonoré et diffamé la beauté de ton visage ? En proferant ces paroles, elle la baisoit et la serroit entre ses bras, pleine de tant de passion, qu’oubliant ce qu’elle devoit à sa qualité de druide, elle se relascha de telle sorte à la douleur qu’elle sembloit une personne hors d’entendement.

Celidée de qui les plaies envenimées s’estoient bouffies, et endolues de façon qu’elle en avoit la fiévre, supplia d’une voix basse sa tante de la laisser en repos, et qu’elle sçauroit qui l’avoit mise en cest estat, quand Thamire, et Calidon seroient venus. On envoia incontinent chercher les mires, et presque en mesme temps Thamire adverty de l’estat où estoit Celidée, s’en vint courant en sa chambre. Mais quand il la vid, il demeura immobile, et les bras nouez l’un dans l’autre, ne donnoit autre signe de vie, que celuy des pleurs qui luy tomboient des yeux. En fin revenu en luy-mesme : Est-ce Celidée, dit-il, que je vois en cet estat ? Les dieux ont-ils consenty, et un cœur humain, a-t’il pû penser à une si grande cruauté ? Et quelque tigre sous la figure d’un homme l’aiant imaginée, et quelque malin demon y aiant consenty, quelle cruauté a jamais eu assez d’inhumanité pour l’executer ? Celidée se tournant doucement vers luy : Amy Thamire, luy dit-elle, console-toy ; que si tu as perdu le visage de Celidée, elle t’a conservé pour le moins tout le reste, et si tu veux me promettre de n’en point faire de vengeance, je te diray qui en est cause, et qui m’a fait cet outrage, si avec toy je le dois nommer tel.

Calidon en mesme temps entra dans la chambre, qui empescha que Thamire ne put respondre, car ayant couru depuis son logis, où il avoit apris cette triste nouvelle, quand il mit le pied dans la porte, il estoit tant hors d’haleine, qu’il ne pouvoit presque respirer. Et toutesfois montant les degrez et entrant dans la chambre, on l’oyoit jurer par Hesus, et par Hercule, que celuy qui avoit mis la main sur Celidée, en mourroit avant que la nuit fut venue. – Ne jurez point, dit-elle, ô Calidon, de peur que vous ne soyez parjure ; ce pourroit estre tel que vous aimeriez mieux mourir que d’observer vostre serment. – Comment ? reprit incontinent Calidon, je jure encor par Hesus, et par l’âme de celuy qui m’a mis au monde, que horsmis Thamire, je n’excepte personne à qui je ne fasse perdre la vie. Et à ce mot, il se mit à genoux devant son lict, et luy voulut prendre la main pour la baiser, mais elle, en le repoussant un peu : Et à qui, Calidon, luy dit-elle, pensez-vosu baiser la main ? Regardez mon visage, et prenez garde que je ne suis plus cette Celidée, de qui vous avez tant estimé la beauté.

Le berger transporté de furie, n’avoit point encor jetté les yeux sur elle, mais quand il les haussa, et qu’il la vid si affreuse, car elle veritablement se pouvoit-elle dire, il demeura plus estonné encores que n’avoit esté Thamire ; et se mettant la main sur les yeux, et tournant la teste de l’autre costé, il luy fut impossbile d’en souffrir la veue, frissonnant comme une personne qui a horreur de ce qu’il voit. Elle, au lieu de s’en fascher, d’un courage incroyable, sousrit de cette action, et tendant encor une fois la main à Thamire : Et bien, amy, luy dit-elle, ne vous sera-ce pas du contentement de me voir tout à vous, et que personne n’y pretende ou n’y desire plus rien ? Aurez-vous horreur de ce visage deschiré de cette sorte, quand vous considererez qu’il n’est tel que pour estre à vous seul ? Je ne le pense pas, Thamire, et veux croire que l’affection que vous m’avez portée, et la cognoissance de celle que vous avez receue de moy, ont trop de puissance, et sont plantées sur un plus seur fondement que celuy-là. Et parce que je vous vois tous en peine, et desireux de sçavoir qui m’a mise en l’estat où vous me trouvez : Sçachez, Thamire, que c’est Calidon. Et vous, Calidon, dit-elle, se tournant vers le jeune berger, sçachez que c’est Thamire. – Quoy ! nous vous avons mise en cet estat ? s’escrierent-ils tous deux ! – Ouy, dit-elle, froidement, c’est Thamire et Calidon qui ont fait cet outrage à Celidée ; mais ayez un peu de patience, et oyez comment.

Chacun à ces paroles demeura estonné, mais sur tous les deux bergers. Et lors que Calidon vouloit parler, elle l’interrompit de ceste sorte : Ne vous excusez point, Calidon, de ce qui m’est advenu, car encor que Thamire et vous, en soyez cause, si est-ce que vous l’estes beaucoup plus que luy. Et lors, addressant sa parole à tous, elle continua : Il n’y a personne qui me cognoisse, qui ne sçache quelle a esté l’amour que Thamire m’a portée dés mon enfance, et qu’il semble que dés que j’ouvris les yeux dans le berceau, j’ouvris son cœur pour y faire entrer l’affection, que depuis il m’a tousjours continuée. Or ceste amour fut reciproque entre nous, aussi tost que je fus capable d’aimer, et en donnay tant de cognoissance à ce berger, que je pense que, comme sa recherche me convia de l’aimer, la bonne volonté qu’il recognut en moy luy donna sujet de continuer. Et d’effect, combien heureusement avons-nous vescu ! et avec combien de contentement ! jusques à ce jour malheureux, que Calidon, revenant des Boïens, jetta les yeux sur moy.

Thamire, à qui les blesseures ne peuvent empescher la parole, le peut mieux raconter que je ne sçaurois ; tant y a que nous pouvons dire l’un et l’autre avec verité, que jamais amant ne fut mieux aimé, ny aimée plus amante, que Thamire et Celidée. Mais dés que Calidon me vid, je puis bien dire, malheureusement, sans l’offenser, ce bien que nous avions possedé si long temps, commença de se diminuer, premierement par sa maladie, et puis par le don que Thamire luy fit de moy, auquel je ne pus jamais consentir. Il est vray qu’apres avoir longuement supporté la froideur de Thamire, et la vaine affection de Calidon, je me dépitay contre tous deux, me semblant que c’estoit avec raison, puis que Calidon m’avoit fait perdre Thamire, et que Thamire m’avoit sans beaucoup de sujet remise à Calidon. Et lors que j’estois la plus eslongnée de tous deux, je me vis entierement redonnée à Thamire, par le jugement de la nymphe Leonide, à laquelle nous en avions donné toute puissance. Je pensay certes, que c’estoit la volonté de Teutates, qui me la faisoit entendre par sa bouche, et me resolus de la suivre entierement ; et lors que j’estimois que la raison avoit le plus eslongné Calidon de moy, fust pour le commandement de la nymphe, fust pour le devoir qui l’obligeoit envers Thamire, le voilà qui se desespere, et qui veut mourir. D’autre costé le bon naturel de Thamire, ne luy permettant de gouster quelque sorte de plaisir, voyant son neveu en cette peine, se laissa tellement emporter à l’ennuy, que sans faire conte du contentement qu’il pouvoit avoir de moy, qu’il avoit desirée et recherchée avec tant de passion, il me laissa seule dans le fict, et me fit bien paroistre que l’amitié est plus forte en luy que l’amour. Je demeuray estourdie de ceste rencontre, comme mon affection me l’ordonnoit, et lors que j’estois attentive à considerer en moy-mesme cest accident, l’on me rapporta et mon mary et mon nepveu sur des eschelles comme morts. J’advoue que quand je les vis, et que quand je sceus comme le tout estoit advenu, je demeuray tant hors de moy, que si peu apres il ne fussent revenus, je ne sçay à quoy je me fusse resolue. Mais considerant ce qui s’estoit passé, et oyant les paroles qu’ils tenoient entre eux, j’eslevay ma pensée à Tharamis, et le suppliay de me vouloir conseiller ce que je devois faire, pour nous mettre en repos. Il m’inspira sans doute, et me fit secrettement entendre par quel moyen je le pourrois. Et ce fut en ce mesme temps que je vous le promis à tous deux, et que depuis j’ay dislayé, par ce que veritablement j’ay trouvé beaucoup de difficulté à l’execution de ce conseil, et a fallu que je me sois faict une grande force avant que d’y pouvoir consentir.

Voicy donc, ô bergers, quelle fut ceste saincte inspiration. Considere, me dit le dieu, la violente affection de Calidon, et sois certaine que jamais il ne cessera de t’aymer, que tu ne cesses d’estre belle. Il ne faut que tu esperes que la religion des dieux, ny le devoir des hommes l’en retire jamais. Il ne faut non plus que tu penses que Thamire, quoy qu’il soit ton mary, et qu’il t’aime plus que sa vie, puisse jamais estre content, tan que son nepveu sera tourmenté de ceste sorte. Quant à toy, quelle vie esperes-tu de pouvoir mener, tant que tu seras cause de la peine de l’oncle et du nepveu ? De te donner à Calidon, ta volonté n’y peut consentir : outre que tu es tellement à Thamire, que rien ne t’en peut retirer que la mort. D’estre aussi à Thamire, la passion de Calidon ne le peut souffrir, ny le bon naturel de Thamire, endurer le continuel desplaisir de son nepveu. Que faut-il donc, Celidée, que tu fasses ? Prive-toy par une belle resolution de ce qui est le germe de ceste dissention ; mais que peux-tu penser que ce soit autre chose que la beauté de ton visage ? – Il est vray, respondis-je, mais perdant ceste beauté, je perds aussi bien l’amour de Thamire que celle de Calidon, et si cela est, j’ayme beaucoup mieux la mort. – Tu te trompes, me respondit-il, l’affection de ces deux bergers est bien differente. Thamire ayme Celidée, et Calidon adore la beauté de Celidée. Que si ce que tu crains estoit vray, il vaudroit mieux que tu mourusses à l’heure que tu parles, que de vivre plus longuement et estre asseurée que quand l’âge te rendra laide, Thamire cessera de t’aymer. Mais cela n’est pas, d’autant que ce berger ayme Celidée, et quelle que Celidée devienne, jamais son amitié ne se perdra.

Voylà, bergers, quelle fut la secrette inspiration que ce dieu me donna, à laquelle ne voulant contrevenir, je cherchay les moyens d’y satisfaire. Et de fortune ayant appris de ma tante que les blesseures que le diamant fait, ne guerissent jamais, j’ay bien voulu sacrifier la beauté de mon visage, si toutesfois il y en a eu, à vostre repos et à vostre reunion. Mais, ô mon Thamire, cesserez-vous d’aymer Celidée, encor qu’elle n’ayt plus le visage qu’elle souloit avoir, puis qu’elle a bien voulu le donner pour rançon, et pour se racheter des desirs de Calidon, afin d’estre toute vostre ?

Celidée finit de ceste sorte, laissant tous ceux qui l’ouyrent si plains d’estonnement, et de merveille, de cette genereuse action, qu’à peine pouvoient-ils croire que ce qu’ils voyoient fust vray.

Il seroit trop long de redire maintenant les reproches que Calidon luy fit, le desplaisir de Tahmire, ny les regrets de Ceontine, et de la mere de Celidée, et de tous ceux qui la consideroient : tant y a que les mires estant venus, et luy aiant nettoié le visage, jugerent que jamais elle ne retourneroit en son premier estat, car les plaies estoient si profondes et en des lieux si delicats qu’elles luy ostoient toute la grace, et la proportion qui souloit y estre. Il est avenu que veritablement, Calidon la voyant si difforme, a perdu ceste folle passion qu’il luy portoit, et que Thamire, ainsi qu’elle esperoit, a continué de l’aimer, si bien qu’elle a depuis vescu en repos, et tellement honorée et estimée de chacun, qu’elle jure n’avoir receu de sa beauté en toute sa vie, la moindre partie du contentement que sa laideur luy a rapporté depuis dix ou douze nuicts.

