L’Atelier d’Ingres/Chapitre XX
XX
POMPEÏ ET L’ART ANTIQUE.
Si ce qu’on entend par Naples est cette agglomération de maisons qui commence à la mer et finit en montant au couvent de Saint-Martin, et que traverse la longue rue de Toledo, Naples est bien la plus sale, la plus bruyante, la plus affreuse ville que je connaisse. Mais, Dieu merci ! ce n’est pas là Naples. Naples, c’est ce golfe admirable qui se termine en face par les lignes si harmonieuses de Capri, à gauche par le Vésuve, à droite par le Pausilippe ; c’est cette campagne si riante au milieu des bouleversements que la nature y a produits. Pour nous, c’était surtout Pompeï.
Malgré le désir bien vif que nous avions de visiter au plus tôt cette ville rendue au jour après deux mille ans, avec les trésors de toute sorte qu’elle renfermait, nous fûmes cependant retenus à Naples par le musée, qui nous donnait un avant-goût des merveilles que nous allions voir sur place. C’est l’art antique surtout qui fait de ce musée une collection unique, et qui même affaiblit beaucoup l’éclat de quelques œuvres modernes. J’eus le plaisir d’y trouver, dans un coin obscur, et dans une salle peu fréquentée, un ravissant tableau de M. Ingres, Françoise de Rimini, fait probablement pour la reine Caroline Murat, et dont on connaît en France une répétition que possédait M. Turpin de Crissé. J’eus une vraie joie à constater que cette peinture si originale tenait sa place sans désavantage au milieu de tant de chefs-d’œuvre.
Enfin, après des visites réitérées dans ce beau musée, le désir d’aller voir à leur source même les admirables débris d’un art dont nous n’avions pas l’idée, nous décida à quitter Naples, et son bruit, et cette agitation qui nous était devenue insupportable. Il est inutile de dire l’étonnement qui nous saisit, le soulagement que nous éprouvâmes en entrant dans ce lieu unique au monde qu’on appelle Pompeï.
Pompeï alors était ouvert à tout venant : un seul et brave gardien, à la porte, surveillait bien distraitement l’entrée et la sortie des visiteurs, et l’on pouvait, avec une permission que l’ambassadeur de chaque nation faisait obtenir, y passer la journée, travailler, dessiner, lever des plans ; on était chez soi, et fort peu dérangé. Aujourd’hui, un tourniquet est placé à l’une des portes, et, une fois entré, on est confié aux soins d’un guide qui ne vous quitte pas un instant, et, ce qu’il y a de pis, vous explique et vous fait admirer. Enfin, cela me consolerait d’être vieux, d’avoir pu jouir de toutes ces choses bien complétement, et surtout autrement.
Nous avions, à la fin de notre journée de travail, un vrai plaisir à aller nous étendre un peu en dehors de la ville, sur les déblais des premières fouilles qui avaient été faites avec peu de soin, et à chercher dans cette cendre assez friable, en creusant avec nos couteaux, de petits fragments de peinture, de petites anses de vases en bronze, des lampes presque intactes : ces trouvailles nous ravissaient, et nous rapportions triomphants le résultat de nos fouilles chez les braves gens qui nous logeaient à Torre dell’Annunziata.
Les longues et fréquentes visites que j’ai faites à Pompeï n’ont pas seulement excité mon intérêt au point de vue de l’esthétique : l’art des anciens, qui diffère si complétement du nôtre, a éveillé aussi en moi une vive curiosité d’en connaître le côté matériel et pratique. Ce côté intéressant ne me semble avoir été étudié que par des érudits, qui manquent absolument des connaissances du métier, et malheureusement, pour approfondir certaines questions, les artistes n’auront jamais l’érudition nécessaire. Aussi me suis-je toujours trouvé réduit à des conjectures, et ne puis-je qu’interroger, et non me prononcer.
J’ai entendu faire bien des suppositions sur les peintures d’Herculanum et de Pompeï : aucune ne me satisfait.
Quelques-uns pensent que ces décorations étaient faites sur des poncifs de peintres habiles, que des ouvriers reproduisaient sur les murs. Comment se fait-il alors que pas une de ces peintures ne se trouve répétée, ainsi qu’il arrive pour nos papiers peints ; si le sujet est souvent le même, si la composition est quelquefois presque identique, la dimension diffère, ce qui exclut l’idée d’un poncif ; de plus, la valeur de l’exécution varie très-souvent : il faut donc laisser aux auteurs de ces peintures le mérite de l’initiative.
Quant aux tableaux proprement dits, faits sur bois ou sur toute autre matière, j’avoue ne pouvoir me les figurer appendus sur les murs d’un temple, comme on fait de nos tableaux sur les piliers de nos églises : pareille barbarie m’étonnerait bien de la part des Grecs, et je m’imagine difficilement Ictinus consentant à laisser détruire ainsi l’harmonie des lignes de son architecture.
