L’Astrée/première partie/Le Unziesme Livre

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Simon Rigaud (Première partiep. 537-580).


L’ONZIESME LIVRE
DE LA PREMIERE
Partie d’Astrée


Celadon alloit de ceste sorte racontant à la nymphe l’histoire de Celion et de Bellinde, cependant que Leonide et Galathée parloient des nouvelles que Fleurial leur avoit rapportées. Car aussi tost que la nymphe apperceut Leonide, elle la tira à part, et luy dit qu’elle empeschast que Fleurial ne veist Celadon : Car, disoit-elle, il est tant acquis à Lindamor qu’il seroit assez beste pour luy dire tout ce qu’il auroit veu ; entretenez-le donc, et quand j’auray veu mes lettres, je vous diray ce qu’il y aura de nouveau. A ce mot, la nymphe sortit de la chambre et emmena Fleurial avec elle. Et apres quelques autres paroles, elle luy dit : Et bien, Fleurial, quelles nouvelles apportes-tu à Madame ? – Fort bonnes, respondit-il, et toutes telles que vous et elle sçauriez desirer. Car Clidaman se porte bien et Lindamor a fait tant de merveilles en la bataille où il s’est trouvé que Meroüé et Childeric l’estiment comme merite sa vertu. Mais il y avoit avec moy un jeune homme qui vouloit parler à Silvie, à qui ceux de la porte n’ont permis d’entrer, qui vous en racontera bien mieux toutes les particularitez, d’autant qu’il en vient, et moy j’ay pris ces lettres chez ma tante, où un de ceux de Lindamor les a portées qui attend la response. – Et ne sçais-tu point, repliqua la nymphe, ce qu’il veut à Silvie ? Non, respondit-il, car il ne l’a jamais voulu dire. – Il faut, dit la nymphe, qu’il entre.

A ce mot, s’en allant à la porte, elle recogneut incontinent ce jeune homme pour l’avoir veu souvent avec Ligdamon, qui luy fit juger qu’il apportoit à Silvie de ses nouvelles. Et parce qu’elle sçavoit combien sa compagne desiroit que ses affaires fussent secrettes, elle ne luy en voulut rien demander, feignant de ne le cognoistre et seulement luy dit qu’elle en advertiroit Silvie. Puis retirant encore Fleurial à part : Tu sçais bien, Fleurial, luy dit-elle, mon amy, le mal-heur qui est arrivé à Lindamor. – Comment cela ? respondit Fleurial, tant s’en faut, nous le devons croire heureux, car il acquiert tant de gloire où il est, qu’à son retour Amasis n’oseroit luy refuser Galathée. – O Fleurial, que dis-tu ? si tu sçavois comme toutes choses se passent, tu advouerois que le voyage de nostre amy est pour luy celuy de la mort, car je ne fay point de doute qu’à son retour il ne meure de regret. – Mon Dieu ! dit-il, que me dites-vous ? – Fleurial, repliqua-t-elle, il est ainsi que je te le dis, et ne croy point qu’il y ait du remede s’il ne vient de toy. – De moy ? dit-il, s’il peut venir de moy tenez-le pour asseuré, car il n’y a rien au monde que je ne fasse. – Or, dit la nymphe, sois donc secret, et à ce soir je t’en diray d’avantage. Mais pour ceste heure il faut que je sçache ce qu’escrit le pauvre absent. – Il a envoyé, dit-il, ces lettres par un jeune homme, qui avoit charge de les porter chez ma tante ; elle me les a incontinent envoyées, et en voicy une qu’il vous escrit. Elle l’ouvrit, et vid qu’elle estoit telle.

Lettre de Lindamor à Leonide[modifier]

Autant que I’esloignement a eu peu de puissance sur mon ame, autant ay-je peur qu’il n’en ait eu beaucoup sur celle que j’adore. Ma foy me dit bien que non, mais ma fortune me menace du contraire; toutesfois l’asseurance que j’ay en la prudence de ma confidente, me fait vivre avec moins de crainte, qui si ma memoire y estoit seule. Ressouvenez-vous donc de ne tromper l’esperance que j’ay en vous, ny démentir les asseurances de nostre amitié.

Or bien, dit la nymphe, va-t’en au lieu plus proche d’icy, où tu dormiras ce soir, et reviens icy de bon matin, puis je te feray sçavoir une histoire dont tu seras bien estonné. Là dessus elle appella ce jeune homme qui vouloit parler à Silvie, et le conduisit avec elle jusques à l’antichambre de Galathée, où l’ayant fait attendre, elle entra dedans, et fit sçavoir à la nymphe ce qu’elle avoit fait de Fleurial. Il faut, dit la nymphe, que vous lisiez la lettre que Lindamor m’escrit. Et lors elle vid qu’elle estoit telle :

Lettre de Lindamor à Galathée[modifier]

Ny le retardement de mon voyage, ny les horreurs de la guerre, ny les beautez de ces nouvelles hostesses de la Gaule ne peuvent tellement occuper le souvenir que vostre fidelle serviteur a de vous, qu’il ne revole continuellement au bien-heureux sejour, où en vous esloignant je laissay toute ma gloire ; si bien que ne pouvant refuser a mon affection la curiosité de savoir comme madame se porte, apres vous avoir mille fois baisé la robbe, je vous presente toutes les bonnes fortunes, dont les armes m’ont voulu favoriser,et les offre à vos pieds, comme à la divinité dont je les recognois. Si vous les recevez pour vostres, la renommée les vous donnera de ma part, qui me l’a promis ainsi, aussi bien que vous l’honneur de vos bonnes graces á vostre tres-humble serviteur.

Je me soucie fort, dit alors Galathée, ny de luy ny de ses victoires, il m’obligerait d’avantage s’il m’oublioit. – Pour Dieu, madame, dit Leonide, ne dites point cela. Si vous sçaviez combien il est estimé, et par Meroüé et par Childeric, je’ne sçaurais croire (estant née ce que vous estes) que vous n’en fissiez plus de cas que d’un berger, mais je dis berger qui ne vous aime point, et que vous voyez souspirer devant vous, pour l’affection d’une bergere. Vous croyez que tout ce que je vous en dy, soit par artifice. – Il est vray, dit incontinent Galathée. – Et bien, madame, respondit-elle, vous en croirez ce qu’il vous plaira, si yous jureray-je sur tout ce qui est plus à craindre aux parjures, que j’ay veu à ce voyage, par un grand hazard, ce trompeur de Climante, et cet artificieux de Polemas, parlans de ce qui vous est arrivé, et descouvrants entre eux toutes les malices dont ils ont usé. – Leonide, adjousta Galathée, vous perdez temps; je suis toute resolue à ce que je veux faire,ne m’en parlez plus. – Je le feray, madame, comme vous me le commandez dit-elle, si me permettrez-vous encor de vous dire ce mot. Qu’est-ce, madame, que vous pretendez faire avec ce berger ? – Je veux, dit-elle, qu’il m’aime. -Et en quoy, repliqua Leonide, desseignez-vous, que ceste amitié se conclue ? – Que vous estes fascheuse, dit Galathée, de vouloir que je sçache l’advenir ! Laissez seulement qu’il m’ayme, et puis nous verrons que nous ferons. -Encor, continua Leonide, que l’on ne sçache l’advenir, si faut-il en tous nos desseins avoir quelque but auquel nous les adressions. Je le croy, dit Galathée, sinon en ceux de l’amour, et pour moy je n’en veux point avoir d’autre, sinon qu’il m’aime. – Il faut bien, repliqua Leonide, qu’il soit ainsi ; car il n’y a pas apparence que vous le vueilliez espouser. Et ne l’espousant pas, que deviendra cet honneur que vous vous estes si longuement conservé ? car il ne peut estre que ceste nouvelle amitié vous aveugle de sorte que vous ne cognoissiez bien le tort que vous vous faites de vouloir pour amant un homme que vous ne voulez pour mary. – Et vous, dit-elle, Leonide, qui faites tant la scrupuleuse, dites en verité, avez-vous envie de l’espouser ? – Moy, madame, respondit-elle, je le tiens estre trop peu de chose, et vous supplie tres humblement de ne me croire point de si peu de courage, que je daignasse tourner les yeux sur luy. Que s’il y a jamais eu quelque homme qui ait le pouvoir de me donner quelque ressentiment d’amour, je vous advoueray librement que le respect que je vous ay porté, m’en a retirée. -Et quand ? adjousta Galathée. -Lors, dit-elle, madame, que vous me commandastes de ne faire plus d’estat de Polemas. – O que vous avez bonne grace ! s’escria Galathée, par vostre foy ? vous n’avez point aimé Celadon ? – Je vous jureray sur la verité que je vous doy, madame, respondit-elle, que je n’ayme point d’autre sorte Celadon, que s’il estoit mon frere.

Et en cela elle ne mentoit point, car depuis que le berger luy avoit la derniere fois parlé si clairement, elle avoit recogneu le tort qu’elle se faisoit, et ainsi avoit resolu de changer l’amour en amitié.

Or bien, Leonide, dit la nymphe, laissons ce discours et celuy aussi de Lindamor, car la pierre en est jettée. – Et quelle response, dit-elle, ferez-vous à Lindamor ? – Je ne luy en veux point faire d’autre que le silence. – Et que pensez-vous, dit-elle, qu’il devienne, lors que celuy qu’il a envoyé icy retournera sans lettres ? Il deviendra, dit Galathée, ce qu’il pourra, car pour moy je suis toute resolue que ny sa resolution, ny celle de tout autre ne seront jamais cause que je vueille me rendre miserable. – Il n’est donc point necessaire, respondit Leonide, que Fleurial revienne ? Nullement, dit-elle.

Leonide alors luy dit froidement qu’il y avoit là un jeune homme qui vouloit parler à Silvie et qu’elle croyoit que c’estoit de la part de Ligdamon et qu’il n’avoit point voulu dire son message qu’à Silvie mesme. – Il faut, respondit la nymphe, que nous le mettions où elle est. Nous en serons quittes pour faire tirer les rideaux du lict où est Celadon, car je m’asseure qu’il sera bien aise d’ouyr ce que Ligdamon escrit, puis qu’il me semble que vous luy avez desja raconté toutes leurs amours. – Il est vray, respondit Leonide, mais Silvie est si desdaigneuse et altiere que sans doute elle s’offensera si ce messager luy parle et mesme devant Celadon. Il faut, dit-elle, la surprendre. Allez seulement devant dire au berger qu’il ne parle point, et tirez les rideaux, et je l’y conduiray.

