L’Atlantide/XIV

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Albin Michel (p. 222-234).





CHAPITRE XIV


HEURES D’ATTENTE


C’était la nuit que Saint-Avit aimait à me conter par le menu sa prestigieuse histoire. Il me la débitait en petites tranches, rigoureuses et chronologiques, n’anticipant point sur les épisodes d’un drame dont je connaissais par avance la tragique issue. Non par souci de ménager ses effets, sans doute, — je le sentais tellement éloigné d’un calcul de cette sorte ! Uniquement à cause de l’extraordinaire nervosité où le plongeait l’évocation de tels souvenirs.

Ce soir-là, le convoi nous apportant le courrier de France venait d’arriver. Les lettres que Châtelain nous avait remises gisaient sur la petite table, non décachetées. Le photophore, halo blême au milieu de l’immense désert noir, permettait de reconnaître les écritures des adresses. Oh ! le sourire victorieux de Saint-Avit, lorsque, repoussant de la main toutes ces lettres, je lui dis, d’une voix haletante :

— Continue.

Il acquiesça sans se faire prier.

— Rien ne pourra te donner une idée de la fièvre qui fut la mienne du jour où l’hetman de Jitomir me raconta son équipée jusqu’au jour où je me retrouvai en présence d’Antinéa. Ce qu’il y a de plus bizarre, c’est que la pensée que j’étais en quelque sorte condamné à mort n’entrait pour rien dans cette fièvre. Au contraire, elle était surtout motivée par ma hâte de voir arriver l’événement qui serait le signal de ma perte, la convocation d’Antinéa. Mais cette convocation ne se pressait pas d’arriver. Et c’est de ce retard que naissait ma maladive exaspération.

Ai-je eu, au cours de ces heures, quelques instants de lucidité ? Je ne le crois pas. Je ne me souviens pas de m’être jamais dit : « Eh quoi, n’as-tu pas honte ? Captif d’une situation sans nom, non seulement tu ne fais rien pour t’en affranchir, mais encore tu bénis ta servitude et aspires à ta ruine. » Le goût de demeurer là, à souhaiter la suite de l’aventure, je ne le colorais même pas du prétexte qu’aurait pu m’offrir la volonté de ne pas chercher à m’évader sans Morhange. Si une sourde inquiétude me prenait de ne plus voir ce dernier, c’était pour des raisons autres que le désir de le savoir sain et sauf.

Sain et sauf, d’ailleurs, je savais qu’il l’était. Les Touareg blancs du service particulier d’Antinéa étaient, certes, peu communicatifs. Les femmes n’étaient guère plus loquaces. Je savais, il est vrai, par Sydya et Aguida, que mon compagnon aimait bien les grenades, ou qu’il ne pouvait souffrir le kouskous aux bananes. Mais, dès qu’il s’agissait d’avoir un renseignement d’ordre différent, elles prenaient la fuite dans les longs couloirs, effarouchées. Avec Tanit-Zerga, c’était bien autre chose. Cette petite paraissait avoir une sorte de répulsion à évoquer devant moi le moindre fait se rapportant à Antinéa. Elle était pourtant, je le savais, dévouée comme un chien à sa maîtresse. Mais elle gardait un mutisme obstiné si je venais à prononcer son nom, et, par répercussion, celui de Morhange.

Quant aux blancs, il ne me plaisait guère d’interroger ces sinistres fantoches. D’ailleurs, tous trois s’y prêtaient peu. L’hetman de Jitomir sombrait de plus en plus dans l’alcool. Ce qui lui restait de raison, il semblait qu’il l’eût liquidé le soir qu’il avait évoqué pour moi sa jeunesse. Je le rencontrai de temps en temps dans les couloirs devenus soudain pour lui trop étroits, fredonnant d’une voix pâteuse un couplet de l’air de la Reine Hortense :

De ma fille Isabelle
Sois l’époux à l’instant,
Car elle est la plus belle
Et toi le plus vaillant.


Le pasteur Spardek, j’eusse giflé avec bonheur ce fesse-mathieu. Quant au hideux petit homme à palmes, au rédacteur placide des étiquettes de la salle de marbre rouge, comment le rencontrer sans avoir envie de lui crier à la face : « Eh ! eh ! monsieur le professeur, un très curieux cas d’apocope : Ἀτλαντίνεα. — Suppression de l’alpha, du tau et du lambda ! j’ai à votre disposition un cas aussi curieux : Κλημεντινεα. Clémentine. — Apocope du kappa, du lambda, de l’epsilon et du . — Si Morhange était parmi nous, il vous dirait à ce sujet beaucoup de jolies choses érudites. Mais, hélas ! Morhange ne daigne plus venir parmi nous. On ne voit plus Morhange. »

Ma fièvre de savoir trouvait un accueil un peu moins réservé auprès de Rosita, la vieille négresse manucure ; jamais je ne me suis fait autant polir les ongles qu’en ces jours d’incertitude. À cette heure, — après six ans, — elle doit être morte. Je ne manquerai pas à sa mémoire en notant qu’elle aimait fort la bouteille. La pauvre était sans défense contre celles que je lui apportais, et que je vidais avec elle, par politesse.