– Vous m’avez raconté, dit Leonide, la plus genereuse, et la plus louable action que jamais fille ait faite, et suis bien aise que ceste belle et vertueuse resolution soit partie d’une personne qui m’est proche, comme j’ay sceu que m’est Celidée, estant niece de Cleontine. Dieu la rende aussi contente avec Thamire, que Thamire a d’occasion de l’aimer, et d’estimer sa vertu. – Or, continua Lycidas, Thamire qui croit de n’avoir point d’enfans, veut faire marier Calidon avec Astrée et pour y convier Phocion, offre de luy donner tous ses trouppeaux et tous ses pasturages. Astrée qui a fait resolution de n’aimer jamais rien, pour le regret qu’elle a de la mort de Celadon, n’y veut consentir en sorte quelconque, et quand son oncle luy en parle, elle ne fait que pleurer, et lors qu’il la presse, elle respond, qu’elle veut passer sa vie parmy les vestales et druides, et pour ce subjet m’a prié d’en parler secrettement à la venerable Chrisante. – Et pensez-vous, adjousta Leonide, que Chrisante la vueille recevoir sans le consentement de ses parents ? – Je luy ay fait ceste mesme oposition, dit-il, quand elle m’en a parlé, mais elle m’a respondu que n’ayant ny pere ny mere, il n’y avoit pas apparence qu’elle en fist difficulté, et que si ceste voye luy estoit refusée, elle prendroit celle du cercueil. – A ce que je vois, dit Leonide, elle n’est pas sans affaire, et je crois aisément ce que vous dites, que veritablement elle est affligée ; mais qui est celle qui est contente ? – Vous l’oseray-je dire ? respondit le berger. – Et pourquoy feriez-vous plus de difficulté de me dire le bien, que vous n’en avez fait de me dire le mal ? – Il y a plusieurs occasions, repliqua-t’il, qui m’en peuvent empescher. Toutesfois, puis que nous en sommes si avant, il seroit mal à propos, de ne passer plus outre. Sçachez donc, madame, continua-t’il, en sousriant, que c’est Phillis ; mais, grande nymphe, je vous supplie, ne m’en demandez pas davantage. – Ma curiosité, dit-elle, aura bien autant de force contre la priere que vous me faites, que vous en sçauriez avoir contre celle que je vous fais de ne vouloir celer ce que sur toute chose je desire infiniment de sçavoir. Car aimant Phillis, comment voulez-vous que je ne sois point curieuse d’apprendre des nouvelles de son contentement ? Mais peut-estre voulez-vous estre ainsi secret, parce que c’est un des premiers commandements d’amour, de CELER ET TAIRE. Et parce qu’il vouloit faindre de n’y avoir aucun interest : Non, non, continua la nymphe, ne vous cachez point à moy. Je sçay, berger, plus de vos nouvelles que vous ne pensez. Avez-vous opinion que depuis le temps que je frequente parmy vos bergeres, je n’ay pas appris que vous estes serviteur de Phillis, et que ceste affection est commencée avec celle de Celadon et d’Astrée, et qu’apres avoir continué longuement, vous estes en fin devenu jaloux de Silvandre ? J’aurais eu peu de curiosité, si voyant un si honneste berger que Lycidas, et aimant particulierement Phillis, je ne m’estois enquise de leur vie. Contentez-vous, berger, que si je ne vous en ay point fait de semblant, ç’a seulement esté par discretion, et qu’en effect j’en sçay presque autant que vous ; si vous voulez, je vous en diray de telles particularitez, que vous serez contrainct de l’advouer. Lycidas l’oyant parler de ceste sorte, demeura un peu confus, et d’abord eut opinion que cela venoit d’Astrée, et de Phillis. Je cognoy bien, dit-il, en fin, que vous sçavez quelles sont mes folies, et que toutes celles que vous avez veues depuis quelque temps en çà, n’ont pas esté si secrettes, que je le voulois estre. Mais pour vous faire paroistre, que je suis autant vostre serviteur, qu’elles sçauroient estre vos servantes, je vous veux dire ce que vous ne sçauriez avoir apris d’elles, parce que ce sont des choses qui sont advenues depuis qu’elles n’ont eu l’honneur de vous avoir veue, vous suppliant toutesfois de n’en rien dire. – J’estime trop, respondit la nymphe, la vertu de Phillis, et vostre merite, pour ne couvrir de silence, tout ce que je penseray qui puisse importer ou à l’un ou à l’autre ; et vous pouvez juger que je me sçay taire, puis qu’y ayant long-temps que je sçay ce que je viens de vous dire, je n’en ai jamais fait semblant. Mais quand vous m’avez dit que Phillis estoit contente, j’ay esté estonnée, sçachant assez combien elle estoit en peine de vostre froideur et jalousie. – Ah ! grande nymphe, dit Lycidas en sousriant, qu’il m’a bien fallu changer de personnage, depuis que je n’ay eu l’honneur de vous voir ! O que l’on m’a bien fait crier mercy, et demander pardon ! O combien de fois ay-je esté contraint de me mettre à genoux ! Croyez, madame, que Phillis a bien sceu me ramener à mon bon sens, et qu’elle m’a bien fait recognoistre mon devoir ! Si je pensois d’avoir assez de loisir à le vous raconter par le menu, vous verriez qu’il y a beaucoup de difference entre un amant et un homme sage. – Je ne sçaurois, respondit la nymphe, apprendre de plus agreables nouvelles que celles-cy, et pour le loisir, vous en avez assez, puis qu’Adamas, Phocion, et Diamis sont entrez en discours, d’autant que ces vieilles personnes ne peuvent jamais trouver la fin de leurs paroles.

Ce qui donnoit encor plus d’envie à la nymphe de le faire parler ; estoit pour le divertir d’autant de la consideration d’Alexis, car encor qu’elle sceust bien, que si ce n’estoit à ceste fois, ce seroit à une autre, toutesfois elle jugeoit que la premiere veue estoit la plus dangereuse, parce qu’apres, son jugement estant desja preoccupé par ceste opinion de ressemblance, il ne pourroit si bien descouvrir la verité, et que mesme le rapport qu’il en feroit aux bergers et bergeres de sa cognoissance, feroit presque le mesme effect aux autres.

Lycidas qui n’y pensoit point, croyant seulement de faire chose qui fust agreable à la nymphe, reprint la parole ainsi.

Histoire de la jalousie de Lycidas[modifier]

Vous sçavez, madame, que l’ordinaire conversation qui estoit entre Phillis et Silvandre, à cause de la gageure qu’ils avoient faite de se faire aymer à Diane, fut le subject de ma jalousie. Mais ce ne fut pas de celles qui n’ont que le nom de mal, et en retiennent fort peu des mauvaises qualitez, car je puis dire n’y avoir jamais eu passion plus approchante à la manie, que celle qui m’occupoit l’entendement en ce temps-là, de sorte que depuis, je me suis estonné plusieurs fois, comme il a esté possible que j’aye pu vivre en ceste peine ; aussi ne mettray-je jamais au cours de me vie, les lunes ou plustost les siecles que j’ay passez en si miserable estat. Car tant s’en faut, que je puisse dire d’avoir vescu, que je tiendray tousjours avoir plus souffert en ce temps là, que les douleurs de la mort ne sçauroient estre grandes, d’autant que, quand la mort est advenue, les douleurs ne la peuvent outrepasser, ny l’accroistre. Mais en ceste passion dont je parle, tant de nouveaux accidents qui l’agrandissent survenoient d’heure à autre, que quand je venois à tourner les yeux sur mes premiers maux, je trouvois les derniers si grands, qu’il me sembloit que ceux que j’avois soufferts auparavant, ne meritoient point d’avoir le nom de douleur. Et le pis encor estoit, que j’avois une si grande curiosité de rechercher les sujets de mon desplaisir, que bien souvent, quand il ne s’en presentoit point, je m’en figurois de tant esloignez de toute apparence de raison, que maintenant, quand je les considere, je m’estonne comme il est possible que mon jugement fust si perverty.

Si elle parloit librement avec Silvandre, ô que ses paroles me perçoient vivement le cœur ! Si elle ne luy parloit point, je disois qu’elle feignoit ! Si elle me caressoit, je pensois qu’elle me trompoit ! Si elle ne faisoit point de conte de moy, que c’estoit un tesmoignage du changement de son amitié ! Si elle fuyoit Silvandre, qu’elle craignoit que je m’en apperceusse ! Si elle s’en laissoit approcher, qu’elle vouloit mesme que j’eusse le desplaisir de le voir ! Si elle se monstroit gaye, qu’elle estoit bien contente de ses nouvelles affections ! si elle estoit triste, qu’il y avoit quelque mauvais mesnage entre eux ! Bref, toute chose m’offençoit ; et quand il n’y avoit rien sur quoy je peusse fonder quelque occasion de desplaisir, je m’accusois de faute du jugement, de ne sçavoir recognoistre leurs dissimulations. Combien de fois ay-je souhaité de n’avoir point de veue, pour ne voir ny Silvandre ny Phillis ! Mais laisseroient-ils, (disois-je incontinent) de s’aymer, encor que je ne les visse pas ? Combien de fois ay-je desiré de perdre la vie ! Mais disois-je, il vaudroit mieux perdre l’amour, d’autant que la memoire qui me tourmente, ne laisseroit de me suivre apres mon trespas ! Et voyez à quelle extremité mon mal estoit parvenu, puisque au lieu d’aymer Phillis, je la haïssois: j’eusse voulu qu’elle eust esté laide, et desagrable, et toutesfois j’eusse esté marry, si elle eust eu moins de beauté et de grace. Ce que je reconnus en ce mesme temps-là, parce qu’ayant eu deux ou trois accez de fiévre, et le mal luy ayant changé le visage, j’en eus tant de desplaisir, qu’elle mesme s’en aperceut. Vivant donc ou plustost languissant de ceste sorte, estant presque reduit à un desespoir, les dieux sans doute eurent pitié de moy.

Il y a quelques nuicts que Silvandre s’estant endormi dans un bois qui est aupres du temple de la bonne déesse, à son reveil il se trouva une lettre en la main, sans sçavoir qui la luy avoit donnée. Et parce qu’à son retour il la fit voir à Diane, et à la bergere Astrée, elles creurent qu’elle estoit escripte de la main de Celadon, et pensant apprendre de ses nouvelles, au lieu où il l’avoit trouvée, elles le prierent de les y vouloir conduire ; ce qu’il fit. Mais la nuict estant survenue, elles se perdirent, de sorte qu’elles furent contraintes d’y attendre le jour. Et parce que durant le peu de temps qu’Astrée dormit, elle eut quelques visions qui luy firent croire que Celadon estoit en peine pour n’avoir receu les derniers offices de la sepulture (et qui à la verité avoient esté dilayez pour pouvoir apprendre quelques nouvelles de son corps) elle se resolut de luy dresser pour le moins un vain tombeau, que l’on trouva plus à propos de faire au nom de Paris, que non pas au sien, ainsi que depuis j’ai sceu de Phillis. Or, madame, les ceremonies, comme vous sçavez, en furent assez longues pour convier ces bergeres de demeurer à leur retour quelque temps retirées en leurs cabanes pour se reposer, fust du travail de la nuit precedente, fust de la longueur du chemin qu’elles avoient fait. Il n’y eut que Diane qui en fut destournée par la presence de Paris.

Quant à moy, me separant de bonne heure de la troupe, apres avoir disné je me retiray soubs un gros buisson, qui est sur le carrefour de ces chemins qui se croizent aupres de nostre hameau. Il est si touffu, qu’encores que le grand chemin le touche, si est-il impossible d’y estre veu, et toutesfois on peut voir aysément ceux qui vont et viennent. Apres avoir longuement entretenu mes pensées, le sommeil m’y surprit, de sorte que je ne m’esveillay que quand le soleil estoit desja prest de se cacher ; et faisant dessein de me retirer, je voulus premierement voir qui estoit dedans la prairie, à fin d’eviter la rencontre de Phillis. Et de fortune j’apperceus Astrée, et elle, qui estant demeurées seules le reste de la journée dans leurs cabanes, s’en venoient prendre le frais en ce lieu. Je vis d’un autre costé Silvandre, qui les suivoit, pensant comme je croy que Diane ne tarderoit pas beaucoup de les venir trouver. Je me recachay soudain sous ce buisson, desireux de voir ce qu’ils feroient, pensant bien qu’ils me donneroient de nouvelles connoissances de leur amitié.

