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L’Athéisme/Chapitre 1

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Ernest Flammarion (p. 3-22).
§ 1. — GÉNÉRALITÉ DE L’IDÉE DE DIEU

L’idée de Dieu a joué un tel rôle dans les destinées humaines, elle a pénétré si profondément les mœurs, le langage et jusqu’à l’hérédité des peuples, que celui qui en est aujourd’hui dépourvu, celui qui n’a pas reçu cette idée en héritage et n’a pu l’acquérir par éducation, doit, me semble-t-il, être considéré comme un monstre par la majorité des hommes. Et s’il arrive que le monstre soit doué de sens moral (l’hérédité est si capricieuse dans la génération sexuelle qui est la nôtre !), s’il arrive que l’athée soit vertueux, son cas sera en même temps tératologique et paradoxal. Beaucoup de nos congénères affirment en effet qu’ils sont honnêtes, parce qu’ils craignent Dieu ; ils ne peuvent concevoir par conséquent qu’un athée ne soit pas vicieux et criminel, comme ils seraient eux-mêmes sans leur foi. Peut-être sont-ils trop modestes ; peut-être ont-ils en eux des raisons d’être bons et aimables, indépendamment de toute croyance religieuse ; mais enfin, il y a des hommes qui sont méchants, cela est certain. J’admets même, volontiers, qu’il y en aurait davantage si quelques-uns d’entre eux n’étaient retenus par la crainte d’un châtiment. Mais de ce que tous les hommes, croyants ou non, ne sont, en dépit de l’éducation, ni également bons ni également honnêtes, je puis bien conclure, sans hardiesse exagérée, qu’il y a, dans le patrimoine héréditaire de chacun de nous, une dose variable de bonté et d’honnêteté. Ces qualités innées nous viennent de nos ancêtres, et ont été acquises par eux comme le nez, la bouche et la logique ; cela, pour un évolutionniste, est indéniable ; suivant les hasards des accouplements, chaque homme vient au monde avec plus ou moins de nez, plus ou moins de logique, plus ou moins de vertu. L’éducation brode ensuite sur ce canevas ; on peut se casser le nez, perdre la raison, et même devenir méchant, ce qui est pourtant plus difficile à beaucoup que de se casser le nez.

Est-ce la crainte de Dieu qui a introduit dans l’hérédité de nos ascendants les qualités morales dont la génération sexuelle fait aujourd’hui à chacun de nous une distribution si peu équitable ? Les nécessités d’une vie sociale prolongée pendant des centaines de siècles, n’y sont-elles pas pour beaucoup, peut-être pour presque tout ? Ce n’est pas ici le lieu de discuter cette question. Mais, de même que la conscience morale qui provient de certains règlements sociaux survit, dans la descendance de l’homme, aux règlements dont elle est issue, de même des qualités ayant pour origine la crainte de Dieu peuvent subsister chez un homme dépourvu de toute croyance religieuse. C’est là le propre des caractères acquis ; ils se conservent dans les êtres et dans leurs rejetons, en dehors des conditions qui les ont fait apparaître. Nul doute, néanmoins, que ces caractères, transmis par hérédité, puissent ensuite être renforcés par l’éducation, si les circonstances continuent à se trouver favorables ; une particularité résultant de la crainte de Dieu ou de la vie de société se développera plus complètement chez un individu qui continuera à craindre Dieu ou à vivre en société ; elle se développera aussi, quoique peut-être à un degré moindre, et cela pendant de nombreuses générations, même dans des êtres isolés et dépourvus de croyance religieuse ; un homme vivant seul aurait néanmoins une conscience morale qui ne rimerait plus à rien, comme il a un appendice du cæcum et des dents de sagesse. Ces organes rudimentaires ou superstitions (au sens étymologique du mot) ne disparaissent pas aisément ; ils disparaissent cependant à la longue, et, si l’on veut discuter impartialement l’utilité sociale de l’idée de Dieu, il ne faut pas manquer de tenir compte des caractères introduits dans la nature de l’homme actuel par les croyances ancestrales. De ce qu’un athée fils de croyants est honnête, on n’a pas le droit de conclure qu’un peuple d’athées resterait éternellement honnête, pourvu, bien entendu, qu’on ait démontré le rôle des croyances religieuses dans la genèse des sentiments d’honnêteté, qui tirent peut-être leur origine de nécessités sociales.