N’y aurait-il pas eu souvent erreur par la faute des traducteurs d’ouvrages anciens concernant les arts ? Je lis dans Pausanias : « On y voit le tableau où Arcésilas a peint… » Or, le texte porte : « Arcésilas a peint…, » ce qui est tout différent et indique une peinture murale.
J’aurais besoin de preuves certaines pour être convaincu que les peintres du temps de Périclès peignaient des tableaux, et ne se bornaient pas à décorer des murs. J’avoue que mon esprit se refuse à admettre de la part de ces hommes une telle barbarie.
Le tableau me paraît être une invention des époques de décadence, et par conséquent d’un goût douteux. Aussi les Romains avaient-ils des pinacothèques où ils rassemblaient par vanité des tableaux qu’ils faisaient venir de Grèce : Rome était un débouché, comme New-York à l’heure qu’il est ; mais, du temps des Éginètes, du temps de Phidias, le tableau proprement dit ne me paraît avoir ni son but ni sa place.
Les portiques que Pausanias a encore vus, et dont il décrit les peintures décoratives, devaient suffire, et Pompeï, quoique d’une époque de décadence, a pu me donner la conviction que le but des artistes était toujours, aux belles époques de l’art, d’orner, d’embellir l’intérieur d’un temple, d’une habitation particulière ; mais le tableau détaché du mur, accroché avec son cadre qui se ferme par un volet[1] ou par des châssis vitrés, vernissé, et par conséquent dans une position inclinée, pour qu’il puisse être vu, un tableau dans ces conditions-là ne peut s’allier, selon moi, avec le sentiment du beau, avec le merveilleux esprit de décoration des anciens.
Mes doutes sur la connaissance bien précise qu’on peut avoir de l’histoire de la peinture dans l’antiquité, reviennent plus fort que jamais quand je lis les contes enfantins et ridicules de Zeuxis peignant des raisins que les oiseaux viennent becqueter, et d’Apelles représentant un rideau auquel Zeuxis est pris lui-même. Peut-on s’imaginer des artistes qui avaient sous les yeux les œuvres de Phidias et les merveilles de l’architecture grecque, et qui se seraient amusés à faire des trompe-l’œil, comme ce brave homme que j’ai connu dans ma jeunesse, qui couvrait les murs extérieurs de l’Institut d’une innombrable quantité de toiles, toutes représentant des œufs sur le plat ? — Où a-t-on pris ces contes stupides ? Ce sont des érudits pourtant qui les ont mis en circulation, ainsi que l’histoire de la draperie derrière laquelle se cachait Apelles, pour entendre les opinions et les critiques du public. Comprend-on Apelles admettant la critique d’un cordonnier ? comme si Apelles ne savait pas mieux faire les souliers dans ses tableaux que pas un cordonnier d’Athènes ne les fabriquait ! Se figure-t-on Rubens demandant aux couturières de la cour si les jupes de ses grandes dames sont dans les règles de leur art ?… Et quand c’était une figure nue, une Vénus, qu’Apelles avait peinte, à qui s’en rapportait-il, puisqu’il était si avide de conseils ?
Il faut bien peu connaître les habitudes et le caractère des artistes pour croire qu’ils attachent la moindre importance à la critique… du moins pour l’utiliser. Quant à y être sensibles, c’est autre chose.
Je le répète : que d’obscurités dans mon esprit, qu’il me serait intéressant de voir éclaircir par un érudit qui ne rattacherait pas à nos usages, comme il arrive souvent, les usages des époques reculées ! Quoi qu’il en soit, ce qui nous reste est assez beau pour nous satisfaire et n’en pas demander davantage. Nous pourrions profiter des exemples que nous avons sous les yeux, et ne pas nous écarter au moins du précepte que les anciens suivaient peut-être inconsciemment, mais que certainement ils n’ont jamais discuté, à savoir que l’art ne doit être que la reproduction du beau, ou ne pas être.
Je défie en effet qu’on trouve dans les ouvrages des anciens l’analogue de Rembrandt, de Murillo, de tous ces grands artistes qui n’ont représenté jamais que des choses laides, hideuses ; dont on détournerait les yeux, si elles étaient en nature. Toutes les statues antiques ont le cachet de leur auteur, l’individualité de leur modèle ; aucune ne se ressemble : mais toutes sont belles, toutes ont pour but la reproduction d’un être beau. Si l’on veut se figurer le Pouilleux de Murillo ou certaine Suzanne de Rembrandt transportés à Athènes du temps de Périclès et mis sous les yeux des artistes de cette époque, j’ose avancer qu’ils auraient détourné les yeux, ou plutôt qu’ils n’auraient pas compris ce que cela pouvait bien être.