Mais il advint que Silvandre, les voyant assises de l’autre costé du buisson où j’estois, et se voulant mettre au milieu d’elles, Phillis quitta la place et s’eslongna quinze ou vingt pas d’eux. J’ouys alors qu’Astrée l’appelloit, et que Silvandre l’en suplioit: ô que ces paroles me faisoient de cuisantes blesseures ! Phillis toutesfois n’y venoit point et monstroit d’estre fort mal satisfaite du berger ; mais au lieu que cela me devoit contenter, c’estoit ce qui m’offençoit le plus, sçachant qu’entre les amants, il y a d’ordinaire de ces petites querelles, qui ne sont que des renouvellemens d’amitié. Elle estoit à quinze ou vingt pas d’eux, comme je vous ay dict, et se promenoit seule sans vouloir les approcher, dont Silvandre au commencement ne faisoit que sousrire ; mais en fin, il ne se pust empescher d’en rire tout haut.

Phillis, qui l’ouyt, s’allumant d’une plus forte colere contre luy: Voyez-vous, luy dit-elle, Silvandre, ces façons de vivre avec moy, me convient de vous hayr plus que la mort, et croyez que je le vous rendray une fois en ma vie, ou l’occasion ne s’en presentera jamais. Le berger, luy oyant proferer ces paroles avec tant de colere, fit un tel esclat de rire, qu’il ne pust luy respondre: Continuez, continuez, disoit Phillis, fascheux berger, et ne cessez jamais de m’offencer. Peut-estre, que j’auray quelque jour le moyen d’en faire vengeance, et si alors je ne la prens, ne croyez jamais que je sois Phillis. Mais parce que le berger, la voyant en une si grande colere, de force de rire, ne pouvoit luy respondre, Astrée en fin prist la parole avec elle: Je n’eusse jamais pensé, dit-elle, que Silvandre, que j’ay tousjours recogneu si discret, et si remply de civilité parmy les bergers, voulust à dessein offencer Phillis sans subjet. Phillis, oyant Astrée, ne faillit point, selon la coustume des personnes qui se voyent soustenues en leur colere, de s’animer d’avantage contre le berger: Il se soucie fort peu, dit-elle, de m’offencer ; mais il a raison, car aussi bien ne me sçauroit-il donner plus de volonté de luy faire desplaisir que j’en ay. Dieu sçait si j’estois marri de ceste dissention ! Et toutesfois encor me fascha-t’il de voir le mespris don il usoit envers elle.

Et attendant la fin de ceste rencontre, j’ouys que Silvandre, s’addressant à la bergere Astrée: Et vous aussi, belle bergere, dit-il, vous estes en colere contre moy ? et je pensois que vous tinssiez mon party ? – Je ne suis jamais contre la raison quand je la puis cognoistre, respondit Astrée, et me semble que vous feriez mieux de ne donner point d’avantage d’occasion de haine à ma compagne, et de vous souvenir qu’encor qu’elle ne puisse pas beaucoup, qu’il n’y a point toutesfois de petit ennemy. – Vrayement, respondit alors le berger, laissant tout jeu à part, encore que vous soyez si partialle pour Phillis, je veux bien que vous soyez juge de nostre different, pourveu qu’elle vueille me dire devant vous quelle occasion elle a de se douloir de moy ; et quand vous nous aurez ouys tous deux, je me sousmets dés à cette heure, à telle punition qu’il vous plaira. – Moy ? dit Phillis, que j’entre jamais en raison avec vous ? j’aymerois mieux ne parler de ma vie. Mais sçavez-vous que je desire ? C’est que vous fassiez estat, que je ne suis point au monde pour vous, et que de ceste sorte vous perdiez tellement la memoire de moy, que quand par malheur vous me verrez, vous ne pensiez pas mesme à moy. – Or voyez, respondit le berger, combien nous sommes de differente humeur: c’est à cette heure que je devois parler à vous, et que je vous veux dire chose, qui vous fera peut-estre juger que Silvandre est plus vostre serviteur que vous ne croyez pas.

Et lors, se tournant vers Astrée, il la pria et supplia de sorte qu’elle fit asseoir Phillis aupres d’elle. Non pas, dit-elle, en s’y mettant, que ce soit pour vous ouyr, mais seulement pour ne desobeyr à celle qui me l’ordonne ainsi. Luy, sans respondre à ses parolles, recommença de cette sorte: Je croy, Phillis, que vous ne me tenez pas pour sçavoir si peu des affaires du monde, que vous ayez opinion que je n’aye jamais ouy parler de l’amitié qui est entre vous et Lycidas. Que s’il estoit autrement, et que vous eussieuz volonté que je vous en disse des paricularitez, peut-estre seriez-vous estonnée que j’en aye tant sceu, et que j’en aye fait paroistre si peu, et lors vous ne jugeriez pas que ce Silvandre à qui vous voulez tant de mal, fust si peu vostre serviteur que vous le pensez. Tant y a, bergere, qu’apres l’avoir sceu de ceux qui sont les plus curieux des affaires d’autruy, en fin je l’apris de vostre bouche mesme, et de celle de Lycidas. Vous ressouvenez-vous point qu’un soir vous en bonne compagnie, vous commandastes à Hylas de raconter sa vie, et les avantures de ses amours ? N’avez-vous point oublié, que cependant vous partistes, et laissastes la troupe, priant Astrée d’aller avec vous ? Avez-vous bonne memoire que vous allastes le long du bois, parler à Lycidas qui vous y attendoit, et qu’Astrée vous dit que vous deviez bien prendre garde, qu’il ne fust trouvé mauvais, et que vous luy respondistes, qu’il vous en avoit tant pressée, que vous ne luy aviez pû refuser ; mais que pour ce subject, vous aviez prié Astrée d’y estre avec vous ? Or, bergere, repensez maintenant à tous les discours que vous y eustes avec Lycidas, car je les sçay tous, comme les ayant ouys.

A ce mot elles rougirent, et demeurent si estonnées qu’elles ne faisoient que se regarder. Mais Silvandre, reprenant la parole: Ne soyez point marries, dit-il, que je sçache ce que je viens de vous dire, car j’ay assez de discretion pour n’en faire paroistre que ce qui ne vous peut importer ; et si vous vouliez, belle Astrée, que je vous disse la colere de Lycidas contre vous, et la peine que vous pristes de la luy faire perdre, vous verriez que je sçay presque autant de vos affaires que vous-mesme. Mais cela ne servant de rien à ce que j’ay à vous dire maintenant, il suffit, Phillis, que vous sçachiez que je n’ignorois ny la jalousie, ni le subject de la jalousie de Lycidas. – Il faut bien dire (dict ma bergere, le regardant ferme entre les yeux), que vous estes malicieux, ayant sceu ce que vous dittes, d’avoir vescu de cette sorte avec my pour donner plus de peine à Lycidas, à vous et à moy. – Ah ! bergere, respondit-il, que vous m’estes plus obligée que vous ne pensez pas ! car que vouliez-vous que je fisse ? – Puis que vous sçaviez, dit-elle, que Lycidas estoit jaloux à vostre occasion, vous deviez m’eslongner. – Vous me dites (repliqua-t’il) une chose impossible, et qui vous eust peu nuire infiniment si je l’eusse faite. Impossible, d’autant que ayant entrepris de servir Diane, et vous, estant ordinairement aupres d’elle, il m’estoit impossible de vous eslongner l’une sans l’autre. – Et bien, dit Phillis, si vous eussiez esté tel envers moy, que vous deviez estre, n’eussiez-vous plustost esleu de laisser la frequentation de Diane, avec hazard de perdre vostre gageure, que non pas de donner tant de jalousie à Lycidas, et à moy tant de desplaisir, puis que le berger estoit tant de vos amis, et que je ne vous avois jamais donné occasion d’estre autre que des miens ? – Je voy bien, bergere, respondit Silvandre, que vous ne sçavez pas le mal que vous m’avez faict, puis que vous parlez de cette sorte, ny combien il m’estoit impossible de faire ce que vous dittes. – Que je vous aye faict du mal, dit Phillis, c’est donc bien par ignorance, car je n’en ay jamais eu intention. – Cela, repliqua le berger, n’empesche pas qu’en effect vous ne m’ayez fait du mal, et que je ne le ressente. – Et comment, adjousta la bergere, peut estre advenu ce que vous dites ? – N’est-ce pas Phillis, respondit le berger, qui est cause que j’ay entrepris de servir Diane ? Et vous, n’estes-vous pas ceste Phillis ? – Et pour cela, dit Phillis, de quoy me voulez-vous accuser ? – De tout le mal, respondit Silvandre, que je ressentiray jamais, car au lieu de feindre, j’ay aymé à bon escient.

A ce mot, le berger s’arresta tout court, et bien marry d’en avoir tant declaré, dequoy s’appercevant Astrée: Ne soyez fasché, dit-elle, et ne rougissez point d’avouer la verité, peut-estre que ces parolles ne sont pas les premieres qui nous en ont donné cognoissance. – Je n’auray jamais honte, respondit-il, de dire que je suis serviteur de Diane pour sa seule consideration, mais ouy bien considerant combien je merite peu. – Si Diane, respondit Astrée, doit estre acquise par les merites, il n’y a personne qui y doive plustost pretendre que Silvandre. – Plust à Dieu, belle bergere, repliqua-t’il, que chacun eust la mesme opinion. O madame ! que ces parolles me furent agreables, et que Silvandre eut une douce main, pour penser une si sensible playe que la mienne. – Comment ? dit Leonide, est-il possible que ce berger ayme veritablement Diane ? Elle faisoit ceste demande, encor qu’e’le sceust bien ce qui en estoit, pour en avoir quelque nouvelle cognoissance, à cause de Paris. – N’en doutez point, dit-il, madame, et une autrefois je vous en raconteray d’avantage, mais pour ce coup je vous diray seulement, comme je me delivray de ceste fascheuse jalousie.

J’ouys donc que Silvandre en continuant, reprit de ceste sorte: Or ne pouvant m’eslongner de vous à cause de Diane, que vouliez-vous que je fisse ? Soyez-en vous-mesmes le juge. – Dés le commencement, respondit Phillis, vous ne deviez point donner d’occasion de jalousie à Lycidas, et puis voyant que, comme que ce fust, il estoit devenu jaloux, vous deviez non pas m’esloigner du tout, puis que vous dites que vous ne le pouviez faire à cause de Diane, mais pour le moins, estant en lieu où Lycidas nous appercevoit, il faloit vivre plus modestement, et plus froi- dement avec moy. – Ah ! novice en amour ! respondit le berger, quand Lycidas devint jaloux, y pristes-vous garde ? – Nullement, dit-elle. – Et comment, adjousta Silvandre, vouliez-vous que je m’en apperceusse mieux ? Ne vous ressouvenez-vous pas, qu’à la premiere parole qu’il vous en dit, vous demeurastes si estonnée de telle opinion, que vous ne pustes luy respondre de quelque temps ? Et cela d’autant que les commencements des maladies d’amour, sont comme la plus part des autres qui ne donnent cognoissance d’elles que la fievre ne soit desja bien forte. Je ne pouvois donc non plus empescher la naissance de ceste jalousie que vous, et quant au progrez, je pense vous y avoir infiniment obligée, parce que si, dés lors que je vous en eus parlé, je me fusse retiré de vous, ou que j’en eusse usé plus froidement, qu’eust-il pensé, ou pour le moins qu’eust-il deu penser ? Que si je m’en élongnois et si je vivois d’autre sorte que de coustume, c’estoit pour le tromper, et que nous estions en bonne intelligence ensemble, comment se fust-il imaginé que j’eusse sceu ceste jalousie que par vous, puis qu’il n’en avoit parlé qu’à vous ? Et s’il eust eu opinion que vous me l’eussiez dite, n’eust-il pas jugé avec raison qu’il y avoit une grande amitié entre nous ? Et ce moyen pouvoit amortir ou alumer d’avantage sa jalousie. Croyez, Phillis, qu’il a esté beaucoup plus à propos que j’aye continué de vivre comme j’avois commencé, puis qu’il a deu connoistre par là qu’il n’y avoit point d’intelligence entre nous, voyant que vous ne m’en aviez point averty, ny point d’amour, d’autant que je ne me cachois de personne, la dissimulation en estant un des plus grands signes.