Ainsi sortirent ces nymphes, et Galathée recognoissant ce jeune homme pour l’avoir veu bien souvent avec Ligdamon, luy demanda d’où il venoit, et quelles nouvelles il apportoit de son maistre. Je viens, madame, dit-il, de l’armée de Meroüé, et quant aux nouvelles de mon maistre, je ne les puis dire qu’à Silvie. – Vrayement, dit la nymphe, vous estes bien secret, et croyez-vous que je vueille permettre que vous disiez quelque chose à mes nymphes que je ne sçache point ? – Madame, dit-il, ce sera devant vous, s’il vous plaist, car j’en ay ce commandement, et principalement devant Leonide. – Venez donc, dit la nymphe.

Et ainsi elle le fit entrer en la chambre de Celadon, où desja Leonide avoit donné l’ordre qu’elle avoit resolu, sans en rien dire à Silvie, qui au commencement s’en estonna, mais puis voyant entrer Galathée avec ce jeune homme, elle jugea bien que c’estoit pour empescher que le berger ne fust veu. Le sursault qu’elle receut fut tres-grand quand elle vid Egide : tel estoit le nom de ce jeune homme qu’elle recogneut incontinent, car encor qu’elle n’eust point d’amour pour Lidgamon, si ne se pouvoit-elle exempter entierement de quelque bonne volonté. Elle jugea bien qu’il luy en diroit des nouvelles, toutesfois elle ne vouloit luy en demander. Mais Galathée s’adressant au jeune homme : Voilà, dit-elle, Silvie, il ne tiendra qu’à vous que vous ne paracheviez vostre message puis que vous voulez que Leonide, et moy y soyons. – Madame, dit Egide s’adressant à Silvie, Ligdamon, mon maistre, le plus fidelle serviteur que vos merites vous ayent jamais acquis, m’a commandé de vous faire sçavoir quelle a esté sa fortune, ne voulant autre chose du Ciel pour recompense de sa fidelité, sinon qu’une estincelle de pitié vous touche, puisque nulle de celles de l’amour n’a peu approcher le glaçon de vostre cœur. – Et quoy, dit Galathée, en l’interrompant, il semble qu’il fasse son testament. Comment se porte-t’il ? – Madame, dit-il, s’adressant à Galathée, je le vous diray, s’il vous plaist de m’en donner le loisir. Et puis, retournant à Silvie, il continua de ceste sorte.

Histoire de Ligdamon[modifier]

Apres que Ligdamon eut pris congé de vous, il partit avec Lindamor, accompagné de tant de beaux desseins, qu’il ne se promettoit rien moins que d’acquerir par ce voyage ce que ses services n’avoient peu par sa presence, resolvant de faire tant d’actes signalés, qu’ou le nom de vaillant que les victoires luy donneroient, vous seroit agreable, ou bien mourant, il vous en laisseroit du regret. En ces desseins, ils parviennent à l’armée de Meroüé, prince rempli de toutes les perfections qui sont requises à un conquerant, et arriverent si à propos que la bataille avait esté assignée le septiesme jour d’apres ; de sorte que tous ces jeunes chevalien n’avoient autre plus grand soucy que de visiter leurs armes et remettre leurs chevaux en bon estat. Mais ce n’est d’eux de qui j’ay à vous parler ; c’est pourquoy passant soubs silence tout ce qui ne touche à Ligdamon, je vousdiray que le jour assigné a ce grand combat estant venu, les deux armées sortent de leur camp et à veue l’une de l’autre, se mettent en bataille. Icy un escadron de cavalerie, là un bataillon de gens de pied ; icy les tambours, là les trompettes ; d’un costé, le hannissement des chevaux, et de l’autre, les voix des soldats retentissoient de tant de bruit, que l’on pouvoit bien alors dire, que Bellonne l’effroiable rouloit dans ceste campagne, et estalloit tout ce qu’elle avoit de plus horrible en sa Gorgonne.

Quant à moy, qui n’avois jamais esté en semblable occasion, j’estois si estourdy de ce que j’oyois et si esblouy de l’esclair des armes, qu’en verité je ne sçavois où j’estois. Toutesfois ma resolution fut de n’abandonner mon maistre, car la nourriture que d’enfance il m’avoit donnée, m’obligeait, ce me sembloit, à ne l’esloigner en ceste occasion où rien ne se representoit à nos yeuxqu’avec les enseignes de la mort.

Mais ce ne fut rien au prix de l’estrange confusion lorsque tous ces escadrons et tous ces bataillons se meslerent, quand le signal de la bataille se donna ; car la cavallerie attaqua celle de l’ennemy, et l’infanterie de mesme, avec un si grand bruit, que les hommes, les armes et les chevaux faisoient, qu’on n’eust pas oüy tonner. Apres avoir passé plusieurs nues de traits, je ne sçaurois vous raconter au vray comment je me trouvay avec mon maistre au milieu desennemis, où je ne faisois qu’admirer les grands coups de l’espée de Lindamor.

Et sans mentir, belle nymphe, je luy veis faire tant de merveilles, que l’une me fait oublier l’autre. Tant y a que sa valeur fut telle que Meroüé voulut sçavoir son nom, comme l’ayant remarqué ce jour là entre tous les chevaliers. Desja ce premier escadron estoit victorieux, et les nostres commençoient à se rallier pour aller attaquer le second, quand I’ennemy, pour faire un entier effort, fit marcher tout ce qui luy restoit, afin d’investir si promptement ceux-cy, que Meroüé ne les peust secourir à temps. Et certes, s’il eust eu affaire à un capitaine moins experimenté que cestuy-cy, je croy bien que son dessein eust eu effect. Mais ce grand soldat, jugeant le desespoir de l’adversaire, fit partir en mesme temps trois escadrons nouveaux, deux aux deux aisles et le troisiesme en queue du premier, si à propos qu’ils soustindrent une partie du premier choc. Toutesfois nous qui estions avancez, nous trouvasmes fort outragez du grand nombre.

Mais je ne veux icy vous ennuyer par une particuliere description de ceste journée, aussi bien n’en sçaurois-je venir a bout. Tant y a qu’au mesme temps les deux infanteries s’estans rencontrées, celle de Meroüé eut du meilleur, et autant que nous gagnions du terrain sur ceux du cheval, autant en perdoit l’infanterie de l’ennemy. Si est-ce qu’au choc que nous receusmes, il y eut plusieurs des nostres portez par terre, outre ceux que les traits de l’infanterie dés le commencement de la bataille avoient des-ja mis à pied; car d’abord l’ennemy, faisant desbander quelques archers, nous fit tirer sur les aisles tant de traits que nostre cavalerie n’osant quitter son rang, eut beaucoup à souffrir, avant que Meroüé eust envoyé des siens pour escarmoucher avec eux.

Et entre ceux qui au second effort en furent incommodez, Clidaman en fut un, car son cheval tomba mort de trois coups de flesches. Ligdamon qui avoit tousjours l’œil sur luy, soudain qu’il le vid en terre poussa son cheval d’extreme furie, et fit tant d’armes qu’il fit un rond de corps morts à l’entour de Clidaman, qui cependant eut loisir de se despestrer de son cheval. La furie de l’ennemy qui à la cheute de Clidaman s’estoit renforcée en ce lieu, I’eust en fin estouffé sous les pieds des chevaux, sans le secours et sans la valeur de mon maistre, qui se jettant à terre, le remit sur son cheval, demeurant à pied si blessé et si pressé des ennemis qu’il ne peut monter sur le cheval que je luy menois. En ce poinct les nostres furent forcez de reculer, comme se sentants affaiblis à ce que je croy du bras invincible de mon maistre, et le malheur fut si grand pour nous que nous nous trouvasmes au milieu de tant d’ennemis qu’il n’y eut plus d’esperance de salut.

Toutesfois Ligdamon ne voulut jamais se rendre, et quoy qu’il fust blessé et si las que l’on peut imaginer, si n’y avoit-il si hardy, voyant les grands coups qui sortoient de son bras, qui osast l’attaquer. En fin à toute furie de chevaux, cinq ou six le vindrent heurter, et si à l’impourveu qu’ayant donné de son espée dans le poitral du premier cheval, elle se rompit pres de la garde et le cheval frappé dans le cœur luy tomba dessus. Je courus alors pour le relever, mais dix ou douze qui se jetterent sur luy m’en empescherent, et ainsi tous deux demy-morts, nous fusmes enlevez. Et cest accident fut encor plus malheureux, en ce que presque en mesme temps les nostres recouvrerent ce qu’ils avoient perdu du champ, par le secours que Childeric donna de toute l’arriere-garde et depuis allerent tousjours gaignant le champ jusques à ce que sur le soir l’entiere route se donna et que les logis des ennemis furent bruslez, et eux la pluspart pris ou tuez.

Quant à nous, nous fusmes conduits en leur principale ville nommée Rhotomage, où mon maistre ne fut si tost arrivé que plusieurs le vindrent visiter, les uns se disans ses parents, les autres ses amis, encor qu’il n’en cogneust point. Quant à moy, je ne sçavois que dire, ny luy que penser de voir que ces estrangers luy faisoient tant de caresses, mais nous fusmes encor plus estonnez quand une dame honorable, fort bien suivie, le vint visiter, disant que c’estoit son fils, avec tant de demonstration d’amitié que Ligdamon en estoit comme hors de soy, et d’avantage encores quand elle luy dit : O Lydias, mon enfant, avec combien de contentement et de crainte vous vois-je icy ? Car je loue Dieu qu’à la fin de mes jours je vous puisse voir si estime au rapport de ceux qui vous ont pris. Mais helas ! que ne crainte est la mienne de vous voir en ceste viue si cruelle, puis que vostre ennemy Aronthe est mort des blesseures qu’il a eues de vous et que vous avez esté condamné à mort par ceux de la justice ? Quant à moy, je n’y sçay autre remede que de vous racheter promptement, et attendant que vous soyez guery,vous tenir caché afin que pouvant monter à cheval vous vous retiriez avec les Francs.

