L’Astrée/troisième partie/Le Quatriesme Livre

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François Pomeray (Troisième partiep. 263-367).


TROISIESME PARTIE
LIVRE QUATRIESME


Alcidon, pressé du cruel souvenir de ses peines passées et de l’outrage qu’il luy sembloit avoir receu en cette occasion, et de son maistre, et de sa maistresse, perdit la parole, de sorte que quand apres s’estre teu quelque temps, il la voulut reprendre, la voix ne le luy permit pas, et fallut que par force il demeurast un assez long espace de temps sans parler. Enfin, s’efforçant, il dit à toute peine :

Vous voyez, madame, comme, pour vous obeyr, je suis allé renouvellant mes playes, avec tant de desplaisir que, si celuy-cy n’esgale par sa grandeur celuy que je receus quand ce desastre m’advint, il le surpasse pour le moins par sa longueur, puisqu’il ne sera jour de ma vie que je ne plaigne la cruelle et desastreuse fortune que j’eus en ce temps-là. Car, veu la cruauté dont vous usez envers moy, je n’espere plus en pouvoir perdre le souvenir que par la perte de ma vie. Ce m’est toutesfois quelque espece de contentement, parmy la douleur que ce souvenir m’a rapportée, quand je pense que je la reçois par vostre commandement, et pour avoir obey à ce que vous m’avez ordonné. Mais si vostre rigueur n’est plus grande encore que ma patience, et si vous pouvez estre esmeue de quelque compassion, soulagez-moy, je vous supplie, madame, d’une partie de ce fardeau que vous m’avez imposé, je veux dire de continuer ce discours de mes malheurs, et desquels vous pourrez parler avec plus d’asseurance, puisque le personnage que je fais, en tout ce qui me reste à dire, c’est seulement de souffrir ce qu’il vous a pleu de me faire endurer. Et si vous avez eu quelque raison de vouloir que le sage Adamas apprist de ma bouche la verité des choses que j’ay faites, il me semble que je ne vous fais pas une requeste desraisonnable quand je vous supplie que, par vos paroles aussi, il puisse entendre ce qui est procedé de vous entierement.

Adamas, sans attendre la response de Daphnide, se tournant vers elle : II me semble, madame, luy dit-il, que ce chevalier a raison, et que, par l’ordonnance mesme que vous luy avez faicte, vous y estes obligée. -Mon pere, respondit-elle, la loy n’est pas égale entre luy et moy. Toutesfois, puisque vous le trouvez bon, je feray tout ce qu’il vous plaira. Aussi bien, ay-je recogneu, qu’encores qu’il die la verité, si est-ce que, comme les bons orateurs, il ne laisse de lascher tousjours quelque parole à l’advantage de sa cause.

Et lors, apres estre demeurée muette quelque temps, elle reprit ainsi le discours :

Suitte de l’histoire de Daphnide et d’Alcidon[modifier]

C’est avec beaucoup de raison qu’on a tousjours dit que ceux qui sont interessez ou preoccupez de quelque passion, ne peuvent estre juges bien equitables, d’autant que, le jugement estant offencé, il ne peut faire ses fonctions parfaictes, non plus qu’un bras ou une jambe qui est blessée de quelque grand coup. Alcidon en rend un bon tesmoignage par les consequences qu’il a tirées si souvent à mon desadvantage, plus porté de la passion que de la raison, qu’il s’en figure. Et parce que mon discours seroit trop long si je voulois reprendre tous les poincts où il s’est Iaissé transporter, je ne m’y arresteray pas, mais seulement diray-je avec verité ce qui reste de nostre fortune, et laisseray à vostre jugement de discerner sa passion d’avec la verité.

Et pour reprendre ce propos où il l’a laissé, je vous diray, mon pere, qu’ayant receu la lettre qu’il m’avoit envoyée, et à laquelle je ne peus faire response, parce que celuy qui me l’avoit apportée s’en estoit retourné par son commandement, sans me dire adieu, je demeuray la personne du monde la plus desolée, me voyant blasmer, avec quelque apparence de raison, d’une chose à laquelle je ne pouvois guere remedier. J’appris incontinent apres, par des lettres du roy, tous les discours qu’ils avoient eus ensemble, et puis, par Alizan, que j’y avois envoyé exprez (sans toutesfois luy escrire quel estoit son mal et combien on le jugeoit dangereux). Je demeuray longuement à discourir en moy-mesme sur ce que j’avois à faire. Car, d’un costé, l’affection que je luy portois me convioit d’aller où il estoit, pour luy faire entendre combien il estoit abusé, et, de l’autre, je n’osois l’entreprendre de peur d’estre blasmée. Je fus longuement irresolue avant que de pencher entierement d’un costé, et, en fin le second voyage qu’Alizan y fit, me contraignit par son retour de m’y en aller, parce qu’il me rapporta de si mauvaises nouvelles de la maladie que, mettant à part toute autre consideration, je me resolus de l’aller voir, et, en cette deliberation, je commençay de chercher quelque excuse à mon voyage. Elle se presenta assez bonne bien tost apres, parce que, la paix estant faite, mon beau-frere fut contrainct d’aller en Avignon pour r’avoir l’un de ses parens, qui avoit esté faict prisonnier dans une ville qui s’estoit rendue au grand Euric. Et parce qu’il avoit voulu contredire à cette resolution generale, ceux du lieu s’en estoient saisis, et, encore que la paix fust depuis publiée, si est-ce qu’ils ne le vouloient point remettre en liberté, de peur que, si la guerre recommençoit, il ne fist quelque entreprise sur eux. Et prevoyant qu’il y auroit de la difficulté à son eslargissement, parce qu’il jugeoit bien que le roy aimeroit mieux favoriser ceux qui avoient pris volontairement son party, et que l’affaire, par consequent, pourroit prendre un long trait de temps, il voulut y mener sa femme, et elle le pria de faire en sorte que je l’y voulusse accompagner, tant pour faciliter son entreprise, que pour estre accompagnée, quand elle seroit contrainte de parler au roy.

Soudain que le mary m’en ouvrit la bouche, ayant opinion que c’estoit le plus honorable pretexte que je pourrois prendre, je luy promis de faire tout ce qu’il voudroit, et qu’il falloit seulement avoir le congé de ma mere. La bonne femme le luy accorda sans difficulté aussi tost qu’il luy en fit entendre le subject, de sorte que, deux jours apres, nous partismes, et de fortune, notre logis se rencontra vis a vis de celuy d’Alcidon. Le bruit de son mal estoit fort grand, et le roy l’alloit voir souvent, parce que veritablement il l’aimoit. Mais quand il fut adverty de mon arrivée, pour avoir la commodité de me voir, il se monstra encore plus desireux de sa santé. Car, au lieu qu’il ne le voyoit qu’une ou deux fois la semaine, depuis, il y alla tous les jours, et, en allant ou venant, il passoit d’ordinaire en mon logis. Quant à moy, le lendemain que je fus arrivée, j’envoyay vers Alcidon, et luy manday par Alizan que, qu’il l’avoit agreable, je le verrois volontiere, et soudain que j’eus sa response, je m’y en allay.

Je le trouvay fort mal, et pour lors sa chambre estoit pleine de mires et de medecins, de sorte que, pour cette fois, nos discours ne furent que de sa maladie. A quoy il respondit fort peu, et tousjours en souspirant. Il est vray que son mal couvroit cela, parce qu’on pensoit que c’estoit l’ardeur de la fievre. Le jour d’apres, je pris le temps si à propos, que je le trouvay presque seul, et lors, m’approchant de luy, apres luy avoir demandé en quel estat il se trouvoit, il me respondit avec les larmes aux yeux et d’une voix assez foible et languissante : Et comment, madame, me demandez-vous l’estat du mal que vous m’avez fait ? Vous le devez mieux sçavoir que moy, ni que tous mes medecins. - Alcidon, luy respondis-je froidement, il est certain que je sçay une partie du mal de vostre esprit, mais je suis fort ignorante de celuy du corps, et c’est celuy-là qui me met en peine. Car, pour l’autre, quand vous voudrez m’escouter, je m’asseure que vous en serez bien tost guery. - Ah Daphnide ! me dit-il avec un grand souspir, je voy bien que, s’il est ainsi, vous avez plus de soucy de ce qui le merite le moins. Car s’il y a quelque chose en moy qui puisse estre recommandable, c’est cette ame avec laquelle je ne vous ay pas seulement aimée, mais adorée d’une si pure et entiere affection, que je ne croy pas qu’autre que vous la puisse jamais mespriser.

- Cette response, repris-je, est un tesmoignage de vostre mal. Mais ayez seulement le soucy que vous devez avoir de la guerison du corps, et vous verrez que, pour l’ame, le mal n’en est pas mortel, si pour le moins il vous est encore resté quelque peu de raison. - Je sçay me respondit-il, que le mal n’en est pas mortel, car, s’il l’estoit, il y auroit quelque esperance de le voir finir un jour ; et je suis tres-asseuré qu’il durera autan que mon ame (que nos druides m’ont enseigné estre immortelle), mais si est bien celuy du corps, puisque, s’il ne s’augmente comme je desire, j’avanceray de mes propres mains le terme de ma vie, afin de n’avoir plus des yeux d’amour pour voir une personne qui en a si peu dans l’ame. - Je voy bien, repliquay-je, que vous estes blessé, et que vostre plus grand mal gist en l’opinion. Vous croyez que la recherche du grand Euric a eu tant de pouvoir sur moy qu’elle m’a fait effacer l’affection que je vous ay promise. N’est-ce pas là vostre mal, Alcidon, vous semblant d’avoir une tres-juste occasion de vous douloir de moy et de vostre fortune, qui vous a fait aimer une personne volage et inconstante ?

II me respondit alors tres-froidement : Si vous sçavez aussi bien guerir que recognoistre mon mal, j’advoueray que vous estes un tres-bon medecin. - Il m’est plus aisé, luy respondis-je, de le guerir, qu’il ne m’a esté de le recognoistre, parce que l’ame est difficilement descouverte quand elle veut, et ç’a esté par hasard que j’ay tiré cette cognoissance de vos paroles, au lieu qu’à vostre guerison la raison et la verité m’aideront.

Et pour commencer, dites-moy, Alcidon, à quoy avez-vous recogneu que je ne vous aimois plus ? N’est-ce point aux responses que j’ay faites au roy, et que j’ai souffert d’estre vue et recherchée de luy ? Mais, despouillez-vous un peu de passion, et, sans avoir aucun interest en cecy, considerez qui est le roy Euric, qui je suis, et en quelle saison nous sommes. Vous verrez qu’Euric est un prince qui peut tout ce qu’il veut, et à qui les citez, ny les provinces, voire ny les royaumes entiers, n’ont peu faire jusques icy resistance, quand son ambition luy a fait tourner ses armes contre eux. Et croyez-vous qu’amour soit une moins forte passion, ou que j’ay plus de pouvoir de resister à sa force que tant de milliers de personnes ? Vous sçavez que je suis sa subjecte, que je suis et demeure dans le pays de sa conqueste, et en une saison où il semble que toutes choses soient permises. Me croiriez-vous bien avisée de la desdaigner et de la rejetter ? Penseriez-vous vous-mesme de vivre et de demeurer pres de luy, ou dans ses estats, avec asseurance, s’il voyoit que je le traitasse de cette sorte, sçachant par vostre bouche l’amour que je vous porte, laquelle il accuseroit de tous les mauvais traittemens qu’il recevroit de moy. Est-il possible que vostre passion vous ait de sorte aveuglé, que vous n’ayez peu voir ce que ce seul remede estoit celuy qui me pouvoit donner le moyen de vous voir ? En quoy ne se change point une amour desdaignée ! Le nom de haine est trop peu de chose, et qui voudroit bien representer ce qui s’en produit, il faudroit inventer une parole qui signifiast : haine, colere, rage, desir de vengeance, et plus encore, puisque la tyrannie et la cruauté s’y meslent.

Or, considerez, Alcidon, en quels termes je vous mettois, et moy aussi, si j’eusse suivy ce conseil. La moindre chose eust esté un commandement qu’il vous eust fait de ne vous trouver jamais dans ses estats, et, à moy, mille outrages et mille medisances que vous ny moy n’eussions jamais peu supporter sans mourir ou sans vengeance. Voyez à quelles extremités nous estions, et quels contentemens nous eussions deu esperer en vivant de cette sorte ! Et avouez que mon conseil a esté le meilleur, puis qu’il nous met hors de tous ces dangers, et nous donne le moyen de vivre ensemble, avec plus de commodité que nous n’eussions jamais eu.

- Helas ! madame, me respondit-il, qu’il est aisé de cognoistre que toutes ces raisons ne sont que des excuses ! Car, si vous eussiez eu le dessein que vous dites, pourquoy vous fussiez-vous cachée de moy ? Et pourquoy, dés ma premiere plainte, ne me les eussiez-vous descouvertes ? et non pas user d’une telle tromperie qui se peut dire trahison, et laquelle je n’eusse jamais sceue, si la fortune, pour me faire sçavoir que j’estois veritablement malheureux, n’eust voulu me la descouvrir. - Je vous advouerai en cecy la verité, luy respondis-je. Je vous recognus si esloigné de cet advis, que je pensay n’estre pas à propos de le vous dire, et devoir user envers vous, comme l’on faict avec les petits enfans qui sont malades, ausquels on oint de quelque douceur les bords du vaze où est la médecine, afin que, trompez, ils l’avalent plus aisément, et que, par cette tromperie, ils se conservent la vie, m’asseurant que vous ne le trouveriez point mauvais, quand vous sçauriez mon intention, et que vous en ressentiriez le profit et le remede. - Helas ! me dit-il avec un grand souspir, plus amer et plus difficile à prendre que ne sçauroit estre le mal que vous voulez guerir ! - Tous les malades, luy respondis-je, quand on leur presente les medecines, en disent autant que vous ; mais, quand ils en ressentent les bons effets et que la santé leur revient, alors ils en louent les medecines et les medecins, et avec salaire et remerciement. J’espere que bien tost vous en ferez de mesme.

II me vouloit respondre, mais il en fut empesché par une grande troupe de chevaliers qui le venoient visiter, et peu apres, je le laissay avec eux, non pas entierement guery du mal d’esprit, mais tellement disposé que mes raisons commencerent d’y trouver place. Et parce que je desirois sur toute chose sa santé, je fus soigneuse de le revoir deux ou trois jours suyvans, durant lesquels je luy representay tellement le juste dessein qui me faisoit vivre avec Euric de cette sorte, qu’en fin luy-mesme y consentit, voyant, comme je crois, que les affaires estoient un en tel estat qu’aussi bien n’y pouvoit-il plus remedier. Et, sur ce discours, je luy promis que, comme nostre affection avoit esté la premiere que j’avois eue, qu’elle seroit aussi la derniere, avec laquelle je luy promettois de m’enfermer dans le tombeau ; que celle que je porterois à Euric s’appelleroit raison d’estat, et celle que je continuerois avec luy, amour du cœur.

Voylà, mon pere, les remedes desquels j’usay pour guerir ce malade, qui furent si bons qu’il commenca à se r’avoir, et, peu apres, à sortir du lict. Et en fin, avant que je partisse d’Avignon, il fut guery entierement, et tellement resolu à me voir favoriser le roy, que, bien souvent, luy-mesme l’accompagnoit en mon logis quand il me venoit visiter. Il est vray qu’il me fallut user d’un tresgrand artifice pour persuader au roy que je m’estois du tout esloignée d’Alcidon, et Alcidon mesme n’eut pas peu de peine à luy faire paroistre que, pour son respect, il n’avoit plus aucun dessein sur moy, parce que, ayant sceu la bonne volonté qui avoit esté entre nous, et luy m’aimant bien fort, et par ainsi me jugeant fort agreable, il ne pouvoit penser que le respect eust eu tant de pouvoir sur Alcidon que d’esteindre l’affection qu’il m’avoit portée. Et puis, considerant Alcidon jeune et beau, et luy desjà fort avancé en son age, chenu et ridé, accidens qui ne sont pas souvent cause de faire naistre l’amour, et mesme dans un jeune cœur comme le mien, et qu’il avoit trouvé empesché ailleurs à son abord, il ne se pouvoit figurer que j’eusse du tout quitté Alcidon pour luy. Et par ainsi, il vesquit longuement en ce soupçon d’estre trompé. Mais la discretion d’Alcidon et la froideur dont j’usois avec luy luy firent enfin perdre cette opinion, et cela fut cause que, se croyant seul possesseur de ma bonne volonté, il ne fit point de difficulté de monstrer tout ouvertement l’affection qu’il me portoit, de sorte qu’apres avoir fait, à ma supplication, ce que mon beau-frere desiroit, il manda à mon pere et à ma mere qu’ils le vinssent trouver, afin d’en avoir occasion de me retenir aupres de luy avec quelque bonne excuse. Encore que l’un et l’autre fust fort vieux, si est-ce que l’ambition, qui tousjours jette ses racines plus avant dans l’ame des vieilles personnes que dans les jeunes cœurs, les fit resoudre de laisser les commoditez de leurs maisons pour luy obeyr, en esperance de devenir plus grands par ses faveurs.

Nous voilà donc à la suite de la Cour où le roy ne trompa point leurs esperances, car il les combla de biens et d’honneurs, desquels toutefois ils ne jouyrent gueres longuement, fust que leur âge estoit parvenu au terme que nul ne peut outrepasser, ou que les incommoditez de la Cour, qu’il est impossible à tout autre qu’au roy d’éviter, eussent abregé leur vie. Tant y a que peu de temps apres, ils moururent tous deux, et sembloit qu’ils ne fussent venus à la suite du roy que pour m’y laisser presque en possession. Car, autrement, je n’y eusse osé venir, au lieu que, m’y trouvant toute portée, je m’y arrestay au commencement sous l’excuse de vouloir donner ordre à quelques affaires domestiques qu’ils m’avoit laissées, et puis pour la poursuite de quelques procez imaginez, et en fin, quand l’affection du roy envers moy fut du tout descouverte, sous l’esperance d’estre sa femme, ainsi que luy-mesme en faisoit courre le bruit.

Durant tout ce temps, il se passa peu de jours sans que je ne donnasse la commodité à Alcidon de me voir en particulier, et que je n’employasse, pour le moins, deux heures aupres de luy, qui me sembloient tousjours trop courtes quand il falloit nous separer. Il sçait bien que je ne mens pas, et que, plusieurs fois, pour luy donner ce tesmoignage de ma bonne volonté, je l’ay mis, et moy aussi, en de tres-grands hazards, et de la vie et de l’honneur. Il est vray, certes, que j’ay un tres-grand sujet de me louer de luy et de sa discretion, pouvant dire que, quelque commodité que je luy aye donnée, ou quelque familiarité que je luy aye fait paroistre, il n’a jamais monstré de vouloir outre-passer avec moy les bornes de l’honnesteté. Et encore que je croye bien qu’il pensoit que je ne le souffrirois pas, toutesfois je ne laisse de luy estre grandement obligée de ne m’avoir point donné sujet de me douloir de luy.

