L’Atlantide/II

La bibliothèque libre.
Albin Michel (p. 32-48).



CHAPITRE II


LE CAPITAINE DE SAINT-AVIT


Peu de jours suffirent à nous convaincre que les craintes de Châtelain étaient vaines, relativement aux rapports de service avec notre nouveau chef. Souvent, j’ai pensé que, par la brusquerie dont il avait fait montre au premier abord, Saint-Avit avait voulu prendre barre sur nous, nous prouver qu’il savait porter tête haute le poids de son lourd passé… Toujours est-il que, le lendemain de son arrivée, il se révéla très différent, fit même des compliments au maréchal des logis chef sur la tenue du poste et l’instruction des hommes. À mon égard, il fut charmant.

— Nous sommes de la même promotion, n’est-ce pas ? — me dit-il. — Je n’ai pas à t’autoriser à employer le tutoiement traditionnel. Il est de droit.

Vaines marques de confiance, hélas ! Faux témoignages de liberté d’esprit, l’un vis-à-vis de l’autre. Quoi de plus accessible, en apparence, que l’immense Sahara, ouvert à tous ceux qui veulent s’y engloutir ? Quoi de plus fermé que lui ? Après six mois d’une cohabitation, d’une communion de vie telles qu’en offre un poste du Sud, je me demande si le plus extraordinaire de mon aventure n’est pas de partir demain, vers les solitudes insondées, avec un homme dont la pensée véritable m’est sans doute aussi inconnue que ces solitudes, auxquelles il a réussi à me faire aspirer.


Le premier sujet de surprise qui me fut donné par ce singulier compagnon, je le dus aux bagages dont il s’était fait suivre.

Quand il nous arriva inopinément, seul, d’Ouargla, il avait confié au mehari de race qu’il montait uniquement ce que peut porter sans déchoir un aussi susceptible animal : ses armes, sabre et revolver d’ordonnance, plus une solide carabine, et quelques effets strictement réduits. Le reste n’arriva que quinze jours plus tard, par le convoi chargé du ravitaillement du poste.

Trois caisses de dimensions respectables furent successivement montées dans la chambre du capitaine, et les grimaces des porteurs en disaient assez sur leur poids.

Par discrétion, je laissai Saint-Avit à son emménagement, et me mis à dépouiller le courrier que m’apportait le convoi.

Il rentra peu après dans le bureau, et jeta un coup d’œil sur les quelques revues qui venaient de me parvenir.


Il parcourait en même temps le dernier numéro de la Zeitschrift der Gesellschaft für Erdkunde in Berlin.

— Oui, répondis-je. — Ces messieurs veulent bien s’intéresser à mes travaux sur la géologie de l’Oued Mia et du haut Igharghar.

— Cela peut m’être utile, — murmura-t-il, continuant à feuilleter la revue.

— À ta disposition.

— Merci. Je crains bien de n’avoir rien à t’offrir en échange, à part Pline peut-être. Et encore… Tu connais certainement aussi bien que moi ce qu’il dit de l’Igharghar, d’après le roi Juba. Au reste, viens m’aider à mettre en place tout cela, et tu verras si quelque chose te convient.

J’acceptai sans me faire prier davantage.

Nous commençâmes par mettre au jour divers instruments météorologiques et astronomiques : des thermomètres Baudin, Salleron, Fastré, un anéroïde, un baromètre Fortin, des chronomètres, un sextant, une lunette astronomique, une boussole avec lunette… En résumé, ce que Duveyrier appelle le matériel le plus simple et le plus facilement portatif à dos de chameau.

À mesure que Saint-Avit me les tendait, je rangeais ces instruments sur l’unique table de la pièce.

— Maintenant, — m’annonça-t-il, — il n’y a plus que des livres. Je vais te les faire passer. Mets-les en tas, dans un coin, en attendant qu’on me fabrique des rayons.