Si Ligdamon fut estonné de ce discours, vous le pouvez juger, et cogneut bien en fin qu’elle le prenoit pour un autre. Mais il ne peut luy respondre, parce qu’en mesme instant celuy qui l’avoit pris entra dans la chambre, avec deux deputez de la ville, pour prendre le nom et la qualité des prisonniers, d’autant qu’il y en avoit plusieurs des leurs pris, et ils vouloient les changer. La pauvre dame fut fort surprise, croyant qu’ils le vinssent saisir pour le conduire en prison, et oyant qu’ils luy demandoient son nom, elle faillit à le dire elle-mesme, mais mon maistre la devança et se nomma Ligdamon Segusien. Elle eut alors opinion qu’il se voulust dissimuler, et pour oster tout soupçon, elle se retira chez elle, en resolution de le racheter si promptemnet qu’il ne peust estre recogneu. Et il estoit vray que mon maistre ressembloit de telle sorte à Lydias, que tous ceux qui le voyoient le prenoient pour luy. Et ce Lydias estoit un jeune homme de ce pais-là, qui estant amoureux d’une tres belle dame, s’estoit battu avec Aronthe son rival, de qui la jalousie avoit esté telle, qu’il s’estoit laissé aller au delà de son devoir, mesdisant d’elle et de luy ; de quoi Lydias offensé, apres luy en avoir fait parler deux ou trois fois, à fin qu’il changeast de discours, et croyant qu’il prenoit pour crainte ce qui procedoit de la prudence de ce jeune homme, il fut en fin forcé et de son devoir et de son amour, d’en venir aux armes, et avec tant d’heur qu’ayant laissé son ennemy comme mort en terre, il eut loisir de se sauver des mains de la justice, qui depuis que Aronthe fut mort, le poursuivit de sorte, qu’il fut, encores qu’absent, condamné à la mort.

Ligdamon estoit tellement blessé qu’il ne songeoit point à toutes ces choses. Moy qui prevoyois le mal qui luy en pourroit advenir, je pressois tousjours la mere de le racheter : ce qu’elle fit, mais non point si secrettement que les ennemis de Lydias n’en fussent advertis ; si bien qu’à leur requeste, le mesme jour que cette bonne dame ayant payé sa rançon, le faisoit porter chez elle, ceux de la justice y arriverent, qui luy firent faire le chemin de la prison, quoy que Ligdamon sceust dire, deceus comme les autres, de la ressemblance de Lydias.

Ainsi le voila au plus grand danger où jamais autre peut estre pour n’avoir point failly, mais ce ne fut rien au prix du lendemain qu’il fut interrogé sur les poincts, dont il estoit fant ignorant qu’il ne sçavoit que leur dire. Toutesfois, ils ne laisserent de ratifier le premier jugement, et ne luy donnerent autre terme que celuy de la guerison de ses playes. Le bruit incontinent courut par toute la ville que Lydias est prisonnier, et qu’il a esté condamné, non point à mourir comme meurtrier seulement, mais comme rebelle, ayant esté pris avec les armes en la main contre les Francs, qu’à ceste occasion on le mettroit dans la cage des lions. Et cela estoit vray que leur coustume de tout temps estoit telle, mais on ne luy avoit voulu prononcer cest arrest, afin qu’il ne se fist mourir.

Toutesfois on ne parloit d’autre chose dans la ville, et la voix en fut tellement espandue, qu’elle en vint jusques à mes aureilles, dont espouvanté je me desguisay de sorte, avec l’aide de ceste bonne dame qui l’avoit racheté, que je vins à Pans trouver Meroüé, et Clidaman ausquels je fis entendre ceste accident, dont ils furent fort estonnez, leur semblant presque impossible que deux personnes se ressemblassent si fort qu’il n’y eust point de difference. Et pour y remedier, ils y envoyerent promptement deux heraults d’armes pour faire sçavoir aux ennemis l’erreur en quoy ils estoient, mais cela ne fut que le leur persuader d’avantage, et leur faire haster l’execution de leur jugement.

Les playes de Ligdamon estoient des-ja presque gueries, de sorte que pour ne luy donner plus de loisir, ils luy prononcerent la sentence : Qu’attaint de meurtre et de rebellion, la justice ordonnoit qu’il eust à mourir, par les lions destinez à telle execution. Que toutesfois, pour estre nay noble et de leur patrie, luy faisant grace, ils luy permettoient de porter l’espée et le poignard comme estans armes de chevalier, desquelles, s’il en avoit le courage, il pourroit se deffendre ou essayer pour le moins de venger genereusement sa mort. Et en mesme temps ils firent dans leur conseil response à Meroüé, qu’ils chastieroient ainsi tous leurs compatriotes qui seroient traistres à leur patrie.

Voilà le pauvre Ligdamon en extreme danger; toutesfois ce courage qui ne flechissoit que sous l’amour, voyant qu’il n’y avoit point d’autre remede, se resolut à sa conservation le mieux qu’il peut.

Et d’autant que Lydias estoit des meilleures familles des Neustriens, presque tout le peuple s’assembla pour voir ce spectacle. Et lors qu’il se vid prest a estre mis dans cest horrible champ clos, tout ce qu’il requit fut de combattre les lions un à un. Le peuple qui ouyt une si juste demande, la fit accorder par ses exclamations, et battemens de mains, quelque difficulté que les parties y missent, si bien que le voilà mis seul dans la cage, et les lions qui à travers les barreaux voyoient ceste nouvelle proye, rugissoient si espouvantablement, qu’il n’y avoit celuy des assistans qui n’en paslist.

Sans plus, Ligdamon sembloit asseuré entre tant de dangers, et prenant garde à la premiere porte qui s’ouvrit, afin de n’y estre point surpris, il vid sortir un Lion furieux, à la hure herissée, qui dés l’abord ayant trois ou quatre fois battu la terre de sa queue, commença d’estendre ses grands bras, et entr’ouvrir les ongles, comme luy voulant monstrer de quelle mort il mourrait. Mais Ligdamon voyant bien qu’il n’y avoit nul salut qu’en sa valeur, aussi tost qu’il le void desmarcher, luy darde si à propos son poignard, qu’il le luy planta dans l’estomac jusques à la poignée, dont l’animal estant touché au coeur tomba mort en mesme instant.

Le cry de tout le peuple fut grand ; car chacun esmeu de son adresse, de sa vdeur, et de son courage, le favorisoit en son ame. Luy toutesfois qui sçavoit bien que la rigueur de ses juges ne s’arresteroit pas là, courut promptement reprendre son poignard. Et presque en mesme temps voila un autre lion, non moins effroyable que le premier, qui aussi tost que sa porte fut ouverte, vint, la gorge beante de telle furie, que Ligdamon en fut presque surpris. Toutesfois au passer il se destourna un peu, et luy donna un si grand coup d’espée sur une patte, qu’il la luy couppa, de quoy l’animal en furie retourna si promptement vers luy, que du heurt il le jeta par terre. Mais sa fortune fut telle, qu’en tombant, et le lion se lançant dessus, il ne fit que tendre son espée qui luy donna si à propos sous le ventre, qu’il tomba mort presque aussi promptement que le premier.

Cependant que Ligdamon alloit ainsi disputant sa vie, voilà une dame, belle entre les plus belles Neustriennes, qui se mit à genoux devant les juges, les suppliant de faire surseoir l’execution, jusques à ce qu’elle eust parlé. Eux qui la cogneurent pour estre des principales du pays, voulurent bien la gratifier de ceste faveur, et mesme que c’estoit celle-cy pour qui Lydias avoit tué Aronthe : elle s’appeloit Amerine.

Et lors elle leur parla de ceste sorte d’une voix assez honteuse : Messieurs, l’ingratitude doit estre punie comme la trahison, puis que c’en est une espece. C’est pourquoy, voyant Lydias condamné pour avoir esté contraire à ceux de sa patrie, je craindrais l’estre, sinon de vous, sans doute de nos dieux, si je ne me sentois obligée à sauver la vie a qui la voulut mettre pour me sauver l’honneur. C’est pourquoy je me presente devant vous, assurée sur nos privi- leges qui ordonnent que tout homme condamné à mort en est delivré quand une fille le demande pour son mary. Soudain que j’ay sceu vostre jugement, je suis venue en toute diligence le vous requerir, et n’ay peu y estre si tost qu’il n’ayt couru la fortune que chacun a veue; toutesfois puis que Dieu me l’a conservé si heureusement, vous ne devez me le refuser justement. Tout le peuple qui ouyt ceste demande, cria d’une joyeuse voix: Grace, grace. Et quoy que les ennemis de Lidias poursuivissent le contraire, si fut-il conclu que les privileges du pays auroyent lieu.

Mais, helas! Ligdamon ne sortit de ce danger que pour r’entrer comme je croy en un pus grand; car estant conduit devant les juges, il luy firent entendre les coustumes du pays qui estoient telles: Que tout homme attaint et convaincu de quelque crime que ce peust estre, seroit delivré des rigueurs de la justice si une fille de le demandoit pour son mary. De sorte que s’il vouloit espouser Amerine, il seroit remis en liberté, et pourroit vivre avec’elle.

Luy qui ne la cognoissoit point, se trouva fort empesché à leur respondre; toutesfois ne voyant autre remede d’eschapper du danger où il estoit, il le promit, esperant que le temps luy apporteroit quelque exspedient pour sortir de ce labyrinthe. Amerine qui avoit tousjours recogneu Lydias tant amoureux d’elle, ne fut pas peu estonnée d’une si grande froideur; toutefois, jugeant que l’effroy du danger où il avoit esté, le rendoit ainsi hors de luy, elle en eut plus de pitié, et le mena chez la mere de Lydia que estoit celle qui avoit procuré ce mariage, sçachant qu’il n’avoit point d’autre remede pour sauver son fils, outre qu’elle n’ignoroit pas l’amour qui estoit entr’eux, ce qui luy faisoit presser la conclusion du mariage le plus qu’il luy estoit possible, pensant plaire à son fils. Mais au contraire, c’estoit avancer la mort de celuy qui n’en pouvoit mais. Hé! mon cher maître, quand je me ressouviens des dernieres paroles, que vous me dites, je ne sçay comme il est possible que je vive!

