L’Atelier d’Ingres/Chapitre XIX

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G. Charpentier (p. 183-191).


XIX

DE ROME À NAPLES.


L’hiver que je passai ainsi au milieu d’hommes distingués, entouré de chefs-d’œuvre incomparables, est une des époques de ma vie dont j’ai gardé le plus vif et le plus intéressant souvenir.

La présence de Bertin attirait dans notre modeste logement presque tous les artistes français qui se trouvaient à Rome à cette époque. C’est là que je vis Decamps pour la première fois. Invité fort aimablement par lui à visiter son atelier, je m’empressai de m’y présenter à la première occasion.

Il travaillait alors à son tableau du Supplice des crochets. Je fus frappé de l’éclat et de la force qu’il arrivait à mettre dans sa peinture, et peut-être vit-il mon étonnement, quand je regardai de près ces empâtements qui n’avaient aucun rapport avec notre manière de peindre, car il me dit : « Ce sont des moyens ; je voudrais bien arriver au même résultat à moins de frais, mais j’ai appris tout seul ou à peu près, et je vous félicite bien d’avoir un maître comme le vôtre… Si je n’étais pas trop vieux, j’irais, je vous le jure, demander à M. Ingres ses conseils, comme un élève qui commence ; mais… j’en sais trop… ou pas assez. »

Je fus étonné de ces paroles, qui me donnèrent une plus haute idée encore que je ne pouvais l’avoir d’un artiste arrivé au point élevé où était Decamps, et faisant preuve d’une aussi grande modestie.

Les soirées que nous passions avec des hommes de cette valeur et d’autres moins considérables, mais pleins de verve et d’esprit, étaient plus qu’intéressantes pour moi : elles me furent d’une grande utilité dans ma carrière, car les discussions, qui ne cessaient qu’au moment de se séparer, quand elles ne continuaient pas sur l’escalier, n’avaient trait, bien entendu, qu’à des questions d’art ; si je n’étais pas toujours convaincu, j’y repensais plus tard avec tout mon sang-froid, et mes idées, un peu réalistes alors, perdirent de leur assurance. J’attribue certainement à ces controverses le changement qui se produisit dans ma manière de voir, que l’enseignement de M. Ingres, exagéré par ses élèves, avait un peu trop éloignée, je crois, du côté idéal.

Les visites au Vatican, où je faisais des croquis, les courses à travers les musées et les églises occupaient une grande partie de mes journées. Souvent j’accompagnais Édouard Bertin dans cette campagne de Rome qui n’a d’équivalent nulle part, et rien de supérieur en beauté ; et là, le laissant travailler, j’allais, pendant une heure, courir de tous côtés, me contentant d’admirer le ciel, les ruines d’aqueducs qui traversent la plaine immense, les lignes merveilleuses des montagnes d’Albano et de Tivoli ; et quand je revenais le trouver, je voyais achevé un de ces magnifiques dessins qu’il a été donné naguères au public de voir et d’admirer.

Cette existence me charmait, et le temps passa bien rapidement ; mais il n’était pas possible de prolonger notre séjour : le printemps allait finir, le soleil devenait brûlant, la malaria menaçait d’arriver bientôt avec son cortège de fièvres, et Bertin, n’osant plus travailler dans la campagne de Rome, m’annonça un jour qu’il allait s’installer à la Riccia. Je me décidai alors à quitter Rome aussi et à faire le voyage de Naples.

J’avais fait la connaissance, pendant l’hiver, de quelques élèves de M. Ingres entrés à l’atelier depuis que j’en étais sorti, et il fut bien vite convenu que nous frèterions un voiturin, et ferions ensemble le voyage.

C’étaient d’aimables jeunes gens, distingués, et fort enthousiastes des arts. L’un d’eux, Bodinier, frère du peintre, avait étudié lui-même chez M. Ingres, et, s’il ne produisit pas d’ouvrages au grand jour, c’est qu’ayant commencé un peu tard, peut-être lui fut-il difficile d’apprendre bien à fond le métier ; il n’avait du reste aucune ambition, et surtout aucune prétention : très-instruit, adorant la musique, c’était un charmant compagnon, qui, moins jeune que nous, et surtout ayant l’apparence d’un homme âgé, convenait parfaitement pour diriger notre petite troupe.

L’autre était Brémond, qui avait débuté au Salon par un portrait de lui et de toute sa famille, très-remarqué et très-remarquable, quoiqu’il me soit resté dans l’esprit comme une chose étrange. Je crois qu’on peut attribuer le peu de retentissement de ses œuvres à un besoin de produire, à une ardeur si grande, que l’exécution s’en ressentait, et que, n’ayant pas les qualités de coloriste qu’il recherchait, il perdait les qualités de dessinateur innées en lui.

Le troisième, Brisset, était un garçon bizarre, plein d’esprit naturel et d’entrain, mais dont l’exaltation, par moments, pouvait faire redouter une atteinte au cerveau, qui se manifesta en effet une ou deux fois, sans avoir cependant des suites graves. Je pris tout de suite sur lui une grande influence, grâce à l’affection qu’il avait pour moi, et dont je me suis servi souvent, plus tard, pour rendre un peu de calme à sa pauvre tête, facilement exaltée à certaines époques.