A ce mot, estant resolu de la doute où j’avois esté si long temps, et cognoissant qu’il n’y avoit point d’amour entre eux, je m’escriay : Ah ! Phillis, que Silvandre sçait bien aymer, et qu’il parle avec beaucoup de verité. Et faisant le tour du buisson, je vins courant me jetter à genoux devant elle, dequoy elles furent toutes deux si estonnées, que se prenant par les mains, elle demeurerent comme ravies. Quant à moy, plus content de ma fortune que je n’avois jamais esté, je ne sçavois par quelles paroles commencer pour remercier Amour de ceste faveur. En fin m’addressant à elle, je parlay de ceste sorte : Ma belle bergere, si vostre amitié a esté assez forte pour ne se point rompre sous la pesanteur de ma faute, je m’asseure qu’elle le sera encor assez pour vous plyer plustost au pardon qu’à la vengeance. Voicy ce Lycidas qui par ses soupçons vous a tant offencée, mais le voicy maintenant qui vous crie mercy, qui vous demande pardon sans refuser chose que vous luy ordonnez, pourveu que vous oubliez ceste offence.

Je tins encore quelques autres semblables propos, ausquels sans faire responce elle tourna la teste de mon costé, mais sans me regarder tenoit les yeux contre terre. Et parce que je m’estois teu, et qu’elle ne parloit point, Silvandre voulant estre en partie cause de mon contentement, comme il l’avoit esté de mon desplaisir : Ainsi, dit-il, bergere, que j’ay esté tesmoin que sans sujet Lycidas a eu de la jalousie, de mesme le seray-je que vous avez plus de vengeance que d’amour, si vous ne recevez la satisfaction qu’il vous fait. Il n’est plus temps de consulter en vous mesme, ce que vous devez faire : le devoir où il se met, le vous dit, son affection le vous requiert, et vostre ancienne amitié le vous commande. – Ma sœur, adjousta Astrée, Silvandre vous dit vray, et devez outre cela croire asseurément que c’est plustost excez, que deffaut d’amour qui a fait commettre cette erreur à Lycidas ; et de plus, que s’il a faict la faute, il en a bien fait la penitence. Alors Phillis levant les yeux lentement contre moy : Lycidas, dit-elle, vous m’avez tellement offencée, qu’il est bien mal aisé que je n’en aye longuement le souvenir. Toutesfois, puis qu’Astrée me l’ordonne, je veux bien vous pardonner, mais avec serment que s’il vous avient jamais de retomber en semblable faute, vous devez perdre à jamais toute esperance de mon amitié. Et quoy, Lycidas, continua-t’elle apres d’une voix plus forte, vous semble-t’il que les asseurances que jusques icy vous avez receues de ma bonne volonté soient si petites qu’il en faille douter si aisément ? Quelle si grande cognoissance avez-vous eue de ma facilité, ou de ma legereté, que vous puissiez croire que j’ayme et reçoive tous ceux qui me regardent ?

Elle eust continué sans doute, car je ne sçavois que luy respondre, n’eust esté qu’Astrée l’interrompant : C’est assez, ma sœur, luy dit-elle, vous ne sçauriez en dire tant que vous n’ayez encor occasion de vous plaindre davantage. Mais ressouvenez-vous que c’est ce Lycidas à qui vous avez bien rendu de plus grandes preuves d’amitié que ne sera pas le pardon que son silence et sa soubmission vous demandent ; et que, si vous le luy refusez, vous ne ferez une petite offence à vostre vie passée. Phillis, apres avoir esté muette quelque temps, en fin adressa sa parole de ceste sorte à sa compagne : Je le veux, ma sœur, je pardonne non seulement l’offence, mais la veux entierement oublier, pourveu qu’à l’advenir il ne me donne jamais occasion de m’en souvenir.

Voilà, madame, comme je fus guery, voilà comme ma faute fut pardonnée, et voilà comme je rentray en mon premier bonheur, et depuis nous avons vescu, Silvandre et moy, avec tant de familiarité, qu’il est l’homme que j’ay jamais le plus aymé, apres mon pauvre frere. – Et n’avez-vous point de peur, adjousta Leonide, que l’ordinaire veue de Silvandre et de Phillis ne vous donne la mesme jalousie que vous avez eue ? Cela n’est pas sans danger, puis que celuy qui ayme est de sa nature merveilleusement subject au soupçon. – Deux raisons, dict Lycidas, m’en empescheront tousjours : l’une, que j’ay trop d’asseurance de l’amitié de Phillis, et l’autre, de l’amour que Silvandre porte à Diane, qui sans mentir est telle qu’elle ne sçauroit souffrir une compagne. Mais je vous supplie, grande nymphe, de n’en vouloir point parler, car il auroit occasion de se douloir de moy, qui vous aurois decelé ce qu’il s’efforce avec tant d’artifice de tenir caché ; et mesme que pour avoir permission de parler à sa bergere sans qu’elle s’en puisse offencer, il a fuy jusques icy le jugement qu’elle s’en puisse offencer, il a fuy jusques icy le jugement qu’elle doit faire de son merite, et de celuy de Phillis, luy semblant que tant qu’il le pourra eviter, il luy sera permis de luy dire combien il l’ayme, car il y a plus de huict ou dix jours que les trois lunes sont escoulées.

Ainsi discouroient Lycidas et Leonide, cependant que Hylas entretenant Alexis ne se prenoit garde, que peu à peu il en devenoit amoureux. Et elle qui avoit opinion que cela luy serviroit à se faire mieux croire Alexis, luy donnoit à dessein toute l’amour qu’elle pouvoit ; car encores qu’elle ne l’eust jamais veu, si avoit-elle esté advertie par Leonide et Paris de son agreable humeur. Et comme s’il eust voulu rendre une bonne preuve de ce qu’il estoit, sans en laisser plus longuement en doute ceux qui ne le cognoissoient point, il s’escria tout à coup en frappant des mains, et se les frottant l’une en l’autre : C’en est faict, Phillis, je vous dis adieu. Ceste belle nymphe vous ravit ce que l’amour vous avoit acquis ; et tout ce que je puis faire, c’est de vous donner le congé que je prens pour moy.

Silvandre et Corilas, oyant ceste prompte resolution, ne peurent s’empescher, voyant qu’Alexis de force de rire ne pouvoit prononcer un seul mot, de prendre le party de Phillis, pour luy donner occasion de commencer quelque agreable discours. – Et quoy, berger, luy dit Corilas, donnez-vous de ceste sorte congé à la belle Phillis ? Comment pensez-vous qu’elle puisse estre consolée de ceste perte ? C’est bien ce jour qu’entre tous les siens elle doit marquer de noir. – A son dam, respondit Hylas tout froidement, pourquoy n’est-elle pas aussi belle qu’Alexis ? – O dieu ! repliqua Corilas, et qui sera celle à l’avenir qui pourra estre asseurée de vostre amitié ? – Ceste belle nymphe, respondit-il, qui est plus belle que Phillis. – Mais, adjousta Corilas, n’a-t’elle pas en Phillis une bonne preuve de vostre legereté ? – Non pas cela, dit-il, mais ouy bien, un grand tesmoignage de sa beauté. – Si est-ce, respondit Corilas, que Phillis n’est pas laide. – Si m’advouerez-vous, dit-il, qu’elle a moins de beauté qu’Alexis, puis qu’elle luy cede sa place. – Quelquefois, respondit Corilas, on la quitte parce qu’on s’y fasche, ou qu’on espere mieux. – Pour s’ennuyer de moy, repliqua l’inconstant, il est impossible à Phillis, car elle a trop de jugement, et pour esperer mieux elle ne sçauroit, et puis est-ce elle, à vostre advis qui me quitte, ou si ce n’est point moy qui luy donne son congé ?

Silvandre estoit demeuré muet assez long temps, mais voyant que Corilas ne respondoit plus, il prit la parole pour luy. Ce n’est, dit-il, ny defaut de beauté en Phillis, ny congé que ce berger luy donne que la retraitte qu’il a fait, mais la naturelle inconstance qui est en luy. – C’est bien dit, repondit Hylas : appellez-vous inconstance de parvenir pas à pas où l’on a fait dessein d’aller ? – Non pas cela, dit Silvandre. – Et toutesfois, dit Hylas, on met un pied tantost en terre, et tantost en l’air, quelquefois devant et quelquefois derriere ; et n’est-ce pas cela aussi bien inconstance que ce que vous me reprochez ? Puis qu’ayant fait dessein de parvenir à la parfaicte beauté, tout ainsi qu’en marchant on change d’un pied à l’autre, jusques à ce qu’on parvienne au lieu que l’on s’est proposé, de mesme ay-je faict, aymant les beautez que j‘ay rencontrées jusques à ce que je sois parvenu à celle d’Alexis, que veritablement je recognois estre la plus parfaicte de toutes. – Vous auriez peust-estre raison, respondit Silvandre, si la nature nous avoit permis d’y aller tout d’un pas, ainsi qu’il est en nostre puissance d’aymer d’abord ceste parfaicte beauté. – Comment, dict Hylas, voudriez-vous me conseiller de faire icy mon apprentissage ? Il y a bien apparence qu’un apprentif du premier coup peust estre digne serviteur d’Alexis. – S’il n’y avoit que cela seulement, dit Silvandre, qui vous empeschast d’estre digne d’elle, je ne vous conseillerois point d’en faire difficulté, car les choses que la nature produit sont bien differentes de celles que l’articfice nous donne, L’herbe, dés qu’elle commence de poindre, est aussi bien herbe, que quand elle a son parfaict accroissement ; au contraire, ce que l’artifice nous produit, se perfectionne par un long estude, et une curieuse industrie. Or l’amour estant un instinct de la nature, il n’a besoin d’apprentissage ; et c’est pourquoy en quelque aage que nous soyons, nous aymons tousjours quelque chose : estant enfans, les pouppées, estant hommes, les hommes, et quand nous sommes vieux, les richesses et ceux qui nous peuvent estre utiles. – Et par là, dit Hylas, vous voulez conclure, Silvandre, que je ne devois avoir rien aymé jusque icy ? Et bien ! je le vous accorde, j’ay esté en erreur, mais ne m’advouerez-vous qu’aymant à ceste heure ceste belle nymphe, je fay pour le moins ce que je doy, et que tant s’en faut que par ceste derniere action je doive estre blasmé, que toutes mes fautes passées en demeurent couvertes entierement ? – Tout ainsi, respondit Silvandre, que vous avez failly par le passé en aymant ces beautez que vous ne deviez pas, aussi faillez-vous à ceste heure d’en aimer une que vous ne meritez pas ; et comme par vos premieres actions vous avez acquis le nom d’inconstant, ces dernieres vous donneront celuy de temeraire.

Alexis s’estoit teue quelque temps, prenant plaisir aux discours de ces bergers ; mais quand elle s’ouyt si fort louer, elle fut contraincte de reprendre ainsi la parole : Si je merite autant, gentil berger, l’amitié de Hylas, que de bon cœur je la reçoy, soyez certain qu’il n’aura peu d’occaion de m’aymer, ny moy peu de moyen de recognoistre sa bonne volonté. Et se tournant toute riante vers Hylas : Et vous, luy dict-elle, mon serviteur, prenez bien garde que les paroles de ce berger ne vous estonnent, car vous vous offenceriez trop, et l’outrage que vous me feriez ne seroit pas moindre ; puis que c’est honte d’entreprendre et se retirer d’une entreprinse imparfaicte, et ce seroit une preuve trop evidente de mon peu de merite, si vous me quittiez si promptement. – Mais, Hylas, interrompit Silvandre, comment ne craignez-vous l’ire de Teutates, ayant la hardiesse de vous addresser à une personne qui luy est consacrée ? – Ignorant, respondit Hylas, les dieux ne nous deffendent pas de les aymer eux-mesmes, et comment seroient-ils courroussez si nous aymons ce qui est à eux ? – Voyez-vous, dit Alexis, ce berger a quelque mauvais dessein contre vous, il vous veut esloigner de moy par artifice, car il sçait bien que si je veux, je ne continueray pas la profession que j’ay prise.