Vivant de cette sorte avec beaucoup de contentement, encore que je fusse en continuelle inquietude que le roy ne recogneust la continuation de cette bonne volonté, et que cela ne luy donnast occasion de changer, comme il avoit desja fait au desavantage de quelques autres, je m’apperceus qu’il y avait quantité de dames principales qui toutes aspiroient de posseder ce grand prince, fust pour la gloire de commander a celuy à qui tant de milliers d’hommes vaincus obeyssoient, fust pour l’esperance de venir à la couronne, si l’amour le convioit de les espouser.

Et, entre celles qui tenoient le premier rang, j’en remarquay deux : l’une qui se nommait Clarinte, et l’autre Adelonde. Quant à Clarinte, j’advoue n’avoir jamais rien veu qui meritast mieux d’estre aymé et servy, ayant toutes les conditions qui se peuvent desirer pour estre aimable. En premier lieu, l’envie n’eust sceu trouver à redire en son visage. Et puis, elle avoit la main la plus belle qui se peust avoir, la taille si droite et deliée, et la façon et la majesté telle, qu’elle sembloit estre vrayement née pour porter la couronne sur la teste, aussi bien que plusieurs de ses ayeules avoient fait autrefois. Et ce qui rendoit ses coups encore plus inevitables, c’estoit qu’à la beauté de ce corps estoit joint un des plus beaux esprits de l’univers, de qui les rayons paroissoient en toutes ses actions, mais particulierement en sa parole, qui estoit si charmante que pour n’en point estre espris, il n’y avoit autre remede que de ne la point escouter. Bref, j’advoue que si j’eusse esté homme, je l’eusse servie, quelque traittement que j’en eusse peu recevoir. Et, de fait, toute fille que j’estois, je ne me pouvois souler de la voir et de demeurer aupres d’elle, quoy que tant de perfections et de merites me donnassent assez de sujet de la haïr, à cause du dessein que j’avois et de la pretention que je recognoissois en elle.

Quant à Adelonde, c’estoit veritablement une belle dame, mais n’approchant en rien à la beauté de Clarinte, ni à ses merites, et de plus qui, estant mariée, ne pouvoit avoir les hautes pretentions de celle-cy, de sorte qu’encores qu’il m’ennuyast fort de voir Euric la caresser, toutefois elle ne me donnoit pas les grands soupcons que j’avois de l’autre, et cela fut cause que je me resolus de divertir l’esprit de ce prince premierement de celle-cy, et puis, avec plus de loisir, d’Adelonde ; et mesme que je voyois desjà qu’il s’y laissoit presque aller, et qu’encores qu’au commencement il feignit de la visiter, non point par amour, mais par honneur seulement, depuis, quelques jours il y alloit plus souvent que de coutume et se cachoit de moy le plus qu’il pouvoit. Je m’en apperceus assez tost, outre que les espies que je tenois secrettement aupres de ce prince m’en avertirent incontinent. Et cognoissant qu’il y falloit remedier et sans perdre temps, apres avoir cherché en moy-mesme ce que j’y pourrois faire, enfin je jetay l’œil sur Alcidon, me semblant que, s’il me vouloit seconder en cecy, mon dessein pourroit heureusement reussir. Et parce qu’il estoit necessaire de l’effectuer promptement, à la premiere occasion que je peus parler seule avec luy, je luy tins un tel langage :

J’ay demeuré quelque temps irresolue si je vous devois faire entendre une chose qui me travaille plus que je ne sçaurois vous representer, craignant que l’affection que vous me portez ne vous fasse recevoir mes paroles autrement que je ne desire. Et toutesfois, si vous considerez de quelle sorte j’ ay vescu avec vous par le passé, et quel tesmoignage je vous ay donné de ma bonne volonté, je m’asseure que vous jugerez avec moy que la seule necessité de nos affaires me contraint de vous faire la priere que j’ay dilayée jusques icy. Vous sçavez qu’en la fortune où je suis, je n’ay pour envieuses de mon bien que toutes celles qui me voyent, de sorte que j’ay à me garder de toutes, comme de personnes qui voudroient bien estre en ma place. L’affection que vous m’avez promise, et celle que je vous porte vous convient d’avoir soing de moy, mais plus encore vostre propre conservation. Car, encor qu’on ne sçache pas l’estroite amitié qui est entre nous, si est-ce qu’il y a peu de personnes qui n’ayent remarqué que vous avez tousjours porté mes affaires avec passion. Or, les maximes d’Estat veulent que la mesme fortune du chef soit commune à tous les membres, si bien que vostre ruine est toute evidente, si la mienne advient. Je vous ay voulu remettre cecy devant les yeux, afin que vous ne trouviez point estrange ce que je suis contrainte de vous proposer pour nostre conservation.

Vous voyez que Clarinte, soit qu’elle s’appuye sur la grandeur de ses parens, soit qu’elle fasse ce dessein sur la force de sa propre beauté, s’estudie de gagner la bonne volonté d’Euric, et, qui pis est, qu’elle n’y travaille pas du tout en vain, me semblant que ce prince commence de la trouver plus agreable que je ne desirerois. Vous cognoissez l’humeur assez changeante de celuy avec qui nous avons affaire, et que, jusques icy, il ne s’est trouvé personne qui l’ait peu arrester. Si Clarinte vient au bout de ses desseins, jugez de quelle sorte elle nous esloignera de la Cour, afin de ne tomber en la mesme confusion où elle nous auroit mis. C’est pourquoy, maintenant que les choses ne sont point tant avancées que nous n’y puissions remedier, il faut que nous recherchions tous les artifices que nous pourrons imaginer pour nous mettre à couvert de cet orage. De penser que nous puissions user de violence, et y faire consentir l’esprit blessé de ce prince, c’est estre bien ignorant des effects qu’Amour a accoustumé de produire a son commencement, puisqu’il n’y a rien qui le rende plus grand que les contrarietez qu’il y rencontre, semblable en cela au brasier, que le vent rend plus grand et plus allumé. De croire aussi qu’en dissimulant ou ne faisant pas semblant de le cognoistre, le temps puisse nous y apporter quelque bon remede, c’est un fort mauvais et fort dangereux conseil, parce qu’encores que l’amour qui n’est point contrarié, peu à peu de soy-mesme se destruise, et enfin devienne presque moins que rien, si est-ce qu’en cette occasion, l’attente est aussi perilleuse que le danger en est du tout inevitable, puisque jamais l’amour ne diminue qu’apres la possession. La possession de Clarinte ne sera jamais sans mariage ; le mariage estant, encore qu’Euric vinst à changer d’amour, elle ne laissera pas, d’estre roine des Visigots, et nous, par consequent, subjets à toutes ses volontez et violences. De sorte qu’apres y avoir longuement pensé, je n’ay peu trouver autre remede au peril qui nous menace que celuy que je vous vay dire, lequel je vous conjure encore une fois de vouloir prendre en bonne part, et non point d’un autre sens que je le vous propose.

Vous n’estes point ignorant de combien de graces le Ciel et la nature vous ont relevé par dessus le reste des hommes. La preuve que vous en avez faite partout où il vous a pleu vous en rend assez certain. Je ne fais point de doute que, pour peu que vous vueilliez employer vos yeux à regarder Clarinte, elle en ressentira incontinent les charmes ordinaires, et quoy qu’elle n’ay point en l’estomac un cœur de chair, mais de rocher, elle n’en sçauroit eviter les coups. Si vous mettez en effet ma priere, il adviendra sans doute, ou qu’elle vous aimera, et soudain méprisant Euric et toute son ambition, elle se donnera toute à vous, ou qu’Euric, voyant que vous la recherchez et qu’elle le souffre, la desdaignera et s’en retirera. Et ainsi nous eviterons ce mal-heur qui nous menace si fort. Si vous y sçavez quelque meilleur moyen, je vous supplie de le proposer, afin que nous voyions auquel nous avons à nous prendre. J’ay differé longuement de vous faire cette ouverture, craignant que vous n’eussiez opinion que je vous proposois ce party pour vous esloigner de moy, car tant s’en faut ; tout ce que je vous en dis, n’est seulement que pour pouvoir, à l’advenir, demeurer ensemble, et avec plus de contentement et de seureté.

Voilà les paroles dont j’usay avec Alcidon, luy monstrant si à nud mon intention, qu’il me sembloit bien ne luy donner nulle occasion de le mescontenter, ou de soupçonner que j’eusse autre dessein que celuy que je luy disois. Et toutesfois, quelque asseurance que je luy donnasse du contraire, ny quelque raison qu’il recogneust luy-mesme, il ne peut se persuader que ce ne fust pour l’esloigner entierement de moy, et, avec cet esloignement, m’obliger d’autant plus le grand Euric.

Parce qu’apres s’estre teu quelque temps et avoir tenu assez longuement les yeux en terre, il les releva, et, avec un sousris qui monstroit bien son mescontentement, il me respondit : Dieu vueille, madame, qu’en cecy je vous puisse aussi bien servir que vous le desirez. Car, quant à moy, sans qu’il soit necessaire de me rapporter tant de considerations, comme vous avez pris la peine de faire, il suffit de me dire que vostre volonté est telle. Mais le cœur me dit qu’un tres-grand malheur pour moy doit prendre origine de ce commandement. Je luy obeyray toutesfois, non pas pour creance que j’ay des faveurs dont vous dites que le Ciel m’a esté si liberal, car la preuve me montre assez le contraire, n’ayant jamais rien aimé que vous, qui vous estes ravie de moy, mais pour vous faire seulement cognoistre que, jusques à la mort, je vous veux obeyr. O Dieu ! est-il possible que le roy, estant aimé de vous, ne soit point encore content, s’il ne me rend entierement miserable ? O Alcidon ! as-tu bien le cœur de supporter ces outrages de la fortune ? Mais pourquoy ne les souffriras-tu pas, puisque c’est la belle Daphnide qui te l’ordonne ainsi ?

Et lors, se tournant vers moy avec une grande reverence : Ouy, madame, me dit-il, je feray ce que vous me commandez, et me deust-il aussi bien couster la vie que toute sorte de contentement.

A ce mot, il s’en voulut aller, mais je le retins par le bras, et, apres luy avoir, representé de nouveau tout ce que je viens de dire, et adjousté encores toutes les meilleures considerations que je peus, je le priay que, quoy qu’il vist nostre perte asseurée, toutesfois, si c’estoit chose qui luy faschast si fort, de ne faire pas ce que je luy avais dit, parce que toutes autres infortunes me seroient plus aisées à supporter que son desplaisir. Mais que, s’il vouloit un peu donner de lieu à la raison, il verroit bien que c’estoit à tort qu’il entroit en ces opinions, et qu’il m’offensoit grandement en les recevant.

Madame, me dit-il, si je vous offence en cela, j’en feray bien tost la penitence en ce que vous me commandez, et telle que je m’asseure que vous en aurez pitié, et Dieu vueille que ce ne soit point trop tard ! Toutesfois, je me suis de sorte sousmis entierement à vostre volonté, que je vous proteste d’obeyr à ce que vous m’avez commandé ; et ne croyez point que j’y faille, sinon en tant que la puissance me manquera. Et quoy que vous voyiez le trouble où vous m’avez mis par ce commandement, ne pensez pas, je vous supplie, qu’il procede d’ailleurs que de ma trop grande affection, qui ne me peut permettre de m’esloigner de vous ou d’en servir une autre (encore que ce soit par feinte) sans une tres-grande peine.

Alcidon, luy dis-je alors, luy jetant un bras au col, ce n’est pas de cette heure que j’ay commencé de recognoistre les effects de vostre bonne volonté, ni combien, outre vos merites, elle m’oblige à vous aimer. Mais croyez aussi que, si la mort ne me surprend bien tost, je sortiray quelque jour de ces debtes, et me desobligeray de ce que je scay bien que je vous dois, par d’aussi grands tesmoignages de mon amitié envers vous que vous m’en avez rendus, et que j’en reçois maintenant. Et, afin que vous puissiez prevoir quel est mon dessein, je vous promets, Alcidon, et vous jure devant Dieu, qui punit les faux sermens, que toute la peine que vous employerez à la recherche de Clarinte sera mise par moi sur mon conte, et que ce sera moy qui vous en paieray.

II me semble que, si Alcidon m’aimoit, ces paroles le devoient contenter, et toutesfois je vis bien qu’il se mettoit en cette entreprise à contre-cœur, et seulement pour ne vouloir pas me desobeïr. Si est-ce que, pour observer ce qu’il m’avoit promis, il s’y resolut, et, selon sa discretion naturelle, il commença cette recherche, en laquelle, certes, il y trouva plus de difficulté que nous n’avions pensé, et y en eust bien eu encore davantage, si la fortune, qui s’est tant pleue à le favoriser en tout ce qu’il a voulu aimer, ne luy eust elle-mesme osté les plus grands empeschemens par la rencontre que je vous vay dire.

Histoire de l’artifice d’Alcyre.[modifier]

II est aisé à juger que Clarinte, estant belle et telle que je la vous ay dite, et nourrie dans une Cour remplie de chevaliers jeunes et genereux, n’estoit pas demeurée si long-temps sans estre servie, et peut-estre encore sans aimer. Entre tous, il y en avoit deux, qui, sous pretexte de parentage qu’ils avoient avec elle, s’estoient plus avancez en ses bonnes graces. L’un s’appelloit Amintor et l’autre Alcyre, tous deux, certes, tresvaillans et tres-aimables chevaliers, et qui, si je ne me trompe, embarquerent au commencement cette belle dame en cette affection, sous le nom de l’amitié. Ruse assez ordinaire, et de laquelle Amour se sert bien souvent pour surprendre celles qui semblent estre plus difficiles à le recevoir dans leurs ames. Outre le parentage qui estoit entre ces deux chevaliers et qui les devoit lier ensemble d’une estroite amitié, encore la longue nourriture qu’ils avoient eue ensemble, la conformité des exercices ausquels ils s’adonnoient et leur mesme aage les avoient conviez d’estre freres d’armes, et de se jurer l’amitié et l’assistance ausquelles ce nom oblige ceux qui en font profession. Mais Amour, qui ne veut point souffrir de compagnon, deffit bien tost cette societé de la sorte que je vous diray. Le feu est difficilement tenu caché sans que la fumée ne s’en apperçoive, mais je croy qu’il est encore plus malaisé de couvrir longuement une grande affection, et mesme à ceux qui peuvent y avoir quelque interest. Cette raison fut cause, outre celle de l’ordinaire practique, que ces deux chevaliers s’apperceurent bien tost de l’amour l’un de l’autre. Et d’autant qu’Alcyre recogneut qu’Amintor l’emportoit par-dessus luy, apres avoir recherché tous les justes moyens qu’il se peut imaginer pour le devancer, et qu’il eut esprouvé que tous ses efforts luy estoient inutiles, il se resolut à recourir à la finesse et à l’artifice, luy semblant que, pour vaincre, il n’y avoit point de ruse qui fust blasmable.

C’est presque une chose ordinaire que toutes les personnes de condition relevée choisissent, entre ceux qui les servent, quelqu’un qui leur est plus agreable, et auquel ils se confient plus qu’à tout autre. Clarinte en avoit fait de mesme entre les filles qui la servoient, car il y en avoit une qu’elle aimoit et en laquelle elle se fioit entierement. Alcyre, qui sçavoit combien ces personnes ont de puissance et de credit aupres de celles qu’elles servent, avoit de longue main recherché la bien-veillance de cette fille. Et comme il estoit fort accomply chevalier et fort liberal, il se l’estoit tellement acquise, que, pour peu qu’il voulust s’y peiner davantage pour le nouveau dessein qu’il faisoit, il luy fut aisé d’en donner cognoissance, telle qu’il luy pleut, à Amintor. Ayant donc acquis cette fille de cette sorte, toutes les fois que son compagnon le rencontroit aupres de la belle Clarinte, il luy laissoit la place et s’en alloit entretenir cette fille, qu’il esloignoit des autres, et s’il s’appercevoit qu’Amintor le regardoit, il sousrioit avec elle et avoit tousjours quelque secret à luy dire à l’oreille, faisant tout ce qu’il pouvoit pour le faire entrer en quelque soupcon.

Amintor, qui prit garde incontinent à cette nouveauté, suivant le naturel de ceux qui aiment, soupçonna bien tost ce qu’Alcyre desiroit de luy persuader, à sçavoir, que cette familiarité procedoit de quelque autre plus grande, mais plus cachée, qu’il avoit avec sa maistresse. Et d’autant qu’il estoit homme plein de franchise et qui ne pouvoit rien porter dessus le cœur contre personne, un jour qu’il le trouva à propos, il luy dit : Est-il possible, Alcyre, que vous ayez autant d’affaires avec cette fille de Clarinte que vous en faites de semblant ?

Alcyre, qui vid reussir si bien son dessein, ne luy respondit au commencement qu’avec un petit sousris. Et apres : Que voulez-vous, continua-t’il, que je vous die ? Vous possédez tellement la maistresse, qu’il faut, quand vous y estes, si je ne veux demeurer seul, que je parle à celle que vous me laissez. - II me semble, adjousta Amintor, qu’autresfois vous ne souliez point faire ainsi, et que je ne suis point plus possesseur de la maistresse que je le soulois estre. Qu’y a-t’il donc de nouveau ?

Alcyre demeura quelque temps sans respondre, et, le regardant, sousrioit comme faisant le fin, dont Amintor se troubla encore davantage, et, voyant qu’il ne disoit mot : Que veut dire, reprit-il, que vous ne me respondez point ? Y ay-je quelque interest, ou n’est-ce point à mes despens que vous vous entretenez ensemble ? S’il est ainsi, pour le moins, que je le sçache, afin que j’aye ma part au passe-temps.

Alors, Alcyre, avec un visage plus serieux : Amintor, luy dit-il, quand nous ne serions pas si proches parens que nous sommes, vous me devez croire assez vostre amy pour ne vous point traitter de la sorte que vous dites. Mais il est certain qu’il y a longtemps que je vous eusse adverty de ce que vous desirez de sçavoir à cette heure, si je n’eusse eu peur de vous faire desplaisir ; et cette mesme consideration m’en empeschera encore, si vous ne m’asseurez du contraire. - Je ne vous asseureray pas, dit-il, de n’avoir point de desplaisir de ce que vous me pourriez dire, et mesme estant à mon desadvantage ; mais trop bien que je vous auray une tres-grande obligation, si vous me dites ce que c’est, afin d’y remedier, ainsi que je jugeray estre à propos. - Si vous me promettez, dit Alcyre, d’en user avec discretion, et vous servir de l’advertissement que je vous donneray, seulement pour sortir de la tromperie où l’on vous retient, je suis tout prest à le vous dire, comme vostre parent et vostre amy ; mais autrement je ne le feray pas, puis que, sans vous profiter en rien, il me pourroit beaucoup nuire.