Mais j’oublie que tout le monde n’admet pas l’hérédité des caractères acquis et son rôle dans la formation des espèces ; il est bien difficile à un homme vraiment pénétré de certaines notions, d’en faire abstraction pour discuter les idées des autres. Il faudrait que les croyants, pour discuter les athées, pussent oublier qu’ils sont croyants, et que les athées renonçassent à leur athéisme pour discuter la valeur de la foi. Or cela n’est pas seulement difficile, cela est impossible, puisque, chez les uns et chez les autres, la croyance et l’incrédulité font partie du mécanisme pensant.

Voilà encore une opinion d’athée, savoir que la pensée résulte d’un mécanisme déterminé ; je ne crois pas à la liberté, et cela est fondamental chez moi ; comment donc pourrais-je me faire comprendre d’un croyant doué de liberté absolue par cela même qu’il est croyant ? Cette liberté absolue serait la base de tous les raisonnements de mon interlocuteur, tandis qu’elle doit être exclue de tous les miens. Certains spiritualistes concilient le plus aisément du monde la liberté et le déterminisme ; de même les croyants admettent un Dieu tout puissant et entièrement libre dans une nature entièrement réglée ! Si cela est de l’hébreu pour moi, ce n’est pas ma faute. Il est vrai que les croyants deviennent logiques en admettant la possibilité du miracle, et là est, en effet, le seul point positif du débat ; un individu qui n’a pas l’idée de Dieu ne peut l’acquérir que si Dieu se manifeste à lui, et cela ne saurait arriver que par un miracle.

Un athée logique devrait devenir croyant s’il constatait un miracle ; mais comment constater un miracle, c’est-à-dire un accroc aux lois de la nature ? Il faudrait pour cela être sûr que l’on connaît toutes les lois de la nature et aussi toutes les conditions du phénomène observé. Qui oserait avoir une telle prétention ? J’ai écrit jadis que, si je voyais un miracle, je deviendrais croyant ; je crains bien de m’être vanté ! Si j’assistais à un phénomène qui me parût en contradiction avec les lois naturelles que je connais le mieux, je ferais probablement comme au théâtre Robert Houdin ; je chercherais la ficelle cachée, le phénomène surajouté et inconnu qui a créé l’apparence du miracle ; et si je ne trouvais pas, j’accuserais probablement l’imperfection de mes moyens de recherche. Il serait infiniment plus simple, me dira-t-on, de croire en Dieu comme les autres ! Croyez-vous donc que ce soit si simple ? Tapez sur une cloche aussi fort que vous voudrez, vous ne lui ferez pas donner un son autre que celui qu’elle peut donner ; vous la fêlerez seulement si vous insistez ; je suis comme la cloche, et mon mécanisme est adulte ; je ne puis pas devenir croyant, mais je puis devenir fou ; quelques-uns pensent peut-être que je le suis déjà !

Je ne serais pas vraiment athée si j’entrevoyais la possibilité de ne plus l’être.


§ 2. — RARETÉ DES ATHÉES PROPREMENT DITS

Y a-t-il beaucoup d’athées ? J’entends de vrais athées allant, avec leur logique d’athée, jusqu’au bout des conclusions inséparables de l’athéisme ? Je me défie des statistiques qu’on rencontre à ce sujet dans les livres et les journaux. En tout cas, il est certain que la grande majorité des hommes est imbue de l’idée de Dieu ; on ne saurait attribuer à l’athéisme le mouvement anticlérical si manifeste à notre époque ; plusieurs se disent athées sans avoir beaucoup réfléchi à ce que cela veut dire ; presque tous vont à Dieu en repoussant les prêtres, intermédiaires parasites ; presque tous souscriraient volontiers à l’orgueilleuse déclaration de Victor Hugo : « Je ne veux être assisté à mon chevet par aucun prêtre d’aucun culte ; je crois en Dieu ! »

Aujourd’hui donc encore, l’athéisme est mal porté. Voltaire le répudiait déjà et affirmait que « la saine philosophie en avait eu raison ». Les admirateurs de Spinoza et de Diderot s’efforcent de démontrer que ces deux philosophes n’étaient pas véritablement athées ; de même, les adorateurs d’une jolie femme n’avouent pas volontiers au public qu’elle a de fausses dents ou une maladie cachée ; l’athéisme est une tare regrettable, et que désavouent les plus indulgents mêmes des hommes « normaux ».

