L’Atelier de Marie-Claire/1

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Eugène Fasquelle (p. 1-12).
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L’ATELIER DE MARIE-CLAIRE


I

Ce jour-là, comme chaque matin à l’heure du travail, l’avenue du Maine s’encombrait de gens qui marchaient à pas précipités et de tramways surchargés qui roulaient à grande vitesse vers le centre de Paris.

Malgré la foule, j’aperçus tout de suite Sandrine. Elle aussi allongeait le pas et je dus courir pour la rattraper.

C’était un lundi. Notre chômage d’été prenait fin, et nous revenions à l’atelier pour commencer la saison d’hiver.

Bouledogue et la petite Duretour nous attendaient sur le trottoir, et la grande Bergeounette, que l’on voyait arriver d’en face, traversa l’avenue sans s’inquiéter des voitures afin de nous rejoindre plus vite.

Pendant quelques minutes il y eut dans notre groupe un joyeux bavardage. Puis les quatre étages furent montés rapidement. Et tandis que les autres reprenaient leurs places autour de la table, j’allai m’asseoir devant la machine à coudre, tout auprès de la fenêtre. Bouledogue fut la dernière assise. Elle souffla par le nez selon son habitude, et aussitôt l’ouvrage en main, elle dit :

— Maintenant il va falloir travailler dur pour contenter tout le monde.

Le mari de la patronne la regarda de très près en répondant :

— Eh bé… Dites si vous grognez déjà !

C’était toujours lui qui faisait les recommandations ou les reproches. Aussi les ouvrières l’appelaient le patron, tandis qu’elles ne parlaient de la patronne qu’en l’appelant Mme Dalignac.

Bouledogue grognait pour tout et pour rien.

Lorsqu’elle n’était pas contente, elle avait une façon de froncer le nez qui lui relevait la lèvre et découvrait toutes ses dents, qui étaient fortes et blanches.

Il arrivait souvent que le patron se querellait avec elle ; mais Mme Dalignac ramenait toujours la paix en leur disant doucement :

— Voyons… restez tranquilles.

Les colères du patron ne ressemblaient pas du tout à celles de Bouledogue. Elles étaient aussi vite parties que venues. Sans préparation ni avertissement il se précipitait vers l’ouvrière à réprimander, et pendant une minute il criait à s’en étrangler, en supprimant la moitié des mots qu’il avait à dire.

Cette façon de parler agaçait la grande Bergeounette qui se moquait et marmottait tout bas :

— Quel baragouin !

Le patron était le premier à rire de ses emportements, et comme pour s’en excuser, il disait :

— Je suis vif.

Et il ajoutait parfois avec un peu de fierté :

— Moi, je suis des Pyrénées.

C’était lui qui brodait à la machine les manteaux et les robes des clientes. Il était adroit et méticuleux, mais après quelques heures de travail il devenait tout jaune et paraissait écrasé de fatigue.

Sa femme le touchait à l’épaule en lui disant :

— Repose-toi, va.

Il arrêtait alors sa lourde machine, puis il reculait son tabouret, afin de s’appuyer au mur ; et il restait de longs moments sans remuer ni parler.

Il y avait entre les patrons et les ouvrières comme une association amicale. Mme Dalignac ne craignait pas de demander des conseils dans l’atelier, et les ouvrières lui accordaient toute leur confiance.

Quant au patron, s’il criait à tue-tête pour nous donner la moindre explication, il parlait tout autrement à sa femme. Il prenait son avis pour les plus petites choses et ne la contrariait jamais.

Mme Dalignac était un peu plus âgée que son mari. Cela se voyait à ses cheveux qui grisonnaient aux tempes ; mais son visage restait très jeune et son rire était frais comme celui d’une petite fille.

Elle était grande et bien faite aussi, mais il fallait la regarder exprès pour s’en apercevoir, tant elle paraissait toujours effacée et lointaine. Elle parlait doucement et posément ; et s’il arrivait qu’elle fût obligée d’adresser un reproche à quelqu’un, elle rougissait et se troublait comme si elle était elle-même la coupable.