Et Amintor le luy ayant promis avec toute sorte d’asseurance, Alcyre reprit ainsi la parole : Sçachez, Amintor, qu’apres avoir longuement servy la belle Clarinte, ma bonne fortune a esté telle qu’elle s’est entierement donné à moy et que je la possede. - Ah Dieu ! s’escria le chevalier, qu’est-ce que vous me dites ? Vous possedez Clarinte ! - Je la possede veritablement, reprit froidement Alcyre, et en mettez vostre esprit en repos. Car elle est mienne de telle sorte, qu’il se passe fort peu de nuicts que je ne sois aupres d’elle, et c’est pourquoy vous voyez que je me retire de sa compagnie le plus que je puis, afin d’en oster la cognoissance aux plus curieux, ainsi qu’elle m’en a prié. - O dieux ! dit Amintor, en levant les mains jointes en haut, ô dieux ! ne la punirez-vous point, la trompeuse et perfide qu’elle est ! - Je vous asseure, adjousta Alcyre, que plusieurs fois j’ay voulu vous en advertir, estant marry de vous voir trompé comme vous estiez ; mais (ainsi que je vous ay dit), j’ay eu peur que vous n’en eussiez trop de desplaisir.

Amintor alors, pliant les bras sur son estomach, et ayant demeuré quelque temps sans parler, reprit enfin de cette sorte : J’aurois une grande occasion de me douloir de vous, Alcyre, en ce que vous m’avez ravy Clarinte, si je ne sçavois bien que la poursuitte que vous et moy en avons faite, n’a point esté au desceu l’un de l’autre, mais que, comme ceux qui courent au prix, plusieurs entrent dans la course et un seul le gagne. De mesme, je n’ay point d’occasion de me douloir de vous, si vous l’avez emportée, cette Clarinte, plustost que moy. Au contraire, j’ay beaucoup de sujet de me louer de vous pour la declaration que vous me faites, afin que je ne demeure plus longuement deceu. Il ne reste, pour le comble de cette obligation, qu’une chose, de laquelle je vous veux conjurer, qui est de me faire sçavoir aussi bien par mes propres yeux ce que vous me dites, que je viens de l’apprendre de vous par les oreilles. - J’y feray, respondit Alcyre, pour vostre contentement, tout ce que je pourray ; mais je crains fort que ce ne sera que rengreger vostre desplaisir. - Mon des- plaisir, respondit Amintor, ne s’en augmentera point, et quand il adviendroit autrement, il ne seroit que bien à propos, afin que j’aye tant plus de courage de faire la resolution que je dois.

Alcyre fit semblant de demeurer un peu empesché sur cette demande, encore qu’il l’eust desjà preveue et qu’il s’y fust preparé dés le commencement.

Et enfin il luy respondit : Je ne sçay, Amintor, comme je pourray satisfaire à vostre curiosité. Car, encore que je le desire bien fort pour votre contentement, je vois une grande difficulté de vous pouvoir mettre dans sa chambre, parce que ce n’est pas tous les soirs que j’y vay, mais seulement lors que la commodité le luy permet, laquelle elle ne me fait sçavoir que lors que chacun est desjà presque couché, heure tant incommode que je ne crois pas que vous y puissiez entrer sans estre vu. - Non, non, dit Amintor, ce n’est pas ce que je demande ; je suis bien en la mesme consideration ; il me suffira d’estre aupres de vous quand vous y entrerez. - S’il ne tient qu’à cela, dit-il incontinent, vous serez bien tost satisfait, et peut-estre dés ce soir mesme, si vous demeurez en vostre logis.

Et Amintor luy ayant promis de l’y attendre, ils se separerent sur cette resolution.

Jugez, sage Adamas, à quelle imposture nous sommes subjettes, par l’exemple de cette sage dame, qui, encore qu’innocente, est toutefois, par la finesse d’Alcyre, estimée et blasmée par Amintor comme tres-coulpable. Il s’alla renfermer dés l’heure mesme dans sa chambre, attendant avec impatience que le rusé Alcyre le vinst advertir. Luy, cependant, desireux d’achever aussi bien son entreprise qu’il luy sembloit d’y avoir donné un bon commencement, et ayant desjà de longue main resolu ce qu’il avoit à faire, l’heure estant venue que chacun estoit prest de se mettre au lit, il se demesla de tous ceux qui estoient d’ordinaire avec luy et vint trouver Amintor, pour le conduire où il luy avoit promis.

Le roi Euric, qui se plaisoit grandement parmy les dames, afin d’avoir plus de commodité de nous voir, nous avoient logées, Clarinte, Adelonde et moy, dans son palais, feignant que c’estoit pour nous faire plus d’honneur. Le quartier de Clarinte estoit presque à plein pied de la cour, et ne falloit que monter trois ou quatre marches pour y aller ; et estant sur ce petit perron, on entroit dans sa chambre par deux divers endroits. Par l’un, on trouvoit une grande salle et une antichambre avant que d’y entrer ; par l’autre, on passoit par une petite galerie fort obscure, qui conduisoit en son cabinet par une porte desrobée ; et c’estoit où Clarinte couchoit ordinairement. Et quand on vouloit passer plus outre, sans entrer dans son cabinet, il ne falloit qu’ouvrir une porte tout aupres, par laquelle on entroit dans une tres-grande sale qui conduisoit hors du palais par une porte fort peu frequentée.

Alcyre, ayant de long-temps fort bien remarqué tout ce que je viens de dire, conduisit Amintor dans cette petite galerie, où, estant sans point de lumiere, lorsque desjà chacun estoit retiré, il luy dit : Vous verrez, Amintor, qu’aussi tost que je heurteray à la porte du cabinet, on me viendra ouvrir. Mais, je vous supplie, suivant ce que vous m’avez promis, de vous en retourner sans faire bruit aussi-tost que vous m’aurez vu entrer dedans.

Et puis, le laissant à quatre ou cinq pas de la porte, il fit semblant d’aller gratter contre celle du cabinet de Clarinte, et il alla à l’autre par laquelle on entroit dans la grande sale, et qui, pour estre toute proche, ne pouvoit estre discernée par Amintor. Et apres y avoir demeuré quelque temps, il revint vers luy, et luy dit doucement à l’oreille : Nous avons un peu trop tardé ; elles estoient desjà à moitié endormies, mais j’ay ouy qu’elles se levent. Je vous supplie encor un coup, quand je seray entré, de vous en aller le plus doucement que vous pourrez, et cependant de vous reculer encor un peu plus, de peur que, si les flambeaux estoient encore allumez, vous ne fussiez veu quand la porte s’ouvrira.

Amintor le fit, ne pensant point à sa finesse, qui ne tendoit à autre fin qu’à l’esloigner davantage de la porte du cabinet, de peur qu’il ne peust s’appercevoir de sa ruse. S’estant donc approché le plus doucement qu’il peut de cette porte, il ouvrit luy-mesme celle qui alloit dans la grande sale, et, y entrant, la referma incontinent apres, parce que le ressort estoit fait de telle façon qu’en la poussant elle se fermoit d’elle mesme ; et Alcyre, qui l’avoit remarquée, y estoit venu un peu auparavant, et l’avoit laissée entr’ouverte. Amintor, qui l’ouyt ouvrir et fermer incontinent, eut opinion que veritablement c’estoit celle du cabinet de Clarinte, et il est bien croyable que tout autre y eust esté aussi bien trompé que luy, estans si proches l’une de l’autre, et le lieu si obscur. Toutesfois, pour en estre plus asseuré, il vint prester l’oreille à la porte pour ouyr s’ils parloient ou feroient quelque bruit. Mais, où fust que veritablement, au bruit qu’Alcyre avoit fait, quelqu’un s’esveilla dans la chambre de Clarinte, ou que l’apprehension le luy fist sembler ainsi, tant y a qu’il eut opinion d’ouyr quelque bruit, ce qui le transporta de sorte qu’il fut prest plusieurs fois d’enfoncer la porte à coups de pied. Enfin, se souvenant de la parole qu’il avait donnée, et de la proximité qui estoit entr’eux, et en quelle confusion il mettroit toute la maison, il eut assez de pouvoir sur luy pour s’en empescher et s’oster de là, mais avec tant de regret que, de toute la nuict, il ne peut reposer.

D’autre costé, Alcyre, ayant si bien joué son personnage, et craignant qu’Amintor ne le vinst chercher en son logis, ne voulut point y retourner, ny en lieu où, le lendemain, quelqu’un peust dire de l’avoir veu, et à ceste occasion passa toute la nuict dans quelque, grotte d’un jardin, dont il s’estoit fait donner la clef. Jugez en quel estat il avoit mis Amintor, et combien un amant doit avoir de prudence, pour eviter les artifices d’un rival !

Le desplaisir de ce chevalier fut tel que, ne le pouvant declarer à personne, il fut enfin contraint de se mettre dans le lict, et alla quelque temps disputant contre le mal, avant que d’y vouloir donner remede. De quoy Clarinte estant avertie par le bruit qui en couroit, poussée de l’amitié qu’elle luy portoit et ignorant le sujet de sa maladie, se resolut de l’aller visiter. Mais elle le trouva si triste, qu’à peine la peut-il regarder, ce qu’elle attribuoit à la grandeur de son mal. Mais l’allant une autre fois visiter, et le trouvant encore plus melancolique et plus froid que la premiere fois, elle ne se peut empescher de luy dire : Il est certain, Amintor, que vostre mal doit estre fort grand, puis qu’il ne vous change pas seulement le visage, mais vous rend d’une humeur si differente à celle dont vous souliez estre, que veritablement vous n’estes plus recognoissable. - Ah ! Clarinte, luy respondit-il en souspirant, combien eust-il esté à propos que ce changement fust arrivé il y a long-temps !

Elle demeura estonnée d’ouyr ceste response, et, lorsqu’elle vouloit continuer pour en apprendre davantage, les medecins s’approcherent de luy, de sorte que, craignant que quelqu’un ne s’en apperceust, elle n’osa repliquer. Au contraire, s’estant arrestée fort peu de temps aupres de luy, elle se retira la plus mal satisfaite personne du monde.

Cependant, Alcyre, pour ne point perdre temps, apres avoir veu un si bon commencement et un progres si favorable à ses desseins, pour se prevaloir encor mieux des occasions qui se pourroient presenter, se rendit beaucoup plus familier d’Amintor qu’il ne souloit estre, et demeuroit si assiduellement aupres de luy, qu’il estoit impossible qu’il parlast à personne sans qu’il l’ouyt. Car, cognoissant bien que son mal procedoit principalement du desplaisir qu’il recevoit de Clarinte, il ne vouloit point qu’elle l’en peust desabuser, ni que quelqu’un lui fist recognoistre la verité.

Mais parce qu’il n’avoit pas encore entierement accomply son chef d’œuvre, et qu’il estoit necessaire que, comme il avoit trompé Amintor, il abusast aussi Clarinte, afin que, comme il la fuyoit, elle s’esloignast aussi de luy, un jour qu’il se trouva seul dans la chambre de son compagnon, et qu’il recogneut que le mal le pressoit moins que de coustume, il fit semblant de vouloir escrire quelque chose qui luy estoit d’importance. Mais, comme s’il n’eust peu venir à bout de ce qu’il avoit à faire, il effaçoit tantost une parole et tantost rayoit une ligne toute entiere, et enfin, feignant de se dépiter contre soy-mesme, rompoit le papier et la plume contre la table, frappant de colere des mains dessus. De quoy Amintor sousriant, et ne sçachant d’où procedoit ceste facon de faire, luy demanda quelle occasion il en avoit :

Je vous asseure, luy dit-il, que je pense n’avoir pas aujourd’huy l’esprit bien fait. Ce matin, le roy m’a commandé de faire pour luy une lettre de remerciement à une dame pour quelques estroittes faveurs qu’elle luy a faites, et faut que je la luy porte tout à ceste heure, afin qu’il ait le loisir de la rescrire. Mais je ne sçay où aujourd’huy mon esprit s’en est allé, je ne puis lier deux paroles bien à propos.

Et parce qu’Amintor aymoit Alcyre, et qu’il sçavoit bien qu’Euric avoit accoustumé de donner bien souvent de semblables commissions à ceux qu’il aymoit le plus et qu’il jugeoit personnes d’esprit, il voulut essayer si son mal luy permettroit de faire cette lettre pour son amy, et, pour ce, luy ostant le brouillart des mains afin d’en comprendre mieux le subject, apres y avoir un peu songé, il escrivit telles paroles :

Lettre d’Amintor au nom du Roy Euric.

C’est à la grandeur de mon affection, et non plus de mon merite, que vous avez voulu mesurer la faveur que j’ay receue de vous. Mais à quoy faut-il que j’esgale le remerciement que je vous en dois ? Sera-ce point, pour ne vous estre redevable, à ceste mesme grandeur de mon affection ? Mais, estant infinie, avec quoy se pourroit-elle esgaler ? Avec ce qui est, comme elle, infiny, et telle est la volonté que j’ay de vous faire service, laquelle je vous supplie de recevoir, comme celle de la personne du monde qui vous ayme le plus, et qui y est aussi la plus obligée.

Ce qu’Alcyre desiroit sur toutes choses, c’estoit qu’Amintor escrivist cette lettre sur ce subject, non pas pour la donner au roy, ainsi qu’il en faisoit le semblant, mais pour un autre effect, qu’il avoit desseing en luy-mesme. Il loue donc grandement la vivacité de son esprit, et la facilité qu’il avoit de mettre ses conceptions par escrit, le remercie de ce qu'il a fait pour luy, l’ayant osté d’une peine qui n’estoit pas petite, et, la mettant dans sa poche, s’en va, feignant de la vouloir rescrire dans un petit cabinet, où il souloit se retirer pour semblable affaire. De fortune, le brouillart qu’il avoit fait demeura sur la table, que le pauvre malade serra dans une layette, où il avoit accoustumé de mettre semblables papiers, sans autre dessein que de ne vouloir pas qu’il fust veu.

Alcyre, cependant, prend de la soye, et, estant hors de la presence d’Amintor, cachette cette lettre et y met un chiffre dessus, et puis s’en va trouver Clarinte, prenant l’heure qu’il pensa la pouvoir trouver plus seule. Deux jours estoient desjà passez depuis la derniere fois qu’elle avoit visité Amintor et qu’elle en estoit revenue si mal satisfaite. Toutesfois, encor qu’elle desirast beaucoup de sçavoir pourquoy Amintor luy avoit parlé de cette sorte, si est-ce qu’elle n’avoit osé y retourner si promptement, de peur de donner sujet aux médisans de mal parler d’elle. Et maintenant, voyant Alcyre, et sçachant la familiarité qui estoit entre eux, encore qu’elle ne fust pas ignorante qu’il l’aimoit aussi bien qu’Amintor, si ne peut-elle s’empescher de luy demander comme se portoit son malade.

Alcyre, faisant semblant de ne sçavoir point que son compagnon la servist, luy respondit si froidement : Je croy, madame, qu’il se portera bien, estant depuis peu devenu si joyeux qu’il n’y a pas apparence qu’il tienne longuement la chambre, puisque les medecins disent que son mal ne procede que d’une grande tristesse. - Je croy, respondit Clarinte, que les medecins ont fort bien jugé, et faut, s’il est si joyeux que vous le dites, qu’il soit bien changé depuis que je ne l’ay veu. Car, la derniere fois que je fus chez luy, à peine pouvoit-il ouvrir la bouche pour parler à moy. - Je ne sçay, respondit Alcyre, quel il estoit lorsque vous le vistes, mais si sçay bien que jamais homme ne monstra un visage plus content qu’il fait depuis hier au matin. Aussi n’est-ce pas sans raison, si c’est avec raison que celuy se contente, qui a obtenu ce qu’il desire. - Et je vous supplie, Alcyre, dit-elle incontinent, faites-moy sçavoir ce contentement, afin que, comme sa parente et sa bonne amie, je participe au plaisir qu’il en a. - Je le ferois, repliqua-t’il, pour obeyr à ce que vous me commandez ; mais, je scay, madame, que la pluspart des femmes ne scavent rien taire, et peut-estre, s’il venoit à le sçavoir, je perdrois son amitié, que je tiens si chere. - J’advoue, respondit-elle, que je suis femme, mais non pas de celles-là que vous dites ne sçavoir rien taire, ayant toute ma vie fait particuliere profession de ne parler jamais de ce que je promets tenir caché, comme à ceste fois je le vous proteste et le vous jure. - Sur cette parole, dit-il, je le vous diray, mais à condition que vous n’userez point de la puissance que vous avez sur moy pour m’en faire declarer davantage que je ne voudray. - Ce seroit trop de discourtoisie, dit-elle, encore que je le peusse faire, de vous y vouloir contraindre. C’est pourquoy je vous asseure de ne vouloir jamais rien sçavoir de vous, que ce que vous-mesme m’en voudrez dire. - Sçachez donc, reprit finement Alcyre, que le pauvre Amintor est secrettement devenu amoureux d’une des principales et des plus belles dames de la Cour, et que, l’aimant passionnément et s’estant figuré qu’elle devoit rendre à son affection quelque sorte de tesmoignage de bonne volonté, il y a quelques jours qu’il en voulut retirer quelque preuve. Mais, s’estant trouvé beaucoup moins heureux qu’il n’avoit eu opinion, il en ressentit un si grand déplaisir qu’il en devint malade, se donnant de telle sorte du tout à la melancolie, qu’il y avoit peu de personnes qui ne le jugeassent estre la seule cause de son mal. De quoy ceste belle dame estant advertie, esmeue à quelque compassion, le vint visiter, et depuis, ayant recogneu la grandeur de son affection, luy a donné autant de sujet de se contenter d’elle, que peu auparavant elle luy en avoit donné de mescontentement. De vous dire quel il est, il n’y a point d’apparence, puis, madame, que vous le pouvez juger par l’effect que je vous en dis. Tant y a que ce matin il a mis la main à la plume pour luy escrire, et, ne se fiant de personne que de moy, m’a prié de luy porter sa lettre.