Ces bergers parloient de ceste sorte, cependant que Adamas entretenoit Phocion, Diamis et Tircis. Et parce qu’il les estimoit beaucoup, fust pour leur aage, fust pour leur vertu, ou pour le dessein qu’il avoit de faire en sorte que Celadon espousast Astrée, il faisoit tout ce qu’il luy estoit possible, pour les garder d’ennuyer. Et d’autant que Tircis estoit estranger, et qu’il n’avoit point veu ce qui estoit de rare en son logis, il luy demanda si ce ne luy seroit point de peine de se promener, et visiter sa maison. Et ayant sceu qu’il le desiroit infiniment, il le prit par la main, et dit à Paris, qu’il conduisist Hylas, et ces autres bergers, s’ils vouloient en faire de mesme. Alexis estant aydée de Hylas se releva, et s’appuyant sur luy, suivit Adamas, acec le reste de la compagnie.

La maison estoit tres-belle, et ageancée de plusieurs singularitez ; mais parce que le discours en seroit trop long, nous n’en dirons que ce qui servira à nostre propos. Ils entrerent donc dedans une belle gallerie qui avoit la veue de la plaine d’un costé et de l’autre des montagnes qui la limitoient, en sorte qu’elle estoit tres-agreable. Le bas estoit lambrissé, et tous les entre-deux des fenestres estoient remplis des cartes des diverses provinces de la Gaule. Et par dessus estoient posez des pourtaicts de divers princes, roys et empereurs, parmy lesquels on voyoit ceux de plusieurs belles femmes. La voûte estoit toute enrichie d’or, et d’azur, avec maintes devises. Chacun jetta l’oeil sur ce qui luy estoit le plus agreable ; mais Hylas qui n’avoit le cœur qu’à la beauté, tournant les yeux sur un tableau de deux dames : Voilà, dit-il, deux visages bien agreables ; mais lequel jugeroit-on estre le plus beau ? Adamas qui l’ouyt : Celuy-là, dit-il, qui est à main droite est celuy de la belle-mere, et l’autre, de la belle fille, et ont esté deux princesses aussi belles, et aussi sages qu’il en fut jamais, et autant agitées de la fortune qu’autres qui ayent esté de nostre temps. Car celle-cy qui semble plus aagée, c’est la sage Placidie, fille du grand Théodose, sœur d’Arcadius, et d’Honorius, femme de Constance, et mere de Valentinian, qui tous cinq ont esté empereurs, et desquels vous pouvez voir les portraits un peu en là. Et cette autre, c’est Eudoxe, fille de Theodose deuxiesme, et femme de Valentinian, que Genseric emmena en Afrique. – Voilà, dit Tircis, de belles princesses et qui ont une grande extraction, mais enquoy leur a esté la fortune si contraire ? – Je vous le diray briefvement, respondit Adamas, et ensemble vous feray cognoistre une partie des pourtraits que vous voyez icy.

Et lors, apres s’estre teu quelque temps, il reprit de cette sorte

Histoire de Placidie[modifier]

Theodose premier de ce nom, empereur d’Orient, l’un des plus grands princes que nous ayons veu puis Auguste, eut trois enfans : l’un Arcadius, qui fut apres luy empereur en Orient, l’autre Honorius, qui eut l’empire d’Occident, et la sage Placidie, de qui la fortune fut si diverse, que par elle on peut aisément juger combien la vertu est ordinairement traversée. Car, estant demeurée entre les mains de son frere Honorius, et luy entre celles de Stilicon, en la charge duquel le grand Theodose l’avoit remis durant son jeune aage, elle tomba en des accidens si divers, qu’il sembla que la fortune eust pris sa vie pour y faire paroistre la puissance qu’elle a sur les choses humaines ; dont Stilicon fut en partie cause, qui ayant une si grande puissance sur la personne du jeune Theodose, et sur tout ce qui estoit de l’Empire, éleva les yeux de son ambition à une plus absolue authorité, desirant de se faire de luy-mesme empereur, comme ses desseins estant découvers firent assez paroistre. Et parce qu’il avoit l’entendement vif, et que le maniement des affaires luy avoit appris les moyens de parvenir à la grandeur qu’il desiroit, il pensa de faire par finesse ce qu’il voyoit impossible de parachever par force. Dés le commencement donc, il accrut son authorité au plus haut poinct qu’il pensa la pouvoir élever, sans donner cognoissance de son intention, et puis la voulut fortifier par le moyen de sa fille, qu’il fit espouser à Honorius, car le nom de beau-pere de l’empereur le faisoit beacoup honorer et redouter. Apres il fit des secrettes intelligences avec ceux qu’il estima estre propres à son dessein ; et en fin se resolut d’affoiblir les forces de l’empire le plus qu’il luy seroit possible, pour s’en pouvoir plus aysément saisir, en quoy il n’eut pas beaucoup de peine, parce qu’il sembloit que tous les peuples de la terre prenoient Rome en ce temps là pour butte de leurs armes. Les Goths, les Francs, et les Bourguignons en Gaule, les Vandales et les Alains en Espagne, les Anglois et les Pictes en Bretagne, les Huns et les Gepides en la Pannonie ; bref, de tous costez l’empire estoit de telle sorte deschiré, qu’il ne luy restoit plus que l’Italie d’entier. Et de fortune Alaric, roy des Goths, pour ne la laisser plus en repos que le reste de l’Occident, y vint fondre avec un si grand nombre de peuple, qu’il fut impossible à Honorius de luy resister. De sorte que pour luy donner occasion d’en sortir, il fut conseillé de rechercher la paix à quelque prix qu’il la pust avoir : à quoy il s’accorda aysément, n’estant d’humeur fort guerriere, et souhaittant sur toutes choses de vivre en repos. Le traitté de la paix ayant donc esté proposé fut conduit si sagement qu’en fin Alaric accorda de se retirer deçà les Alpes, en quelques provinces qui luy furent assignées par l’empereur. Dequoy Stilicon estant mal content, parce qu’il jugeoit que cet accord porteroit prejudice à son dessein, il fit en sorte avec un capitaine estranger, qui pour lors estoit souldoyé de l’empereur, qu’il fut chargé pres des rives du Pau, lors qu’il se retiroit sans meffiance, aux terres qui luy avoient esté remises ; dont il fut si depité contre Honorius, qu’il revint à Rome, l’assiegea, et au bout de deux ans la prit, et la saccagea entierement, quoy qu’Honorius, pour faire paroistre qu’il n’avoit point consenty à telle perfidie, eust faict mourir le traitre Stilicon aussi tost qu’il avera que ceste entreprise venoit de luy. Ainsi cet ambitieux finit malheureusement ses jours, sans mettre fin toutesfois aux miseres de l’Italie, parce qu’Alaric, apres avoir saccagé et bruslé ceste grande cité, n’estant point encores saoul de ses dépouilles, pilla tout le pays d’alentour, et le ruina de sorte qu’il faloit bien estre barbare pour n’en avoir point de pitié. Mais ce qui fut plus deplorable, outre la ruine de tant de temples, et la perte de tant de raretez dont les empereurs avoient esté curieux d’embellir leur ville, ce fut la miserable fortune que courut ceste sage princesse au sac de Rome, où elle se trouva sans secours pour la nonchalance de son frere. Car elle qui d’extraction estoit fille des Cesars, et sœur de deux empereurs, souffrant la peine de la faute d’autruy, se vit captive entre les mains de ces barbares, sa patrie bruslée, ses temples profanez, et elle en tel danger que si Ataulfe, prince du sang d’Alaric, épris de sa beauté et vertu, ne l’eust jugée digne d’estre sa femme, elle estoit en danger de perdre la vie, ou ce qu’elle avoit de plus cher. Mais ce prince la voyant si belle et si sage, et sçachant qu’elle estoit fille du grand Theodose, en devint si passionnément amoureux qu’il la requit en mariage, et peu apres l’espousa avec la permission d’Alaric. Considerez quelle force ceste sage princesse se fit à soy-mesme avant que de pouvoir consentir à ceste aliance, et quelle deust estre sa prudence pour se conduire entre ces peuples rudes et barbares si sagement qu’elle fit ! Et ec cela Dieu fit bien paroistre d’avoir pitié de la deplorable Rome, car sans ceste alliance, elle eust esté entierement rasée ; d’autant qu’Alaric s’en retournant mourut à Cosenze, et le Prince Ataulfe, par la voix commune de l’armée, fut esleu roy.

Si vous considerez ce tableau qui est auprés de celuy de Placidie, vous jugerez aisément, que c’estoit une personne rude et hagarde, et plustost desireuse de sang et de guerre, que non pas de paix. Aussi il n’eut si tost ce pouvoir absolu pour les Goths, qu’il reprit le chemin de Rome, en dessein de la brusler et démolir entierement, luy semblant que tant que les murailles de la ville demeureroient entieres, il y auroit tousjours un empereur Romain, duquel le nom luy estoit si odieux, qu’il en vouloit faire perdre la memoire. Qunad la sage Placidie descouvrit son intention, elle resolut de faire tout ce qui luy seroit possible pour l’en divertir, luy semblant que la desolation entiere de sa patrie estoit une extreme sur-charge à ses malheurs. Elle se monstre donc au commencement plaine d’ennuy et de tristesse, laisse incessamment couler ses larmes le long de son beau visage, perd le repas et le repos, et ne cesse de se tourmenter que quand Ataulfe est aupres d’elle, qu’elle se contraint le plus qu’elle peut de luy faire bon visage.