Le patron avait pour sa femme une tendresse pleine d’admiration, et souvent il nous disait :

— Personne n’est comme elle.

Dès qu’elle sortait, il se mettait à la fenêtre pour la voir passer d’un trottoir à l’autre, et si elle tardait à revenir, il la guettait et devenait inquiet.

Dans ces moments-là, les ouvrières savaient bien qu’il ne fallait rien lui demander.

Aujourd’hui l’espoir du travail apportait de la joie dans l’atelier. Il n’était question que d’une nouvelle cliente dont les paiements seraient sûrs, parce qu’elle tenait un commerce important, et qui nous donnerait beaucoup d’ouvrage parce qu’elle avait cinq filles.

Le patron pressait sa femme d’aller chercher les étoffes annoncées :

— Vite, vite, disait-il.

Et il s’agitait si fort, qu’il heurtait les mannequins et les tabourets.

Mme Dalignac riait, et tout le monde en faisait autant.

Le soleil paraissait rire avec nous aussi. Il rayonnait à travers la vitre et cherchait à se poser sur la corbeille à fil et sur la machine à coudre. Sa chaleur était encore très douce et Bergeounette ouvrit toute grande la fenêtre pour qu’il pût entrer à son aise.

De l’autre côté de l’avenue, les murs d’une maison en construction commençaient à sortir de terre. Des bruits de pierres et de bois se confondaient en montant jusqu’à nous, et les ceintures rouges et bleues des maçons se montraient à travers les échafaudages.

À tout instant, des tombereaux de moellons et de sable se déversaient. Les moellons roulaient avec un bruit clair, et le glissement du sable faisait penser au vent d’été dans le feuillage des marronniers. Puis c’était des fardiers chargés de pierres de taille qui arrivaient. On les entendait venir de loin. Les charretiers criaient. Les fouets claquaient, et les chevaux tiraient à plein collier.


Aussitôt que sa femme fut partie, le patron se fit aider par la petite Duretour, pour débarrasser les planches des bouts de chiffons et mettre de l’ordre un peu partout.

La petite Duretour n’était pas très bonne ouvrière malgré ses dix-huit ans, mais Mme Dalignac la gardait à cause de sa grande gaîté. Elle prenait toujours les choses du bon côté, et son entrain nous empêchait souvent de sentir la fatigue.

C’était elle qui faisait les courses et qui ouvrait la porte aux clientes. Sa taille était si menue et ses cheveux si négligés que beaucoup la prenaient pour une apprentie. Cela la vexait un peu et lui faisait dire :

— Lorsque je serai mariée, elles me prendront encore pour une petite fille.

Son fiancé n’était guère plus âgé qu’elle. Chaque soir il venait l’attendre à la sortie et tous deux ne tenaient pas plus de place qu’un seul sur le trottoir.

Maintenant elle vidait les casiers et brossait les planches. De temps en temps, elle lançait un paquet en l’air et le rattrapait comme une balle, ou bien elle s’amusait à déformer les noms des clientes en faisant des révérences aux mannequins. C’étaient surtout Mmes Belauzaud et Pellofy qui recevaient ses compliments. Elle s’inclinait très bas en prenant un air ravi :

— Bonjour, Madame Bel-oiseau.

— Bonjour, Madame Pelle à feu.

Les rires s’échappaient tous ensemble par la fenêtre, et les maçons d’en face levaient la tête pour voir d’où ils sortaient.

J’étais la dernière venue dans la maison.

J’y étais entrée peu de temps avant la morte-saison d’été, et quoique toutes se fussent montrées bonnes camarades pour moi, une timidité m’empêchait de prendre part à leur gaîté. Cependant, depuis que j’étais à Paris, c’était le premier atelier où je me sentais à l’aise. La voix querelleuse du patron ne m’effrayait guère, et la douceur de sa femme me donnait une grande tranquillité.