Heureusement, l’athéisme vrai, s’il a des inconvénients que je mettrai de mon mieux en évidence, porte aussi sa consolation avec lui. Celui qui ne croit pas à la liberté absolue ne peut avoir honte d’être ce qu’il est, ni en être fier. J’ai connu cependant des bossus qui avaient honte de leur bosse, quoiqu’elle leur fût venue bien malgré eux ; c’est donc que probablement l’athéisme fournit à l’homme plus de consolation que la scoliose, car je n’ai pas honte d’être athée. Je n’en tire pas gloire non plus, si je ne m’en cache pas, et je ne tiens pas à faire des prosélytes comme le renard de la fable, qui avait la queue coupée.


§ 3. — ATHÉISME INNÉ ET IDÉES PRÉCONÇUES

Je suis athée, comme je suis breton, comme on est brun ou blond, sans l’avoir voulu. Je n’ai donc aucune raison personnelle d’affirmer que l’athéisme vaut mieux qu’autre chose, n’ayant pu par moi-même goûter à autre chose.

« On devient cuisinier, on naît rôtisseur » dit le proverbe ; je crois pouvoir affirmer que je suis né athée, et je me demande si, comme pour les rôtisseurs, cela n’est pas indispensable à la « perfection de l’athéisme ».

Aussi loin que remontent mes souvenirs, je ne trouve pas trace en moi de l’idée de Dieu ; et cependant, j’ai été élevé comme les autres petits bretons de mon âge ; j’ai appris le catéchisme comme les autres ; j’ai même eu le prix de catéchisme au collège ; j’avais une mémoire extraordinaire, et j’aurais pu apprendre par cœur une page d’hébreu en quelques minutes ; j’ai appris le catéchisme comme de l’hébreu, sans me demander si cela signifiait quelque chose, uniquement parce qu’on me disait de l’apprendre. J’étais un élève docile et soumis ; je ne me vante pas en disant que j’étais un très bon petit garçon, et l’un des moins méchants de mes camarades ; j’avais un sentiment profond de mes devoirs et aucune prétention à des droits ; j’ai même beaucoup souffert quelquefois de scrupules de conscience exagérés, mais je n’ai pas cru un instant à l’existence d’un juge infiniment clairvoyant qui punirait et récompenserait chacun suivant ses mérites. Non pas que je n’eusse l’idée de mérite et de culpabilité ; au contraire, je l’avais très profondément ancrée quoique ne croyant pas à la justice immanente ; c’est seulement bien plus tard, que des raisonnements philosophiques m’ont amené à rejeter la responsabilité absolue ; même aujourd’hui que je n’y crois plus, j’en ai encore le sentiment aussi vif et aussi douloureux que dans mon enfance, mais mon système biologique me fait comprendre cette contradiction, et je m’en console.

Je me consolais moins, étant enfant, de ne pas être comme les autres ; j’ai bien souvent regretté de ne pas partager la foi de mes jeunes amis, de ne pas croire ce qu’ils croyaient, ce qu’ils avaient l’air de croire, dirai-je plutôt, car, en toute sincérité, je ne pouvais pas m’imaginer qu’ils fussent tellement mieux doués que moi. Je les soupçonnais un peu de jouer la comédie par orgueil ; de même probablement, eussent-ils cru à de la mauvaise foi de ma part, si je leur avais dit ce que je pensais ; l’athée est aussi invraisemblable pour le croyant que le croyant pour l’athée. C’est seulement bien plus tard que j’ai admis l’existence de vrais croyants ; il n’y a pas longtemps que je considère les athées comme des exceptions. Et même — au fond de moi — je suis obligé de me demander encore si je suis vraiment convaincu qu’il existe des croyants ; les croyants se posent, m’a-t-on dit, la même question au sujet des athées…

Pendant toute ma jeunesse, d’ailleurs, je n’ai pas été préoccupé de questions philosophiques ; j’ai commencé de bonne heure l’étude des sciences mathématiques et physiques ; je me suis efforcé d’en apprendre le plus possible, sans me demander où cela me mènerait ; j’ai continué d’être un bon élève, soucieux de satisfaire mes parents. Et quand j’ai eu l’idée de laisser les sciences exactes pour m’adonner aux sciences naturelles, ce n’a pas été le moins du monde à cause de l’intérêt philosophique qui s’attache à l’étude de la vie, mais par pure curiosité des choses de la morphologie ! J’avais le désir d’apprendre ce que savaient les autres, et là se bornait mon ambition.