Ce prince qui avoit esté porté d’amour à l’espouser, ne pût longuement souffrir qu’elle vesquit ainsi, sans luy demander l’occasion de son desplaisir : à qui en fin elle fit une telle responce : J’ay fait, ô grand roy, tout ce qui m’a esté possible pour ne te point donner cognoissance de l’extreme desplaisir qui me presse, craignant qu’en cela je ne te fusse fascheuse et importune. Mais puis que la nature m’a fait trop sensible, et trop foible pour resister aux coups que la fortune me prepare et que la bonté d’Ataulfe, et l’amitié qu’il porte à sa Placidie ont esté telles, que je ne leur ay pû cacher l’ennuy que je ressentois, je te supplie de ne trouver point mauvais que ne pouvant remedier d’autre sorte à l’infortune, qui accable ma patrie, je luy donne des larmes au lieu du sang, ainsi que la nature nous oblige, et que je respandrois beaucoup plus librement pour sa conservation. Je voy tes armes, ô seigneur, qui ont tousjours esté invincibles, tournées à la ruine de ceste miserable Rome, à qui je doy ma naissance, et de qui je tiens toute la grandeur de ceux, dont je me vante d’estre yssue. Et peux-tu penser que si je la pouvois racheter avec ma mort, je ne donnasse volontiers ma vie pour sa rançon, et que je ne la creusse mieux employée, qu’elle ne sçauroit jamais estre, si ce n’est en ce qui concerne ton service ? Et puis que tu m’as faict cette grace de me demander quel est mon desplaisir, permets-moy, je te supplie, qu’avec toute humilité, je te demande quel avantage tu peux pretendre de la ruine de Rome, et de l’Italie ? Est-ce du bien et des thresors ? Outre que ce sont des choses trop viles et indignes de la grandeur de ton courage, encor n’y a-t’il pas apparence qu’un pays ruyné et saccagé, et une ville démolie et presque bruslée, d’où une armée victorieuse ne fait que de sortir, apres y avoir demeuré si longuement au pillage, puisse beaucoup t’enrichir maintenant, toy, dis-je, à qui les thresors de tant de peuples ramassez en un lieu semblent avoir esté destinez par la mort d’Alaric ? Que ce soit la gloire qui t’y conduise, je ne le puis penser ; car quelle gloire desormais peut estre adjoustée à la tienne ? ou quelle peux-tu esperer d’acquerir en ruinant des murs desja ruinez, et massacrant un peuple desarmé, et battu, voire qui ne sçauroit estre plus vaincu, ny sousmis qu’il est ? S’il est honteux de blesser un mort, quel honneur peux-tu attendre par les nouvelles playes que tu veux faire à ce peuple, desja mort, et sans force ? Que ce soit pour raffermir ta domination, aye pour agreable, ô grand roy, que je te die que ce seroit une execrable cruauté de vouloir exterminer tous les peuples d’Italie ; outre que, quand ils auroient tous passé au fil de ton espée, tu ne serois pour cela en plus grande asseurance qu tu es, ayant encores contre toy les armes animées de la nouvelle Rome, de toute l’Asie, de l’Afrique, et de tout le reste de l’Europe, dont l’Italie n’est qu’une des moindres parties. Juge, grand roy, quelle apparence il y a qu’une force humaine puisse surmonter tant de provinces, vaincre tant de roys, et acquerir pour dire ainsi, tant de mondes, car tels peut-on nommer les royaumes, et l’immense estendue de l’empire Romain. De sorte que la ruine d’Italie ne te peut profiter qu’à te rendre hay des hommes, et du Ciel: des hommes, qui voudront vanger l’outrage que tu auras fait à cette Rome, chef de toute la terre ; et du Ciel qui ne peust qu’estre offencé de voir la ruyne de la ville qu’il a esleue pour le miracle du monde, et en laquelle il a faict paroistre de se plaire, s’il y a quelque chose parmy les hommes en laquelle il ayt pris plaisir. Que s’il te plaist d’avoir toutes ces choses devant les yeux, tu verras bien qu’il seroit beaucoup meilleur de te rendre amys et obligez mes deux freres et leurs empires, reconfirmant par une bonne intelligence d’aliance qui est desja entre vous. Et quoy, seigneur, pourquoy m’as-tu fait l’honneur de me vouloir pour ta femme ? Estoit-ce pour estre ennemy de mes freres ? Estoit-ce pour ruiner ma patrie ? Estoit-ce pour voir mes parens et amis, menez esclaves en triomphe dans un pays estranger ? O quelles funestes nopces furent les miennes, et combien eust-il mieux valu que le jour de la prise de ma ville eust esté le dernier de ma vie !

A ce mot, ceste belle et sage princesse toute couverte de larmes, se laissa cheoir aux genoux d Ataulfe, les luy embrasse et serre avec tant de sanglots, que la pitié que le roy eut d’elle, surmonta la cruauté de son naturel, et l’attendrit de sorte que, la relevant, et la baisant, il luy dit : Cesse tes pleurs, Placidie, je te donne ta ville et ta patrie, et pour faire paroistre combien je desire ton contentement, je te jure par l’ame de mon pere, que je ne tourneray jamais mes armes contre tes freres, desquels à ta consideration je veux estre amy.

Le roy Goth, attendry et vaincu de ceste sorte, fait la paix avec Honorius, et sort d’Italie pour retourner dans les provinces qui avaient desja esté accordées à Alaric, son predecesseur. Mais son peuple qui estoit tout martial, et qui depuis tant d’années estoit nourry parmy les armes, ne pouvant souffrir de vivre en paix, le fit en fin mourir par une sedition publique. Vous pouvez croire que le peril que Placidie courut à cette fois, ne fut pas moindre que celuy de la prise de Rome, car une sedition populaire est comme un torrent qui emporte tout ce qui se renconrte en son chemin. Toutesfois ceste sage princesse qui avoit preveu ce danger de longue main y avoit pourveu le mieux qui luy avoit esté possible, ayant obligé les principaux de l’armée par tous les bons offices qu’elle avoit pû. Et d’effet, tant qu’elle demeura avec eux, elle fut tousjours honorée, et aymée plus que roine qu’ils eussent jamais eue. Or ce courage genereux ne se perdit pas par la mort du roy son mary, ny moins la volonté qu’elle avoit de servir à sa patrie et à ses freres ; au contraire se roidissant contre le malheur, elle fit en sorte qu’un grand prince d’entre les Goths, et de l’amitié duquel elle estoit fort asseurée, fut esleu roy. Il s’appeloit Sigeric.

Celuy-cy recognoissant l’obligation qu’il avoit à la sage Placidie, et de plus que pour l’establissement de sa couronne, l’amitié des empereurs Romains, luy estoit tres necessaire, l’embrassa avec tant d’affection, qu’il s’acquit la haine de son armée, qui fut cause que dans peu de temps ils le massacrerent comme Ataulfe. Mais la genereuse roine ne pouvant estre vaincue du malheur, ny lassée de travailler pour le bien et la seureté de l’empire, fit encore de telle sorte que Walia fut esleu roy. Ce Walia estoit un grand et sage capitaine qui ayant devant les yeux l’exemple des deux rois, ses predecesseurs, se resolut de se servir de la prudence, pour eviter une semblable fin. Il fait donc semblant au commencement d’estre le plus grand ennemy de l’empire, fait de grands preparatifs pour l’attaquer et faignant d’estre mal avec la sage Placidie, envoye denoncer la guerre à son frere qui estant adverty sous-main par sa sœur, fait de son costé courage des bruit d’une armée infinite, qu’il preparoit contre les Goths, et espouvanta de sorte ces barbares par l’aide de Walia qu’en fin le peuple mesme demanda la paix, qui fut conclue au grand contentement de Placidie, qui voyant l’empire asseuré de ce costé, desira de sortir d’entre leurs mains, et se retirer en Italie, où elle fut receue de son frere, et de tout le peuple, tout ainsi que si c’eust esté un grand chef de guerre à qui le triomphe eust esté decerné. Il sembla qu’en ce temps la fortune fut lasse de travailler cette sage princesse, d’autant que retournée en Italie, elle fut aimée et honorée de chacun, et mesme de Honorius son frere, qui se ressouvenant du soing qu’elle avait eu de delivrer l’empire des armes des Goths, et combien luy et toute l’Europe luy estoient redevables, resolut, voyant qu’il estoit sans enfans, de la marier avec celuy qu’il vouloit associer à l’empire, afin qu’elle fust apres luy maistresse de estats, qu’elle avoit si prudemment et si lon- guement conservez. En ce dessein il jetta l’œil sur l’un des plus grands capitaines de son armée, et duquel la valeur et la sage conduite recogneue de chacun le rendoient veritablement digne de commander. Il s’appeloit Constance, homme qui estoit de race tres-ancienne, et de vertu tres-recommandable. Vous en pouvez voir le pourtraict aupres de celuy de Placidie, dans lequel vous lirez une grandeur d’esprit et de courage, qui n’est pas commune. Et sans mentir, ç’a esté un des plus grands personnages que l’empire ayt eu de long temps auparavant. C’est donc à celuy-cy qu’Honorius donne sa sœur, et en mesme temps l’envoie en Espagne, avec une grande armée contre les Alains, les Suéves, et les Vandales qui l’occupoient presque entierement. Le bon roy Walia sçachant que Constance estoit mary de la sage Placidie, l’assista de toutes ses forces, et luy-mesme le suivit en personne, et cela fut cause qu’à son retour Constance fit donner l’Aquitaine audit Walia, où depuis il vesquit en repos et en bonne intelligence avec les Romains. Ce grand Constance d’abord surmonta les Alains, et tua leur roy, nommé Acaces, vainquit les Suéves, qui s’estoient saisis de la Meride. Et ne faut point douter que les Vandales n’eussent esté chassez de la Betique, que de leur nom, ils appelloient Vandalousie, n’eust esté la revolte qu’Attalus avoit faicte à Rome, pour estre declaré empereur, voyant qu’Honorius n’avoit point d’enfans, et ne nommoit point de successeur. Car Constance laissant imparfaite l’entreprise d’Espagne s’en vint à Rome, où il prit ce sediteux, et le confina dans l’Hippodrome ; dequoy Honorius fut si satisfait qu’il l’associa à l’empire, et le declara Auguste. Et tout ainsi que la fortune n’envoye que fort rarement un malheur tout seul, de mesme elle ne se contente guiere de donner un bien qui ne soit suivy de quelque autre. Voilà donc Constance vaincueur en Espagne, triomphant à Rome, et associé à l’empire : elle veut encore luy faire une grande faveur, et qui ne fut pas moindre que les precedentes, en luy donnant deux enfans de sa chere et tant estimée Placidie, à sçavoir, Valentinian et Honorique, desquels j’ay esté curieux d’avoir les pourtraicts. Voilà celuy de Valentinian vis à vis d’Eudoxe sa femme, fille de l’empereur Arcadius, et celuy d’Honorique aupres d’Attila, qu’elle suivit en Pannonie, apres l’avoir espousé. Voilà donc Placidie et Constance au supréme degré de leur félicité, lors que la fortune fit ressentir à ceste sage princesse, qu’elle avoit bien fait tréve avec elle pour quelque temps, mais non pas la paix. Car sur le point que son cher mary preparoit une grande armée pour remettre entierement l’Espagne sous l’empire, il fut atteint d’une si violente maladie, qu’en peu de jours il mourut, donnant bien par là cognoissance que la fortune ennemie de la vertu, la laisse en repos le moins qu’elle peut. Il est vray que d’autant que le Ciel permet bien que le vertueux soit travaillé mais non pas accablé, ceste sage princesse eut de grandes consolations, en ce que sa perte qui fut commune fut aussi plainte, et regrettée d’une commune voix par tout l’empire, et que le regrets estoient meslez de tant de louanges, que jamais prince n’en receut davantage. Mais sur toutes la consolation fut tres-grande des deux enfans que son mary luy avoit laissez, qu’elle fit eslever, et instruire le plus soigneusement qui luy fut possible.