À mon arrivée, le patron avait tout de suite coupé mon nom en deux. Ses joues s’étaient gonflées pour accentuer la moquerie pendant qu’il disait :

— Marie-Claire ? Deux noms à la fois ? Eh bé… vous êtes épatante, vous.

Et en rejetant son souffle comme s’il éloignait de lui une chose trop compliquée, il avait ajouté d’un ton sérieux :

— On vous appellera Marie. Cela sera bien suffisant.

Mais cela ne fut pas suffisant. Je répondis si mal à ce nom qu’il fallut bien rendre au mien sa première forme.


Mme Dalignac revint plus tôt qu’on ne s’y attendait. Elle rapportait un énorme carton dont le couvercle se soulevait malgré les ficelles qui le retenaient.

Le patron s’empressa de l’ouvrir. Il toucha les tissus avec une petite grimace de contentement.

— De la soie, rien que de la soie, disait-il. Sa femme l’éloigna :

— Laisse… tu vas tout embrouiller.

Puis en s’adressant à nous :

— C’est pour un mariage.

Elle s’assura que le carton reposait tout entier sur la table et elle sortit une à une, les pièces d’étoffes, en désignant leur emploi.

— Une robe noire pour la mère de la mariée… Deux robes bleues pour les grandes sœurs… Des robes roses pour les petites sœurs… Et des dentelles noires, et des dentelles blanches, et des pièces de ruban, et des taffetas pour doublures, et des satins pour jupon…

Elle sortit avec précaution le dernier tissu soigneusement plié dans du papier :

— Et voilà du crêpe de chine pour la robe de la mariée.

Et sans prendre le temps d’enlever son manteau, elle attira un mannequin et prit les étoffes à pleines mains pour les draper autour du buste. Elle dépliait les dentelles et les disposait, elle tournait les rubans en coque sur ses doigts et les piquait d’une épingle. Puis elle rejeta le tout sur la table et ce ne fut bientôt plus qu’un fouillis de toute couleur.

Mes quatre compagnes avaient cessé de coudre et regardaient avec intérêt. Leurs yeux allaient d’une couleur à l’autre et leurs mains s’avançaient pour toucher les dentelles et les tissus soyeux.

Tout à coup la pendule se mit à sonner.

Bouledogue se leva en disant d’un ton bourru :

— Il est midi.

C’était vrai, mais la matinée avait passé si vite que personne ne se doutait qu’il était l’heure d’aller déjeuner.

Les autres déposèrent leur ouvrage et se levèrent lentement comme à regret.


L’après midi fut pleine d’entrain. Duretour, montée sur un tabouret, garnissait les planches d’un papier gris que le patron lui passait, après en avoir coupé les bandes de la grandeur nécessaire.

Quand le patron ne donnait pas les papiers assez vite, Duretour en profitait pour tourner et danser sur son tabouret ; puis elle ouvrait et refermait les bras en criant comme une marchande à la foire :

— Robes et manteaux, robes et manteaux.

Cela nous faisait rire et le patron disait d’un air indulgent :

— S’il n’y avait que vous pour les faire, ma pauvre Duretour.

Les maçons d’en face sifflaient comme des oiseaux libres. Ils avaient fini par découvrir l’atelier et ils faisaient tout leur possible pour attirer notre attention. L’un d’eux appelait tous les noms de jeunes filles qui lui venaient à l’idée, pendant qu’un autre frappait une charpente en fer avec un lourd marteau. Et chaque fois qu’un rire éclatait ou que l’une de nous se montrait un peu à la fenêtre, les appels redoublaient, et la charpente sonnait comme une cloche.

Vers le soir, la sœur du patron entra dans l’atelier. C’était une femme à l’air hardi. Elle était couturière aussi et on l’appelait Mme Doublé.

Elle s’assit sur le tabouret du patron et elle dit d’un ton méprisant :

— Tout le monde travaille déjà ?

Son frère répondit, l’air vexé :

— Je suis sûr que tu n’as pas fini de te reposer, toi !