À l’inverse des autres esclaves, qui viennent du Sud vers la Turquie par l’intermédiaire des marchands de Rhât, elle était née à Constantinople, et avait été amenée en Afrique par son maître devenu kaïmakam de Rhadamès… Mais n’attends pas de moi que je complique une histoire déjà assez fertile en péripéties par le récit des avatars de cette manucure.

— Antinéa, — me disait-elle, — est fille d’El-Hadj-Ahmed-ben-Guemâma, amenokal du Hoggar, et cheikh de la grande tribu noble des Kel-Rhela. Elle est née en l’an douze cent quarante et un de l’Hégire. Elle n’a jamais voulu épouser quiconque. Sa volonté a été respectée, car la volonté des femmes est souveraine dans ce Hoggar, sur lequel elle règne aujourd’hui. Elle est petite-cousine de Sidi-El-Senoussi, et elle n’a qu’un mot à dire pour que le sang roumi coule à flots du Djerid au Touat et du Tchad au Sénégal. Si elle l’avait voulu, elle aurait vécu belle et respectée au pays des roumis. Mais elle préfère qu’ils viennent à elle.

— Cegheïr-ben-Cheïkh, — disais-je, — tu le connais ? Il lui est tout dévoué ?

— Nul ne connaît ici très bien Cegheïr-ben-Cheïkh, parce qu’il est constamment en voyage. Il est vrai qu’il est tout dévoué à Antinéa. Cegheïr-ben-Cheïkh est Senoussi, et Antinéa est la cousine du chef des Senoussi. En outre, il lui doit la vie. Il est un de ceux qui assassinèrent le grand Kébir Flatters. À cause de cela, Ikhenoukhen, amenokal des Touareg Azdger, par crainte des représailles des Français, voulut qu’on leur livrât Cegheïr-ben-Cheïkh. Quand tout le Sahara le rejetait, c’est auprès d’Antinéa qu’il trouva asile. Cegheïr-ben-Cheïkh ne l’oubliera jamais, car il est brave et pratique la loi du Prophète. Pour la remercier, il conduisit à Antinéa, alors âgée de vingt ans et vierge, trois officiers français du premier corps d’occupation de Tunisie. Ce sont ceux qui portent dans la salle de marbre rouge les numéros 1, 2 et 3.

— Et Cegheïr-ben-Cheïkh s’est toujours acquitté avec succès de sa mission ?

— Cegheïr-ben-Cheïkh est bien dressé, et il connaît l’immense Sahara comme, moi, je connais ma petite chambre au sommet de la montagne. Au commencement, il a pu se tromper. C’est ainsi qu’à ses premiers voyages il a ramené le vieux Le Mesge et le marabout Spardek.

— Qu’a dit Antinéa en les voyant ?

— Antinéa ? Elle a tellement ri qu’elle leur a fait grâce. Cegheïr-ben-Cheïkh était vexé de la voir rire ainsi. Depuis, il ne s’est plus jamais trompé.

— Il ne s’est plus jamais trompé ?

— Non. À tous ceux qui sont venus ici, ramenés par lui, j’ai soigné les pieds et les mains. Tous étaient jeunes et beaux. Mais je dois dire que ton camarade, qu’on m’a conduit l’autre jour après toi, était peut-être le plus beau.

— Pourquoi, — demandai-je, détournant la conversation, — pourquoi, puisqu’elle leur faisait grâce, n’a-t-elle pas rendu leur liberté au pasteur et à M. Le Mesge ?

— Elle a trouvé à les employer, paraît-il, — fit la vieille. — Et puis, quiconque entre une fois ici n’en doit plus ressortir. Sinon les Français auraient tôt fait d’arriver, et, quand ils verraient la salle de marbre rouge, ils massacreraient tout le monde. D’ailleurs, tous ceux qui ont été conduits ici par Cegheïr-ben-Cheïkh, tous, sauf un, quand ils ont vu Antinéa, n’ont plus essayé de s’échapper.

— Les garde-t-elle longtemps ?

— Cela dépend d’eux et du plaisir qu’elle y trouve. Deux mois, trois mois, en moyenne. Cela dépend. Un grand officier belge, taillé comme un colosse, n’a pas fait huit jours. Par contre, tout le monde se rappelle ici le petit Douglas Kaine, un officier anglais : elle l’a gardé près d’un an.