Deux heures durant, je l’aidai à empiler une véritable bibliothèque. Et quelle bibliothèque ! comme jamais poste du Sud n’en aura vu.

Tous les textes consacrés, à un titre quelconque, par l’antiquité aux régions sahariennes, étaient réunis entre les quatre murs crépis de cette chambre de bordj. Hérodote et Pline, naturellement, et aussi Strabon et Ptolémée Pomponius Mela et Ammien Marcellin. Mais, à côté de ces noms qui rassuraient un peu mon impéritie, j’apercevais ceux de Corippus, de Paul Orose, d’Ératosthène, de Photius, de Diodore de Sicile, de Solin, de Dion Cassius, d’Isidore de Séville, de Martin de Tyr, d’Ethicus, d’Athénée… Les Scriptores Historiæ Augustæ, l’Itinerarium Antonini Augusti, les Geographi latini minores de Riese, les Geographi græci minores de Karl Müller… Depuis, j’ai eu l’occasion de me familiariser avec les Agatarchide de Cos et les Artémidore d’Éphèse, mais j’avoue qu’en cet instant la présence de leurs dissertations dans les cantines d’un capitaine de cavalerie ne fut pas sans me causer quelque émoi.

Je note encore la Descrittione dell’ Africa, de Léon l’Africain ; les histoires arabes d’Ibn-Khaldoun, d’Al-Iaqoub, d’El-Bekri, d’Ibn-Batoutah, de Mohammed El-Tounsi… Au milieu de cette Babel, je ne me souviens que de deux volumes portant les noms de savants français contemporains. Encore étaient-ils les thèses latines de Berlioux[1] et de Schirmer[2].

Tout en procédant à des empilements aussi équilibrés que possible de ces multiples formats, je me disais :

« Et moi qui croyais que, dans sa mission avec Morhange, Saint-Avit était surtout chargé des observations scientifiques. Ou ma mémoire me trompe de façon étrange, ou, depuis, il a joliment changé son fusil d’épaule. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il n’y a rien pour moi, au milieu de tout ce fatras. »

Il devait lire sur mon visage des traces par trop apparentes de surprise, car il dit, sur un ton où je crus deviner une pointe de défiance :

— Le choix de ces livres te surprend, peut-être ?

— Je n’ai pas le droit de dire qu’il me surprend, — répliquai-je, — puisque j’ignore le travail en vue duquel tu t’es entouré d’eux. En tout cas, je crois pouvoir affirmer, sans crainte d’être démenti, que jamais officier des bureaux arabes n’a possédé de bibliothèque où les humanités fussent aussi bien représentées.

Il sourit évasivement, et, ce jour-là, nous ne poussâmes pas plus loin cet entretien.


Parmi les livres de Saint-Avit, j’avais remarqué un volumineux cahier muni d’une solide serrure. À plusieurs reprises, je le surpris en train d’y jeter des notes. Quand un motif quelconque l’appelait hors de sa chambre, il enfermait soigneusement cet album dans une petite armoire en bois blanc, due à la munificence de l’administration. Lorsqu’il n’écrivait pas, et que le service ne réclamait pas absolument son concours, il faisait seller le mehari qui l’avait amené, et, quelques minutes plus tard, de la terrasse du fortin, je pouvais voir la double silhouette, à grandes enjambées, disparaître à l’horizon, derrière un pli de terrain rouge.

Chaque fois, ces courses devenaient plus longues. De chacune, il rapportait une espèce d’exaltation qui me faisait le regarder au moment des repas, le seul que nous passions véritablement ensemble, avec une inquiétude chaque jour grandissante.