Toutes choses estoient prestes pour le mariage, et falloit que le lendemain il se parachevast, quand le soir il me tira à part, et me dit: Egide, mon amy, veis-tu jamais une semblable fortune à celle-cy, que l’on me vueille faire croire que je ne suis pas moy-mesme? – Seigneur, luy dis-je, il me semble, qu’elle ne pas mauvaise. Amerine est belle et riche, tous ceux qui se dient vos parents, sont les principaux de ceste contrée, que pourriez-vous desirer mieux? – Ah! Egide, me dit-il, que tu parles bien à ton aise! Si tu sçavois l’estat en quoy je me trouve, tu en aurois pitié. Mais prends bien garde à ce que je vay te dire, et sur toute l’obligation que tu m’as, et l’amitié que j’ay tousjours cogneue en toy, ne fais faute, aussi tost que demain j’auray fait ce à quoy je me resous, de porter ceste lettre à la belle Silvie, et luy raconte tout ce que tu auras veu. Et de plus, asseure-la, que jamais je n’ay aimé qu’elle, qu’aussi n’en aimeray-je jamais d’autre.

A ce mot il me donna ceste lettre, que je garday fort soigneusement, jusques au lendemain, qu’à l’heure mesmes qu’il partit pour aller au temple, il m’appella, et me commanda de me tenir pres de luy, et me fit encor rejurer de vous venir trouver en diligence. En mesme temps on le vint prendre pour le mettre sur le chariot nuptial, où des-jà la belle Amerine estoit assise, avec un de ses oncles, qu’elle aimoit et honoroit comme pere. Elle estoit au millieu de Ligdamon et de Caristes, ainsi s’appeloit son oncle, toute voilée d’un grand voile jaune, et ayant sur la teste, aussi bien que Ligdamon, le thyrse; il est vray que celuy de mon maistre estoit fait de sisymbre, et celuy d’Amerine, de la picquante et douce aspharagone. Devant le chariot marchoit toute leur famille, et après suivoient leurs parents, et proches, alliez, et amis.

En ce triomphe ils arriverent au temple, et furent menez à l’autel d’Hymen, au devant duquel cinq torches estoient allumées. Au costé droit d’Hymen, on avoit mis Jupiter et Junon, au gauche, Venus et Diane. Quant à Hymen, il estoit couronné de fleurs et d’odorante marjolaine, tenant de la main droite un flambeau, et de la gauche un voile de mesme couleur à celuy qu’Amerine portoit, comme aussi les brodequins qu’il avoit aux pieds.

Dés lors qu’ils entrerent dans le temple, la mere de Lydias et d’Amerine allumerent leurs torches. Et lors le grand druyde s’approchant d’eux, adressa la parole à mon maistre, et luy demanda: Lydias, voulez vous bien Amerine pour mere de famille? Il demeura quelque temps sans respondre, enfin il fut contraint de dire qu’ouy. Lors le druyde se tournant vers elle: Et vous; Amerine, voulez vous bien Lidias pour pere de famille? Et luy respondant ouy leur prenant les mains, et les mettant ensemble, il dit: Et moy, je vous donne de la part des grands dieux l’un à l’autre. Et pour arrhes, mangez ensemble le Condron. Et lors prenant le gasteau d’orge, mon maistre le couppa, et l’ayant espars, elle en ramassa les pieces, dont selon la coustume ils mangerent ensemble.

Il ne restoit plus pour parachever toutes les ceremonies, que prendre le vin. Il se tourna vers moy, et me dit: Or sus, amy, pour le plus agreable service que tu me fis jamais, apporte-moy la tasse. Je le fis, helas! par mal-heur, trop diligent. Aussi tost, qu’il l’eut en la main, d’une voix fort haute: O, puissants dieux! qui sçavez, dit-il, qui je suis, ne vengez point ma mort sur ceste belle dame, qui en l’erreur de me prendre pour un plus heureux que je ne suis, me conduit à cette sorte de mort.

Et à ce mot, il beut tout ce qui estoit dans la couppe, qui estoit contre la coustume, parce que le mary n’en beuvoit que la moitié, et la femme le reste. Elle dit en sousriant: Et quoy, amy Lydias, il semble que vous ayez oublié la coustume? vous m’en deviez laisser ma part. – Dieu ne le permette, dit-il, sage Amerine; car c’est du poison que j’ay esleu plustost pour finir ma vie, que manquer à ce que je vous ay promis, et à l’affection aussi que je dois à la belle Silvie. – O dieux, dit-elle, est-il possible ?

Et lors, croyant que ce fust vrayement son Lydias, mais qu’il eust changé de volonté durant son abscense, ne voulant vivre sans luy, courut la tasse en la main, où estoit celuy qui avoit le vin mixtionné, car le jour auparavant, Ligdamon l’avoit fait faire à un apothicaire. Et avant que l’on sceust ce que mon maistre avoit dit et quelque deffense qu’il en sceult faire, parce que c’estoit la coustume, on luy en donna la pleine tasse, qu’elle beut promptement. Et puis revenant le trouver, elle luy dit: Eh bien, cruel et ingrat, tu as plustost aimé la mort que moy, et moy, je l’aime mieux aussi que ton refus. Mais si ce Dieux, qui jusques icy a conduit nos affections, ne me venge d’une ame si parjure en l’autre vie, je croiray qu’il n’a point d’oreille pour ouyr les faux sermens, ny point de force pour les punir.

Alors chacun s’approcha pour ouyr ces reproches, et ce fut en mesme temps que Ligdamen luy respondit: Discrete Amerine, j’advoue que j’aurois offensé, si j’estois celuy que vous pensez que je sois. Mais croyez moy qui suis sur la fin mon dernier jour, je ne suis point Lydias, je suis Ligdamon; et en quelque erreur que l’on puisse estre de moy à ceste heure, je m’asseure que le temps descouvrira ma justice. Et cependant j’eslis plustost la mort que de manquer à l’affection que j’ay promise à la belle Silvie, à qui je consacre ma vie, ne pouvant autrement satisfaire à toutes deux.

Et lors il continua: O belle Silvie, reçoy ceste volonté que je t’offre, et permets que ceste derniere action soit de toutes les miennes la mieux receue, puis qu’elle s’en va emprainte de ce beau caractere de ma fidelité.

Peu à peu le poison alloit gaignant les esprits de ces deux nouveaux espousez, de sorte qu’à peine pouvoient – ils respirer, lors que tournant les yeux sur moy, il me dit: Va, mon ami paracheve ce que tu as à faire, et sur tout raconte bien ce que tu as veu, et que la mort m’est agreabel, qui m’empesche de noircir la fidelité que j’ay vouée à la belle Silvie. Silvie, fut la derniere parole qu’il dit; car avec ce mot cette belle ame sortit du corps, et je croy, quant à moy, que si jamais amant fut heureux aux champs Elysées, mon maistre le sera en attendant qu’il vous puisse revoir. – Et quoy, dit Silvie, il est donc bien vray que Ligdamon est mort? – C’est sans doute, respondit-il. – O Dieux! s’escria Silvie.

A ce mot, tout ce qu’elle peut faire fut de se jetter sur son lict, car le coeur luy failloit. Et apres avoir demeuré quelque temps le visage contre le chevet, elle pria Leonide qui estoit pres d’elle de prendre la lettre de Ligdamon, et dire à Egide qu’il s’en allaste chez elle, parce qu’elle s’en vouloit servir. Ainsi Egide se retira, mais si affligé qu’il estoit tout couvert de larmes.

Alors Amour voulust monstrer une de ses puissances; car ceste nymphe, qui n’avoit jamais aimé Lidgamon en vie à ceste heure qu’elle ouyt raconter sa mort, en monstra un si grand ressentiment, que la personne la plus passionnée d’amour n’en auroit point d’avantage. Ce fut sur ce propos que Galathée parlant à Celadon disoit qu’à l’advenir elle croiroit impossible qu’une femme une fois en sa vie n’aimast quelque chose: Car, disoit-elle, ceste jeune nymphe a usé de temps de cruautez envers tous ceux qui l’ont aimée que les uns en sont morts de desplaisir, les autres de desespoir se sont bannis de sa veue. Et mesme cestuy-cy qu’elle pleur mort, elle l’a reduit autrefois à telle extremité que, sans Leonide, c’estoit fait de luy, de sorte que j’eusse juré qu’amour euste plustost eu place dans les glaçons les plus froids des Alpes, que dans son coeur, et toutesfois vous voyez à ceste heure à quoy elle est reduite. – Madame, respondit le berger, ne croyez point que ce soit amour, c’est plustost pitié. A la verité il faudroit bien qu’elle fust de la plus dure pierre qui fut jamais, si le rapport que ce jeune homme a fait, ne l’avoit bien vivement touchée; car je ne sçay qui ne le seroit en l’oyant raconter, encor que qu’on n’eust autres congnoissances de luy que ceste seule action. Et quant à moy, il faut que je le die la verité, je tiens Lidgamon plus heureux que s’il estoit en vie, puis qu’il aimoit ceste nymphe avec tant d’affection et qu’elle le rudoyoit avec tant de rigeur comme j’ay sceu. Car quel plus grand heur luy pouvoit-il advenir que de finir ses miseres et entrer aux felicitez qui l’accompagnent? Quel croyez-vous que soit son contentement de voir que Silvie le plaint, le regrette, et estime son affection? Mais je dis ceste Silvie qui autrefois l’a tant rudoyé. Et puis qu’est-ce que desire l’amant, que de pouvoir rendre asseurée la personne aimée de sa fidelité et son affection? Et pour parvenir à ce poinct, quels supplices et quelles morts sçauroit-il refuiser? A ceste heure qu’il void, d’où il set, les larmes de sa Silvie, qu’il oyt les soupirs quel est son heur et quelle sa gloire? non seulement de l’avoir asseurée de son amour, mais d’estre luy-mesme tout certain qu’elle l’aime? O non, madame, croyez-moy, Ligdamon n’est point à plaindre, mais si est bien Silvie, car (et vous le verrez avec le temps) tout ce qu’elle se representera sera d’ordinaire les actions de Ligdamon, les discours de Ligdamon, sa façon, son amitié, sa valeur. Bref, cet idole luy ira volant d’ordinaire à l’entour, presque comme vengeur des cruautéz dont elle a tourmenté ce pauvre amant, et les repentirs qui l’iront talonnant en ses pensées seront les executeurs de la justice d’amour.