Elle fit le geste de lancer quelque chose par-dessus son épaule :

— Oh ! moi, je fais comme les clientes, je vais aux bains de mer, et je suis rentrée seulement ce matin.

Le patron lui montra les tissus :

— Nous avons de l’ouvrage, dit-il.

Mme Doublé devint attentive, et ses sourcils se rapprochèrent.

Elle avait des yeux noirs comme ceux de son frère, mais son regard était plein d’audace et de fermeté. Sa bouche aussi faisait penser à celle du patron, mais ses lèvres semblaient faites d’une matière dure qui les empêchait de se distendre pour le sourire. Elle marchait sans grâce, en bombant la poitrine et on eût dit qu’elle portait sur toute sa personne quelque chose de satisfait.

À son entrée le visage de Mme Dalignac avait changé d’expression. Tout en coupant ses taffetas, elle mordillait sa lèvre comme les gens qui ont une préoccupation, et on entendait davantage le bruit sec et grinçant de ses ciseaux.

Mme Doublé reprit :

— C’est égal, tu es fou, Baptiste, d’avoir toutes tes ouvrières au début de la saison.

Elle me désigna du doigt :

— Tu n’avais pas besoin de reprendre celle-là.

Le patron parut gêné. Il répondit sans me regarder :

— Elle a besoin de gagner sa vie comme nous.

Mme Doublé se moqua. Elle avait l’air de chantonner quand elle dit en tapant sur l’épaule de son frère :

— Eh ! oui, pauvre Baptiste ! mais moi, j’aime mieux que l’argent soit dans ma poche que dans celle des autres.

Bouledogue et Sandrine baissaient la tête et cousaient plus vite. La petite Duretour était devenue sérieuse et je ressentais moi-même un malaise, qui me faisait désirer fortement le départ de Mme Doublé. Seule, la grande Bergeounette paraissait ne rien redouter et continuait à s’intéresser aux maçons d’en face, qui menaient grand bruit en quittant le chantier.

Le patron cherchait à parler d’autre chose, mais sa sœur revenait toujours au même sujet. Elle trouvait que Mme Dalignac manquait de fermeté avec ses clientes et de sévérité avec ses ouvrières. Elle demandait des détails précis sur le travail et trouvait à redire à tout.

Le patron finit par montrer de l’agacement :

— Ma femme n’est pas un gendarme comme toi, dit-il.

Et Mme Doublé, qui avait le même accent que son frère, répondit :

— Eh bé… Tant pis, donc.

Et elle se campa debout en regardant tout le monde avec insolence.

— Il est sept heures, Bouledogue… dit tout à coup Mme Dalignac.

C’était peut-être la première fois que Bouledogue oubliait l’heure. Elle se leva vivement et défit son tablier avant d’avoir rangé son ouvrage. Les autres aussi se levèrent en hâte. Elles passèrent la porte sans bruit. Mais à peine sorties, on les entendit dégringoler l’escalier comme si elles fuyaient un danger.

Je les retrouvai en bas, groupées comme le matin devant la porte cochère ; mais leurs visages étaient bien différents. Les jolis yeux de la petite Duretour montraient une vraie colère :

— Elle nous a gâté notre belle journée, disait-elle.

Sandrine affirma en se rapprochant de moi :

— Elle est très dure pour ses ouvrières.

Elle se rapprocha encore en baissant la voix.

— Vous la verrez revenir quand les robes de mariage seront faites. À chaque saison, elle vient prendre nos plus jolis modèles, et elle se vante de les faire payer très cher à ses clientes.

La grande Bergeounette fit entendre un rire drôle, et dit tout en l’air, sans souci d’être écoutée :

— Elle n’a pas sa pareille pour savoir amener l’argent dans son coffre.

Bouledogue grogna en montrant ses dents :

— Je ne travaillerais pas chez elle, même si j’avais grand faim.

L’arrivée du fiancé de Duretour nous obligea de nous séparer et chacune s’en alla en emportant sa rancune.