Clarinte, oyant ces nouvelles, ne peut s’empescher de rougir, infiniment surprise de la nouvelle de cet amour, et parce qu’elle ne vouloit pas qu’Alcyre s’en apperceust, elle fit semblant de se moucher, et, en mesme temps, luy demanda qui estoit cette courtoise dame, sans mesme oster le mouchoir du visage, pour empescher que le changement de sa voix ne fust recogneu. - C’est, dit Alcyre, ce que vous m’avez promis de ne me commander pas de vous dire. Mais, pour vous donner plus d’asseurance de mes paroles, et que vous puissiez mieux juger ce que je vous dis, encore que sa lettre soit cachetée, je ne laisseray pas de la vous monstrer, parce que je reprendray bien son cachet sans qu’il le voye. Et lors, ouvrant la lettre, la luy presenta.

Elle, qui cognoissoit fort bien l’escriture d’Amintor, soudain qu’elle y jetta les yeux dessus, vid bien que veritablement il l’avoit escrite, et cela luy faisant adjouster foy à tout ce qu’Alcyre venoit de luy dire, elle lut avec une grande émotion tout ce qui estoit escrit, qui luy donna encore plus de desir de sçavoir à qui ce remerciement s’adressoit : Et ne me direz-vous point, Alcyre, luy dit-elle, à qui ces belles paroles sont escrites ? - Madame, dit-il, je la vous eusse nommée dés le commencement, si je n’eusse promis le contraire avec de si grands sermens, que j’aurois horreur de les rompre. Mais qu’il vous suffise que c’est l’une des plus belles dames de la Cour. - Je le croy, dit Clarinte, puis que vous le dictes. Mais, continua-t’elle, quelque beauté qui soit en elle, si l’estimeray-je encor beaucoup moindre que sa courtoisie. Et puisque vous ne voulez dire son nom, ne me pouvant venger en autre chose, je ne veux pas qu’elle ait le contentement de lire cette lettre. Et en mesme temps, pressée du despit, la rompit en diverses pieces.

Alcyre feignit d’en estre bien marry et de l’en vouloir empescher, encor que ce fust son moindre soucy. En fin, voyant qu’il n’y avoit plus de remede, il fit semblant de se consoler : Je diray, continua-t’il, qu’en tirant mon mouchoir, elle est tombée dans le feu, où elle a esté plustost bruslée que je n’y ay pris garde, et, s’il veut, il en refera une autre.

Se pouvoit-il user avec plus de finesse pour rompre une amitié des deux costez, qu’Alcyre en cette occasion en inventa ? Aussi fit-il un si grand coup en l’un et en l’autre, que Clarinte, abusée de cette lettre, et Amintor, deceu de ce qu’il pensoit avoir bien veu, estoient si mal satisfaicts l’un de l’autre, qu’ils n’attendoient plus que l’occasion de se voir pour venir aux extremes reproches ; qui fut cause que Clarinte n’alla plus voir Amintor, et qu’Amintor laissa escouler plusieurs jours, contre sa coustume, sans l’envoyer visiter, ce qui ne faisoit que les affermir davantage en l’opinion qu’Alcyre leur avoit fait concevoir.

Or voyez, mon pere, combien la fortune, quand elle veut, prepare le chemin aisément à celuy qui luy plaist qui parvienne à la fin de ses desseins. J’ay esté contrainte de vous dire un peu au long les finesses d’Alcyre et les mescontentemens de Clarinte afin de vous faire mieux entendre comme Alcidon, pour effectuer la priere que je luy avois faite, parvint aux bonnes graces de Clarinte, parce que c’est une chose tres-asseurée que, sans cette dissension, il eust peu mal-aisément venir à bout de son dessein. Mais comme il a tousjours esté tres-heureux en tout ce qu’il a entrepris, il ne le fut pas moins à ce coup, de rencontrer ce hazard si à propos.

Alcidon a voulu couvrir tant qu’il a peu son infidelité par les discours qu’il a faits. Et quoy que je me sois teue quand il en a parlé, et que, quand il me vint retrouver la premiere fois, je n’en fisse point de semblant, si est-ce que sçavois-je tres-bien que le long temps qu’il estoit demeuré sans me faire sçavoir de ses nouvelles avoit veu naistre d’autres affections en luy que celles qu’il avoit eues pour moy. Car, sans en chercher de plus esloignées, je sçavois fort asseurément que, Torrismond estant mort, lorsque Thierry, son frere, prit la couronne, il vid, dans l’une des villes d’Aquitaine, Clarinte, et qu’il l’aima. Et si je voulois, peut-estre luy pourrois-je bien dire et le temps et le lieu ; mais il suffit qu’en son ame il sçait bien que je dis vray.

Et parce qu’Alcidon faisoit semblant de ne vouloir point avouer ce qu’elle disoit : Non, non, dit-elle, Alcidon, ne niez point la verité ; vous scavez que je dis vray, et que, peu de temps apres l’accident de Damon et de Madonte, Torrismond venant à mourir et Thierry luy succedant, vous le suivistes en ses voyages, et qu’au siege d’une ville, vous vistes cette belle dame, de laquelle vous eussiez davantage continué le service, si Thierry mesme ne fust mort presque aussi tost qu’il fut roy. Et depuis vous en fustes distrait par le grand Euric, qui vous occupa de telle sorte en ses diverses entreprises, que vous oubliastes aussi bien Clarinte, qu’auparavant vous aviez eu peu de memoire pour moy. Et vous contentez, Alcidon, que, si je voulois, je vous raconterois non seulement le commencement et le progrez de cette affection, mais peut-estre encores tant de particularitez de vostre vie, que vous vous en estonneriez.

Je dis cecy, sage Adamas, non pour luy reprocher son inconstance, car je sçay bien que son aage ne luy permettoit pas alors d’estre plus constant, et que je ne l’avois point obligé d’avoir plus de fidelité pour moy ; mais je le dis seulement pour vous faire entendre qu’il eut beaucoup moins de peine à faire cognoistre sa bonne volonté à cette belle dame. - Je ne nieray pas, interrompit Alcidon, que, du temps que vous dites, je n’aye veu Clarinte, et que sa beauté ne m’ait ravy, par une rencontre fort inesperée. Car, au siege d’une ville, quelque intermission ayant esté faite des armes, je m’approchay de la muraille, où le roy m’envoyoit pour faire retirer les soldats qui s’en approchoient trop. Je vis cette belle dame sur les creneaux, où elle estoit venue pour parler à quelqu’un de nostre armée qu’elle cognoissoit. J’avoue qu’aussi tost que je la vis, je l’admiray, et qu’elle faillit dés lors de me couster la vie, parce que, la trefve se rompant cependant que je la considerois, je ne me donnay garde que je fus tout couvert de traicts et de flesches, que ceux de la muraille me tiroient, et que, comme elle portoit en ses habits le signe de la mort, car elle faisoit le deuil de son pere, sa veue me fut presque mortelle de ceste sorte. Mais je ne confesseray jamais que cela m’ait fait manquer à ce que je vous dois, et que vous me faites une extreme injure quand vous en parlez autrement. - Nous en croirons, dit Daphnide, ce qu’il vous plaira. Tant y a, Alcidon, que ceste fois que, par mon commandement, vous luy parlastes d’amour n’avoit pas esté la premiere, et qu’à ceste occasion l’accez vous en fut plus aisé.

Au commencement toutesfois, sçachant ce qui s’estoit passé entre nous, d’autant que le roy mesme le luy avoit raconté, elle ne laissa de rejetter bien fort ses paroles. Car il faut que vous sçachiez, mon pere, que le grand Euric, pensant s’avancer davantage en ses bonnes graces, luy faisoit entendre que toute la recherche qu’il me faisoit n’estoit que pour Alcidon, qu’il luy disoit estre passionnément amoureux de moy. Et parce que ce chevalier, desireux de vaincre ceste belle dame, ne s’arresta pas au premier refus qu’elle luy fit, un jour qu’Euric s’estoit allé promener sur le Rosne, et, pour passer le temps en meilleure compagnie, avoit convié une partie des dames, entre lesquelles nous estions, Clarinte et moy, ja pris garde qu’Alcidon s’en approcha, et, apres avoir parlé quelque temps à elle, je vis qu’il luy donna un papier qu’elle prit, et incontinent apres le despliant, le rompit et le jetta dans le fleuve sans le lire. Je ne peus pour lors entendre ce qu’il luy avoit dit, ny ce qu’elle luy respondit, parce que j’estois trop esloignée et qu’ils parloient fort bas. Mais Alcidon me dit depuis qu’il luy avoit dit :

Ne trouvez estrange, madame, si je viens tenter en ce lieu ce que je n’ay peu obtenir ailleurs, je veux dire l’honneur de vos bonnes graces, parce qu’ayant esté si malheureux quand je vous en ay suppliée sur la terre, je veux essayer si l’element de l’eau me sera point plus favorable. Et d’autant que, quand je vous vois, mon ame s’employe tellement à vous regarder qu’elle oublie de parler, pour suppléer à ce deffaut, j’ay mis dans ce papier une partie des choses que je voudrois bien, et que je ne puis vous dire.

Et à ce mot, il le luy presenta. Elle, qui eut peur qu’en le refusant, elle ne fust cause que plusieurs s’en prinsent garde, le receut, et luy dit : Vous avez eu raison, Alcidon, de penser que cet element vous seroit plus favorable que l’autre, s’il est vray qae chacun favorise son semblable. Car vostre humeur inconstante ne ressemble en rien à la terre, et si faict bien à l’eau, qui ne s’arreste jamais. Et pour vous monstrer que j’en fais le mesme jugement, je luy donne ce papier où vous dites avoir escrit ce que vous desirez, afin qu’il vous accorde vostre requeste, m’asseurant bien que, vous cognoissant aussi inconstant que luy, il vous favorisera autant qu’il luy sera possible.

Et, à ce mot, rompant la lettre en plusieurs pieces, sans la lire, la jeta dans le fleuve.

Ah ! Madame, luy dit Alcidon, luy voulant retenir le bras, est-ce ainsi que vous mesprisez la plus entiere affection qui vous ait jamais esté offerte ? Ne vous contentez-vous pas, injuste que vous estes, de me brusler le cœur par le feu de vos yeux, sans en noyer les plaintes dans ce fleuve pour ne les voir pas ? - Vous avez tort, luy dit-elle froidement, de m’accuser d’injustice, puis que je me fais paroistre tres-equitable, de ne vouloir rien retenir de l’autruy, rendant à cet element si inconstant les pensées et les conceptions du cœur le plus inconstant qui soit en l’univers.

Cependant que Clarinte parloit de cette sorte à ce chevalier, le roy m’entretenoit, et toutesfois je n’estois pas si attentive à son discours, que je n’eusse l’œil sur Alcidon. Et m’asseurant bien que Clarinte feroit quelque action, qui donneroit cognoissance de ce qu’il luy disoit, afin que le roy y prist garde, expressément sans luy respondre, je tins quelque temps les yeux sur eux. Et parce qu’il me tira par le bras, comme s’il eust voulu me faire revenir d’un sommeil : Je ne dors pas, luy dis-je, seigneur ; voyez ce que je regarde. Et lors je luy montray Clarinte et Alcidon, et, de fortune, au mesme temps que le chevalier luy donnoit la lettre ; de sorte qu’il peut voir comme elle la rompit et la jetta dans l’eau. De quoy je fus bien aise, afin qu’il commençast de prendre garde à cette nouvelle amour, sçachant bien qu’en semblables affaires, il ne faut seulement qu’en faire voir un peu, et laisser à la jalousie d’achever le reste.

Depuis ce jour, Alcidon continua de sorte, et poursuivit si bien son entreprise, que la belle Clarinte, pensant que ce seroit un tres-bon moyen pour gaigner Euric et pour faire regretter à Amintor la perte qu’il avoit faite d’elle, fit semblant de luy vouloir un peu de bien. Je dis, fit semblant, car veritablement, pour lors, elle n’avoit guere autre passion que l’ambition, pour laquelle elle estoit bien aise d’estre aimée du grand Euric, et que le despit contre Amintor, croyant qu’il se fust retiré d’elle pour quelque autre, à quoy elle jugeoit que la bonne chere qu’elle faisoit à Alcidon luy pourroit estre fort profitable. Car elle scavoit bien que, pour r’appeller un amant qui se retire, il n’y avoit rien de meilleur que de faire naistre la jalousie, et, pour en acquerir un de la qualité du roy, il n’y avoit artifice meilleur que de s’acquerir les bonnes graces de ceux qui en sont aymez et favorisez, comme elle voyoit estre ce chevalier, afin que, par leurs louanges, ils portent l’esprit de leur maistre à les aimer d’avantage. Outre que elle en avoit, celuy sembloit, un exemple en moy, qu’elle sçavoit bien avoir esté aimée d’Alcidon et qu’elle pensoit estre parvenue aux bonnes graces du roy par son moyen. En ceste consideration doncques, elle commença d’escouter ce chevalier et de luy faire quelque espece de petites faveurs.

De quoy je recevois un tres-grand contentement, pensant bien que, quand le roy s’en prendroit garde, il estoit impossible, selon son humeur, qu’il ne s’en offençast grandement. Et tout expres, lorsque je pouvois parler à Alcidon en particulier, je le solicitois tousjours de s’advancer d’avantage en ses bonnes graces et de rechercher mesme la vue d’Euric, pourveu que ce fust avec discretion. Ce qu’il fit de telle sorte que, non pas seulement le roy et Amintor, mais presque toute la Cour s’en prit garde, d’autant qu’au commencement ny Clarinte ny Alcidon n’avoient pas grande opinion de s’aimer à bon escient, mais seulement pour les desseins qu’ils avoient tous deux, lesquels ne pouvoient estre accomplis, s’ils eussent tenu leur amitié secrette, parce que tout l’effect qu’ils en esperoient devoit proceder de la cognoissance qu’ils en donnoient à autruy.

Ils continuerent quelque temps de ceste sorte, durant lequel Amintor s’alla tousjours plus opiniastrant contre l’affection qu’il portoit à Clarinte, ne pouvant consentir que son cœur genereux aimast une personne, de laquelle il pensoit avoir esté si laschement trahy. D’autre costé, elle, qui pensoit avoir encore plus d’occasion de le hayr, pour en avoir esté si indignement delaissée, encore qu’elle feignist de ne s’en point soucier, si est-ce qu’elle en ressentoit un despit si vif en l’ame que, ne pouvant s’en vanger si tost qu’elle eust bien voulu, elle ne se pouvoit defendre de l’extréme tristesse qui descouvre au visage les ennuys que le cœur veut tenir cachez. Et comme la neige, en roulant sur d’autre, s’amoncelle et s’agrandit, de mesme ce desplaisir peu à peu se joignant à d’autres ennuys, dont la vie des hommes n’est que trop fertile, s’y joignant encores quelque indisposition du corps, elle se reduit en un tel estat, qu’en fin elle fut contrainte de se mettre au lict, où tout son plus grand exercice estoit de souspirer et de plaindre. Amintor en fut incontinent adverty, parce qu’à cause de leur parentage les domestiques des uns et des autres avoient une tres grande familiarité ensemble. Mais cela encor ne fut point suffisant de vaincre l’esprit offencé de ce chevalier.

II advint en fin que, le mal de ceste belle dame rengregeant de jour en jour, il fut adverty qu’une nuict elle avoit eu des defaillances qui avoient failly de l’emporter, et qu’on ne sçavoit encore ce qui en arriveroit. II avoit tenu bon jusque-là. ; mais, oyant parler de mort, il fallut se rendre, et, sans attendre davantage, se faisant par force habiller, il se fit traisner, tout malade qu’il estoit, au mieux qu’il peut, au logis de Clarinte, qu’il trouva dans le lict, mais non pas toutesfois en l’extremité qu’on luy avoit dite, parce qu’encore que la nuict elle eust eu ce fascheux accident, le jour estant venu luy r’apporta de la force et de l’allegement. Elle qui eust attendu toute autre visite plustost que la sienne, et qui, grandement offencée contre luy, n’en pouvoit souffrir la presence qu’avec peine, pensant qu’il la vinst voir pour continuer ses tromperies, resolut de se faire effort, et, en cachant son mal, essayer de luy desplaire en tout ce qu’elle pourrait. En ce dessein, apres quelques propos communs, elle luy demanda des nouvelles de la Cour : Car, dit-elle estant dans ce lict où vous me voyez, je n’en sçay que ce que, par pitié, on m’en vient dire, et, en eschange, si vous prenez cette peine, je vous apprendray des miennes. - Madame, dit froidement Amintor, il y a si long temps que je ne fais la cour qu’à mon lict, que ce n’est pas à moy à qui il se faut adresser pour en apprendre. Mais, n’estant venu icy que pour sçavoir des vostres, vous m’obligerez grandement de m’en dire, me resjouissant cependant de vous voir en un meilleur estat que l’on ne m’avoit pas figuré ce matin. - Hé quoy ! Amintor, respondit-elle, vous me pensiez peut-estre trouver morte ? Non, non, je ne vous veux pas encore mettre en despense d’un habit noir, et, pour vous montrer que, Dieu mercy, je ne suis pas reduite à un tel estat, je veux, en satisfaisant à la curiosité que vous avez de sçavoir de mes nouvelles, vous monstrer que mes pensées tendent bien ailleurs.

Et lors, passant la main sous le chevet, elle en tira un papier qu’elle luy presenta : Tenez, Amintor, continua-t’elle, lisez ces vers qui ont esté faits sur ces fleurs, que vous voyez attachées au chevet de mon lict, et puis, si vous n’en sçavez deviner l’auteur, je le vous diray. - Avant, dit-il, que de les lire, je penserois le pouvoir nommer asseurément. Et lors, les despliant il trouva qu’ils estoient tels :


Madrigal

Sur un bouquet de fleurs,
aupres de Clarinte, dans le lict.

Pres d’elle, sur son lict, un bouquet j’apperceus.
Que d’envie aussi tost contre luy je conceus !
O fleurs ! au prix de moy, que vous estes heureuses !
En souspirant leur dis-je ; et lors, me reprenant,
Je dis incontinent :
Mais pour n’estre amoureuses,

Belles fleurs, je vous croy
Moins heureuses que moy.
Puis soudain, au rebours, repensant en moy-mesme
Que je n’ay point de mal, sinon parce que j’aime :
Je te dis, ô bouquet ! mille fois plus heureux,
N’estant point amoureux.

Amintor, ayant leu ces premiers vers, s’arresta pour considerer la lettre, et, apres y avoir quelque temps songé : Et bien ! luy dit Clarinte, qu’en pensez-vous ? - Jusques icy, respondit-il, je n’y voy rien qui me fasse changer d’opinion, sinon l’escriture qui, veritablement, n’est pas de celuy que je pensois. Mais, peut-estre, l’a-t’il fait expres, pour en oster la cognoissance à ceux qui les verroient. - Je cognois bien, adjousta Clarinte, que vous vous trompez. Mais continuez de lire les autres, et peut-estre vous en donneront-ils plus de cognoissance, ou vous mettront entierement hors de l’opinion où vous estes.