— Et puis ?

— Et puis, il est mort, — fit la vieille, comme étonnée de ma question.

— De quoi est-il mort ?

Elle eut le mot de M. Le Mesge :

— Comme tous les autres : d’amour.

« D’amour, — continua-t-elle. — Ils meurent tous d’amour, quand ils voient que leur temps est fini, et que Cegheïr-ben-Cheïkh part pour en chercher d’autres. Plusieurs sont morts doucement, avec aux yeux de grosses larmes. Ils ne dormaient ni ne mangeaient plus. Un officier de marine français est devenu fou. Il chantait, la nuit, un triste chant de chez lui qui résonnait dans toute la montagne. Un autre, un Espagnol, était comme enragé ; il voulait mordre. Il a fallu l’abattre. Beaucoup sont morts du kif, un kif plus violent que l’opium. Quand ils n’ont plus Antinéa, ils fument, fument. La plupart sont morts ainsi… les plus heureux. Le petit Kaine est mort autrement.

— Comment est mort le petit Kaine ?

— D’une façon qui nous fit à tous beaucoup de peine. Je t’ai dit que c’est lui qui est resté le plus longtemps parmi nous. Nous en avions pris l’habitude. Dans la chambre d’Antinéa, sur une petite table de Kairouan, peinte en bleu et or, il y a un timbre, avec un long marteau d’argent, à manche d’ébène, très lourd. C’est Aguida qui m’a conté la scène. Quand Antinéa, en souriant comme elle le fait sans cesse, signifia son congé au petit Kaine, il resta devant elle, muet, très pâle. Elle frappa le timbre pour qu’on l’emmenât. Un Targui blanc entra. Mais le petit Kaine avait sauté sur le marteau, et le Targui blanc gisait à terre, le crâne fracassé. Antinéa souriait toujours. On entraîna le petit Kaine dans sa chambre. La même nuit, trompant la surveillance de ses gardiens, il sauta par la fenêtre, d’une hauteur de deux cents pieds. Les ouvriers de l’atelier d’embaumement m’ont dit qu’ils avaient eu toutes les peines du monde avec son corps. Mais ils s’en sont assez bien tirés. Tu n’as qu’à aller voir. Dans la salle de marbre rouge, il occupe la niche numéro 26.

La vieille, dans son verre, noya son émotion.

— Deux jours avant, — reprit-elle, — j’étais venue lui faire les ongles, ici, car c’était sa chambre. Sur le mur, près de la fenêtre, avec son canif, il écrivait dans la pierre quelque chose. Regarde, ça se voit encore.

Was it not Fate, that, on this July midnight

En n’importe quel autre instant, ce vers, gravé dans la pierre de la fenêtre par où le petit officier anglais s’était précipité, m’eût empli d’une émotion infinie. Mais une autre pensée voyageait alors dans mon cœur.

— Dis-moi, — fis-je d’une voix aussi calme que je pus, — quand Antinéa tient l’un de nous sous sa puissance, elle l’enferme auprès d’elle, n’est-ce pas ? On ne le voit plus ?

La vieille eut un geste négatif.

— Elle ne craint pas qu’il s’échappe. La montagne est bien close. Antinéa n’a qu’à frapper sur son timbre d’argent ; il sera immédiatement auprès d’elle.

— Mon compagnon pourtant. Je ne l’ai pas revu depuis qu’elle l’a appelé…

La négresse sourit d’un air entendu.

— Si tu ne le vois pas c’est qu’il préfère rester auprès d’elle. Antinéa ne l’y force pas. Elle ne l’en empêche pas non plus.

Violemment, j’assénai un coup de poing sur la table.

— Va-t-en, vieille folle ! Et plus vite que cela.

Effarée, Rosita s’enfuit, ayant pris à peine le temps de rassembler ses petits instruments.

Was it not Fate, that, on this July midnight…

J’ai obéi à la suggestion de la négresse. Suivant les couloirs, me trompant, remis dans le droit chemin par le pasteur Spardek, rencontré, j’ai poussé la porte de la salle de marbre rouge. Je suis entré.

Cette fraîcheur de crypte parfumée m’a fait du bien. Il n’est pas d’endroit si sinistre qu’il ne soit comme clarifié par le murmure de l’eau courante. La cascade bruissant au milieu de la salle me réconforte. Un jour, avant un combat, j’étais couché avec ma section parmi les grandes herbes, attendant le moment, le coup de sifflet qui fait qu’on se lève sous les balles. À mes pieds, un ruisseau. J’écoutais le frais glou-glou. J’admirais les jeux d’ombre et de lumière dans l’eau transparente, les petites bêtes, les petits poissons noirs, les herbes vertes, le sable jaune et ridé… Le mystère de l’eau m’a toujours transporté.