Ces propos se tenoient si haut et si pres de Silvie qu’elle les oyoit tous, et cela la faisoit crever, car elle les jugeoit veritables. En fin apres les avoir soustenus quelque temps, et se recognoissant trop foible pour resister à de su forts ennemis, elle sortit de ceste chambre et s’alla retirer en la sienne où alors il n’y eut plus de retenue à ses larmes. Car ayant ferméla porte apres elle et prié Leonide qu’elle la laissast seule, elle se rejette sur le lict où, les bras croisez sur l’estomach, et les yeux contre le ciel, elle alloit repassant par sa memoire toute leur vie passée, quelle affection. il luy avoit tousjours fait paroistre, comme il avoit patienté ses rigueurs, avec quelle direction il l’avoit servie, combien de temps ceste affection avoit duré, et en fin, disoit-elle, tout cela s’enclost à ceste heure dans peu de terre. Et en ce regret, se ressouvenant de ses propres discours, de ses adieux, de ses impatiences, et de mille petites particularitez, elle fut contrainte de dire: Tay-toi, memoire, laisse reposer les cendres de mon Ligdamon; que si tu me tourmentes, je sçay qu’il te desadvouera pour sienne, et si tu ne l’es pas, je ne te veux point. En fin apres avoir demeuré quelque temps muette, elle dit: Or bien la pierre en est jettée, s’abrege ou s’estende ma vie comme il plaira aux dieux et à ma destinée, mais je ne cesseray d’aimer le souvenir de Ligdamon, de cherir son amitié et d’honorer ses vertus. Galathée cependant ouvrit la lettre que estoit demeurée entre les mains de Leonide. Elle trouva qu’elle estoit telle.

Lettre de Ligdamon à Silvie[modifier]

Si vous avez été offensée de l’outrecuidance qui m’a poussé à vous aimer, ma mort que s’en est ensuivie vous vengera. Que si elle vous est indifferente, je m’asseure que ce dernier acte de mon affection me gaignera quelque chose de plus avantageux en vostre ame. S’il advient ainsi, je cheris la ressemblance de Lydias plus que ma naissance, puis que par elle je vins au monde pour vous estre ennuyeux, et que par celle-cy j’en sors vous estant agreable.

Sonnet sur le tombeau d’un mary jaloux[modifier]


Dessous son pasle effroy ceste tombe relante
Tient enclos l’ennemi du grand dieu Cupidon:
De sa temerité la mort fut le guerdon,
Mort qui selon nos voeux fut encore trop lente.

C’est ce tyran cruel, dont la force insolente
Rendroit larcin d’amour ce qui doit estre un don,
Et desdaignant le feux, et l’amoureux brandon,
Rentenoit la pitié, deseperoit l’attente.

C’est ce jaloux Argus dont les cent yeux tousjours
Curieux importuns veillloient sur

nos amours,
Et faisoient nos espoirs mourir avant que naistre.

Mais l’amour par la mort à la fin s’est vengé:
Apprenez, ô mortels! comme amour outragé
Fait, quoy qu’il tarde, en fin sa vengeance paroistre.

- Il est tout vray respondit Galathée, qu’amour ne laisse jamais une offence contre luy impunie, et de là vient que nous voyons en cecy de plus estranges accidens qu’en tout le reste des actions humaines. Mais si cela est, Celadon, comment ne fremissez-vous de peur? comment n’attendez-vous de moment à autre les traits vengeurs de ce dieu? – Et pourquoy, dit le berger, dois-je craindre? puis que c’est moy qui suis l’offensé. – Ah! Celadon, dit la nymphe, si toutes choses estoient justement balancées, combien vous trouveriez-vous plus pesant aux offenses que vous faites, qu’en celles que vous recevez? – C’est là, luy dit Celadon, c’est là le comble du mal-heur, quand un affligé est creu bien heureux et qu’on le void languir sans en avoir pitié. – Mais, respondit la nymphe, dites moy, berger, entre toutes les plus grandes offenses, celle de l’ingratitude ne tient-elle pas le premier lieu? – Si fait sans doute, respondit-il. – Or puis qu’il est ainsi, continua Galathée, comment vous pouvez-vous laver, puis qu’à tant d’amitié que je vous fais paroistre je ne reçois de vous que froideur et que desdain? Il a fallu en fin que j’aye dit ce mot. Voyez vous, berger, estant ce que je suis, et voyant ce que vous estes, je ne puis penser que je n’aye offensé en quelque chose amour, puis qu’il me punit avec tant de rigueur.

Celadon fut extremement marry d’avoir commencé ce discours, car il falloit fuyant le plus qu’il luy esoit possible; toutesfois puis que c’en estoit fait, il resolut de l’en esclircir entierement, et ainsi luy dit: Madame, je ne sçay comment respondre à vos paroles sinon en rougissant, et toutes fois amour qui vous faict parler, me contraint de vous respondre. Ce que vous nommez en moy ingratitude, mon affection le nomme devoir, et quand il vous plaira d’en sçavoir la raison, je la vous diray. – Et quelle raison, interrompit Galathée, pouvez-vous dire, sinon que vous aimez ailleurs et que vostre foy vous oblige à cela? Mais la loy de la nature recede toute autre: ceste loy nous commande de rechercher nostre bien, et pouvez-vous en desirer un plus grand que celuy de mon amitié? Quelle autre y a t’il en ceste contrée qui soit ce que je suis, et qui puisse faire pour vous ce que je puis? Ce sont mocqueries, Celadon, que de s’arrester à ces sottises de fidelité et de constance, paroles que les vieilles et celles qui deviennent laides ont inventées pour retenir par ce liens les ames que leurs visages mettoient en liberté. On dit que toutes les vertus sont enchaisnées; la constance ne peut donc estre sans la prudence, mais seroit-ce prudence, desdaigner le bien certain, pour fuir le tiltre d’inconstant? – Madame, respondit Celadon, la prudence ne nous apprendra jamais de faire nostre profit par un moyen honteux, ny la nature par ses loix ne nous commandera jamais de bastir avant que d’avoir asseuré le fondement. Mais y a-t’il quelque chose plus honteuse que n’observer pas ce qui est promis? y a-t’il rien de plus leger qu’un esprit qui va comme l’abeille, volant d’une fleur à l’autre, attirée d’une nouvelle douceur? Madame, si la fidelité se perd, quel fondement puis-je faire en vostre amitié? puis que si vous suivez la loy que vous dites, combien demeuray-je en ce bon-heur? autant que vous demeurerez en lieu où il n’y aura point d’autre homme que moy.

La nymphe et le berger discouroient ainsi, cependant que Leonide se retira en sa chambre pour faire la despeche de Lindamor, qui fut en fin de s’en revenir en toute diligence sans ce que nul sujet le peust arrester; autrement, qu’il deseperast de toute chose. Et le lendemain que Fleurial revint, apres luy avoir donné sa lettre, elle luy dit: Voy-tu, Fleurial, c’est à ce coup qu’il faut que tu fasses paroistre par ta diligence l’amitié que tu portes à Lindamor, car le retardement ne peut luy rapporter rien de moins que la mort. Va donc, ou plustost vole, et luy dis qu’il revienne encore plus promptement, et qu’à son retour il aille droit chez Adamas, parce que je le luy ay entierement acquis, et qu’estant icy, il sçaura la plus remarquable trahison d’amour qui ait jamais esté inventée, mais qu’il vienne sans qu’on le sçache, s’il est possible.

Ainsi partit Fleurial, si desireux de servir Lindamor, qu’il ne voulut pas mesme retourner en la maison de sa tante, pour ne perdre ce peu de temps, et pour n’avoir occasion d’y envoyer celuy que Lindamor avoit despeché, voulant luy-mesme luy faire ce bon service.

Ainsi s’escoulerent trois ou quatre jours, durant lesquels Celadon se remit de sorte qu’il ne ressentoit presque plus de mal, et desja commençoit de trouver long le retour du druide, pour l’esperance qu’il avoit de sortir de ce lieu. Et pour abreger les jours trop longs, il s’alloit quelquefois promener dans le jardin, et d’autres dans le grand bois de haute fustaye, mais non jamais sans y estre accom- pagné de l’une des nymphes, et bien souvent de toutes trois. L’humeur de Silvie estoit celle qui luy plaisoit le plus, comme sympathisant d’avantage avec la sienne; c’est pourquoy il la recherchoit le plus qu’il pouvoit.

Il advint qu’un jour, estans tous quatre au promenoir. ils passerent devant la grotte de Damon, et de Fortune, et parce que l’entrée sembloit belle et faicte aves un grand art, le berger demanda ce que c’estoit: à quoy Galathée respondit: Voulez vous, berger, voir une des plus grandes preuves qu’Amour ait fait de sa puissance il y a longtemps? – Et quelle est-elle? respondit le berger. – C’est, dit la nymphe, les amours de Mandrague, et de Damon; car pour la bergere Fortune, c’est chose ordinaire. – Et qui est, respliqua le berger ceste Mandrague? – Si l’on cognoist à l’oeuvre quel est l’ouvrier, dit Galathée, à voir ce que je dis, vous jugerez bien qu’elle est une des plus grandes magiciennes de la Gaule; car c’est elle qui a fait par ses enchantements ceste grotte, et plusieurs autres raretez qui sont autour d’icy.

Et lors entrant dedans, le berger demeura ravy en la consideration de l’ouvrage. L’entrée estoit fort haute, et spacieuse: aux deux costez, au lieu de pilliers, estoient deux termes qui sur leur teste soustenoient les bouts de la voute du portail. L’un figuroit Pan, et l’autre Syringue, qui estoient fort industrieusement revestus de petites pierres de diverses couleurs. Les cheveux, les sourcils, les moustaches, la baebe et les deux cornes de Pan estoient de coquille de mer, si proprement mises que le ciment n’y paroissoit point. Syringue qui estoit de l’autre costé avoit les cheveux de roseaux, et en quelques lieux depuis le nombril, on les voyoit comme croistre peu à peu. Le tour de la porte estoit par le dehors à la rustique et pendoient des festons de coquilles rattachez en quatre endroits finissant aupres de la teste des deus termes. Le dedans de la voute estoit en pointe de rocher, qui sembloit en plusieurs lieux degoutter de salpestre, et sur le milieu s’entr’ouvroit en ovale, par où toute la clarté entroit dedans. Ce lieu, tant par dehors que par dedans, estoit enrichy d’un grand nombre de statues qui, enfoncées dans leurs niches, faisoient diverses fontaines, et toutes representoient quelque effect de la puissance d’Amour.