Lors Amintor continua de cette sorte :


Sonnet

sur le mesme sujet.

Amour cueillit ces fleurs où prend la belle Aurore
Ses roses, ses œillets et ses lys tour à tour ;
Qu’apres, ouvrant le ciel et les portes du jour,
En tombant de ses mains, tout l’Orient adore.



Belles fleurs, que le Ciel de tant de grace honore,
Qu’heureuses vous serez en un si beau sejour !
Vous mourrez, il est vray, mais sur l’autel d’amour,
Autel où tous les cœurs voudroient mourir encore.

Que vous vinstes, ô fleurs, sous un heureux destin !
Vous naquistes jadis dedans un beau jardin,
Et de mourir icy vous estes destinées.

D’avoir changé de lieu, qu’il ne vous fasche pas,
Car vous mourrez bien mieux que vous n’estes pas nées.
O Dieu ! qui n’esliroit avec vous ce trespas ?

Je ne sçay, continua Amintor, si les vers qui suivent me feront perdre la creance que j’ay ; mais jusques icy, je la tiens encores tres-asseurée. Et, reprenant le papier, il leut les autres, qui estoient tels :


Sonnet

sur le mesme sujet.

Je la vis dans le lict, un bouquet aupres d’elle.
Oh ! combien en ses dons le Ciel est envieux !
Si j’estois, comme vous, aupres de ceste belle,
Quel plus heureux sejour voudrois-je entre les dieux ?

O fleurs ! si vous l’aimiez comme j’aime ses yeux,

La place où je vous vois, à quelqu’autre nouvelle
Vous ne changeriez pas sous l’espoir d’estre mieux ;
Mais la fortune en nous n’est-elle pas cruelle ?

Le bien qui me defaut, vous l’avez vainement ;
Le bien qui vous defaut, je l’ay pour mon tourment ;
Sur nous elle use ainsi de double tyrannie.

Comme le Ciel se rit des choses de çà-bas !
Il offre ses presens à qui ne les void pas,
Mais à qui les void bien, le cruel, il les nie !

Amintor, ayant achevé de lire ces vers, demeura fort empesché à juger qui en estoit l’autheur, car, au commencement, il pensoit que ce fust Alcyre, mais la conclusion de ces derniers luy en ostoit presque l’opinion. Clarinte, qui vit bien qu’il ne pouvoit le deviner, les reprit, et, monstrant d’en estre fort soigneuse, les remit en la place où elle les avoit pris, et puis, se tournant à luy : Je vois bien, Amintor, luy dit-elle, que pour ce coup vous n’en devinerez pas l’auteur ; si vous assuray-je que c’est une personne qui merite autant de bonne fortune, qu’autre qui soit en la Cour.

- J’avoue, madame, respondit-il, que ces derniers vers m’ostent la cognoissance que je pensois en avoir, si ce n’est que, pour se desguiser davantage, il se feigne moins favorisé qu’il n’est pas. - Que pensez-vous dire, Amintor, reprit incontinent Clarinte, et avez-vous opinion que je fasse des faveurs à quelqu’un ? Cela est bon pour celles à qui vous faites tant de beaux et grands remerciemens. Mais si vous n’avez oublié la façon dont j’ay vescu avec vous, quand vous en avez recherché de moy, vous vous souviendrez que je ne suis point personne de qui il en faille attendre.

- Ah ! madame, respondit-il en souspirant, je n’ay que la memoire trop bonne de ce que vous me dites. Aussi n’y a-t’il plus que ce seul souvenir qui me reste, de tant de services que je me suis efforcé de vous rendre. Mais helas ! que mes yeux sont de trop asseurez tesmoins pour pouvoir estre démentis !

Le mal de Clarinte estoit grand, mais, quand elle l’ouyt parler ainsi, elle se tourna de furie de son costé : Et quel tesmoignage, luy dit-elle, vous peuvent avoir rendu vos yeux, qui soit à mon desavantage ?

Et parce qu’il ne respondoit point, retenu encor du respect qu’il luy portoit, elle continua : Non, non, Amintor, que vostre silence n’essaye point de couvrir sous le voile du respect la mauvaise volonté que vous avez pour moy, et vous contentez de vos trahisons passées, sans vouloir, pour les excuser, m’accuser de vostre faute. Vos yeux, ny ceux de tous les hommes ensemble, ne peuvent rien tesmoigner à mon desavantage, et si font bien les miens, et ceux de plusieurs autres, contre Amintor, comme contre le plus perfide, et le plus ingrat qui vive. - Si j’ay jamais manqué, dit-il froidement, à l’honneur et à la fidelité que je dois à celle qui m’accuse de perfidie et d’ingratitude, je veux, madame, que ce moment soit le dernier de ma vie. Mais si vous me permettez de dire ce que vous me demandez... - Ouy, ouy, interrompit-elle toute en colere, dites hardiment tout ce que vous sçavez, mais soyez plus veritable en vos paroles qu’en vos sermens. - Si estois-je resolu, respondit-il, sans le commandement que vous m’en faictes, de l’ensevelir dans mon tombeau, et l’emporter avec moy, pour m’empescher de regretter la perte de ma vie, ne l’ayant jamais desirée que pour avoir l’honneur de vous rendre le fidelle service que je vous avois voué, et qui m’a esté interdit depuis le temps que j’ai sceu et veu ce que vous me commandez de vous dire. - J’attens avec impatience, dit Clarinte, la fin de vostre discours, pour apres vous faire advouer que vous estes le plus ingrat et le plus perfide qui soit en l’univers. Ce que je vous tesmoigneray par vostre mesme escriture, si vous n’estes aussi effronté à le nier, que vous estes traistre et meschant au reste de vos actions.

Amintor, apres s’estre teu quelque temps, reprit ainsi la parole : Puis que vous me le commandez, madame, et que vous m’asseurez de me dire aussi ce qui vous convie d’user de telles reproches et injures contre moy, je satisferay à vostre desir, avec protestation toutesfois que, si je mens en ce que je vay dire, je puisse estre puny rigoureusement des dieux avant que de partir de ce lieu. Mais aussi je vous supplie tres-humblement de vouloir mettre un peu vostre esprit en repos, jusques à ce que j’aye eu le loisir de le vous raconter. Quand vous m’avez monstré ces vers, j’ay creu que le bien heureux Alcyre en estoit l’auteur. Mais quand j’ay veu, dans les derniers, qu’il se plaignoit que ces fleurs avoient le bon heur qu’il desiroit, et duquel il estoit privé, j’ay change incontinent d’opinion, si ce n’est qu’il l’ait dit ainsi pour feindre et pour se deguiser, car je l’ay veu si souvent entrer de nuict dans vostre chambre qu’il n’a pas occasion d’en souhaiter plus de permission qu’il en a.

- O Dieu ! s’escria Clarinte, vous avez veu entrer de nuict Alcyre dans ma chambre ? - Oui, madame, je l’ai veu, respondit-il, et ainsi Ies dieux me soient en aide, comme je l’ay veu de mes propres yeux. - Qui eust jamais creu, reprit-elle, une si meschante ame dans Amintor, d’oser dire une chose si fausse, et d’apeller encore les dieux pour tesmoins ? - Je suis bien marry, madame, respondit-il, que, pour vous obeyr, je sois contraint de vous tenir un propos qui vous est tant ennuyeux. Mais soyez certaine que je l’ay veu, de sorte que je ne l’eusse peu voir de plus pres, si je ne fusse entré avec luy. - Voicy, reprit Clarinte, la plus insigne meschanceté qui fut jamais inventée. Et vous, dieux, qui maintenez les innocens, prenez ma cause ; faites veoir mon innocence et punissez ces impostures !

Et puis, addressant sa parole au chevalier :

II n’est plus temps, continua-t’elle, de dissimuler ; je veux que cette meschanceté soit averée, et que le masque en soit osté. La vie ne m’est point chere au prix de l’honneur, et la mort me sera tousjours plus aggreable que cette calomnie. Et pour ce, Amintor, parlez clair, et me dites quand et comment vous avez veu entrer Alcyre en ma chambre ; ou autrement je croiray que tout ce que vous dites n’est que vostre pure invention. - Madame, respondit-il froidement, Alcyre a esté celuy qui m’a desillé les yeux, m’ayant premierement dict, et apres, à cause de mon incredulité, faict veoir, les extremes faveurs qu’il reçoit de vous, ayant voulu, pour m’en rendre plus certain, que je l’aye accompagné jusques à la porte de vostre chambre.

Et, sur ce discours, luy raconta par le menu tout ce qu’il avoit veu, et tout ce qui s’estoit passé entre Alcyre et luy, sans laisser, depuis le commencement jusques à la fin, chose qu’il eust veue. Ceste pauvre dame fut si estonnée de ce calomnieux artifice, qu’elle en demeura quelque temps sans pouvoir ouvrir la bouche. En fin, revenant en soy-mesme et ramassant ses esprits :

Est-il possible, dit-elle, qu’un esprit humain soit si meschant que vous me racontez avoir esté Alcyre contre moy, qui ne luy en ay jamais donné subject ? Il faut bien que les dieux soyent infiniment plus clemens que les hommes, puisqu’ils supportent sans la chastier, une si grande meschanceté. Premierement, Amintor, je vous jure et proteste qu’il n’y a rien au monde de plus faux que cette imposture, et veux que les dieux ne soyent point dieux pour moy, mais demons, afin de me chastier de la plus cruelle punition qui fust jamais inventée contre parjure, s’il y a, en toute cette meschanceté, la moindre chose qui soit vraye. Et, en second lieu je vous conjure, par nostre amitié passée, et par la memoire des promesses que vous m’avez faites si souvent de vostre bonne volonté, outre l’obligation à quoy vous astraint le parentage qui est entre nous, de vouloir averer cette meschanceté de telle sorte qu’il ne vous en demeure, ny à autre qui en ait ouy parler, la moindre doute qu’il y puisse avoir de la verité. Et à cette condition, et non point autrement, je vous pardonne l’offence que vous m’avez faicte, de croire en moy une chose tant indigne de moy. Et quoy que je le puisse faire avant que vous sortiez d’icy, si est-ce que je desire, pour ma satisfaction, que, comme Alcyre et vos yeux vous ont deceus, ce soient eux aussy qui vous detrompent. Vous dites qu’il vient fort souvent me trouver : voyez ce qu’il devient, et je m’asseure que vous trouverez qu’il va ailleurs.

Et toutesfois, pour ne vous laisser si long temps en cette mauvaise opinion de moy, attendant que, par autre moyen, vous en sortiez encore plus clairement, je vous veux faire recognoistre qu’Alcyre, voulant faire ceste meschanceté, a bien eu faute de jugement à ne la sçavoir pas faire. Vous m’avez dit que, quand il vous conduisit à la porte de mon cabinet, c’estoit le jour qu’Euric accorda à Daphnide la grace pour ce prisonnier qu’il y avoit si long temps qu’elle luy demandoit. J’ay fort bonne memoire de ce jour-là, pour un accident qui m’arriva, et qui me l’a fait remarquer : c’estoit le quinziesme de la lune de mars. Or, je veux que vous oyiez les tesmoignages de tous ceux de ma maison, avant que j’aye le loisir de parler à eux, afin que vous cognoissiez que Dieu permet bien que l’innocence soit calomniée, mais non pas oppressée. Et, il faut advouer qu’en cecy il m’a voulu monstrer une particuliere protection, puis que, plus de huict jours auparavant, et plus de huict jours apres le quinziesme de la lune de mars, je ne couchois point à mon logis, mais en celuy de ma mere, où j’allois tous les soirs, à cause de quelque indisposition qui luy estoit survenue. - Si cela est, adjousta Amintor, la meschanceté est veritablement toute descouverte. - Vous verrez, dit-elle, à cette heure mesme, ce qui en est.

Et à ce mot, appellant toutes ses filles, et, en la presence du chevalier, leur demandant en quel temps elle estoit allée coucher la derniere fois au logis de sa mere, et combien de nuicts elle y avoit demeuré, toutes respondirent de la mesme facon qu’elle avoit desjà dit, et verifierent de telle sorte l’imposture d’Alcyre qu’Amintor n’en pouvoit plus estre en doubte. Si ce chevalier demeura estonné, oyant le tesmoignage de tant de personnes, qui ne pouvoit point estre mis en doubte, vous le pouvez juger, mon pere, puisqu’il avoit creu si asseurement le contraire, qu’il jugeoit impossible qu’il en fust autrement.

Et apres que toutes ses filles se furent retirées, il reprit ainsi la parole : Il faut advouer, madame, que l’imposture d’Alcyre a esté grande, et que, comme telle, elle a traisné deux grandes offences à sa suitte : l’une qu’il a commise envers moy, et l’autre, qu’il m’a fait commettre contre vous. Et parce que je cognois aussi bien mon erreur que sa meschanceté je commenceray, madame, dit-il, se jettant à genoux devant elle, à vous demander pardon de la mauvaise opinion que j’ay eue de vous, vous suppliant de considerer combien malicieusement cette ruse à esté inventée, et combien la vraye amour est ordinairement sujette à la jalousie. Et puis, quand j’auray obtenu le pardon que je vous demande, je sçauray pourquoy Alcyre m’a voulu offencer de cette sorte, et luy monstreray que je sçay mieux me servir de ce que je porte au costé pour descouvrir ses malicieuses impostures, qu’il n’a d’infidelité à trahir un amy, ny de malices à vouloir offencer la reputation de Clarinte.

Elle qui avoit tousjours conservé, parmy ses despits plus violens, une fort bonne volonté pour ce chevalier, le voyant à genoux devant elle, le releva avec courtoisie, et, l’ayant fait r’asseoir, luy dit les larmes aux yeux :

Encore, Amintor, que la ruse dont a usé Alcyre ait esté tres-grande, si est-ce que l’offence que vous m’avez faicte n’est pas petite, ayant creu de moy une chose à laquelle vostre jugement ne devoit jamais consentir, ayant eu dés si long temps tant de tesmoignages du contraire. Mais quand je considere l’affection que vous m’avez portée, sçachant bien de ne vous avoir point donné d’occasion de me hayr, je veux charger de toute ceste faute la jalousie, qui ordinairement accompagne ceux qui aiment. Et là, tirant cognoissance que vous ne m’avez offencée en cecy, sinon d’autant que vous m’aimiez, je vous veux remettre cette injure, à condition que vous ferez deux choses pour moy. L’une que, puis qu’Alcyre vient si souvent me veoir de nuict, vous le suyvrez, afin de sçavoir où il va, car il est tres-certain qu’il ne vient point icy, et vous trouverez qu’il a quelqu’autre assignation, laquelle je seray bien-ayse de descouvrir, pour luy rendre le desplaisir qu’il m’a voulu faire. Et l’autre, que vous me promettiez de ne vous ressentir jamais de cette offence contre luy, parce que je cognois bien que vostre courage vous conviera d’en tirer quelque sorte de raison, et c’est chose que je ne puis souffrir, parce que vous m’offenceriez plus qu’il n’a pas faict, d’autant que vous feriez sçavoir à toute la Cour ce qu’il n’a faict entendre qu’à vous seul ; et vous sçavez combien la calomnie tache aisement la reputation des femmes, puis que nostre justification ne peut estre qu’envers quelques particuliers, et les mesdisances s’espandent par toutes les oreilles.

- Madame, dit Amintor, ce dernier commandement m’est bien difficile, et je vous supplie de considerer que, quand ce ne seroit pas pour vous vanger, encore suis-je obligé de faire cognoistre à cest imposteur que je ne suis pas personne qui souffre telles offences, parce que nostre reputation est si chatouilleuse, qu’encores que personne n’en sçache rien, toutefois, si en nous-mesmes nous pensons avoir souffert sans ressentiment quelque indignité, nous ne sommes plus dignes d’estre appellez personnes d’honneur, car la conscience vaut mille tesmoins.

- Amintor, luy dit-elle, je veux que vous fassiez cela pour moi, et que vous ayez ceste consideration en vous-mesme que, si Alcyre et vous sçavez la tromperie qu’il vous a faicte, vous aussi et Alcyre, vous sçaurez sa meschanceté et sa perfidie. Et pour ce qui vous touche, quand vous vous souviendrez que tout chevalier est obligé autant à l’honneur des dames comme au sien propre, vous cognoistrez, Amintor, que vous devez avoir soin du mien, et que vous ne devez point faire action qui le puisse blesser. Je ne remets point devant vos yeux à quelle obligation vous peut lier l’affection que autrefois vous m’avez promise. Car je sçay assez combien maintenant elle a peu de pouvoir envers vous.

- Madame, interrompit Amintor, pour vous monstrer que vous n’avez jamais eu plus de pouvoir sur moy que vous en avez encore, je feray ce que vous me commandez, mais aussi à condition que vous me direz quelle est la perfidie dont vous m’accusez, et si ceste invention n’est point venue de la mesme boutique d’Alcyre. - Je crois, dit-elle, que cela pourroit bien estre. Toutesfois vostre escriture, que je cognois fort bien, m’empesche de dire que vous soyez accusé faussement.

Et lors, faisant apporter sa bourse, elle prit le papier rompu, qu’Alcyre luy avoit baillé, et luy en presentant une piece : Vous ne pouvez pas nier, dit-elle, que vous n’ayez escrit cela.

Et Amintor, l’ayant considerée quelque temps : J’avoue, respondit-il, que c’est de mon escriture, - Or, voyons, adjousta Clarinte, ce que ces pieces rejointes nous dirons de la perfidie que je vous reproche, car je confesse que la lettre m’a esté mise entiere entre les mains ; mais le despit que j’ay eu de me voir si laschement trahie de la personne de qui je le devois estre le moins, me l’a fait rompre comme vous la voyez.

A ce mot, sans qu’Amintor lui respondist rien, aussi estoit-il trop estonné, elle s’efforça de se relever un peu, et, en espandant les pieces sur la couverte, elle les remit aisément ensemble et fit lire le remerciement qu’il faisoit pour quelque extreme faveur receue.

Amintor, se remettant en mémoire le temps qu’il escrivit cette lettre, et par quel artifice on la luy avoit tirée des mains : II faut advouer, dit-il, madame, qu’Alcyre est le plus fin, rusé et malicieux homme qui fut jamais. Il est vrai que j’ay escrit cette lettre, que je la luy ay donnée, mais pour coppie seulement, et sans estre cachettée.

Et, continuant son discours, luy raconta tout ce qui s’estoit veritablement passé en cet affaire.

- Mais, continua-t’il, je viens de me souvenir d’une chose qui m’est demeurée entre les mains, qui confirmera ce que vous avez dit, que Dieu n’abandonne jamais l’innocence, et qui vous monstrera la verité de ce que je vous dis. Ce sera donc avec vostre permission que j’envoyeray querir une layette où j’ay mis le papier qu’Alcyre brouilloit, quand il feignoit de ne pouvoir venir à bout de satisfaire aux commandemens du roy, par lequel vous verrez que ce que j’ay escrit n’a esté que pour le soulager, ainsi que je disois.