Ici, dans la salle tragique, ma pensée est polarisée par la cascade ténébreuse. Je la sens amie. Elle me permet de ne pas défaillir au milieu des témoignages figés de tant de monstrueux forfaits.

Le numéro 26. C’est bien lui. Lieutenant Douglas Kaine, né à Edimbourg, le 21 septembre 1862. Mort au Hoggar, le 16 juillet 1890. Vingt-huit ans. Il n’avait pas vingt-huit ans ! Une face émaciée sous la gaine d’orichalque. Une triste bouche passionnée. C’est bien lui. Pauvre petit. — Edimbourg. — Je connais Edimbourg sans y être jamais allé. Des murailles du château, on aperçoit les collines de Pentland. « Regardez un peu plus bas, disait à Anne de Saint-Yves la douce miss Flora de Stevenson, regardez un peu plus bas, vous verrez, au pli de la colline, un bouquet d’arbres et un filet de fumée qui s’élève entre eux. C’est Swanston Cottage, où mon frère et moi demeurons avec ma tante. Si sa vue peut vraiment vous faire plaisir, j’en serai heureuse. » Quand il partit pour le Darfour, Douglas Kaine laissait sûrement à Edimbourg une miss Flora, aussi blonde que celle de Saint-Yves. Mais que sont ces minces jeunes filles à côté d’Antinéa ! Kaine, si raisonnable cependant, si fait pour un amour de cette sorte, il a aimé l’autre. Il est mort. Et voici le numéro 27, celui à cause de qui il s’est brisé sur les rochers sahariens, et qui est mort aussi.

Mourir, aimer. Comme ces mots résonnent naturellement dans la salle de marbre rouge. Comme Antinéa paraît plus grande au milieu de cette ronde de statues blêmes. L’amour a-t-il donc besoin à ce point de la mort pour être ainsi multiplié ! D’autres femmes, de par le monde, sont sans doute aussi belles qu’Antinéa, plus belles peut-être. Je te prends à témoin que je n’ai que peu parlé de sa beauté. Comment alors cette inclination, cette fièvre, cet holocauste de tout mon être ? Comment suis-je prêt, pour presser une seconde entre mes bras ce chancelant fantôme, à des choses que je n’ose même pas imaginer, de crainte d’avoir aussitôt à en frémir ?

Voici le numéro 53, le dernier. Le 54 ce sera Morhange. Le 55, ce sera moi. Dans six mois, huit peut-être, — toutes choses égales d’ailleurs, — c’est dans cette niche qu’on m’érigera, simulacre sans yeux, âme morte, corps comblé.

Je touche à l’extrême de la félicité, l’exaltation qui s’analyse. Quel enfant je faisais, tout à l’heure ! Je récriminais devant une manucure nègre. J’étais jaloux de Morhange, ma parole ! Pourquoi, tant que j’y étais, ne pas jalouser ceux-ci les présents, puis les autres, les absents, qui viendront, un à un, remplir le cercle noir de ces niches encore vides… Morhange, je le sais, en cette minute, est auprès d’Antinéa, et ce m’est une joie amère et splendide que de penser à la sienne. Mais un soir, dans trois mois, quatre peut-être, les embaumeurs viendront ici. La niche 54 recevra sa proie. Alors, un Targui blanc s’avancera vers moi. Je frissonnerai d’une extase magnifique. Il me touchera le bras. Et ce sera mon tour de pénétrer dans l’éternité par la porte sanglante de l’amour.

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quand, sorti de ma méditation, je me retrouvai dans la bibliothèque, la nuit tombante brouillait les ombres des personnages qui y étaient rassemblés.

Je reconnus M. le Mesge, le pasteur, l’hetman, Aguida, deux Touareg blancs, d’autres encore, tous réunis dans le plus animé des conciliabules.

Étonné, inquiet même de voir ensemble tant de gens, qui, d’ordinaire, ne sympathisaient guère, je m’approchai.

Un fait, fait inouï, venait de se produire, qui, à cette heure, mettait en révolution toute la population de la montagne.

Deux explorateurs espagnols, venus de Rio de Oro, avaient été signalés à l’ouest, dans l’Adrar Ahnet.

Cegheïr-ben-Cheïkh, à peine informé, s’était préparé sur-le-champ à aller à leur rencontre.

À la minute, il avait reçu l’ordre de n’en rien faire.

Désormais il était impossible d’élever le moindre doute.

Pour la première fois, Antinéa aimait.