Mais les sciences naturelles ne sont pas comme les mathématiques ; elles ne sont pas faites ; si l’on veut s’instruire dans les livres, on rencontre des enseignements contradictoires ; il faut donc choisir entre les théories ; il faut se faire une opinion personnelle. Une leçon de Giard fit éclore mon sens critique et me donna horreur de l’autorité ; brusquement je compris que je m’étais reproché sans raison de ne pas penser comme les autres, et je résolus de chercher par moi-même ; mais je conservai quelque temps encore ma timidité primitive ; elle est bien passée aujourd’hui, trop peut-être, et l’on pensera probablement que Giard m’a rendu là un mauvais service.

Naturellement, mon athéisme fondamental dirigea mes études. L’existence de Dieu n’expliquait rien pour moi, puisque je ne trouvais aucun sens à cette formule ; je recherchai donc de préférence les explications que l’on appelle matérialistes ; l’âme m’était aussi étrangère que Dieu ; c’était pour moi un mot cachant une erreur.

L’illustre Metchnikoff vint s’installer au laboratoire de Pasteur, au moment même où j’y étais nommé préparateur ; il était alors rempli de l’idée de la phagocytose, idée qu’il avait tirée de la zoologie et de l’embryologie, mais qui l’amena à abandonner ces deux sciences pour la pathologie ; il me confia l’étude du phénomène correspondant chez les protozoaires, la digestion intracellulaire des proies capturées par ces petits animaux, dont quelques-uns, masses de gelée informe, représentent la vie sous son aspect le plus rudimentaire. Je trompai l’attente du savant russe, et négligeai immédiatement le côté pratique des études pour l’interprétation théorique des résultats observés. J’étais peu soucieux de savoir si une espèce d’amibe digérait la cellulose, une autre pas ; mais je fus très heureux de pouvoir m’expliquer à moi-même, sans faire intervenir aucune propriété vitale, le phénomène premier de la nutrition. Aujourd’hui, définitivement attaché aux questions d’explication mécanique de la vie, je suis ramené par l’observation de n’importe quel fait à mon dada favori, mais je me rends compte aisément que l’amibe, avec ses vacuoles digestives qu’on voit se former, et dans lesquelles on suit au microscope toutes les étapes du phénomène vital, était le sujet le plus propre à m’orienter vers la philosophie. De plus, les phénomènes étant relativement simples chez l’amibe, je pus m’imaginer bientôt que j’avais parcouru le cycle de toute la vie cellulaire ; fort de cette certitude, j’entrepris, avec la même méthode, l’étude des êtres plus élevés en organisation ; nulle part je ne trouvai de phénomène capable de faire changer mes convictions premières ; j’arrivai seulement, petit à petit, à plus de sagesse ; de métaphysicien matérialiste, je devins, à proprement parler, agnostique ; j’arrivai à me dire que je ne savais rien, mais que j’en savais cependant au moins autant que ceux qui s’imaginent savoir tout, trouver tout, dans un dogme quelconque ou dans Thomas d’Aquin.

Quoique convaincu de mon impuissance, je reste convaincu aussi de l’absurdité des croyances de ceux qui croient en Dieu ; c’est là ce qui constitue pour moi l’athéisme scientifique, ainsi que j’essaierai de le définir tout à l’heure.

Ai-je le droit de dire que je suis arrivé où j’en suis, sans idée préconçue ? Je l’ai cru longtemps, et je confesse aujourd’hui que c’était une erreur. Athée par tempérament, j’ai consacré ma vie à des études qui, m’a-t-il semblé, m’auraient conduit à l’athéisme, si j’avais été croyant. Mais, si j’avais été croyant, je n’aurais pas dirigé mes études de la même manière ; satisfait d’une explication, je n’en aurais pas cherché une différente. Ce qui rendra éternelles les discussions des philosophes au sujet de la vie, c’est qu’il est impossible d’étudier la vie sans idée préconçue, ou, du moins, sans avoir une tendance, marquée d’avance, à accepter de préférence tel mode d’explication. Je connais des hommes de grande valeur qui, ayant fait des études analogues aux miennes, ont conservé leurs croyances premières ; j’avoue que cela m’étonne profondément ; j’avoue même que, pendant longtemps, je n’ai pas cru à leur entière bonne foi, tellement l’évidence me paraissait lumineuse. Je pense qu’ils ont eu la même opinion à mon sujet, et cela me console d’avoir pensé du mal d’eux.