La volonté que Clarinte avoit de bien verifier ceste malice luy fit trouver à propos de voir ce papier, lequel, ayant esté apporté incontinent apres, tesmoigna clairement la verité de tout ce qu’Amintor avoit dit, qui donna un tel contentement à Clarinte (car elle recognut fort bien la lettre d’Alcyre) que, tendant la main au chevalier, et se laissant aller dans le lict : Je vous demande pardon, Amintor, luy dit-elle, de la mauvaise opinion que j’ay conceue de vous, vous protestant qu’à l’advenir il n’y aura jamais artifice qui me mette en doute de vostre affection. - Madame, respondit Amintor, en luy baisant la main, je dois marquer ce jour pour l’un des plus heureux de ma vie, puisque tant inopinément il m’a faict deux si grands biens, et lesquels je ne pouvois recevoir par aucun autre moyen : l’un, de m’avoir fait cognoistre que mes yeux m’avoient trahy, et l’autre, de vous avoir faict veoir que je ne suis point autre que votre fidelle serviteur. Et je suis tellement hors de moy de deux si bonnes rencontres, que j’advoue n’avoir point assez de parole pour en remercier, et vous et ma bonne fortune.

II vouloit continuer, lorsque la survenue du roy l’en empescha, qui, ayant esté adverty du mal de cette belle dame, la venoit visiter presque tout seul, de peur que la compagnie ne lui donnast de l’incommodité. Et il arriva tant à l’impourvu, qu’il surprit les pieces de la lettre, qui estoient encore sur le lict. Quant à Amintor, il serra promptement les siennes ; mais Clarinte fut si surprise de voir Euric, cependant que ce chevalier estoit aupres d’elle, qu’elle ne se souvint point de cacher les siennes. Si bien que le roy, les ayant apperceues, y mit la main si diligemment qu’elle ne le put jamais empescher d’en prendre toutes les pieces, et, quelque priere qu’elle luy fist, ne voulut en façon quelconque les luy rendre. Au contraire, les serrant curieusement dans son mouchoir, apres s’estre arresté pres d’elle fort peu de temps, se retira dans son cabinet, où, rapieçant la lettre, la mit toute d’ordre. Mais quand il vit le remerciement qu’Amintor faisoit (car il en recognoissoit bien l’escriture), jugez quel il devint !

Tous les amans sont d’ordinaire jaloux, mais, sur tous ceux que je vis jamais, ce roy l’estoit infiniment, fust qu’il aymast avec plus de violence, ou que son courage genereux ne peust supporter que celle à qui il faisoit l’honneur de se donner ne se donnast entierement à luy seul. Et cette jalousie le porta à une si grande haine contre cette belle et sage dame, qu’il ne se contenta pas de me le dire et de monstrer la lettre d’Amintor, mais il le raconta à chascun ; et, suivant sa passion, y augmenta de sorte, que toute la Cour avoit de quoy contenter sa curiosité et sa medisance.

Or, voyez, mon pere, comme ce petit brouillon que l’on nomme Amour se plaist à se mocquer de ceux qui le servent. Je desire de rompre l’amitié d’Euric et de Clarinte, et, pour le faire, je me sers d’Alcidon. Amour, qui me veut gratifier, afin que je n’en aye point d’obligation à ma prudence, suscite Alcyre, qui, avec une lettre qui tombe, comme je vous ay dit, entre les mains du roy, fait ce que je recherchois. Alcyre veut oster à Clarinte un serviteur, et, par ses artifices, luy donner sujet de hayr ce rival, et, au contraire, la mauvaise satisfaction de Clarinte est cause qu’elle reçoit Alcidon en ses bonnes graces, et par ainsi Alcyre, au lieu d’un rival s’en trouve deux. Alcidon, d’autre costé, qui donne des vers à Clarinte pour acquerir ses bonnes graces, donne occasion à Amintor de rentrer en bonne intelligence avec elle et de cognoistre la tromperie que luy avoit faite Alcyre. Alcyre tire une lettre des mains d’Amintor pour le faire hayr de la belle Clarinte, et cette lettre, au contraire, est cause qu’il en perd luy-mesme les bonnes graces. Mais ce qui fut le pis, et qui est la cause de mon voyage en ces contrées, voulant faire perdre un serviteur à Clarinte, je luy en donnay un, et me le ravis à moy-mesme, pour luy en faire un present. Car Alcidon, depuis ce temps, se donna de sorte à elle qu’il ne fut plus mien que de bouche, et à elle de cœur et d’ame. Volage et inconstante humeur des hommes ! où trouveras-tu jamais quelque puissance assez forte pour t’arrester ?

Ce chevalier donc, ayant commencé par mon commandement, continua de sa volonté le service de cette belle dame, de telle sorte qu’elle se pouvoit vanter que, si je luy avois osté un serviteur, elle m’en avoit aussi pu ravir un autre, et avec d’autant plus d’avantage que, si elle aimoit Euric, ce n’estoit que par ambition. Mais Alcidon estoit veritablement aimé de moy, qui toutesfois, pour le commencement, ne ressentis pas la perte que je faisois, pour l’extréme contentement que je recevois de me voir delivrée de l’inquietude en laquelle Clarinte m’avoit retenue depuis quelque temps. Mais je ne jouis pas longuement de ce repos, et sembloit que le Ciel se plaisoit à me voir sur de semblables espines. Car à peine commençois-je de me resjouir de cette si heureuse victoire, que je me vis contrainte de reprendre les armes pour ne me voir opprimée par une nouvelle ennemie.

Euric, qui pensoit avoir esté grandement offencé de Clarinte, et qui n’osoit point faire de demonstration du ressentiment qu’il en avoit, pour de grandes et tres-prudentes considerations, se resolut de la faire repentir de sa faute et la chastier par l’envie qu’une autre luy donneroit des faveurs qu’elle recevroit de luy, et qui eussent esté toutes à Clarinte seule, si Clarinte se fust contentée de sa seule amitié. Et, en cette resolution, au lieu qu’auparavant il aimoit en trois divers lieux, il se resolut de mettre toute son affection, ou pour le moins toutes ses faveurs, pour quelque temps en un seul subject.

Je vous ay dit que, quand je priay Alcidon de rechercher Clarinte, il y avoit une autre dame, nommée Adelonde, à qui le roy faisoit aussi paroistre de la bonne volonté. A ce coup, pour se venger de Clarinte, il se donna du tout à celle-cy, et de telle sorte, qu’encore que sa naissance la rendist beaucoup inferieure à Clarinte et à moy, toutesfois, à dessein, il la nous preferoit de telle sorte, que j’advoue que je fus deux ou trois fois pour rompre avec luy. Mais en cela Alcidon, par ses sages advis, me contraria tousjours, et fit en sorte que je me vainquis moy-mesme, et elle, et le roy aussi, par sa patience, si bien que je puis dire luy devoir tous les contentements que depuis j’en ay receus.

Adelonde, qui se vit relevée par-dessus son esperance, haussa encore davantage ses pretentions, et voyant que le mary, qu’autrefois elle estimoit estre toute sa grandeur, estoit la cause du retardement qui pouvoit arriver aux effects de ses pensées, elle commença de desirer que bien tost il la laissast seule. Et quoique l’age qu’il avoit plus qu’elle fust pour le moins de deux siecles, si luy sembloit-il qu’il ne s’en iroit point encore assez promptement, et eust bien voulu que sa compagnie ne fust pas si longue que sa bonne complexion en ce vieil age lui faisoit juger. Mais comme elle avoit de l’impatience pour ce sujet, elle avoit encore moins de limite en ce qui estoit de l’amour que ce grand prince luy faisoit paroistre. Car, encore que chacun la jugeast tres-grande, si desiroit-elle qu’elle le fust encore davantage, et, en ce desir, il n’y avoit rien qu’elle ne recherchast, ni aucun artifice qui luy semblast ou injuste ou trop difficile.

Cela fut cause que, quelques-uns luy proposant de se servir de charmes pour retenir l’esprit ondoyant de ce prince, elle ne les refusa point, au contraire s’en servit comme d’un moyen ordinaire et permis. Elle donna au grand Euric un bracelet de ses cheveux où des lions de pierrerie servoient de fermoirs. Ces lions avoient telle vertu que, tant qu’il les porteroit au bras, il ne pourroit aimer qu’elle. Peut-estre ne sembleroit-il pas tant estrange que l’amour et l’ambition, qui sont deux passions si puissantes, luy eussent fait commettre cette faute, si, s’arrestant là, elle n’y eust pas adjousté la seconde, qui veritablement ne proceda que de faute de judgement. Mais, pensant qu’il les auroit plus chers et qu’il seroit plus soigneux de les porter continuellement ou de ne les point donner à personne, elle luy dit qu’un tres-sçavant druide, et qui avoit un soin particulier de la conservation de sa couronne, sçachant combien de meschantes entreprises se tramoient contre sa vie et contre son estat, avoit fait ces lions sous de certaines constellations et avec un si grand art, que, tant qu’il les auroit au bras, il n’y auroit jamais entreprise de ses ennemis qui peust avoir effect contre luy, et qu’au contraire, toutes les fois que quelqu’un entreprendroit quelque chose à son prejudice, ces lions l’en advertiroient en luy serrant doucement les bras avec les ongles.

Mais voyez, mon pere, comme le Ciel se mocque de ceux qui recherchent de mauvais moyens pour parvenir à leurs intentions. Ce que cette belle dame avoit pris peine de recouvrer pour augmenter et se conserver la bonne volonté de ce grand prince, fut ce qui la luy fit perdre entierement. Car, aussi tost qu’il sceut qu’elle usoit de charmes et de magie, il crut que toute l’affection qu’il luy avoit portée n’estoit procedée que de la force des demons, et non pas de beauté ny de merite qui fust en elle, et dés lors en prit une si grande horreur, qu’il s’en retira plus vite qu’il ne s’en estoit pas affectionné ; et depuis, quand il en parloit, il ne la nommoit plus Adelonde, mais sa Circé et sa Medée.

Je vous ay fait ce discours, mon pere, non pas pour estre necessaire en ce qui est d’Alcidon et de moy, mais seulement pour vous faire mieux cognoistre quelle estoit l’humeur et quel l’esprit du grand Euric, et juger par là si je n’avois pas subject de me servir, pour conserver sa bienveillance, de toute la plus prudente finesse qu’il m’estoit possible, et si, en ce que j’avois ordonné à Alcidon, j’avois eu raison ou non.

Or, ce qui reste à raconter de la vie de ce prince ne touche non plus à nostre differend, puisque, depuis ce jour, nous vesquismes comme nous faisions auparavant. Le roy revint à moy avec toutes les soubmissions et tous les repentirs que peut faire et ressentir celuy qui a regret d’avoir offensé une personne qui l’aime. Alcidon continua d’aimer et de servir devant mes yeux Clarinte, ne me rendant plus les devoirs que mon amitié envers luy pouvoit meriter et que sa fidelité me devoit, si toutesfois il y en avoit encore en luy quelque estincelle. Quant à moy, je m’allay demeslant le mieux qu’il m’estoit possible des entreprises que mes envieuses me faisoient, et conservant la bonne grace du roy avec toute sorte de peine et de sollicitude, pouvant dire avec verité que la chose qui me travailloit le plus, parmi tant de soins qu’il me falloit avoir, estoit le peu d’amitié que je recognoissois en ce volage Alcidon, qui n’avoit pas honte de servir cette dame en ma presence, apres m’avoir promis tant d’affection et de fidelité.

Mais, mon pere, que sert-il d’allonger ce discours, puisqu’il ne reste à vous dire que la perte de ce grand prince ? Mais à quoy la raconter, sinon pour me reblesser d’une nouvelle playe sur une blesseure qui ne guerira jamais qu’apres mon trespas ? Et toutesfois il faut que je vous la die, puisque je dois cela pour le moins à la memoire du plus grand et du plus genereux prince qui commanda jamais dans la Gaule.

Sçachez donc, sage Adamas, que le grand Euric ayant esprouvé l’amitié de Clarinte n’estre pas asseurée et celle d’Adelonde toute pleine d’artifice, il jugea que la mienne seule estoit digne de luy, puisque, n’ayant pas pu soupçonner que j’aimasse autre personne que luy, si ce n’est Alcidon, il m’en voyoit si retirée qu’il ne pouvoit en concevoir aucune jalousie. Et repassant par sa memoire toutes mes actions, et avec combien de modestie j’avois supporté ses diverses affections et ses esloignemens, et avec combien de douceur je l’avois receu quand il estoit revenu vers moy, faisant apres comparaison de l’honneur de toutes les autres avec la mienne (je laisse à part celle de la beauté, puis qu’il luy plaisoit de donner ce nom à ce qu’il voyoit en mon visage), il en fit la resolution que j’avois desirée et recherchée avec tant de patience et de sollicitude, je veux dire qu’il declara qu’il me vouloit espouser, et me faire à l’avenir royne aussi bien de ses estats, que je l’estois, il y avoit long-temps, et de son cœur et de son affection. Jugez, mon pere, si j’avois occasion d’estre contente, et tous ceux qui m’appartenoient aussi. Helas ! j’esprouvay bien alors que le Ciel ne nous donne jamais un grand bien pour long temps ; car ne voilà pas que, parmy les preparatifs de noces et entre les resjouissances et les contentemens, un parricide (tel peut-on bien appeller celuy qui tue le pere du peuple), poussé de l’esprit le plus malin d’enfer, me le vint ravir, je puis dire d’entre les bras, d’un coup qu’il luy donna en trahison dans le cœur.

O dieux ! comment suportez-vous une si effroyable meschanceté sans la punir, et comment n’ensevelissez-vous dans le profond des abismes ce monstre, afin de faire horreur aux meschans ses semblables, si toutesfois il y en peut avoir quelque autre aussi desnaturé et aussi parfaictement meschant parmy les hommes ? Vous pouvez penser quelle je devins, lorsque cette nouvelle me fut apportée par les clameurs de tout le peuple. Quant à moy, il me seroit impossible de le pouvoir redire, car je perdis non seulement l’usage de la raison, mais celuy aussi du sentiment, si long temps que chacun me tenoit pour morte. O bien heureuse, si j’eusse peu clorre ma journée avec la sienne, et enterrer avec luy aussi bien tous mes ennuys, que tous mes contentemens l’ont suivy dans le tombeau !

A ces dernieres paroles, les larmes l’empescherent quelque temps de pouvoir parler, et donnerent assez de cognoissance du ressentiment qu’elle avoit encores de cette grande perte. Mais, s’estant essuyé les yeux et ayant repris un peu ses esprits, elle continua de ceste sorte :

Pardonnez, s’il vous plaist, mon pere, à cette foiblesse de femme, et qui peut-estre seroit excusable en un esprit plus fort que le mien, si les causes en estoient aussi bien recognues qu’elles sont vivement et justement ressenties de moy. Et me permettez qu’encores pour un peu de soulagement, je vous die des vers qui furent faits en ce temps-là sur ce sujet, parce qu’encores que ce soit un foible remede, toutesfois il me semble que, de se plaindre de son mal, cela donne quelque espece d’allegement. Ils sont tels :


Sonnet

Sur la mort du grand Euric.

Quand enfin des guerriers celuy qui tout dispose
Voulut qu’en son midi se couchast le soleil,
Et que jamais depuis l’on n’en vist le resveil,
(Ainsi disoit Daphnide au cercueil qu’elle arrose),

Puisqu’icy, mon soleil, ta lumiere est enclose,
Puisque c’est pour tousjours qu’on se cache à mon œil,
Reçois ces tristes vœux que, tesmoins de mon dueil,
Je ne rompray jamais qu’en toy je ne repose ;

Les pleurs qui de mes yeux voileront le flambeau,
Les plaisirs que j’enterre en ton mesme tombeau,
Les desirs estouffez dont fut mon ame atteinte,

L’amour qu’en un regret je change pour tousjours,
Tesmoigneront en moy, de nos pures amours,
L’ardeur vive à jamais, estant la flame esteinte.

Or, mon pere, continua Daphnide, pour laisser ces tristes ressouvenirs qui ne peuvent que vous estre ennuyeux, et pour reprendre le sujet que j’avois commencé, je vous diray que, cependant que j’estois toute en pleurs et que je ne pouvois trouver ny repos ny consolation en mon ame, ne voilà pas ce cruel (il faut que je donne ce nom à Alcidon), ne le voilà pas, dis-je, qui, pour surcharge de peine, laisse tout à coup sa Clarinte, et s’en revient aussi effrontément vers moy, comme si jamais il ne s’estoit donné à autre personne ! J’avoue que je demeuray estonnée de le voir, sans rougir, me parler avec la mesme confidence et avec les mesmes paroles qu’auparavant. Mais je fus encore plus offencée, me semblant que c’estoit bien abuser de ma bonté, apres m’avoir si mal-traictée (car il n’y a rien qui offence plus une femme que de la quitter pour en aimer une autre), de le voir revenir si effrontément vers moy, et, sans me demander pardon de l’outrage qu’il m’avoit faite, me parler de son amour et de sa passion. Je supportay deux ou trois fois ses discours sans luy respondre. Je croy qu’il attribuoit ce silence à la grande douleur que je devois ressentir pour la perte que je venois de faire.

Mais enfin, voyant qu’il continuoit, la patience m’eschappa ; je fus contrainte de luy dire : Cessez, je vous supplie, Alcidon, de me tenir ces langages, qui ne sont plus de saison entre nous. Si, par le passé, ils nous ont esté permis, maintenant que nous sommes, et vous et moy, si changez de ce que nous soulions estre, il n’y a pas apparence de les continuer.

II me vouloit respondre, mais l’empeschant avec une main que je luy mis contre la bouche, je continuay : Ouy, Alcidon, nous sommes changez, et vous et moy. Moy, parce qu’autrefois j’ay creu que vous n’aimiez qu’une seule Daphnide, et maintenant je sçay asseurément le contraire. Et vous, parce qu’autrefois vous estiez tout à moy, et maintenant c’est la belle Clarinte qui vous a possedé. Mais qu’elle jouysse paisiblement de cette acquisition. Je vous promets, Alcidon, que, tant s’en faut que je la luy debatte, je prieray le Ciel qu’il la luy continue mille siecles.