Il y avoit en ce temps-là, dans l’armée, un tres-sage et vaillant capitaine, qui se nommoit Ætius, fils de ce Gaudens, qui fut tué en Gaule par les soldats. J’advoue que je suis partial pour luy, parce qu’ayant fait la guerre fort long temps dans les provinces voisines, nous n’avons jamais receu incommodité de luy ny de ses armes. Au contraire j’ay recogneu en luy tant de bonne volonté pour nostre conservation, que veritablement tous les Gaulois luy doivent estre obligez. Pour ce suject je fus curieux d’avoir son pourtrait, que j’ay mis contre celuy d’Attila, parce que ce fut luy qui chassa ce fleau de Dieu des Gaules. Vous voyez bien à ce nez acquilin sa generosité, à ce front large et coupé de rides, sa prudence, et à ses yeux vifs et ardans sa vigilance et sa promptitude. Et à la verité, c’estoit un des plus prudens et des plus vaillans hommes de son temps, prevoyant les choses avant presque qu’il y en eust aucune apparence, plein de courtoisie, et de telle sorte liberal, qu’à l’imitation d’Alexandre, il ne se reservoit que l’esperance. Or celuy-cy fut esleu par Honorius, pour achever l’entreprise d’Espagne, à quoy l’advis de Placidie eut beaucoup de pouvoir. Elle en avoit une tres-bonne opinion par le rapport que Constance luy en avoit fait. Mais combien est l’homme miserable, d’estre au jugement des hommes ! Si vous y vivez sans reputation, et que vos effets ne respondent incontinent à l’opinion que l’on a conçue de vous, vous estes soupçonné de n’y pas marcher rondement. Et le pis est, quand il en faut rendre conte à une personne qui n’en a point d’experience. Ce fut le malheur de ce grand personnage qui, pensant s’en aller en Espagne sans sejourner en Gaule, fut bien deceu, trouvant les Bourguignons qui se vouloient saisir du païs des Eduois, et des Sequanois, et les Francs qui conduits par Faramond leur roy, avoient passé le Rhin, et se vouloient loger en Gaule. II fut contraint, comme au danger plus proche, de tourner teste à ceux-cy, avant que de passer outre ; ce qu’il fit si heureusement, qu’il renvoia les Bourguignons au lieu d’où ils estoient partis, et contraignit les Francs de repasser les rives du Rhin, où pour lors ils s’arresterent, non pas toutesfois sans plusieurs dangereux combats, comme l’on peut penser, puis que les Francs sont entre tous les peuples septentrionaux, les plus belliqueux et les plus aguerris, et ausquels la fortune promet une aussi belle part aux Gaules, tant pour leur vaillance, que pour leur courtoisie, mais plus encores pour la conformite de leurs mœurs et humeurs avec celle des Gaulois, et de leurs loix, polices et religion, qui est teile qu’il est ayse à cognoistre à ceux qui le veulent remarquer, que veritablement ce n’a este autrefois qu’un peuple, et que ces Francs de leur extraction sont Gaulois, mais sortis de nos terres pour quelque conqueste, ou pour les descharger du temps de Sigovese, et Belovese, de Breme ou d’autres. Mais quoy que c’en fust pour ce coup, Faramond repassa le Rhin, et fut contraint de s’arrester par la prudence et valeur d’Aetius, qui toutesfois sentit bien l’effort de ces guerriers, puis qu’encore que victorieux, il demeura de sorte debilite, que quand il fut passe en Espagne, il se trouva beaucoup plus foible que ceux qu’il alloit attaquer, parce que les Vandales fortifiez dans la Betique, sous la conduite de Genseric, s’estoient rendus fort puissans. Les Suéves et les Alains estoient rentrez dans la Meride, et s’y estoient logez, et les Goths depuis la mort de Walia, ayant perdu la bonne volonte qu’ils portoient à l’empire, et ne pouvant se contenir dans les limites de l’Aquitaine, s’estoient eslargis en Espagne, de sorte que ce que les Romains y tenoient estoit la moindre partie, qui contraignit ce grand capitaine, voyant les forces ennemies sur­passer de beaucoup les siennes, de les surmonter plustost par prudence que par l’effort des armes, faisant dessein de les rendre ennemies entre eux, et de temporiser, jusques à ce qu’il vid son advantage, et ne rien hazarder mal à propos.

Mais Honorius qui ayant desja veu comme Aetius avoit chassé les Bourguignons, et les Francs, s’estoit persuadé, qu’aussi tost qu’il auroit nouvelle de son arrivée en Espagne, il recevroit ensemble celle de la deffaite des Vandales, Suéves, Alains et Goths voyant ceste longueur, le soupconna, et eut opinion qu’il s’entendoit avec eux. Ce prince estoit timide, et nonchalant pour les choses de la guerre, et qui jamais n’avoit vesti le harnois de sorte qu’il n’en sçavoit rien de veue, mais seulement mesuroit toute chose aux evenemens heureux du grand Theodose, ou de ceux qui souz Constance luy estoient arrivez, si bien qu’entrant en meffiance de Aetius, il le renvoya querir, et mit Castinus en sa place. Ce Castinus estoit l’un des plus grands amis de Aetius et cela fut cause que les affaires de l’empire s’en firent mieux parce qu’il luy donna toutes les meilleures instructions qu’il pût, et luy ouvrit tous ses desseins, et les moyens de les executer. Cependant il s’en retourna à Rome, où il rendit conte a Honorius de son administration. Mais recognoissant que l’empereur estoit entré en soupçon de luy, il se retira en sa maison, comme per­sonne privée, où voyant depuis que ce soupçon au lieu de diminuer s’augmentoit de jour à autre, et que l’on vouloit mesme attenter a sa vie, il fut contraint de se sauver en Pannonie parmy les Huns, et les Gepides. Et ce qui le fit recourre plustost à ceux-cy, qu’à tous autres, fut une tres-prudente consideration ; car s’il se fust retire vers les Francs, Bourguignons, Goths, Visigoths, ou Vandales, on eust dit que l’empereur l’avoit soupçonné à juste cause, et qu’il avoit de longue main contracté amitié avec eux, mais cela ne se pouvoit dire, des Huns, et Gepides,’ qui n’estoient encor presque cognus du peuple Romain. Et d’effect, ils ne faisoient que sortir de leurs froides et horribles demeures, pour entrer en la Pannonie, invitez à ceste entreprise par l’heureux succez des Goths.

Placidie, infiniment offencée contre son frere, tant pour la perte qu’il avoit faite de Aetius, que pour sa mauvaise conduitte en tout le reste, resolut de se retirer en Constantinople, vers son nepveu Theodose, où elle fust allée dés long-temps, n’eust esté qu’Arcadius, son frere, venant à mourir, avoit remis son fils Theodose entre les mains d’Isdigerde roy des Perses et des Parthes, qu’il avoit esleu pour son tuteur, parce qu’encor qu’il fust son amy et son confederé, toutesfois ces peuples avoient esté de tout temps ennemis de l’empire, et elle ne pouvoit trou-ver bon que des estrangers gouvernassent son nepveu. Toutesfois Isdigerde se monstra tres-homme de bien en ceste occasion, et parce qu’il n’y pouvoit aller en personne, il envoya à Constantinople un tres grand capitaine pour gouverneur de la personne et de Testat de ce jeune prince, qui pour lors ne pouvoit avoir que huict ans : ce Parthe se nommoit Antiochus, homme qui s’acquitta si bien de la charge qui luy avoit esté donnée, que son administration fut sans reproche.

Si vous tournez l’oeil deçà, vous verrez le pourtraict d’Isdigerde, pres de celuy d’Arcadius, auquel il tend la main ; et aux pieds de Theodose second, voilà son sage et bien-ayme gouverneur Antiochus, à la physionomie de ce dernier on juge bien que veritablement c’estoit un homme rond, et sans ambition.

De fortune, quelque temps auparavant qu’Honorius, ne se ressouvenant plus des obligations qu’ il avoit à sa sœur, luy donnast occasion de laisser l’Italie, Theodose, son nepveu, se trouva hors de tuteile, qui fut cause qu’elle se resolut plus aysément de s’en aller, et emmena avec elle ses enfans. Et d’autant que ceste sage princesse estoit infiniment aymée, et que le jeune Valentinian commençoit de donner une grande esperance de luy, plusieurs des senateurs, et des chevaliers mirent leurs jeunes enfans avec luy, pour luy faire Service. Dequoy Placidie fut tres-aise, pour obliger par ainsi les principaux seigneurs Romains à ses enfans. Entre autres Ursace, fils d’un des principaux chevaliers : je nomme celuy-cy, parce que depuis il fit la vengeance de la mort de Valentinian.

Silvandre alors interrompant le druide : Pardonnez-moy, dit-il, mon pere, si je vous interromps, car il faut que je vous die, que si vous parlez de cet Ursace qui tua Maxime, il n’y a personne en ceste trouppe qui en puisse dire plus de particularitez que moy, parce qu’estant aux escholes des Massiliens, de fortune son vaisseau s’eschoua en une coste, où je croy qu’il fust mort et son amy Olimbre, sans le secours que quelques-uns de mes compagnons et moy luy donnasmes, et depuis attendant que son vaisseau se refist, il me raconta des particularitez de sa vie, qu’il seroit bien mal-aise de sçavoir d’autre que de luy.

– C’est de celuy-là mesme ; dit Adamas, de qui je parle, et quand vous aurez entendu ce que je veux dire de la fortune de la sage Placidie, je m’asseure que ceste trouppe sera bien aise d’ouyr ce que vous en sçavez. Mais pour reprendre ce que nous avons laissé, sçachez donc que, cependant qu’ Honorius vivoit de ceste sorte en Italie, Aetius qui estoit en Pannonie, ne demeuroit pas inutile ; au contraire, d’autant qu’une des plus douces pensées de celuy qui est offencé, c’est celle de la vengeance, estant homme comme les autres, et d’autant plus sensible, qu’ il luy sembloit que l’empereur luy faisoit cet outrage plus injustement, il ne put estre exempt du desir de faire repentir Honorius de l’avoir traicté de ceste sorte. Et parce qu’il estoit homme de qui le nom avoit par tout une grande reputation, il persuada aysément ce qu’il voulut à ces barbares, leur representant com-bien c’estoit chose facile d’entreprendre sur l’Italie, et mesmes avec des intelligences qu’il y avoit ; pour leur en donner plus d’envie, leur racontoit les richesses, et les thresors de l’empereur et des particuliers.

Ces peuples qui ne desiroient rien tant que de changer de demeure, oyant la fertilité et les richesses d’Italie, brusloient de desir d’y entrer, et lors qu’ils s’apprestoient, et que sans doute ils l’eussent inondée d’un nombre infiny, il sembla que Dieu pour ce coup en eust pitié, et destouma cest orage ailleurs par la mort de l’Empereur Honorius, parce que Aetius, qui ne vouloit point de mal à l’Italie, mais à Honorius seulement, oyant les nouvelles de sa mort, changea incontinent de dessein, et fit entendre à ces barbares qu’il estoit necessaire qu’il allast à Rome, pour voir de quelle sorte elle estoit disposée, et quelles forces il y avoit. Eux qui ne s’estoient esmeus qu’ à son rapport, trouverent bon qu’il s’y acheminast avec promesses reciproques, de toutes sortes de secours et d’assistance. II y vint donc, et s’assurant sur l’ami-tie de Castinus, faisoit dessein de se faire empereur ; mais trouvant la faction d’Honorius encore tres-grande, et craignant un grand capitaine nommé Boniface, qui avoit les forces d’Afrique, mais plus encore le jeune empereur Theodose, il aima mieux faire sonder le gué à un nommé Jean, qui avoit esté premier secretaire d’Honorius, avec lequel il avoit tousjours eu tres-bonne intelligence. II luy fait donc prendre le titre d’empereur, et sous son nom dispose et ordonne toutes choses.

Et certes il fit bien paroistre en cela qu’il estoit prudent, car Theodose n’approuvant point ce Jean, declare Valentinian son cousin germain empereur d’Occident ; et d’autant qu’il sçavoit bien que le meilleur sceptre des empereurs estoit la force des armes, il dresse une puissante armée qu’il envoye en Italie soubs la conduitte de Artabure. C’estoit un capitaine tres experimenté, comme il fit bien paroistre à Castinus ; toutesfois la mer luy fut si contraire que l’orage le jetta contre la coste de Ravenne, où son vaisseau se trouva seul, qui se brisa contre un escueil. Ce fut tout ce qu’il put faire que de gaigner le bord, où il fut incontinent pris par ceux qui gardoient le rivage, et conduit à Jean qui le retint prisonnier à Ravenne. Le reste de l’armée avoit esté escarté en divers lieux, mais Aspar, fils d’Artabure, qui avoit accompagné son pere en ceste expedition, de fortune n’estant pas dans le mesme vaisseau, lors que l’orage fut cessé, et qu’il sceut la fortune de son pere, ramassa tout ce qu’il put de I’armée et, mettant pied à terre de nuict, fut comme miraculeusement mené dans Ravenne avec toutes ses forces, par un conduit, duquel ceux de la ville ne se donnoient garde, et le jour estant venu, il prit Jean, luy fit trancher la teste au milieu de la place et delivra son pere.

Presque en mesme temps, la sage Placidie arrive à Ravenne avec le jeune empereur son fils, où peu de jours apres les choses luy succederent, tout ainsi qu’elle eust sceu desirer, par ce que Castinus qui revenoit d’Espagne, ne sçachant encor l’accident de Jean, pensoit joindre ses forces avec celles de son amy Aetius, et de leur empereur, et pour cet effect, venoit à grandes journées, dequoy Placidie estant advertie, pour empescher que cela ne fust, envoye Artabure sur le chemin, qui le rencontrant à Verceil, luy donna la bataille, deffit son armée, et le mena prisonnier à Ravenne. Et comme si le Ciel eust voulu entierement asseurer d’abord l’empire de Valentinian, Aetius qui estoit à Rome, attendant les forces de Castinus, et celles des Huns et Gepides, fut pris prisonnier par les partisans d’Honorius, qui le conduisirent a Ravenne, entre les mains de Placidie.