Il avait du talent, et, si son cerveau avait été mieux équilibré, je suis convaincu qu’il aurait produit de très-belles œuvres. À l’abri du besoin, il n’eut d’autre but que de faire de la peinture pour lui-même ; sa modestie excessive l’y entraîna encore davantage. C’était chez lui une espèce d’idée fixe de ne faire que de petites études d’après nature, et presque toujours des têtes, rarement jusqu’aux mains. Il prenait une toile assez grande, de celles que nous appelons toiles de 40, et commençait en haut, à gauche, la série de ses études : en général, des enfants ou des vieillards qu’il rencontrait dans la rue, et que, pour un très-modique salaire, il faisait poser une journée devant lui. Sa tête achevée, il passait à une autre, placée tout à côté, finissait la ligne, et commençait le second rang ; ainsi de suite, jusqu’à ce que la toile fût couverte.

La première fois que je vis ce genre de travail et les murs tapissés de ces petites études, je ne pus retenir un éclat de rire, auquel il prit part lui-même ; mais, en les examinant, je fus frappé du mérite réel, du vrai talent qu’elles renfermaient. Il y en avait peu de médiocres, beaucoup d’excellentes ; quelques-unes étaient tout à fait remarquables. J’ignore ce que tout cela est devenu : j’étais fort loin de Paris lorsqu’il mourut, et je n’appris sa mort que longtemps après ; sa femme retourna dans sa famille à elle, que je ne connaissais pas, et je n’en eus jamais de nouvelles.

Il ne me reste donc de ce pauvre ami que le souvenir d’une affection bien réelle, brisée comme tant d’autres.

C’est avec ces trois compagnons que je partis pour Naples, et, dussé-je paraître un peu contempteur du temps présent, je ne résiste pas à dire ce que c’était qu’un voyage en voiturin, cette chose passée, finie, que le progrès a fait disparaître, et qu’on ne reverra jamais.

Le voiturin se composait en général d’une vieille berline, avec cabriolet devant, ouvert sur l’intérieur, de deux chevaux et d’un conducteur. Le marché était fait d’avance en partie double et signé des deux contractants. Cette formalité remplie, le conducteur donnait cinq francs d’arrhes, ce qui ne me surprit pas peu la première fois, mais ce qui rendait peut-être le contrat plus obligatoire.

Vous aviez, par cet engagement écrit, droit au déjeuner, au dîner et au coucher, dans les meilleures auberges, bien entendu, des villes que vous deviez traverser ; mais, à vingt ans, dans un pays pareil, sous un ciel aussi beau, il est rare qu’on n’ait pas un appétit et un sommeil à l’épreuve de tout, et nous n’y regardions pas de si près.

On partait d’assez bonne heure, s’arrêtant pour déjeuner dans une ville indiquée d’avance, où l’on avait devant soi deux ou trois heures pour la visiter en tous sens, car ce sont en général de petites villes, mais toujours remplies de peintures, de monuments souvent fort curieux. De même pour la ville où l’on s’arrêtait pour dîner et coucher.

Dans un voyage ainsi fait, pas la moindre préoccupation d’aller vite : le petit trot des chevaux, souvent leur pas, vous laissent parfaitement indifférent ; on sait qu’on fera dix lieues dans la journée, que l’on arrivera à des heures réglées pour les repas et le coucher ; on n’a donc qu’à voir et à admirer le pays, à monter les côtes à pied, souvent à les descendre de même ; presque un voyage de piéton enfin, avec la possibilité de se reposer dans la voiture qui vous suit, quand la chaleur est trop forte, et sans la crainte de causer du retard.

J’ai traversé l’Italie ainsi, dans tous les sens, et j’ai vraiment pu la voir. Depuis, j’ai fait en quelques heures ce que j’avais mis autrefois quatre jours à parcourir, et je me félicite de l’avoir visitée avant l’invention de ces merveilleux moyens de transport qui vous privent de mille détails charmants, qui vous font passer comme une flèche devant ces ravissantes petites villes que quelques heures suffiraient pour visiter, mais où l’on aurait trop de temps à passer, s’il fallait attendre le train du lendemain, et qui n’auraient plus peut-être d’abri à vous offrir.

À mes derniers voyages, j’avais cet âge où l’on éprouve toujours la crainte de ne pas arriver : aussi ai-je très-agréablement profité du nouveau moyen d’aller vite au but ; mais il y aurait de l’ingratitude de ma part à ne pas donner un mot de regret à ces pauvres et modestes voiturins qui m’ont permis de jouir bien complétement ; dans tous ses détails, d’un si beau pays et de tous ses chefs-d’œuvre.

Notre première étape fut la Riccia. Nous savions trouver là bon nombre de nos amis, Bertin et quelques autres paysagistes, pour qui c’était un endroit privilégié. Ils nous firent partager leur bon et gai déjeuner, et l’idée me vint alors de les inviter à dîner. Pourquoi pas ? fut le cri général. Bertin avait sa voiture : on chercha des chevaux, on attela, et nous voilà partis de conserve et dînant le soir à Velletri. La partie n’était pas complète ; ils vinrent déjeuner avec nous le lendemain dans les marais Pontins. Le soir enfin, nous dînions tous à l’auberge de Terracine.

Je ne saurais dire combien ce voyage fut gai et charmant : à chaque instant, nous passions d’une voiture dans l’autre, variant ainsi nos conversations en changeant de compagnons de route. La troupe que nous avions entraînée paraissait si ravie de cette partie improvisée, qu’elle nous aurait accompagnés jusqu’à Naples ; mais un obstacle, insurmontable à l’époque où nous étions, nous força de nous séparer à la frontière du royaume des Deux-Siciles. Les passe ports de nos amis n’étaient visés que pour les États du Pape, et rien ne pouvait les autoriser à en franchir les limites.

À notre grand regret, il fallut se dire adieu, pour ne se retrouver que deux ans après à Paris.