Il me semble donc qu’un livre comme celui-ci ne saurait modifier les idées d’un homme ayant déjà son siège fait. Je resterai athée après l’avoir fini, et le lecteur aussi s’il l’était ; sinon il restera croyant comme devant ; le plus curieux serait qu’un athée, l’ayant lu, devînt croyant ; mais cela n’est pas impossible, car bien des athées n’ont pas voulu voir toutes les conséquences de l’athéisme ; or, je n’en déguiserai aucune, du moins de celles que je connais, et il en est qui ne sont pas pour plaire à tout le monde.

Pourquoi, dans ces conditions, avoir écrit ce livre, s’il doit déplaire à tant de gens, et tourner contre moi une partie au moins de ceux qui, jusqu’à présent, accueillaient mes productions avec faveur. Il est difficile à un athée convaincu d’avoir un but lointain ; je n’en ai pas ; je ne suis pas de ceux qui pensent que le pommier a un but en donnant des pommes ; il donne des pommes suivant sa nature : je fais comme le pommier. S’il est permis cependant à un pauvre psychologue comme moi d’essayer de démêler les raisons qui m’ont poussé dans cette affaire, je crois bien que je trouve les principales dans les attaques dont j’ai été l’objet de la part de beaucoup de feuilles religieuses. On m’a accusé de perfidie et de sottise, et j’avoue que cela m’a plutôt amusé ; mais on m’a excommunié une fois pour toutes, en déclarant que mon système biologique conduisait à l’athéisme le plus pur ; or l’athéisme est condamné définitivement par tous les grands esprits de l’humanité, depuis Bacon jusqu’à Descartes, même par Voltaire ! donc…

Au lieu de me défendre d’être athée, j’avoue sans honte que je le suis, et je prétends montrer que cela ne m’empêche pas d’être logique ; je ne ferai pas autre chose dans ce livre, dont je dirai seulement, comme fit Montaigne, que c’est « un livre de bonne foy » ; cela ne voudra pas dire que c’est un bon livre ; je le donne pour ce qu’il vaut.

Évidemment, la foi est plus commode. Il est très difficile de se débrouiller au milieu du chaos des phénomènes, si l’on renonce à une synthèse adéquate à l’esprit humain, calquée dessus, faite à sa mesure. Mais, n’est pas croyant qui veut ! J’ai été obligé, ne pouvant être croyant, de faire de grands efforts pour me raconter les choses d’une manière convenable : j’y ai du moins pris beaucoup de plaisir, et cela n’est pas vain ; j’ai été payé de ma peine.

On me dira aussi que le moment est mal choisi pour publier, en France, une profession de foi d’athéisme ; il n’est pas élégant de se mettre du côté du manche ; mais, anticléricalisme ne signifie pas athéisme, et je m’attends à être désapprouvé par la grande majorité de mes concitoyens ; à notre époque, quoi qu’on dise, il existe une infime minorité d’athées. En admettant même que j’aie été assez peu désintéressé pour m’attendre à être récompensé d’avoir écrit suivant ma conscience, ce ne serait pas aux croyants de me blâmer puisqu’ils espèrent que leur foi leur vaudra le paradis. Depuis quelque temps d’ailleurs, quelques-uns d’entre eux ne réservent pas aux seuls croyants les félicités éternelles, et pensent que les hommes de bonne foi ne seront pas punis de leur aveuglement.

Dans une conférence contradictoire, inutile comme toutes les conférences contradictoires, mais qui, du moins, ne fut pas ennuyeuse, l’abbé Naudet voulut bien promettre au public surpris de l’Université populaire du Faubourg-Saint-Antoine, que j’irais au paradis avec lui. De l’assistance, une voix s’éleva, qui émit des doutes, non pas, ce qui eût été bien naturel, sur la probabilité de mon admission future au séjour bienheureux, mais sur l’accueil qu’y pouvait attendre l’excellent abbé lui-même ; « il était, disait-on, trop libéral, et le Syllabus condamne les curés libéraux » ! Je ne suis pas docteur en théologie (on ne s’en apercevra que trop en lisant ce livre), et je ne sais pas si l’Église approuve ou condamne l’indulgence bien connue du sympathique directeur de « la Justice sociale », mais je suis convaincu qu’il parle suivant sa conscience, sans se demander ce que cela peut lui rapporter après sa mort — ou avant. La bienveillante parole qu’il prononça à mon sujet prouve qu’il sait bien que je fais comme lui ; je pense comme je peux, et je ne pourrais pas penser autrement, ni l’abbé Naudet non plus ; nous ne méritons donc ni récompense ni blâme pour des opinions dont nous ne sommes responsables ni l’un ni l’autre. Telle est, du moins, ma manière de penser à moi, déterministe qui ne crois pas à la liberté ; l’abbé Naudet, qui y croit, aurait le droit d’être plus sévère pour moi, qu’il juge libre ; il est plus indulgent que logique avec lui-même en m’amnistiant.