Ce fut en ceste occasion que ceste grande princesse fit paroistre que veritablement elle avoit un esprit genereux, et avec beaucoup de prudence ; car au lieu de se vanger de ces deux grands personnages par leur mort, elle pensa que ce seroit un grand advantage à Valentinian, si elle les luy pouvoit acquerir pour fideles serviteurs. Quant à Castinus, elle ne l’aimoit pas beaucoup, et luy sembloit qu’avec fort peu de raison, il s’estoit soustrait de l’obeyssance de l’empire ; de sorte que peut-estre luy eust-elle esté plus rude, n’eust esté la consideration qu’elle eust de l’amitie qui estoit entre luy et Aetius, duquel elle sçavoit le jugement, l’experience et la valeur, et qu’elle cognoissoit pouvoir estre tres- utile à son fils, à cause de la grande creance que les Huns, et les Gepides avoient en luy, qui par son conseil avoient fait de grands preparatifs pour entrer en Italie, et desja commençoient de marcher. De plus, elle consideroit qu’Honorius par ses soupçons luy avoit donné occasion de laisser son service, et pour conserver sa vie, de se retirer parmy ces barbares, desquels elle redoutoit infiniment les forces à l’avenement de son fils à l’empire.

Toutes ces choses donc longuement considerées, elle pensa que si elle faisoit punir Castinus, elle offenceroit merveilleusement Aetius, pour l’amitié qu’il luy portoit, et qu’au contraire tenant en seure garde Castinus, ce seroit donner occasion à l’autre de faire mieux son devoir, le contregageant presque par la vie de son amy. En ceste resolution elle met en prison Castinus dans l’Hippodrome, d’où peu de temps apres elle le sortit pour obliger davantage Aetius ; auquel cependant elle donne toute liberté, luy fait des graces, au lieu de luy donner des chastimens, l’excuse de tout ce qu’il a fait, remettant l’erreur sur les soupçons mal fondez d’Honorius, et ne se contentant point de le remettre en ses premieres charges et offices, elle faict en sorte que Valentinian le fait patrice, et ayant pris asseurance de luy par sa parole l’en-voye general en Gaule, contre les diverses nations qui l’occupoient. Avant que de s’y acheminer, pour preuve de sa fidelité, il fait en sorte que les Huns et Gepides qui s’estoient acheminez pour entrer en Italie, rebrossent chemin, et retournent en Pannonie. Et dés qu’il fut en Gaule, il fait lever le siege d’Achilla, que Thierry fils de Walia, le bon amy de l’empire, avoit mis devant, et reduit la place en tresgrande necessité. Puis se tournant contre les Bourguignons, les retient dans les limites que l’empereur leur avoit données ; et pour les Francs, ne pouvant empescher qu’ils ne fissent quelque progrez sous leur roy Clodion, pour le moins il leur donna tant de peine qu’ils ne gaignerent en ce temps-là de la Gaule, que fort peu autour du Rhin. Et parce que la Bretaigne ne pouvoit resister aux Pictes, quoy que les Romains y eussent fait un grand rempart en forme de muraille, pour deffendre la Bretaigne des courses de ces peuples voisins et ennemis, il y envoya Galvion, avec la legion qui pour lors estoit dans Paris.

Jusques icy toutes choses arrivoient à souhait à la sage Placidie, et à l’empereur son fils. Mais Boniface fut le premier qui commença, en se ruynant, de faire perdre et l’Afrique, et l’Espagne.

Ce Boniface estoit gouverneur d’Afrique, et hayssoit infiniment Castinus et par consequent Aetius. Sçachant de quelle sorte Placidie les avoit traictez, et le grand pouvoir qu’elle avoit donne à Aetius, le faisant patrice, et luy remettant la charge des Gaules, il resolut de se soustraire de son obeyssance, et de ceste sorte ne voulut, suivant ses commandemens, s’en revenir à Rome, dequoy estant fort offencée, elle fit en sorte que Mahortius y fust envoyé avec une forte armée. Quelques uns soupçonnoient qu’ Aetius y usa d’artifice pour le ruyner aupres de Placidie et de l’empereur ; tant y a que Mahortius ayant esté deffaict par Boniface, Valentinian y envoya Sisulphus, duquel vous pouvez voir icy le pourtraict soubs celuy de Valentinian.

J’ay esté curieux de l’avoir, tant pour sa valeur et prudence, que pour la fidelité qu’il a tousjours conservée à son maistre, me semblant que ces perfections le rendoient digne d’estre mis au rang des hommes plus illustres. Or ce Sisulphus se saisit d’abord de Carthage, et contraignit Boniface de s’enfuyr en la Mauritanie Cesarienne, où ne se trouvant encor asseuré, il appella Genseric roy des Vandales, qui pour lors estoit en la Betique. Ce Vandale fut tres-ayse de sortir d’Espagne, parce que les Goths, sous Thierry leur roy, ne pouvant s’eslargir en Gaule à cause d’ Aetius, et toutesfois n’ayant assez de terre pour le grand nombre de gens qu’ils avoient, s’estoient en ce temps là jettez avec une multitude tres-grande de peuple sur la Betique, et tourmentoient de sorte les Vandales qu’ils ne la pouvoient plus deffendre. Et lors que Boniface offrit à Genseric de partager l’Afrique avec luy, il estoit reduit à tel point qu’il ne sçavoit de quel costé se tourner. II prend donc le party que Boniface luy presente. II quitte la Betique, qui depuis fut tousjours appellée Vandalousie, et passe en Afrique avec femme et enfans, mais il apprit bien à Boniface que c’est que de se fier aux barbares. Car aussi tost qu’il fut en Afrique, il se saisit de la Mauritanie, et reduit le pauvre Boniface en des montagnes inaccessibles, et puis s’accorde avec les Romains, à condition que ce qu’il avoit osté à Boniface luy demeureroit. Valentinian y consent librement, et pensant que le reste de l’Afrique luy estoit tres-asseuré par la paix nouvellement faite avec le Vandale, il retire le vaillant Sisulphus de Carthage pour s’en servir aux occasions qui se presentoient en Italie, et en Gaule, mais Genseric ne luy tirit pas mieux sa parolle qu’il avoit faict à Boniface. Car Sisulphus n’est pas si tost en Italie, avec toutes ses legions, que le Vandale se saisit de Carthage, et chassa les Romains de tout le reste de l’Afrique, de sorte que ceste grande ville fut soustraite de l’empire, dix et neuf siecles et demy apres que le grand Scipion l’eust surmontée et acquise à sa Republique.

En ce mesme temps vivoit en une ville d’Afrique nommée Iponne, un tres-grand et vertueux personnage, tant pour la bonte de ses mœurs, que pour sa profonde doctrine, nommé Augustin, tres-grand amy de Boniface, et qui n’adoroit qu’ un seul Teutates. Et quoy qu’ il fut different de la religion que nous tenons, si en estoit-il beaucoup plus approchant que les anciens Romains, car il faisoit le sacrifice du pain et du vin comme nous, et ne recevoit en façon quelconque la pluralité des dieux, et sur tout reveroit ceste Vierge qui doit enfanter, à laquelle il y a tant de siecles que nous avons dedié un autel dans l’antre des Carnutes.

Mais pour revenir à nostre discours, il sembla qu’en ce temps-là le grand Dieu voulut changer les peuples d’un pays en l’autre, et principalement en Europe. Car le regne des Vandales print alors commencement en Afrique ; celuy des Visigoths en Espagne, parce qu’ aussi tost que les Vandales en sortirent, ils y entrerent et s’y establirent ; celuy des Anglois, en la grande Bretagne, d’autant que Galvion ayant esté r’appelé par l’empereur, pour l’envoyer en Afrique, les Pictes tourmenterent de telle sorte ce royaume, que les Bretons furent contraincts d’appeller à leurs secours les seigneurs Anglois, qui depuis s’en sont rendus les maistres ; celuy aussi des Francs, qui soubs Clodion avoient franchy le Rhin, et qui bien tost apres soubs Merovée, s’establirent où ils sont maintenant. Voilà, sages bergers, comme le Ciel, quand il luy plaist, change les regnes, et les dominations.

Or la sage et prudente Placidie, qui se sentoit desjà surchargée d’un grand aage, et qui avoit esprouvé tant de grandes et diverses fortunes, voyant bien que desormais elle ne pourroit supporter le faix des grandes affaires qu’elle prevoyoit devoir arriver sur les bras de Valentinian ; desira infiniment de le voir marié, comme des long-temps elle, avoit resolu, avec la fille de son nepveu Theodose, qui avoit tousjours eu ceste mesme intention, et fit en sorte que Valentinian s’en alla en Constantinople, où les nopces furent faictes au grand contentement de Theodose et de Placidie. De Theodose : parce qu’il voyoit sa fille imperatrice, qui estoit ce qu’il avoit le plus desiré. Et de Placidie : d’autant qu’elle eut opinion que ceste alliance assureroit davantage son fils contre tous ses ennemis, et obligeroit Theodose de luy donner secours en toutes occasions qui se presenteroient, comme elle veid avant que son fils revint de Constantinople, parce qu’ avec sa fille Eudoxe, il envoya aussi une grande armée pour servir Valentinian en tout ce qu’il auroit affaire.

Voilà, sages bergers, la vie que vous avez desiré d’entendre, qui à la verité est si pleine de divers accidents, qu’il se peut dire que Placidie de son temps a esté la butte de la bonne et mauvaise fortune. Car si elle a esté fille, sœur, femme, mere et tante d’empereur, elle s’est veue aussi prise par les barbares, et a eu occasion de regretter la mort de la pluspart de ceux qu’elle a le plus aymez. En fin toutesfois nous la pouvons dire heureuse, puis qu’elle est morte en Rome, mere d’un empereur, qui l’aymoit et l’honoroit ainsi qu’il estoit obligé, et de plus regrettée de tout l’empire, pour sa prudence et sa bonté, car elle mourut presque incontinent que son fils fut revenu en Italie avec sa femme.

Adamas finit de cette sorte son discours ; qui fut cause que toute la trouppe admirant la vertu de ceste grande princesse, jetta plus particulierement la veue sur elle, considerant les traits de son visage. Mais Alexis qui se ressouvenoit de ce que Silvandre avoit dit de la belle Eudoxe, desireuse de sçavoir s’il avait ouy raconter ceste histoire, comme elle l’avoit apprise de la bouche mesme d’Ursace, ainsi qu’elle avoit commencé de dire à Leonide, lors que Adamas les avoit interrompues, elle dit assez bas à la nymphe, qu’elle fist en sorte que le berger s’acquittast de sa promesse, qu’aussi bien il estoit tard, et que le sage Adamas ne permettroit pas à ces vieux pasteurs de s’en aller, que le lendemain. Leonide qui desiroit de complaire à Alexis, en tout ce qui luy estoit possible, et qui de son costé estoit bien aise d’ouyr parier Silvandre, et d’apprendre ces particularitez d’Eudoxe, le somma de sa parole. Et parce qu’il s’excusoit sur le peu de jour qui leur restoit, Adamas luy respondit qu’il ne prist pas ceste excuse, parce qu’il ne permettoit que l’on se retirast si tard de chez luy, et qu’il vouloit jouyr de leur compagnie pour tout ce jour. Diamis, Phocion, et Tircis en firent quelque difficulté, mais Hylas fut celuy qui accepta le premier ceste semonce ; et se tournant vers Adamas, luy dit : Que quant à luy, il estoit d’advis que ceux qui s’en vouloient aller, s’en allassent, et qu’il fust permis de demeurer à ceux qui vouloient demeurer ; et que pour luy il luy promettoit que de bon cœur il luy tiendroit compagnie tant qu’ Alexis y seroit. Adamas sousrit des paroles de Hylas, et apres l’avoir remercié de sa bonne volonté, au nom de sa fille, il se tourna vers les autres et les pria, de sorte qu’il leur fut impossible de ne luy obeir. Faisant donc apporter des sieges pour faire asseoir la compagnie, chacun prit place, et Silvandre estant au milieu, commença de parier de ceste sorte.