Au milieu de la grotte on voyoit le tombeau, eslevé de la hauteur de dix ou douze pieds, quipar le haut se fermoit en couronne, et tout à l’entour estoit garny de tableaux, dont les peintures estoient si bien faictes que le veue en decevoit le jugement. La separation de chaque tableau se faisoit par des demy pilliers de marbre noir rayez; les encoigneures du tombeau, les bazes et les chapiteaux des demy colonnes, et la cornice qui tout à l’entour en façon de ceinture r’attachoit ces tableaux, et de diverses pieces n’en faisoit qu’une bien composée. estoit du mesme marbre.

La curiosité de Celadon fut assez grande, apres avoir consideré le tout ensemble, pour desirer d’en sçavoir les particularitez. Et à fin de donner occasion à la nymphe de luy en dire quelque chose, il louoit l’invention et l’artifice de l’ouvrier. – Ce sont, adjousta la nymple, les esprits de Mandrague qui depuis quelque temps ont laissé cecy pou tesmoignage. que l’amour ne pardonne non plus au poil chenu qu’aux cheveux blonds, et pou raconter à jamais à ceux qui viendront icy les infortunes et infidelles amours de Damon, d’elle et de la bergere fortune. – Et quoy, repliqua Celadon, est-ce icy la fontaine de la verité d’amour? – Non. respondit la nymphe, mais elle n’est pas loing d’icy. Et je voudrois avoir assez d’esprit pour vous faire entendre ces tableaux, car l’histoire est bien digne d’estre sceue.

Ainsi qu’elle s’en approchoit, puor les luy expliquer, elle vid entrer Adamas qui estant de retour et ne trouvant point les nymphes dans le logis, jugea qu’elles estoient au promenoir, où apres avoir caché les habits qu’il portoit, il les vint trouver si à propos qu’il sembloit que la fortune le conduisit là, pour luy faire desduire les amours de ceste Fortune. Aussi Galathée ne l’apperceut plustost qu’elle s’ecria: O mon pere, vous voicy venu tout à temps pour me sortir de la peine où j’estois. Et lors, s’adressant à Celadon: Voicy, berger, qui satisfera au desir que vous avez de sçavoir ceste histoire.

Et apres luy avoir demandé comme il se portoit. et que les salutations furent faictes d’un costé et d’autre, Adamas, pour obeir au commandement de la nymphe, et contenter la curiosité du berger, s’approchant avec eux du tombeau, commença de ceste sorte.

Histoire de Damon et de Fortune.[modifier]

Tout ainsi que l’ouvrier se joue de son oeuvre et en fait comme il luy plaist, de mesmes les grands dieux, de la main desquels nous sommes formez, prennent plaisir à nous faire jouer sur le theatre du monde, le personnage qu’ils nous ont esleu. Mais entre tous. il n’y en a point qui ait des imaginations si bigearres qu’Amour, car il rajeunit les vieux, et envieillit les jeunes. en aussi peu de temps que dure l’esclair d’un bel oeil; et ceste histoire, qui est plus veritable que je ne voudrois, en rend une preuve que malaisément peut-on contredire, comme par la suite de mon discours vous advouerez.

Tableau premier[modifier]

Voyez-vous en premier lieu, ce berger assis en terre, le dos appuyé contre ce chesne, les jambes croisées, qui joue de la cornemuse? C’est le beau berger Damon, qui eut ce nom de beau pour la perfection de son visage.

Ce jeune berger paissoit ses brebis le long de vostre doux Lignon, estant nay d’une des meilleures familles de Mont-verdun, et non point trop esloigné de la vieille Cleontine et de la mere de Leonide, et par consequent en quelque sorte mon allié. Prenez garde comme ce visage, outre qu’il est beau, représente bien naifvement une personne qui n’a soucy que de se contenter; car vous y voyez je ne sçay quoy d’ouvert et de serain, sans trouble ny nuage de fascheuses imaginations. Et au contraire tournez les yeux sur ces bergeres qui sont autour de luy, vous jugerez bien à la façonde leus visage qu’elles ne sont pas sans peine, car autant que Damon a l’esprit libre et reposé, autant ont ces bergeres les coeurs passionnez pour luy, encor, comme vous voyez, qu’il ne daigne tourner les yeux sur elles. Et c’est pourquoy on a peint tout aupres, à costé droit, en l’air, ce petit enfant nud, avec l’arc et le flambeau en la main, les yeux bandez, le dos aislé, l’espaule chargée d’un carquois, qui le menace de l’autre main. C’est Amour, qui offensé du mespris que ce berger fait de ces bergeres, jure qu’il se vengera de luy.

Mais pour l’embellissement du tableau, prenez garde comme l’art de la peinture y est bien observé, soit aux raccourcissemens, soit aux ombrages, ou aux proportions. Voyez comme il semble que le bras du berger s’enfonce un peu dans l’enfleure de cet instrument, et comme la cane par où il souffle, semble en haut avoir un peu perdu de sa teinture, c’est parce que la bouche moite la luy a ostée. Regardez à main gauche comme ses brebis paissent: voyez-en les unes couchées à l’ombre, les autres qui se lechent la jambe, les autres comme estonnées, qui regardent ces deux belliers qui se viennent heurter de toute leur force. Prenez garde au tour que cestuy-cy fait du col, car il baisse la teste en sorte, que l’autre l’attaquant rencontre seulement ses cornes, mais le raccourcissement du dos de l’autre est bien aussi artificiel, car la nature qui luy apprend que la vertu unie a plus de force, le fait tellement resserrer en un monceau, quìl semble presque rond. Le devoir mesme des chiens n’y est pas oublié, qui pour s’opposer aux courses des loups, se tiennent comme trois sentinelles, sur des lieux relevez, à fin de voir de plus loin, ou comme je pense, à fin de se voir l’un l’autre, et se secourir en la necessité.

Mais considerez la soigneuse industrie du peintre: au lieu que les chiens qui dorment sans soucy, ont accoustumé de se mettre en rond et bien souvent se cachent la teste sous les pattes, presque pour se desrober seulement; car ils sont couchez sur leurs quarte pieds, et ont le nez tout le long des jambes de devant, tenans tousjours le yeux ouverts aussi curieusement qu’un homme sçauroit le faire. Mais voyons l’autre tableau.

Tableau deuxiesme[modifier]

Voicy le second tableau que est bien contraire au precedent, car si celuy là est plein de mespris, cestuy-cy l’est d’amour; s’il ne monstre qu’orgueil, cestuy-cy ne fait paroistre que douceur et soumission, et en voyez-vous icy la cause. Regardez cette bergere assise contre ce buisson, comme elle est belle, et proprement vestue: ses cheveux relevez par devant, s’en vont folastrant en liberté sur ses espaules, et semble que le vent, à l’envy de la nature, par son souffle les aille recrespant en onde, mais c’est que jaloux des petits amours que s’y trouvent cachez, et qui vont y tendant leurs lacs,il les en veut chasser. Et de fait voyez-en quelques uns emportez par force, d’autres qui se tiennent aus noeuds qu’ils y ont faits, et d’autres qui essayent d’y retourner, mais ils ne peuvent, tant leur aisle encore foiblette est contrariée de l’ importunité de Zephir.

C’est la belle bergere Fortune, de qui l’Amour veut se servir pour faire la vengeances promise contre Damon,qui est ce berger que vous voyez debout pres d’elle appuyé sur la houlette.

Considerez ces petit Amours qui sont tous embesoignez autour d’eux, et comme chacun est attentif à ce qu’il fait. En voicy un qui prend la mesure des sourcils de la bergere, et la donne à l’autre, qui avec un cousteau escarte son arc, à fin de le compasser semblable à leur tour. Et voicy un autre qui ayant derobé quelque cheveux de ceste belle, de si beau larraecin veut faire la corde de l’arc de son compagnon. Voyez comme il s’est assis en terre, comme il a lié le commencement de sa corte au gros orteil, qui se renverse un peu pour estre trop tiré: prenez garde que pour mieux cordonner, un autre luy porte sa pleine main de larmes de quelque amant, pour luy mouiller les doigts. Considerez comme il tient les reins je ne sçay comment pliez, que dessous le bras droit vous luy voyez paroistre la moitié du devant, encor qu’il monstre tout á plein le derriere de l’espaule droicte. En voicy un autre qui ayant mis la corde à un des bouts de l’arc, à fin de la mettre en l’autre, baisse ce costé en terre, et du genouil gauche plie l’arc en dedans; de l’estomach, il s’appuye dessus, et de la main gauche, et de la droicte il tasche de faire glisser la corde jusques en bas. Cupidon est un peu plus haut, de qui la la main gauche tient son arc, ayant la droitte encore derriere l’aureille, comme s’il venoit de lascher son trait, car voyez-luy le coude levé, le bras retiré, les trois premier doigts entr’ouverts, et presque estendus, et les deux autres retirez dans la main. Et certes son coup ne fut point en vain, car le pauvre berger en fut tellement blessé que la mort seule le peu guerir.

Mais regardez un peu de l’autre costé, et voyez cet Anteros qui avec ces chaisnes de roses et de fleurs, lie les bras et le col de la belle bergere Fortune, et puis le remet aux mains du berger: c’est pour nous faire entendre que les merites, l’amour, et le services de ce beau berger, qui sont figurez par ces fleurs, obligerent Fortune à une amour reciproque envers luy. Qui si vous trouvez estrange qu’Anteros soit ici representé plus grand que Cupidon, sçachez que c’est pour vous faire entendre que l’amour qui naist de l’Amour, est tousjours plus grande que celle dont elle procede.

Mais passons au troisiesme.

Troisiesme tableau[modifier]

Lors Adamas continua: Voicy vostre belle riviere de Lignon. Voyez comme elle prend une double source, l’une venant des montagnes de Cervieres, et l’autre de Chalmasel qui viennent se joindre un peu par dessus la marchande ville de Boing.