Le plus sage est de ne penser ni à des récompenses ni à des châtiments, et d’admettre la bonne foi de ses contradicteurs, même quand on est dans l’impossibilité de se représenter leur mentalité avec quelque vraisemblance.

C’est ce que je m’efforcerai de faire dans ce livre.


§ 4. — PLAN DE L’OUVRAGE

Après avoir défini, dans le prochain chapitre, ce que j’entends par athéisme, j’étudierai, dans la seconde partie, les conséquences sociales de cet état d’esprit ; je chercherai quelle a été l’importance de l’idée de Dieu dans la genèse de la conscience morale de l’homme actuel, et j’envisagerai la question de la conservation possible de cette conscience morale à travers les générations futures supposées privées de l’idée de Dieu. Dans cette seconde partie, je serai souvent hésitant et troublé. Du moment qu’on renonce à des principes ayant si anciennement fait partie de la nature humaine, ou du moins qu’on cesse d’attribuer à ces principes une valeur métaphysique absolue, on est un peu comme un vaisseau qui, abandonnant le vieux gouvernail traditionnel, en a adopté un nouveau, plus perfectionné peut-être, mais dont il ne sait pas encore se servir. De là des contradictions, des fluctuations dans toutes les questions d’ordre social. Quand il s’agit de sociologie, je me ferais volontiers croyant pour discuter avec un athée, comme je suis athée pour discuter avec un croyant ; ce qui me frappe, en effet, dans la discussion, c’est surtout le mauvais côté du système que défend mon interlocuteur ; l’esprit de contradiction ne peut manquer à celui qui cherche encore des principes de conduite définitifs.

J’avoue d’ailleurs que je ne m’attendais pas, en commençant mes études biologiques, à m’occuper un jour de leurs conséquences sociales ; j’ai fait longtemps du déterminisme en étudiant la vie des autres animaux, sans me douter que je serais forcé, plus tard, de retrouver la même chose en moi ; j’ai continué de vivre avec les principes métaphysiques et moraux qui faisaient partie de ma nature, sans me demander s’ils n’étaient pas en contradiction avec mes convictions scientifiques. Il y a quelques années seulement, en faisant un examen de conscience philosophique que j’ai exposé dans le livre intitulé « les Lois naturelles[1] », j’ai entrevu la possibilité de me débarrasser vraiment de toute métaphysique ; et souvent, depuis, je me suis demandé si l’homme actuel peut vivre sans métaphysique. Dans la seconde partie de ce livre je ferai donc, en réalité, le procès de l’athéisme, et il ne sera pas étonnant que je manque d’assurance dans une affaire où il s’agit surtout de me condamner moi-même.

Dans la troisième partie, au contraire, je me placerai au point de vue scientifique pur, sans me rappeler quelles conséquences sociales peuvent entraîner les vérités, indiscutables à mon avis, de l’athéisme scientifique ou monisme ; j’envisagerai donc, cette fois avec une parfaite sérénité, les objections faites par divers auteurs au déterminisme biologique que je défends, depuis quinze ans, dans tous mes ouvrages. Je n’hésite pas quant au monisme lui-même. Je me demande seulement si, pour l’homme actuel, avec les erreurs ancestrales qui font partie de son mécanisme, il était bon de découvrir ces erreurs ; je reproduirai même une conférence dans laquelle, sans me préoccuper de ses conséquences sociales, je demandais que l’on fît du transformisme la base de l’enseignement de la philosophie.


Tant qu’on reste sur le terrain scientifique, on n’hésite jamais à proclamer « ce que l’on croit être la vérité » ; c’est seulement sur le terrain social que l’on peut regretter, quelquefois, d’y avoir vu trop clair, et dire, avec M. de Gourmont : « Ce qu’il y a de terrible, quand on cherche la vérité, c’est qu’on la trouve ! »

  1. Paris, Alcan. 1904. Le lecteur trouvera dans ce livre l’étude approfondie des questions scientifiques que je me contente d’effleurer ici.