« Mauvais ! me dis-je, un jour que ses propos avaient brillé plus encore que de coutume par leur décousu. Il n’est pas agréable d’être à bord d’un sous-marin dont le commandant pratique l’opium. Quelle peut être sa drogue, à celui-là ? »

Le lendemain, j’avais jeté un rapide coup d’œil dans les tiroirs de mon camarade. Cette inspection, que je jugeais de mon devoir, me rassura momentanément. « À moins, toutefois, pensai-je, qu’il ne porte sur lui ses tubes et sa seringue de Pravaz. »

J’en étais encore à l’époque où je pouvais me figurer que les imaginations d’André avaient besoin de stimulants artificiels.

Une observation méticuleuse me détrompa. Rien de suspect, sous ce rapport. D’ailleurs, il ne buvait guère, fumait à peine.

Et pourtant, pas moyen de nier les progrès de cette inquiétante fièvre. De ces randonnées, il revenait toujours les yeux plus brillants ; il était plus pâle, plus expansif, plus irritable.

Un soir, il quitta le poste vers six heures, à la tombée de la grosse chaleur. Nous l’attendîmes toute la nuit. Mon anxiété était d’autant plus forte que, depuis quelque temps, les caravanes signalaient, dans les environs du poste, des bandes de rôdeurs.

À l’aube, il n’était toujours pas de retour. Il ne rentra que vers midi. Son chameau s’abattit plutôt qu’il ne s’agenouilla.

Son premier coup d’œil fut pour le détachement que j’avais commandé afin d’aller à sa rencontre, et qui, hommes et bêtes, était déjà rassemblé dans la cour, entre les bastions.

Il comprit qu’il avait à s’excuser. Mais il attendit que nous fussions tous deux seuls, pour le déjeuner.

— Je suis navré d’avoir pu vous causer de l’inquiétude. Mais les dunes sous la lune étaient si belles !… Je me suis laissé entraîner assez loin…

— Mon cher, je n’ai pas de reproches à te faire. Tu es libre, et le chef ici. Permets-moi, cependant, de te rappeler certaine phrase sur les pillards Chaamba, et sur les inconvénients qu’il peut y avoir pour un commandant de poste à s’absenter trop longtemps.

Il eut un sourire.

— Je ne déteste pas qu’on ait de la mémoire, — répondit-il simplement.

Il était de bonne, de trop bonne humeur.

— Il ne faut pas m’en vouloir. J’étais parti pour un petit tour, comme d’ordinaire. Puis, la lune s’est levée. Et alors, j’ai reconnu le paysage. C’est par là, il y aura en novembre prochain vingt-trois ans, que Flatters s’est acheminé vers sa destinée, dans une volupté que la certitude de ne pas revenir faisait plus âcre et plus immense.

— Drôle de mentalité pour un chef de mission, — murmurai-je.

— Ne dis pas de mal de Flatters. Nul homme comme lui n’a aimé le désert… à en mourir.

— Palat et Douls, entre tant d’autres, l’ont aimé ainsi, — répliquai-je. — Mais ceux-là étaient seuls à s’exposer. Responsables de leur vie seule, ils étaient libres. Flatters, lui, portait la responsabilité de soixante existences. Et tu ne peux nier qu’il ait fait massacrer sa mission.

À peine eus-je prononcé cette dernière phrase que je la regrettai. Je songeai au récit de Châtelain, au cercle des officiers de Sfax où l’on évitait, comme la peste, toute conversation susceptible d’aiguiller les pensées vers certaine mission Morhange-Saint-Avit.

Heureusement, je vis que mon camarade n’avait pas écouté. Ses yeux brillants étaient ailleurs.

— Quelle a été ta première garnison ? — demanda-t-il brusquement.

— Auxonne.

Il eut un rire saccadé.

— Auxonne. Côte-d’Or. Arrondissement de Dijon, six mille habitants, chemin de fer P.-L.-M. L’école de peloton et les revues de détail. La femme du chef d’escadron qui reçoit le jeudi, et celle du capitaine adjudant-major le samedi. Les permissions du dimanche : le premier du mois, à Paris ; les trois autres, à Dijon. Cela m’explique ton jugement sur Flatters.