Que tout ce paysage est bien faict, et les bords tortueux de ceste riviere avec ces petits aulnes qui la bornent ordinairement! Ne cognoissez-vous point icy le bois qui confine ce grand pré, où le plus souvent les bergers paresseux paissent leurs troupeaux? Il me semble que ceste grosse touffle d’arbres à main gauche, ce petit biais qui serpente sur le costé droit bien remettre devant les yeux. Que s’il n’est à ceste heure du tout semblable, ce n’est que le tableau soit faux, mais c’est que quelques arbres depuis ce temps-là sont morts, et d’autres creus, que la riviere en deux lieux s’est advancée, et reculée en d’autres, et toutefois il n’y a guiere de changement.

Or regardez un peu plus bas le long de Lignon. Voicy une trouppe de brebis qui est à l’ombre, voyez comme les unes ruminent laschement, et les autres tiennent le nez en terre pour en tirer la fraischeur: c’est le troupeau de Damon, que vous verrez si vous tournez la veue en ça dans l’eau jusques à la ceinture. Considerez comme ces jeunes arbres courbez le couvrement des rayons de soleil, et semble presque estre joyeux qu’autre qu’eux ne le voye. Et toutefois la curiosité du soleil est si grande, qu’encores entre les diverses feuilles, il trouve passage à quelques-uns de ses rayons. Prenez garde comme ceste ombre et ceste clairté y sont bien representées. Mais certes il faut aussi advouer que ce berger ne peut estre surpassé en beauté. Considerez les traits delicats et proprotionnez de son visage, sa taille droitte et longue, ce flanc arrondy, cest estomac relevé, et voyez s’il y a rien qui ne soit en perfection. Et encore qu’il soit un peu courbé pour mieux se sevir de l’eau, et que de la main droicte il frotte le bras gauche, si est-ce qu’il ne fait action qui empesche de recognoistre sa parfaicte beauté.

Or jettez l’oeil de l’autre costé du rivage, su vous ne craignez d’y voir le laid en sa perfection, comme en la sienne vous avez veu le beau, car entre ces ronces effroyables vous verrez la magicienne Mandrague, contemplant le berger en son bain. La voicy vestue presque en despit de ceux qui la regardent, eschevelée, un bras nud, et la robbe d’un costé retroussée plus haut que le genouil. Je croy qu’elle vient de faire quelques sortileges, mais jugez icy l’effect d’une beauté.

Ceste vieille que vous voyez si ridée qu’il semble que chaque moment de sa vie ait mis un sillon en son visage, maigre, petite, toute chenue, les cheveux à moitié tondus, toute accroupie, et selon son aage plus propre pour le cercueil que pour la vie n’a honte de s’esprendre de ce jeune berger. Si l’amour vient de la sympathie, comme on dit, je ne sçais pas bien que l’on pourra trouver entre Damon et elle. Voyez quelle mine elle fait en son extase. Elle estend la teste, allonge le col, serre les espaules, tient le bras joints le long des costez, et les mains assemblées en son giron: et le meilleur est que, pensant sousrire, elle fait la moue. Si est-ce que telle qu’elle est, elle ne laisse de rechercher l’amour du beau berger.

Or haussez un peu les yeux, et voyez dans ceste nue Venus et Cupidon, que regardans ceste nouvelle amante, semblent esclatter de rire. C’est que sans doute ce petit dieu, pour quelque gageure peut-estre qu’il avoit faite avec sa mere, n’a pas plaint un traict, qui toutefois devoit estre tout usé de vieillesse, pour faire un si beau coup. Que si ce n’est gageure, c’est pour faire voir en ceste vieille que le bois sec brusle mieux, et plus aisément que le verd, ou bien pour monster sa puissance sur ceste vieille hostesse des tombeaux, il luy plaist de faire preuve de l’ardeur de son flambeau, avec lequel il semnble qu’il luy redonne une nouvelle ame, et pour dire en un mot, qu’il la fasse ressuciter, et sortir du cercueil.

Mais passons à cet autre.

Tableau quatriesme[modifier]

Voicy une nuict fort bien representée. Voyez comme l’obsur de des ombres, ces montaignes paroissent en sorte qu’elle se monstrent un peu, et si en effet on ne sçauroit bien juger que c’est. Prenez garde comme ces estoilles semblent tremousser. Voyez comme ces autres sont si bien disposées, que l’on les peut recongoistre. Voilà la grande Ourse: voyez comme le judicieux ouvrier, encor qu’elle ait vingt-sept estoilles; toutefois n’en represente clairement que douze, et de ces douze encores, n’y en fait-il que sept bien esclantantes. Voyez la petite Ourse, et considerez que d’autant que jamais ses sept estoilles ne se cachent, encores qu’il y en ait une de la troisiesme grandeur, et quatre de la quatriesme, toutefois il nous les fait voir toutes, observant leur proportion. Voilà le Dragon, auquel il a bien mis les trente et une estoilles, mais si n’en monstre-t-il bien treize, dont les cinq, comme vous voyez, sont de la quatriesme grandeur, et les huict de la troisisme. Voicy la couronne d’Ariadne, qui a bien ses huict estoilles, mais il n’y en a que six qui soient bien voyantes: encores en voicy une qui est la plus reluisante de toutes. Voyez vous ce ce costé la voye de laict, par où les Romains tiennent que les dieux descendent en terre, et remontent au ciel. Mais que ces nuages sont bien representez, qui en quelques lieux couvrent le ciel avec espaisseur, en d’autres seulement comme une legere fumée, et ailleurs point du tout, selon qu’ils plus ou moins eslevez, il sont plus ou moins clairs !

Or considerons l’histoire de ce tableau. Voicy Mandrague au milieu d’un cerne, une baguette en la main droicte, un livre tout crasseux en l’autre, avec une chandelle de cire vierge, des lunettes fort troubles au nez. Voyez comme il semble qu’elle marmotte, et comme elle tient les yeux tournez d’une estrange façon, la bouche demy ouverte, et faisant une mine si estrange des sourcils et du reste du visage, qu’elle monstre bien de travailler d’affection. Mais prenez garde comme elle a le pied, le costé, le bras, et l’espaule gauche nuds, c’est pour estre le costé du coeur. Ces fantosmes que vous luy voyez autour de ses charmes, pour sçavoir comme elle pourra estre aimé de Damon; ils luy declarent l’affection qu’il porte à Fortune, qu’il n’y a point de meilleur moyen que de luy persuader que ceste bergere aime ailleurs, et que pour le faire plus aisément, il faut qu’elle change pour ce coup la vertu de la fontaine de la Verité d’amour.

Avant que passer plus outre, considerez un peu l’artifice de ceste peinture. Voyez les effets de la chandelle de Mandrague, entre les obscuritez de la nuict. Elle a tout le costé gauche du visage fort clair, et le reste tellement obscur qu’il semble d’un visage different; la bouche entr’ouverte paroist par le dedans claire autant que l’ouverture peut permettre à la clarté d’y entrer, et le bras qui tient la chandelle, vous voyez aupres de la main, fort obscur, à cause que le livre qu’elle tient y fait ombre, et le reste est si clair par dessus qu’il fait plus paroistre la noirceur du dessous. Et de mesme avec combien de consideration ont estez observez les effets que ceste chandelle fait en ces demons, car les uns et les autres, selon qu’ils sont tournez, sont esclairés ou obscurcis.

Or voicy un autre grand artifice de la peinture, qui est cest esloignement, car la perspective y est si bien observée, que vous diriez que cest autre accident qu’il veut representer deça, est hors de ce tableau est bien esloigné d’icy. Et c’est Mandrague encores qui est à la fontaine de la Verité d’amour.

Mais pour vous faire mieux entendre le tout, sçachez que quelque temps auparavant une belle bergere, fille d’un magicien tres sçavant, s’esprit secrettement d’un berger, que son pere n’apperceut point, soit que les charmes de la magie ne puissent rien sur les charmes d’amour, ou soit qu’attentif à ses estudes, il ne jetast point l’oeil sur elle. Tant y a qu’apres une tres-ardante amitié, d’autant qu’en amour il n’y a rien de plus insupportable que le desdain, et que ce berger l’a mesprisoit pour s’estre dés long-temps voué ailleurs, elle fut reduitte à tel terme que peu à peu son feu croissant et ses forces diminuant, elle vint à mourir, sans que le sçavoir de son pere la peust secourir. Dequoi le magicien estant fort marry, quand il en sceust l’occasion, à fin d’an marquer la memoire à jamais, changea son tombeau en fontaine, qu’il nomma Verité d’amour, parce que qui ayme, s’il y regarde, il void sa dame, et s’il en est aimé, il s’y void aupres, ou bien celuy qu’elle ayme; que si elle n’ayme rien, elle paroist toute seule. Et c’est ceste vertu que Mandrague veut changer, à fin que Damon y venant voir, et trouvant que sa maistresse en aime un autre, il perde aussi l’affection qu’il luy porte et qu’elle ait ainsi la place libre. Et voyez, comme elle l’enchante, quels caracteres elle fait autour, quels triangles, quels carrez enlacez avec ses ronds ! croyez qu’elle n’y oublie rien qui y soit necessaire, car cest affaire luy touche de trop pres. Auparavant elle avoit par ses sortiliges assemblés tous ses demons, pour trouver remede à son mal; mais d’autant qu’amour est plus fort que tous ceux-cy, ils n’oserent entreprendre contre luy, mais seulement luy conseillerent de faire ceste trahison à ces deux fidelles amants. Et d’autant que la vertu de la fontaine luy venoit par les enchantements d’un magicien, Mandrague qui a surmonté en cette science tous ses devanciers, la luy peut hoster pour quelque temps. Mais passons au tableau que suit.

Tableau cinquiesme[modifier]

Ce cinquiesme tableau, continua Adamas, a deux actions. La premiere, quand Damon vint à ceste fontaine, pour sortir de la peine où l’avoit mis un songe fascheux. L’autre, quand trompé par l’artifice de Mandrague ayant vu dans la fontaine que la berger Fortune aimoit un autre, de desespoir il se tua.

Or voyant comme elles sont bien representées. Voicy Damon avec son espieu, car il est au mesme equipage qu’il souloit estre allant à la chasse. Voicy son chien qui le suit: prenez garde avec quel soing ce fidele animal considere son maistre, car cependant qu’il regarde dans la fontaine, il semble, tant il a les yeux tendus sur luy, d’estre desireux de sçavoir qui le rend si esbahy. Que si vous condiderez l’estonnement qui est peint en son visage, vous jugerez bien qu’il en doit avoir une grande occasion.