Alcidon monstra bien un grand estonnement, et de se vouloir justifier envers moy de ce que je l’accusois. Mais, estant si certaine de la verité, et ses paroles et ses discours m’esmouvoient plus tost au despit qu’à l’amour. Depuis (car alors, voyant qu’il ne cessoit de parler, je le laissay tout en colere) il fit en sorte qu’un matin il me surprit que je n’estois point encore du tout habillée, et que, de fortune, il n’y avoit dans la chambre que Carlis et Stiliane, qui sont, mon pere, ces deux belles filles que vous voyez. Et parce qu’elles estoient fort familieres avec nous, et que mesme elles s’estoient apperceues de ce qui s’estoit passé du temps qu’Euric vivoit, ny luy ni moy ne nous cachions guere d’elles. II se met d’abord à genoux, proteste qu’il ne s’en levera jamais si je ne luy promets de l’escouter patiemment en ses justifications, et qu’apres il veut bien que j’ordonne, et de sa vie, et de son contentement, tout ce qu’il me plaira.

Moy, qui estois desjà assez tourmentée de mon malheur, je n’avois guere d’envie d’adjouster à mes desplaisirs les importunitez que je prevoyois ; et, opiniastre en ceste resolution, je ne voulois point l’escouter, sçachant assez que les hommes d’esprit ne manquent jamais de paroles, quand ils veulent persuader ce qu’ils desirent, et mesme Alcidon, duquel je n’ignorois ny le bel es’prit, ny la grace. Et je craignois que je ne tournasse à m’embarrasser de bonne volonté avec une personne qui m’avoit si indignement quittée pour une autre. Enfin, et Carlis et Stiliane, oyans nostre dispute, me dirent que le juge estoit injuste, qui condamnoit la partie sans l’ouyr. Il est vray, leur respondis-je, mes cheres amies, mais si vous aviez espreuvé comme moy combien sont puissans les discours de celuy que vous voulez que j’escoute, vous me conseilleriez de leur fermer l’oreille, mieux que ne fait le serpent à ceux de l’enchanteur. Toutesfois, puis que vous l’ordonnez ainsi, je veux donc que vous soyez obligées à m’assister en tout ce qui m’en peut advenir.

Et, me l’ayant toutes deux promis, il se releva et nous nous assismes sur le pied de mon lict, où il parla tant, et se sceut si bien excuser que, non point contre mon opinion, car je me doutois bien qu’il les gaigneroit, elles furent presque tout à fait pour luy. Et parce que je sçavois assez que ce n’estoient que des propos bien arrangez et des excuses bien fardées, mais sans aucune verité, je resistay de sorte qu’en fin nous resolusmes de recourir à l’oracle. II nous respondit ainsi :


Pour sortir de tant de peine,
Dedans les forests, un jour,
Vous pourrez voir la fontaine
De la Verité d’Amour.

Cette response, assez obscure pour nous, qui n’avions guere de cognoissance de cette contrée, et point du tout de la fontaine de la Verité d’Amour, nous mit en peine. Et parce qu’Alcidon vouloit, pour mieux dissimuler, me monstrer un tres-grand desir de me faire voir la verité de son affection, il s’enquit de tant de costez, qu’en fin il apprit des nouvelles de cette fontaine, et ne nous laissa jamais en paix qu’il ne nous eust fait resoudre à ce voyage. Je vous advoueray bien, mon pere, que son importunité peust beaucoup pour m’y disposer, mais l’une des principales raisons qui me le fit faire fut pour esloigner, pour quelque temps, les lieux où je pouvois avoir de si cuisans regrets de la perte que j’avois faite, me semblant que, quand j’en serois loing, je n’en aurois pas les ressouvenirs si vifs, ny si pressans.

Et à cela s’adjousta encores la curiosité de voir s’il estoit vray que cette contrée fust si heureuse, ou plus tost ceux qui y habitent, comme, alors que je m’en enquis, l’on me voulut faire entendre. Car l’on me disoit des merveilles de la beauté du lieu, de la douceur de l’air, de la quantité des rivieres, et du bien qu’elles rapportoient, soit à la felicité des campagnes, soit à l’abondance des poissons. Mais, quand on me racontoit la douce vie des bergers et bergeres de Loire, de Furant, d’Argent et de Serant, mais sur tous de Lignon, je demeurois ravie et estonnée que toute l’Europe ne vinst habiter en Forest, ou que la Forest ne s’estendist par toute l’Europe. Pour sçavoir donc si cette renommée estoit veritable, je consentis à ce voyage. Et parce que nous sceusmes que presque tous y alloient vestus en facon de bergers et bergeres, et aussi ne desirant pas estre recogneue, nous nous desguisasmes de la sorte que vous nous voyez, nous semblant qu’il estoit plus à propos, tant pour ces raisons que pour n’estre point obligées à traisner une plus grande suitte de personnes apres nous.

Vous avez ouy, mon pere, non seulement nostre vie passée, et nostre differend, mais encores le sujet de nostre voyage et de nostre deguisement. II ne reste maintenant sinon que, suivant vostre prudence ordinaire, vous nous donniez, et les addresses pour voir cette fontaine, et les conseils desquels vous avez accoustumé de consoler ceux qui vous les demandent, et qui en ont besoin comme nous.

Ainsi finit la belle Daphnide, laissant Adamas extremement satisfait, et de sa prudence, et de son bel esprit.

Et, parce qu’il vid qu’elle attendoit sa response, apres s’estre r’assis dans sa chaire, et avoir quelque temps pensé à ce qu’il avoit à luy dire, il luy parla de cette sorte : Qui est celuy, madame, qui n’a ouy parler du grand Euric, et qui, parmy les merveilles de sa vie, n’a admiré la puissance que la beauté de Daphnide a eue sur son ame ? Je croy que le Gange et le Tyle en ont ouy si souvent discourir, que vos noms y sont aussi cogneus que parmy les Gaules. Mais j’avoue que la presence, qui a accoustumé de diminuer l’opinion que la renommée nous donne des choses absentes, me fait voir que celle de la beauté et du merite de la belle Daphnide est beaucoup moindre que la verité. Je loue Dieu que ma maison ait esté honorée de vous recevoir, mais plus encores que je sois si heureux que de vous pouvoir rendre quelque service. Car, et c’est sans flatterie que je le dis, je n’eus jamais plus d’affection au service d’Amasis et de Galathée que j’en ay pour vous et pour Alcidon, et j’estimeray le jour heureux, qui me fera naistre le moyen de vous faire voir par effect la verité de ce que je dis.

Et quant à ce que vous me demandez, que je vous conseille sur la response de l’oracle, je ne vous puis dire à ceste heure autre chose, sinon que, pour la fontaine que vous cherchez, il est impossible que vous en receviez le benefice qu’il semble de vous promettre, qu’il n’arrive pour le moins de grandes choses. Car, madame, il faut que vous sçachiez que ceste fontaine, comme je vous ay dit, est veritablement en ce pays, et non pas fort loing de ceste maison. Mais il y a quelque temps qu’à cause de Clidaman et de Guyemants, un sçavant druide l’enchanta et y mit des gardes qu’il est impossible de forcer, tant parce que ce sont des animaux qui naturellement ne peuvent estre surmontez qu’avec une tres-grande peine et un tres-grand peril, que d’autant qu’ils y sont retenus par enchantemens. Et comme je vous en ay desjà discouru, tels charmes ne peuvent estre deffaits que par le sang et la mort du plus fidele amant et de la plus fidelle amante qui se puissent trouver.

- Et quels sont ces animaux ? interrompit Alcidon. Car s’il ne faut que mettre la vie pour tesmoigner à ceste belle dame que veritablement je l’aime et l’ay tousjours aimée, je suis prest à la donner de bon cœur.

- Si vous trouviez, dit en sousriant le druide, comme je vous ay dit une autre fois, aussi bien la fidelle amante, que vous estes disposée à faire le personnage du fidelle amant, peut-estre pourriez-vous, avec la perte de vostre vie, donner la vue de cette fontaine à la belle Daphnide. Mais je croy que mal-aisément pourrez-vous rencontrer qui vous vueille vous y tenir compagnie. Et cela n’estant pas, laissez ce dessein, et asseurez-vous, sur ma parole qu’il n’y a force ny addresse humaine qui en puisse venir à bout par autre moyen que par celuy qui a esté ordonné en faisant le sort. Il y a deux lyons, les plus grands et les plus furieux qui ayent jamais esté veus, et deux licornes, les plus hardies et les plus agiles qu’on sçauroit voir. Ces quatre animaux sont de telle sorte opiniastres à garder ce qui leur a esté donné en charge, que jamais ils n’abandonnent l’entrée de la caverne où est cette fontaine, si ce n’est que l’un des lyons va quelquefois chercher à manger dans la forest voisine pour tous deux ; car, pour les licornes, elles se paissent d’herbes et de fueilles, comme les chevaux ou les cerfs. Et c’est une chose estrange que ces animaux, quoy que tres-furieux de leur naturel, ne font toutesfois mal à personne qui ne recherche point l’entrée de la fontaine, de sorte que les petits bergers ne s’en estonnent non plus que si c’estoient des chiens. Mais quand l’on fait semblant d’approcher un certain pilier, qui est planté assez pres de l’entrée, vous voyez ces lyons se herisser, grincer les dents, estinceler des yeux, et se fouetter de leurs queues, et les licornes frapper la terre du pied, baisser leurs testes comme soldats qui presentent leurs piques, et si furieusement qu’il n’y a personne qui ne s’en effraye.

II ne faut donc point penser à la force. Mais, d’autant que je sçay bien que le grand Tautates n’est point menteur, et que, par son oracle, il vous a respondu que vous pourriez voir un jour dans les Forests la fontaine de la Verité d’Amour, il est bien à propos, ce me semble, que nous discourions un peu sur ce sujet. Car ses oracles ne sont jamais faux, mais bien souvent l’interpretation est celle qui nous trompe, parce que quelquefois il les faut entendre selon la parole pure et nette, et d’autres fois allegoriquement. Pour venir maintenant à l’intelligence de celuy qui vous a esté donné, pour le prendre selon la parole, j’espererois que bien tost l’enchantement de la fontaine pourroit estre desfait, si ce n’estoit que ce mot : un jour, me semble parler d’une chose qui est encore bien esloignée. Car c’est ainsi que nous avons accoustumé de dire, quand nous souhaittons de voir quelquefois arriver ce qui nous semble trop long à venir. Et cette consideration me fait dire que peut-estre l’oracle doit estre entendu de l’autre sorte, laquelle j’expliquerois ainsi :

La proprieté de la fontaine de la Verité d’Amour est de faire voir si veritablement l’on aime. Donc, toutes les choses qui nous peuvent faire voir la mesme chose, peuvent estre avec raison dites, pour ce particulier-là, la fontaine de la Verité d’Amour, c’est-à-dire faisant le mesme effect que feroit ceste fontaine. Le temps, les services et la perseverance le peuvent faire. II s’ensuit donc que le temps, les services et la perseverance sont ceste fontaine de laquelle nous parlons. Et ce qui me fait plus arrester en ceste opinion, c’est ce mot : un jour. Car cela dénote une longueur de temps qui apporte les occasions de faire service et donne le loisir de montrer la perseverance.

De dire pourquoy l’oracle, parlant par allegorie, a plus tost particularisé le Forests que la province des Romains, puisque là, aussi bien qu’icy, le temps pourroit faire ces mesmes effects, il sera peut-estre bien mal-aysé d’en dire la raison. Et toutesfois, puisqu’aux oracles, qui sont les paroles des dieux, il faut croire qu’il n’y a rien de supperflu ny de deffaillant, je penserois que ceste contrée eust esté esleue pour deux occasions. L’une, pour vous esloigner d’un lieu où vostre qualité, vos affaires et ceux de vos amis et parens vous pourroient tellement distraire, que la moindre partie de ce temps, qui doit estre employé à vous faire avoir cette cognoissance, seroit celle qui vous resteroit pour vous en servir en ce que l’oracle commande, au lieu qu’estans icy libres et sans contrainte, tout le temps sera vostre. L’autre, et que je croy estre la plus veritable, c’est que le Ciel, qui monstre de vouloir vostre contentement, vous ordonne le sejour de ceste contrée pour quelque temps, afin que, par la conversation ordinaire de ces sinceres bergers et bergeres, vous recognoissiez mieux la sincerité de l’affection qu’Alcidon vous porte, ou que, s’il est autrement, la fausseté et la dissimulation en soit tant plus tôt et tant plus aisément descouverte. Car il n’y a rien qui fasse mieux paroistre la blancheur qu’en luy opposant quelque chose de bien noir.

Je conclus donc : que ce soit d’une sorte ou de l’autre que l’oracle doive estre entendu, vous devez demeurer quelque temps en ceste contrée, tant pour voir si l’enchantement cessera, que pour avoir le loisir de recognoistre la verité de l’affection d’Alcidon, auquel cependant je donne toute sorte de bonne esperance, car il faut croire que les dieux sont comme les mires ; qui ne s’amusent point à donner des remedes aux maladies incurables. Je veux dire que, s’ils eussent recogneu que la colere de Daphnide eust deu estre perpetuelle, ils ne luy eussent pas proposé ce remede.

Ainsi finit son discours le sage druide. Et parce que Daphnide faisoit paroistre de se vouloir lever, Adamas en fit de mesme. Mais Alcidon le retint, qui le supplia de faire r’asseoir Daphnide, afin qu’il peust, en sa presence, luy dire quelque chose qui luy estoit de tres-grande importance. Et lors, quoyque presque par force, le druide l’ayant arrestée, Alcidon reprit la parole de cette sorte :

Celuy, mon pere, qui, pour monstrer que son espée estoit plus aigue que toutes les choses qui se pouvoient imaginer, respondit qu’elle l’estoit encore plus que la calomnie, nous vouloit faire entendre qu’il n’y a rien qui perce et l’ame et le cœur avec une plus profonde blesseure. Et veritablement je l’ai ressenty plusieurs fois, puisqu’il plaist ainsi à ma fortune et à cette belle. Mais il y a long temps que l’outrage ne m’en a esté si cuisant qu’il l’est à ce coup, tant pour cognoistre qu’elle continue cette mauvaise opinion qu’elle a conceue de moy, que pour me voir blasmer devant une personne telle que le sage Adamas. Et parce que je sçay bien qu’un blasme qui n’est point verifié tient lieu de verité, et que j’aimerois mieux la mort que la voir vivre avec cette opinion, je vous supplie, madame, de me permettre que je puisse dire en ma deffence ce que chascun est obligé pour la verité.

Et parce que le druide luy respondit qu’il estoit raisonnable, et que mesme c’estoit commencer d’employer le temps ainsi qu’il sembloit que l’oracle l’avoit ordonné, il continua de cette sorte :

Cette belle dame a pris la peine de vous raconter, mon pere, assez au long la suitte de ma miserable fortune, et j’avoue qu’elle a dit la verité en tout ce qui est de mes actions, sinon lorsqu’elle a voulu faire quelque jugement. Mais alors elle me permettra de dire qu’elle a bien faict paroistre que l’œil ne peut voir quelque chose d’autre couleur que de celle qu’est le milieu par lequel passe sa veue. Car, ayant l’esprit preoccupé, ou de l’amour du roy, ou de l’ambition, elle ne pouvoit juger que de la mesme sorte. Et par ainsi toutes les choses qu’elle voyoit en moy luy sembloient telles qu’elle les voyoit en elle. Helas ! Daphnide, que c’est bien avec regret que je vous fais cette reproche, et que je voudrois bien la pouvoir rendre fausse avec mon sang et avec ma vie ! Mais, et par les effects, et par les paroles, vous ne l’avez tesmoignée que trop veritable. Quand vous me commandastes avec tant de protestations d’amitié de rechercher Clarinte, quelles furent les promesses que vous me fistes ?

Vous les avez ouyes, mon pere, car elle les a fidelement rapportées, et les raisons aussi pour lesquelles elle jugeoit qu’il estoit necessaire que je recherchasse Clarinte. Et toutesfois je ne laisseray de les retoucher, pour vous en rafraischir la memoire. Si l’on me ruine, dit-elle, aupres d’Euric, vous le serez de mesme, parce que notre fortune est conjointe ensemble. Mais de quelle ruine me menace-t’elle ? De m’esloigner de la Cour avec elle ! Si Clarinte, dit-elle, vient à bout de ses desseins, jugez comme elle nous esloignera de la Cour ! Et quoy ! Daphnide, est-il possible que, de passer le reste de vos jours avec une personne qui vous aime, et qui vous aime comme je fais, soit un supplice tant insupportable que vous le dites ? Ah ! que si vos paroles n’eussent pas esté plus artificieuses que veritables, et que l’amour eust eu autant de pouvoir sur vous que l’ambition, vous ne m’eussiez jamais ordonné de rechercher celle qui ne s’efforçoit de ruiner que cette sacrée ambition, qui est cause de tous mes desplaisirs. Au contraire, vous eussiez embrassé, pleine de contentement, cette occasion qui nous eust redonnés a nous-mesmes, et qui nous eust fait vivre ensemble à longues années.

Mais je vous supplie, mon pere, voyez la plaisante excuse pour m’esloigner d’elle : Vous n’estes point ignorant, dit-elle, de combien de graces le Ciel et la nature vous ont relevé par-dessus le reste des hommes. Si vous recherchez Clarinte, elle en ressentira les effects, et, soudain, mesprisant Euric et toute son ambition, elle se donnera toute à vous ! O Amour ! ne me dois-tu pas la vengeance de cette trompeuse flaterie ? Elle me veut persuader que Clarinte quittera cette mesme ambition, qui est cause que Daphnide me rejette et me donne à une autre. Mais pourquoy peut-on penser qu’elle me vueille ainsi esloigner d’elle ? Est-ce pour quelque haine qu’elle me porta, ou pour quelque importunité que je luy rendis ? Nullement, mais par la seule raison qu’elle-mesme allegue : Euric, dit-elle, voyant que vous la recherchez et qu’elle le souffre, la desdaignera et s’en retirera.

Voilà, mon pere, le seul subject de toute cette longue et artificieuse harangue. Elle pense que le roy ne l’aimera point tant qu’elle souhaitte, ou peut-estre qu’il se faschera, s’il n’est entierement asseuré que je ne pense plus en elle. Et voilà qu’elle me veut donner à Clarinte, afin qu’il s’en aperçoive tant plus tost. Eh bien ! je ne plains pas, ny le temps que j’y ay employé, ny les soins et la peine que j’en ay eus, puisque ç’a esté en luy obeyssant.