« À moi, mon cher, ma première garnison a été Boghar. C’est là que je suis débarqué un matin d’octobre, sous-lieutenant de vingt ans au 1er bataillon d’Afrique, avec sur ma manche noire le galon blanc… « Les tripes au soleil », comme disent les bagnards en parlant des insignes de leurs gradés. Boghar !… Deux jours plus tôt, du pont du paquebot, j’avais commencé à apercevoir la terre d’Afrique. Je les plains, ceux qui, lorsqu’ils voient pour la première fois les pâles rochers, ne sentent pas un grand coup à leur cœur en songeant que cette terre se prolonge des milliers et des milliers de lieues… J’étais presque un enfant, j’avais de l’argent. J’étais en avance. J’aurais pu rester trois ou quatre jours à Alger, à m’amuser. Eh bien, le soir même, je prenais le train pour Berrouaghia.

« Là, à cent kilomètres à peine d’Alger, plus de voie ferrée. En droite ligne, on ne rencontrera la première qu’au Cap. La diligence voyage de nuit, à cause de la chaleur. Dans les côtes, je descendais et marchais à côté de la voiture, m’efforçant de goûter, dans cette nouvelle atmosphère, le baiser avant-coureur du désert.

« Vers minuit, à Camp des Zouaves, qui est un humble poste sur la route en remblai, dominant une vallée desséchée d’où montent les fiévreux parfums des lauriers roses, on relaya. Il y avait là une troupe de joyeux et de disciplinaires, conduite par des tirailleurs et des tringlots vers les tas de cailloux du Sud. Les uns, suppôts des geôles d’Alger et de Douéra, en uniforme, sans arme, naturellement ; les autres, en civil — quels civils ! les recrues de l’année, les jeunes souteneurs de la Chapelle et de la Goutte-d’Or.

« Ils repartirent avant nous. Puis, la diligence les rattrapa. De loin, je vis, dans une flaque de lune, sur la route jaune, la masse noire et égrenée du convoi. Puis, j’entendis une mélopée sourde, les misérables chantaient. Un, d’une voix triste et gutturale, disait le couplet, qui se traînait, sinistre, au fond des ravins bleus :


                Maintenant qu’elle est grande,
                Elle fait le trottoir,
                Avec ceux de la bande
                  À Richard-Lenoir.

« Et les autres reprenaient en chœur l’horrible refrain :


                À la Bastille, à la Bastille,
                On aime bien ; on aime bien
                  Nini Peau d’Chien ;
                Elle est si belle et si gentille
                  À la Bastille.

« Je les vis tout contre moi, quand la diligence les dépassa. Ils étaient terribles. Sous la hideuse viscope, les yeux brillaient d’un feu sombre dans les visages blêmes et rasés. La poussière brûlante étranglait les voix rauques dans les gorges. Une affreuse tristesse s’emparait de moi.

« Quand la diligence eut laissé derrière elle ce cauchemar, je me ressaisis.

« — Plus loin, plus loin, — m’écriai-je, — vers le Sud, jusqu’aux endroits où n’atteint pas l’ignoble marée de gravats de la civilisation.

« Quand je suis fatigué, que j’ai une minute d’angoisse et l’envie de m’asseoir sur la route que je me suis choisie, je pense aux joyeux de Berrouaghia, et je ne songe plus alors qu’à repartir.

« Mais quelle récompense, lorsque je suis dans un de ces lieux où les pauvres animaux ne pensent pas à s’enfuir, parce qu’ils n’ont jamais vu d’homme, quand le désert s’étend à l’entour, si profondément, que le vieux monde pourrait crouler sans qu’une seule ride de la dune, un seul nuage au ciel blanc vînt m’en avertir.

— C’est vrai, — murmurai-je, — moi aussi, une fois, en plein désert, au Tidi-Kelt, j’ai senti cela.