Mandrague luy avoit fait voir en songe Maradon, jeune berger, qui prenant une flesche à Cupidon, en ouvroit le sein à Fortune, et luy ravissoit le coeur. Luy qui, suivant l’ordinaire des amants, estoit toujours en doute, s’en vint, aussi tost qu’il fut jour, courant à ceste fontaine, pour sçavoir si sa maistresse l’aimoit. Je vous supplie, considerez son esbahissement: car si vous comparez les visages des autres tableaux à cestuy-cy, vous y verrez bien les mesme traits, quoy que le trouble en quoy il est peint le change de beaucoup de ces deux figures que vous voyez dans la fontaine, l’une, comme vous pouvez cognoistre, est celle de la bergere Fortune, et l’autre du berger Maradon, que la magicienne avoit fait representer plustost qu’un autre, pour sçavoir que cestuy-cy avoit esté dés long-temps serviteur de ceste bergere. Et quoy qu’elle n’eust jamais daigné le regarder, toutesfois amour qui croit facilement ce qu’il craint, persuada incontinent le contraire à Damon, creance qui le fit ressoudre à la mort. Remarquez, je vous supplie, que ceste eau semble trember, c’est que le peintre a voulu representer l’effet des larmes du berger qui tomboient dedans.

Mais passons à la seconde action. Voyez comme la continuation de ceste caverne est bien faicte et comme il semble que vrayement cela soit plus enfoncé. Ce mort que vous y voyez au fond, c’est le pauvre Damon, qui desperé, se met l’espieu au travers du corps. L’action qu’il fait est bien naturelle: vous luy voyez une jambe toute estendue, l’autre retirée comme de douleur, un bras engagé sous le corps, y ayant esté surpris pour la promptitude de la cheute, et n’ayant eu la force de le r’avoir, l’autre languissant le long du corps, quoy qu’il serre encor mollement l’espieu de la main, la teste penchée sur l’espaule droitte, les yeux à demy fermez et demy tournez, en tel estat qu’allez voir on juge bien que c’est un homme aux trances de la mort, la bouche entr’ouverte, les dents en quelques endroits un peu descouvertes, et l’entre-deux du nez fort retiré, tous signes d’une prompte mort. Aussi ne le figure-t’il pas icy pour mort entierement, mais pour estre entre la mort et la vie si entre elles il y a quelque separation.

Voicy l’espieu bien representé: voyez comme cest espaisseur de son fer est à moitié cachée dans la playe, et la houppe d’un costé toute sanglante, et de l’autre blanche encores, comme estoit sa premiere douleur. Mais quelle a esté la diligence du peintre! il n’a pas mesme oublié les cloux qui vont comme serpentant à l’entour de la hante, car les plus pres de la larme, aussi bien que le bois sont tachez de sang; il est vray que par dessous le sang on ne laisse pas de recognoistre la doreure. Or condiderons le rejaillissement du sang en sortant de la playe: il semble à la fontaine, qui conduite par les longs canaux de quelque lieu fort relevé, lors qu’elle a esté quelque temps contrainte et retenue en bas, aussi tost qu’on luy donne ouverture, saulte de furie çà et là. Car voyez ces rayons de sang, comme ils sont bien representez! considerez ces bouillons qui mesme semblent se souslever à eslans! Je croy que la nature ne sçauroit rien representer de plus naïf.

Mais voyons cet autre tableau.

===Tableau sixiesme===

Or voicy le sixiesme et dernier tableau qui contient quatre actions de la bergere Fortune.

A la premiere, c’est un songe que Mandrague luy fait faire; l’autre, comme elle va à la fontaine pour s’en esclaicir; la troisiesme, comme elle se plaint de l’inconstance de son berger, et la derniere, comme elle meurt, qui est la conclusion de ceste tragedie. Or voyons toutes choses particulierement.

Voicy le lever du soleil: prenez garde à la longeur de ses ombres, et comme d’un costé le ciel est encore un peu moins clair. Voyez ces nues qui sont à moitié air, comme il semble que peu à peu elles s’aillent eslevans! Ces petits oyseaux qui semblent en montant chanter et tremousser l’aisle, son des allouettes qui se vont seichans de la rosée au nouveau soleil; ces oyseaux mal formez qui d’un vol un certain se vont cachant, sont des chats huans qui fuyent le soleil, dans la montagne couvre encores une partie, et l’autre qui reluit si claire et qu’on ne sçauroit juger que ce fust autre chose qu’une grande et confuse clairté.

Passons plus outre. Voicy la bergere Fortune qui dort; elle est dans le lict, où le soleil qui entre par la fenestre ouverte pas mesgarde, luy donne sur le sein à demy descouvert. Elle a un bras negligement estendu sur bois du lict, le teste un peu penchée le long du chevet, l’autre main estendue le long de la cuisse par le dehors du lict, et parce que la chemise s’est par hasard retroussée, vous la voyez par dessus le coude sans qu’elle cache nul des beautez du bras.Voicy autour d’elle, les demons de Morphée dont Mandrague s’est servie, pour luy donner volonté d’aller à la fontaine des Veritez d’amour.

De faict la voicy à ce costé qui y regorge, car ayant songé que son berger estoit mort, et prenant sa mort pour la perte de son amitié, elle en venoit sçavoir la verité. Voyez comme ce visage triste pas sa douceur esmeut a pitié et fait participer à son desplaisir, parce qu’elle n’eut sitost jetté la veue dans l’*eau, qu’elle apperceut Damon, mais hélas! pres de luy la bergere Melide, bergere belle à la verité, et qui n’avoit point esté sans soupçon d’aimer Damon, toutesfois sans estre aimée de luy. Trompée de ceste menterie, voyez comme elle s’est retirée au profond de c este caverne et vient, sans y penser, pour plaindre son desplaisir, au mesme lieu où Damon pour mesme sujet estoit presque mort. La voicy assise contre ce rocher, les bras croisez sur l’estomac pantele, le visage et les yeux tournez en haut demandent vengeance au Ciel de la perfidie qu’elle croist estre en Damon.

Et parce que le transport de son mal luy fit relever la voix en se plaignant, Damon que vous voyez pres de là, encor qu’il fust sur la fin de sa vie, entreoyant les regrets de sa bergere, et en recognoissant la voix, s’efforça de l’appeler. Elle qui ouyt ceste parole mourante, tournant en sursaut la teste, s’en va vers luy. Mais, ô dieux! quelle luy fut ceste veue! Elle oublie, le voyant en cet estat, l’occasion qu’elle avoit de se plaindre de luy, et luy demande qu’il l’avoit si mal traitté. C’est, luy dit-il, le changement de ma fortune, c’est l’inconstance de vostre ame qui m’a deceu avec tant de demonstration de bonne volonté. Bref, c’est le bon-heur de Maradon, que la fontaine d’où vous venez m’a monstré aupres de vous. Et vous semble-t’il raisonnable que celuy vive ayant perdu vostre amitié, qui ne vivoit que pour estre aimé de vous? Fortune oyant ces paroles: Ah! Damon, dit-elle, combien à nostre dommage est menteuse ceste source, puis qu’elle m’a fait voir Melide aupres de vous, que je vois toutesfois mourir pour me bien aimer? Ainsi ces fideles amans recogneurent l’infidelité de ceste fontaine, et plus asseurez qu’ils n’avoient jamais esté de leur affection, ils moururent embrassez: Damon de sa playe, et le bergere du desplaisir de sa mort.

Voyez de ce costé. Vola la bergere assise contre ce rocher couvert de mousse, et voicy damon qui tient la teste en son giron, et qui pour luy dire le dernier adieu, luy tend les bras et luy en lie le col, et semble de s’efforcer et s’eslever un peu pour la baiser, cependant qu’elle, toute couverte de son sang, baisse la teste et se courbe pour s’approcher de son visage et luy passe les mains sous le corps pour le souslever un peu.

Ceste vieille eschevelée qui leur est aupres, c’est mandrague la magicienne, qui les trouvant morts, maudit son art, desteste ses demons, s’arrache les cheveux et se meurtrit la poitrine de coups. Ce geste d’eslever les bras en haut par dessus la teste, y tenant les mains joinctes, et au contraire de baisser le col et se cacher presque le menton dans le sein, pliant et s’amoncelant le corps dans son giron, sont signes de son violent desplaisir, et du regret qu’elle a de la perte de deux si fidelles et parfaicts amants, outre celle de tout son contentement. Le visage de cestes vieille est caché, mais considerez l’effect que font ces cheveux: ils retombent en bas et au droit de la nucque, d’autant qu’ils y sont plus courts, ils semblent se relever en haut. Voila un peu plus esloigné Cupidon qui pleure, voicy son arc et ses flesches rompues, son flambeau esteint et son bandeau tout mouillé de larmes, pour la perte de deux si fidelles amants.

Celadon avoit esté toujours fort attentif au discours du sage Adamas et bien souvent se repentoit de son peu de courage de n’avoir sceu retrouver un semblable remede à celuy de Damon. et parce que ceste consideration le retint quelque temps muet, Galathée en sortant de la grotte, et prenant Celadon par la main: Que vous semble, luy dit-elle, de ces amours et de ces effects ? Que ce sont, respondit le berger, des effects d’imprudence, et non pas d’amour, et que c’est in erreur populaire pour couvrir nostre ignorance ou pour excuser dont les causes nous sont cachées. – Et quoy, dit la nymphe, croyez vous qu’il n’y ait point d’amour ? – S’il y en a, repliqua le berger, il ne doit estre que douceur. Mais quel qu’il soit, vous en parlez, madame, à une personne autant ignorante d’en sçavoir beaucoup, mon esprit grossier m’en rend encor plus incapable. Alors la triste Silvie luy repliqua: Toutesfois, Celadon, il y a quelque temps que je vous vy en un lieu où malaisément eust-on peu croire cela de vous estes trop de beautez pour ne vous pouvoir prendre, et vous estes trop honneste homme pour ne vous laisser prendre à elles. – Belle nymphe, respondit le berger, en quelque lieu que ce fust, puis que vous y estiez, c’est sans doute qu’il avoit beaucoup de beauté. Mais comme trop de feu brusle plustost qu’il n’eschauffe, coeurs rustiques, et se font plustost admirer qu’aimer, et adorer que servir. Avec tels propos ceste belle trouppe s’alloit retirant au logis, où l’heure du repas les appelloit.