Mais, mon Dieu ! n’ay-je pas sujet de me douloir qu’elle m’ait deceu par ses discours pour m’esloigner d’elle, qu’elle m’ait abusé de promesses pour m’y arrester, et, qu’à mon retour elle m’ait accusé de la faute qu’elle a faite ? - Je vous jure, dit-elle, devant le Dieu qui punit les faux sermens, que toute la peine que vous employerez à la recherche de Clarinte sera mise par moy sur mon conte, et que ce sera moy qui vous en payeray. - Est-il possible, Daphnide, que-vous ayez proféré ces paroles et que maintenant vous vous plaigniez de la recherche que j’ay faite avec tant de soins à cette Clarinte, puis que vous les deviez mettre sur vostre conte, et que c’estoit vous qui m’en deviez payer ? N’avois-je pas raison de rendre le conte de mes services le plus grand qu’il m’estoit possible ? - Mais, me direz-vous, lorsqu’Euric en perdit la fantaisie, vous ne deviez plus vous y arrester, car ne sçavez-vous pas que l’occasion se changeant doit aussy diversifier les entreprises ? - J’avoue, madame, que l’effet cesse lorsque cesse sa cause ; mais puis que le roy s’estoit distrait de l’amitié qu’il portoit à Clarinte pour la recherche qu’il recogneut que je luy faisois, si j’eusse laissé cette recherche, pourquoy ne peut-on pas juger avec raison que peut-estre il eust renouvelé ceste amitié, et ceste derniere faute eust été pire que la premiere. Mais, belle Daphnide, si vous aviez volonté que je revinsse, que ne me le commandiez-vous ? Pouviez-vous croire de n’avoir une entiere puissance sur moy, puis que vous en aviez fait des preuves si signalées ?

Mais voicy une plaisante accusation : Soudain, dit-elle, qu’Euric est mort, le voilà qui laisse sa Clarinte, et, sans me demander pardon, s’en vient aussi effrontément à moy comme si jamais il ne s’estoit donné à personne. Qu’est-ce que desormais il te faut faire, infortuné Alcidon, pour rendre tesmoignage de ta fidelité, puis que ce qui en doit rendre plus de preuve est prins pour asseurance du contraire ? Je sers Clarinte par commandement et contre ma volonté, et seulement, comme disoit Daphnide, par raison d’Estat, afin qu’Euric s’en degouste ; et l’on trouve estrange qu’Euric estant mort, meure aussi en mesme temps ceste feinte recherche, et que je l’enterre dans le mesme tombeau ! Et si j’eusse fait autrement, n’eussé-je pas fait paroistre que j’y avois quelqu’autre dessein ?

Mais il faloit, dit-elle, me demander pardon, avant que retourner à vivre comme de coustume avec moy. - Bon Dieu ! est-il possible que celle qui m’a promis des paiemens et des recompenses pour faire ce qu’elle m’a commandé, vueille qu’au lieu du loyer, je luy demande des pardons ? Et de quoy, madame, vous plaist-il que je le vous demande ? - De ce que vous avez servy, direz-vous, Clarinte. - Mais vous me l’avez commandé, et commandez encore, avec promesse de rescompense. -Mais pourquoy, me direz-vous, avez-vous si long temps continué ? - Mais pourquoy, madame, n’eussé-je pas continué si long temps, puis que j’attendois tousjours vos commandemens ? Ne pourroit-on pas faire cette mesme reproche au forçat qui est attaché dans la galere, et de qui la liberté despend de la volonté d’autruy ? Et si l’on luy demandoit : Pourquoi as-tu demeuré si long-temps en cette captivité ? n’auroit-il pas raison de dire : Mais pourquoy m’y avez-vous laissé si long-temps ?

Vous dites que vous sçaviez bien que j’avois aimé Clarinte et taschez de r’apporter quelque particularité. Et si cela est, et que cette affection vous despleust, pourquoy me commandiez-vous de la servir ? N’est-ce pas pour montrer que l’ambition, en vous, avoit plus de pouvoir que l’amour ? Et n’avouerez-vous pas que, puis que, comme vous dites, j’en faisois difficulté, l’amour estoit plus fort en moy que vostre ambition ? Car toutes les raisons que vous m’allegastes pour m’esloigner de vous n’estoient qu’en faveur de cette execrable ambition ; et si l’amour que vous dites que je portois à Clarinte avoit quelque force en moy, pourquoy fis-je tous les refus de la servir qui me furent possibles ? Et pourquoy, aussi tost que le pretexte, que vous aviez pris, d’Euric, fut perdu par sa mort, laissay-je cette Clarinte que vous me reprochez ? Quelle occasion en avois-je plus grande apres la mort d’Euric, si ce n’estoit celle, que j’ay veritablement alleguée, de ma seule affection ? Si Clarinte m’avoit plus mal-traitté que de coustume ; si elle avoit fait quelque nouvelle eslection, ou qu’il y eust eu quelque mauvais menage entr’elle et moy, il y auroit quelque sujet de soupçonner que ce fust pour cela que je fusse revenu vers vous. Mais puis qu’elle ne m’en avoit point donné de subject, que pouvez-vous penser,qui me l’ait fait quitter, que la seule affection que j’ai conservée inviolable pour vous ?

Mais, mon pere, peut-estre que vous me pourriez demander aussi pourquoy la belle Daphnide, qui m’avoit autrefois fait paroistre tant de bonne volonté, et avant, et durant l’amitié d’Euric, mesmes au peril de toute sa fortune, auroit, apres la mort de ce prince, changé cette volonté envers moy, et ne m’auroit pas voulu reçevoir. Car il n’y a pas apparence qu’une dame si accomplie et si pleine de jugement change ainsi d’humeur sans occasion ; de sorte qu’il y a apparence qu’elle ait recogneu en moy ceste faute de laquelle elle m’accuse. Nullement, mon pere. Mais en voicy la raison, et ses paroles mesmes nous l’ont descouverte : il est vray qu’au commencement elle a aimé ce prince par ambition, et, comme elle disoit, par raison d’Estat. Mais faut-il trouver estrange si l’on se brusle, quand on met le doigt dans le feu ? II faudroit plus tost s’estonner si l’on ne se brusloit pas, car ce seroit contre nature. Le grand Euric estoit veritablement un prince si accompagné de toutes les graces qui peuvent faire aimer, que cette belle dame peu à peu en fut esprise sans y penser, et, au lieu de l’aimer comme elle disoit, elle l'aima comme il meritoit. Et pour montrer que je dis vray, voyez, mon pere, quels desplaisirs furent ceux qu’elle eut de sa perte, quels ressentimens en a-t’elle conservez jusques icy ! Qui ne jugera que ce sont des effects d’une veritable et tres-ardante affection ? Je ne les veux pas remarquer par le menu, car ce n’est que rendre ma playe plus profonde. Mais elle me permettra bien de vous dire des vers qu’elle fit quelque temps apres, lors, comme je crois, que je la recherchois avec trop d’importunité.

Ils sont tels :


Plainte de Daphnide sur la mort d’Euric

Stances

I
Que te sert-il, Amour, de resveiller mon ame ?
Ne croy point que mon cœur puisse estre reschauffé ;
Le feu de ses desirs fut alors estouffé,
Quand la mort insensible en esteignit la flamme

II
Insensible fut-elle aux excez de ma plainte,
Trop insensible, helas ! aux traicts de la pitié,
Puis que, pour me ravir à mon cœur sa moitié,
Elle ne peut jamais de mes pleurs estre atteinte.

III
Elle voulut montrer contre Amour sa puissance,
Luy ravissant d’un coup ce qu’il eut de meilleur.
Amour, comme un enfant, pleura bien mon mal-heur,
Mais que petite, hélas ! me fut cette allegeance !


IV
Je vis clorre ses yeux, mais je vis à mesme heure
Clorre de mon bonheur le desir et l’espoir.
Que puis-je desirer, ne le pouvant plus voir ?
Et quoy plus esperer, si ce n’est que je meure ?

V
Ma levre r’assembloit les reliques aimées,
O cruel souvenir ! de l’esprit ondoyant,
Quand la mort les ravit, de vaincre ne croyant,
Si ses mains de deux morts ne restoient diffamées.

VI
Sa perte de la mienne à l’instant fut suivie ;
Le fer qui le frappa m’atteignit dans le cœur.
Ceste cruelle ainsi, d’un coup plein de rigueur,
Me fit mourir en luy, car il estoit ma vie.

VII
Aussi, puisque mon cœur a receu tel outrage,
Que ces myrtes d’amour soyent changez en cypres,
En cendres ses ardeurs, ses plaisirs en regrets ;
Qui le peut convier de vivre davantage ?

VIII
Toute flame soit donc à jamais estouffée,
Et tous les fers rompus, desquels Amour se sert ;
Et, dessus ce tombeau, soit à jamais offert
Mon cœur privé d’amour en signe de trophée.


IX
Grand roy, de qui la mort a peu seule, en ton ame,
Esteindre le beau feu qui pour moy t’enflamma,
Ce fut de ton amour que le mien s’alluma ;
J’enferme aussi mes feux où s’enferme ta flame.

X
Comme la terre esteint le feu de la chimere,
Le mien s’est estouffé des cendres d’un cercueil.
Et le phenix et moy ne bruslons qu’au soleil ;
Mon soleil n’estant plus, rien ne le peut plus faire.

XI
Donc je t’appends, ô Mort ! ce cœur que tu despouilles
De l’objet qu’en vivant il a jugé si beau ;
Je ne veux plus aimer que ce fatal tombeau,
Ny desirer que toy riche de mes despouilles.

Je m’asseure, cher Adamas, continua Alcidon, que vous jugerez aisément, par ces vers pleins d’une affection si extréme et d’une resolution de ne plus rien aimer, et lesquels elle ne desadvouera pas pour siens, que le mauvais accueil que j’ay receu de cette belle dame ne procede point d’ailleurs que de l’amour qu’elle portoit à ce grand prince, lequel toutesfois m’ayant voulu déguiser, elle a tasché de rejetter sur ma faute ce de quoy il falloit accuser les merites du grand Euric, et mon malheur. Mais, belle Daphnide, qu’il soit ainsi que vous ayez aimé, non point, comme vous disiez, par raison d’Estat, mais à bon escient, contre qui pensez-vous avoir failly ? Ce n’est pas contre une personne qui n’ait assez d’amour pour pardonner, pour oublier, voire pour effacer tout à fait cette offence ; c’est contre Alcidon, sur qui vous sçavez que vous pouvez toute chose : il est plus prest à vous donner sa vie et son ame que non pas à vous reprocher cette injure. Pour-quoy tardez-vous à luy tendre les bras, et l’asseurer, par cette action, qu’il n’y avoit rien qui le peust reduire en l’estat qu’il a esté que la seule fortune du grand Euric, à laquelle il n’y a rien qui ait peu resister que la seule mort. Ce ne me sera pas peu de gloire, que celle que j’aime ait esté adorée du plus grand roy de l’univers, ny peu de satisfaction à ce grand prince dans le cercueil, que, si vous aimez quelque chose apres luy, ce soit cet Alcidon, qui luy cede, à la verité, en fortune, mais qui le surpasse en amour. Si je dis quelque chose qu’en votre ame vous ne jugiez tres-veritable, reprenez-moy de mensonge. Mais si vous ne pouvez nier cette verité, pourquoy me voulez-vous affliger plus long-temps, et me faire faire la penitence d’un forfait que je n’ay pas commis ?

A ce mot, Alcidon, se levant de son siege, et se jettant à genoux devant la belle Daphnide et luy prenant la main : Je jure, dit-il par cette main qui seule m’a peu ravir le cœur, que jamais je n’ay rendu hommage qu’à elle seule ; qu’elle seule sera celle qui, à jamais, aura toute puissance sur moy. Establissez et ordonnez de moy et de ma fortune ce que vous voudrez : Alcidon aimera et adorera Daphnide jusques dans le cercueil, quelque rigueur qui soit en elle.

Et vous, mon pere, dit-il, s’adressant au druide, que le grand Tautates a estably juge en cette contrée, que tardez-vous de condamner cette belle à me rendre ce cœur qu’elle m’a tant de fois donné, et juré ne le retenir, ny l’avoir agreable que d’autant qu’il estoit à moy ? Si elle s’excuse en m’accusant d’aimer quel-qu’autre chose est-il possible qu’elle sçache mieux ce que je fais que moy-mesme ? Elle dit que j’aime Clarinte ; je jure et je proteste que je ne l’aime point. Pourquoy se veut-elle plus tost croire que moy, elle qui ne peut voir que mes actions, et moy qui vois mes actions et mes intentions ? Peut-estre elle dira que je la veux tromper, et elle ne se veut pas decevoir. Mais pourquoy la voudrois-je tromper ? Car, si je ne l’aime pas, qu’ay-je affaire de son amitié ? Et si je l’aime, peut-elle penser que celuy qui aime quelque chose luy vueille mal tout ensemble ?

Ainsi disoit Alcidon, y adjoustant encore tant d’autres semblables discours que Daphnide ne pouvoit respondre qu’à mots interrompus.

Enfin, le druide : Il me semble, madame, dit-il, que voicy l’oracle esclaircy, et qu’il est temps desormais de terminer ce different. - Pleust à Dieu, dit-elle, que je peusse faire en sorte qu’Alcidon et moy eussions le repos d’esprit que nous nous ostons l’un à l’autre ! - Vous plaist-il, madame, respondit Adamas, que j’en sois juge ? - Pourveu, dit-elle, qu’Alcidon y consente et qu’il ne contrevienne jamais à ce que vous en ordonnerez, ce ne sera pas moy qui appelleray de l’ordonnance que vous en ferez. - Je proteste, dit Alcidon, qu’il n’y a rien qui me puisse empescher de vous aimer ; mais je jure que j’observeray en sorte le jugement du sage Adamas, que, s’il m’est contraire, vous n’aurez jamais importunité de moy. Et si je manque à ce serment, je veux que les sacrifices, le feu et l’eau me soient interdits à jamais. Alors Adamas, apres avoir quelque temps pensé en luy-mesme, enfin, avec la majesté de sa venerable vieillesse :

Dites-moy, dit-il, madame, avez-vous bien aimé Alcidon ? - Plus que ma vie, respondit-elle. - Et maintenant, reprit-il, luy voulez-vous mal ? - Je veux mal, dit-elle, non pas à luy, mais à sa legereté. - Et s’il n’estoit point volage, repliqua-t’il, et qu’il n’eust jamais aimé que vous, l’aimeriez-vous encore, et ne seriez-vous pas bien marrie de l’avoir blasmé à tort ? - Sans doute, dit-elle. - Or, de cette legereté, continua le druide, le pouvez-vous accuser pour d’autres que pour Clarinte ? - Et n’est-ce pas assez ? respondit Daphnide. - Mais quand il alla servir Clarinte, ne le luy aviez-vous pas commandé, et luy, ne le fit-il pas à contre-cœur ? - J’avoue, dit-elle, que je fus en cela imprudente, et luy dissimulé. - Mais, en effect, dit Adamas, s’il s’en fust retiré, et qu’Euric eust voulu retoumer encores vers elle, n’eussiez-vous pas blasmé Alcidon d’avoir desobey à vostre commandement ? - Je pense que ouy, dit-elle.

- Or escoutez donc, reprit alors le druide, vous Daphnide, et vous Alcidon. Le grand Tautates, qui, par amour, a fait tout cet univers et par amour le maintient, veut non seulement que les choses insensibles, encores que contraires, soient unies et entretenues ensemble par liens d’amour, mais les sensibles et les raisonnables aussi. Et c’est pourquoy, aux elemens insensibles, il a donné des qualités qui les lient ensemble par sympathie : aux animaux, l’amour et le desir de perpetuer leur espece ; aux hommes, la raison qui leur apprend à aimer Dieu en ses creatures, et les creatures en Dieu. Or, cette raison nous enseigne que tout ce qui est aimable se doit aimer selon les degrez de sa bonté, et, par ainsi, ce qui en aura plus, devra aussi estre plus aimé. Et toutesfois, d’autant que nous ne sommes point obligez à ceste amour, sinon en tant que cette bonté nous est cogneue, il s’ensuit que, plus le bon est recogneu, plus aussi doit-il estre aimé Mais puisque Dieu a fait toute chose pour l’amour, et que la fin de quelque chose est tousjours plus parfaite, nous pouvons aisément juger que, puis que toutes les choses bonnes ont l’amour pour leur but, que de toutes l’amour est la meilleure. Or, cognoissant cette bonté de l’amour, nous sommes plus obligez par les lois de la raison d’aimer l’amour que toute autre chose, et plus cet amour est recogneu, plus aussi le devons-nous aimer.

L’oracle qui vous a esté rendu sur le differend qui estoit entre vous, vous reconfirme ce que je dis, car il est tel :


Pour sortir de tant de peine,
Dedans les Forests, un jour,
Vous pourrez voir la fontaine
De la Verité d’Amour.

C’est-à-dire : en Forests en fin, vous recognoistrez que veritablement vous vous aimez l’un l’autre, et lors vous sortirez de la peine où vous estes. Car le grand Tautates, qui vous a rendu cet oracle, sçachant combien religieusement vous rendez ce que vous devez et à luy et à la raison, a bien creu que, soudain que vous seriez asseurez de l’amitié l’un de l’autre, vous jugeriez estre tres-raisonnable de vous aimer d’un amour esgal à vos merites. Et pour ce, Daphnide, vous voyez bien qu’Alcidon vous aime, car pourquoy desireroit-il si passionnément d’estre aimé de vous, si veritablement il ne vous aimoit ? Et vous, Alcidon, vous voyez bien l’amour de Daphnide envers vous, car pourquoy seroit-elle jalouse de vous et de Clarinte, si l’amitié qu’elle vous porte n’estoit mere de cette jalousie ? Je vous ordonne, ou plus tost le grand Tautates le vous commande, qu’oubliant toutes les choses passées qui peuvent alterer vos bonnes volontez, et que, sans attendre de voir autre fontaine de la Verité d’Amour, vous vous réunissiez d’affection et r’allumiez de sorte ceste ancienne amour, que, comme la cognoissance que vous avez de vos merites vous oblige à vous aimer d’une tres-grande affection, vous fassiez paroistre que personne ne peut tant aimer que vous, puisque personne ne peut avoir plus de causes d’amour que le Ciel en a mis et en l’un et en l’autre.

A ce mot, Adamas, les prenant par la main et les mettant l’une dans l’autre : Qu’eternelles, dit-il, puissent estre ces unions ! II est impossible de representer les contentemens d’Alcidon, qui se pouvoient dire des transports, ny de redire les remercimens que quelquefois il faisoit au druide, et d’autresfois à Daphnide. Mais la modestie et, l’honnesteté avec laquelle elle luy respondoit tesmoignoient assez la vertu de la sagesse qui estoit en elle.

Stiliane, Carlis et Hermante, qui estoient presens, reçurent un extréme contentement de celuy d’Alcidon, car il avoit ce bonheur, qui l’accompagnoit partout, d’estre aimé de tous ceux qui le voyoient, de sorte que tous s’en vindrent resjouyr avec luy, comme de la meilleure fortune qui luy eust peu arriver.