Jusque-là, je l’avais laissé s’exalter sans l’interrompre. Je compris trop tard la faute que j’avais commise en plaçant cette malheureuse phrase.

Son mauvais rire nerveux l’avait repris.

— Ah ! vraiment, au Tidi-Kelt ? Mon cher, je t’en conjure, dans ton intérêt, si tu ne veux pas te ridiculiser, évite ce genre de réminiscence. Tiens, tu me rappelles Fromentin, ou ce pauvre Maupassant, qui a parlé du désert parce qu’il était allé jusqu’à Djelfa, à deux jours de la rue Bab-Azoun et de la place du Gouvernement, à quatre jours de l’avenue de l’Opéra ; — et qui, pour avoir vu près de Bou-Sâada un malheureux chameau en train de crever, s’est cru en plein Sahara, sur l’antique voie des caravanes… Le Tidi-Kelt, le désert !

— Il me semble pourtant qu’In-Salah… — dis-je, un peu vexé.

— In-Salah ? Le Tidi-Kelt ! Mais, mon pauvre ami, la dernière fois que j’y suis passé, il y avait autant de vieux journaux et de boîtes de sardines vides que le dimanche, au bois de Vincennes.

Une partialité, un si évident désir de me froisser me firent oublier ma réserve.

— Évidemment, — répondis-je avec aigreur, — je ne suis pas allé, moi, jusque…

Je m’étais arrêté. Mais il était déjà trop tard.

Il me regardait, bien en face.

— Jusqu’où ? — dit-il avec douceur.

Je ne répondis pas.

— Jusqu’où ? — répéta-t-il encore.

Et, comme je m’empêtrais dans mon mutisme :

— Jusqu’à l’Oued Tarhit, n’est-ce pas ?

C’était sur la berge est de l’Oued Tarhit, à cent vingt kilomètres de Timissao, par 23°5 de latitude Nord, disait le rapport officiel, qu’était enterré le capitaine Morhange.

— André, — m’écriai-je maladroitement, je te jure…

— Qu’est-ce que tu me jures ?

— Que je n’ai jamais eu l’intention…

— De parler de l’Oued Tarhit ? Pourquoi ? Pour quelle raison ne parlerait-on pas devant moi de l’Oued Tarhit ?

Devant mon silence plein de supplications, il haussa les épaules.

— Idiot, — dit-il simplement.

Et il me quitta, sans que je songeasse même à relever le mot.


Tant d’humilité cependant ne l’avait pas désarmé. J’en eus la preuve le lendemain, et la façon dont il me manifesta son humeur fut même marquée au coin du plus mauvais goût.

Je venais à peine de me lever qu’il pénétra dans ma chambre.

— Peux-tu m’expliquer ce que cela signifie ? — demanda-t-il.

Il avait en main un des registres administratifs. Dans ses crises de nervosité, il se mettait à les éplucher, avec l’espoir d’y trouver prétexte à se montrer militairement insupportable.

Cette fois, le hasard l’avait servi à souhait.

Il ouvrit le registre. Je rougis violemment en y apercevant l’épreuve à peine virée d’une photographie que je connaissais bien.

— Qu’est-ce que cela ? — répéta-t-il dédaigneusement.

Trop souvent, je l’avais surpris en train d’examiner dans ma chambre, sans aucune bienveillance, le portrait de Mlle de C… pour n’être pas, en cette minute, fixé sur la mauvaise foi qu’il mettait à me chercher querelle.

Je me contins, toutefois, et serrai dans un tiroir la pauvre petite épreuve.

Mais mon calme ne faisait pas son compte.

— Dorénavant, — dit-il, — veille, je t’en prie, à ne pas laisser traîner tes souvenirs galants dans les papiers administratifs.

Il ajouta avec le plus insultant des sourires :

— Il ne faut pas fournir de sujets d’excitation à Gourrut.