Il est difficile de ne pas se laisser aller à toutes ces pensées, quand on se promène dans les rues de Pompeï ou dans le musée de Naples. Tout, en effet, porte son caractère de beauté : les ustensiles les plus vulgaires ont un goût d’ornementation, une finesse de détails, qui font songer assez tristement à nos papiers peints, à nos meubles de palissandre… Nous avons autre chose.
L’étude, quoique bien insuffisante, que j’ai faite de l’art antique pendant mon séjour en Italie, mais surtout dans mes visites à Pompeï, et devant les vases étrusques, m’a fait comprendre ce mot arraché à M. Ingres dans une discussion qui eut lieu en ma présence :
« Les Grecs, Monsieur, les Grecs ! Raphaël lui-même pâlit à côté d’eux. »
Cependant la chaleur devenait excessive : nos journées passées dans ces petites chambres dont le pavé de mosaïque nous brûlait les pieds, n’étaient plus supportables, notre travail s’en ressentait, et nous fûmes, à regret, forcés de reprendre le chemin de Rome, pour aller à Florence pendant les grandes chaleurs de l’été.
C’était à la fin du mois de juin. La Rome que je vis alors ne ressemblait en rien à la ville que j’avais vue quelques mois avant, et je pus en comprendre toute la grandeur et tout le caractère imposant. Ce n’était plus la ville d’étrangers et de touristes, que ses rues sillonnées d’innombrables familles d’Anglais, et que ses voitures de louage et ses fiacres faisaient ressembler aux plus affreux quartiers de Paris. En été, Rome prend l’aspect d’une ville inhabitée : plus une âme dans les rues, dont le pavé reflète un soleil ardent ; toutes les boutiques fermées pendant la grande chaleur du jour, et seulement, de loin en loin, quelques riches équipages de cardinaux ou de monsignors, que tirent lourdement de beaux chevaux noirs à tous crins, la tête empanachée de plumes rouges, et, derrière l’énorme carrosse, trois ou quatre valets en livrée gothique, tenant sur l’impériale l’éternel et énorme parapluie roulé[2].
C’était un spectacle tout nouveau pour moi, et un vrai bonheur de pouvoir parcourir tout seul ces merveilleuses ruines, de m’étendre sur les gradins du Colysée, sans être distrait par la vue d’une jeune miss, sa lorgnette à la main. J’étais bien à Rome, cette Rome que je m’étais figurée, ou plutôt que m’avaient fait connaître d’avance les belles gravures des Piranesi et les innombrables et originales compositions du peintre romain Pinelli[3]
Je fus vivement frappé de ce nouvel aspect, bien heureux d’une Occasion assez rare, car on fuit Rome à cette époque, de voir comme elle doit être vue cette ville unique au monde, qui disparaîtra avant peu, comme tout ce qui est beau, pour faire place à ce qui est utile.
- ↑ Mazois, Palais de Scaurus.
- ↑ On m’a dit que ce parapluie servait à abriter les cardinaux lorsqu’ils descendent de leur voiture et s’agenouillent sur le passage du Saint-Sacrement, qu’ils doivent même, je crois, accompagner jusqu’à l’endroit où on le porte.
- ↑ Précisément à l’époque dont je parle (juin 1835), rentrant un jour chez moi, je vis, dans une rue qui avoisinait la Trinité-des-Monts, une foule assez grande a la porte d’une maison, où je me figurai qu’avait lieu quelque exposition ou quelque vente d’objets d’art. Je suivis machinalement des gens qui montaient ; j’entrai dans un petit appartement très-modeste, et, dans la chambre du fond, je vis, non sans une vive émotion, un homme mort étendu sur son lit, vêtu d’un habit noir, cravaté de blanc, et auprès duquel étaient agenouillées plusieurs femmes en prières. Je reculai, je l’avoue, après n’avoir jeté qu’un coup d’œil rapide, et, à la demande que je fis, on me répondit que c’était le peintre Pinelli.
Les ouvrages de cet artiste, dont la réputation est peu répandue en dehors de l’Italie, sont innombrables ; j’en ai vu dans presque toutes les auberges et dans toutes les salles de restaurants de Rome, et j’ai été frappé de l’énergie un peu sauvage, mais très-puissante, de ses compositions. Elles représentaient en général des Transtévérins jouant aux boules, à la morra, dansant la saltarelle, des disputes où l’on y allait du couteau. Tout cela, d’un entrain et d’une vigueur remarquables ; mais peu de variété comme types et comme dessin. Je n’en ai pas assez vu pour me prononcer sur Pinelli ; ce qui est hors de doute, c’est que c’était un artiste ; et remarquablement doué.