— André, — dis-je, blême, — je t’ordonne…

Il se redressa de toute sa hauteur :

— Eh bien, quoi ? En voilà, une affaire. Je t’ai autorisé à parler de l’Oued Tarhit, n’est-ce pas ? J’ai bien le droit, moi, je suppose…

— André !

Il regardait, maintenant, au mur, d’un air narquois, le portrait dont je venais de soustraire la petite épreuve à cette pénible scène.

— Là, là, je t’en prie, ne te fâche pas. Mais, vraiment, entre nous, avoue qu’elle est un peu maigre.

Et, avant que j’eusse trouvé le temps de lui répondre, il s’éclipsa, en fredonnant son honteux refrain de la veille :


             À la Bastille, à la Bastille,
             On aime bien, on aime bien
             Nini Peau d’Chien…

De trois jours, nous ne nous adressâmes pas la parole. Mon exaspération était indicible. Étais-je donc responsable de ses avatars ! Y avait-il de ma faute si, sur deux phrases, une semblait toujours quelque allusion…

« Cette situation est intolérable, me dis-je. Elle ne peut durer davantage. »

Elle devait cesser bientôt.

Une semaine après la scène de la photographie, le courrier nous arriva. À peine avais-je jeté les yeux sur le sommaire de la Zeitschrift, la revue allemande dont j’ai parlé déjà, qu’un sursaut d’étonnement me secoua. Je venais d’y lire : Reise und Entdeckungen zwei französischer offiziere, Rittmeisters Morhange und Oberleutnant de Saint-Avit, im westlichen Sahara.

Au même instant, j’entendis la voix de mon camarade.

— Y a-t-il quelque chose d’intéressant dans ce numéro ?

— Non, — dis-je négligemment.

— Montre.

J’obéis. Que pouvais-je faire d’autre ?

Il me sembla qu’il avait pâli, en parcourant le sommaire. Et pourtant, ce fut sur le ton le plus naturel qu’il me dit :

— Tu me prêtes cela, n’est-ce pas ?

Et il sortit, en me jetant un regard de défi.


La journée passa, lentement. Je ne le revis que le soir. Il était gai, très gai, d’une gaieté qui me fit mal.

Quand nous eûmes fini de dîner, nous allâmes nous accouder à la balustrade de la terrasse. De là, on embrassait le désert, que l’obscurité rongeait déjà vers l’Est.

André rompit le silence.

— Ah ! à propos, je t’ai rendu ta revue. Tu avais raison, rien d’intéressant.

Il avait l’air de s’amuser énormément.

— Qu’as-tu ? Mais qu’as-tu donc ?

— Rien, — répondis-je, la gorge serrée.

— Rien ? Veux-tu que je te dise, moi, ce que tu as ?

Je le regardai d’un air suppliant.

Il haussa les épaules. Idiot ! devait-il répéter encore.

La nuit tombait avec rapidité. Seule, la berge sud de l’Oued Mia était encore jaune. Dans les éboulis, un petit chacal dévala brusquement, avec un cri plaintif.

— Le dib pleure sans raison, mauvaise affaire, dit Saint-Avit.

Il reprit, impitoyablement :

— Alors, tu ne veux pas parler ?

Je fis un grand effort, pour proférer cette pitoyable phrase :

— Quelle journée écrasante ! Quelle nuit, lourde, lourde ?… On ne se sent plus soi-même ; on ne sait plus…

— Oui, — dit la voix lointaine de Saint-Avit, une nuit lourde, lourde ; aussi lourde, vois-tu, que celle où j’ai tué le capitaine Morhange.

  1. Doctrina Ptolemaci ab injuria recentiorum vendicata, sive Nilus Superior et Niger verus, hodiernus Eghiren, ab antiquis explorati. Paris in-8o, 1874, avec deux cartes. (Note de M. Leroux.)
  2. De nomine et genere populorum qui berberi vulgo dicuntur. Paris, in-4o, 1882. (Note de M. Leroux.)