L’Atlantide/XIII

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CHAPITRE XIII


HISTOIRE DE L’HETMAN DE JITOMIR


Le comte Casimir en était arrivé à ce point où l’ivresse prend une sorte de gravité, de componction.

Il se recueillit une seconde, et commença ce récit dont je regrette de ne pouvoir reproduire qu’imparfaitement le savoureux archaïsme.


« — Lorsque les nouveaux muscats commenceront à rosir dans les jardins d’Antinéa, j’aurai soixante-huit ans. C’est une triste chose, mon cher enfant, d’avoir mangé son blé en herbe. Il n’est pas vrai que la vie est un perpétuel recommencement. Quelle amertume, quand on a connu les Tuileries en 1860, d’en être réduit au point où j’en suis !

« Un soir, bien peu avant la guerre (je me rappelle que Victor Noir vivait encore), des femmes charmantes dont je tairai les noms (je lis de temps à autre ceux de leurs fils dans la chronique mondaine du Gaulois) me manifestèrent le désir de coudoyer des lorettes authentiques. Je les menai à un bal de la Grande Chaumière. C’était un public de rapins, de filles, d’étudiants. Au milieu du bastringue, plusieurs couples dansaient le cancan à en décrocher les lustres. Nous remarquâmes surtout un petit jeune homme brun, vêtu d’une mauvaise redingote et d’un pantalon à carreaux que ne soutenait sûrement nulle bretelle. Il était bigle, avait une vilaine barbe et des cheveux poisseux comme des berlingots noirs. Les entrechats qu’il battait étaient extravagants. Ces dames se le firent nommer : Leone Gambetta.

« Quelle misère, lorsque je pense qu’il m’eût suffi alors d’abattre d’un coup de pistolet ce vilain avocat pour garantir à tout jamais ma félicité et celle de mon pays d’adoption, car, mon cher ami, je suis Français de cœur, sinon de naissance.

« Je suis né en 1829, à Varsovie, d’un père polonais et d’une mère russe, plus exactement volhynienne. C’est d’elle que je tiens mon titre d’hetman de Jitomir. Il me fut restitué par le tsar Alexandre II, sur la demande que lui en fit, lors de sa visite à Paris, mon auguste maître, l’empereur Napoléon III.

« Pour des raisons politiques, sur lesquelles on ne pourrait insister sans refaire l’histoire de la malheureuse Pologne, mon père, le comte Bielowsky, quitta Varsovie en 1830, et vint habiter Londres. Sa fortune, immense, il se mit à la dilapider à la mort de ma mère, par chagrin, m’a-t-il dit. Quand il mourut à son tour, au moment de l’affaire Pritchard, il ne me laissait guère qu’un millier de livres sterling de rente, plus deux ou trois martingales, dont j’ai reconnu plus tard l’inopérance.

« Je ne me souviendrai jamais sans émotion de mes dix-neuvième et vingtième années, époque où je liquidai complètement ce petit héritage. Londres était véritablement alors une ville adorable. Je m’étais arrangé une très aimable garçonnière dans Piccadilly.

Picadilly ! Shops, palaces, bustle and breeze,
The whirling of wheels, and the murmur of trees.

« La chasse au renard en briska, les promenades en boggy à Hyde-Park, le raout, sans préjudice des petites parties fines avec les faciles Vénus de Drury-Lane prenaient tout mon temps. Tout, je suis injuste. Il restait le jeu, et un sentiment de pitié filiale me poussait à y vérifier les martingales du défunt comte mon père. C’est le jeu qui fut la cause de l’événement que je vais dire, et dont ma vie devait être si étrangement bouleversée.

« Mon ami lord Malmesbury m’avait répété cent fois : « Il faut que je vous mène chez une femme exquise qui habite Oxford Street, no 277, miss Howard. » Un soir, je me laissai faire. C’était le 22 février 1848. La maîtresse de maison était vraiment d’une beauté parfaite et les convives étaient charmants. Outre Malmesbury, j’y comptai plusieurs relations : lord Clebden, lord Chesterfield, sir Francis Mountjoye, major au 2e Life Gards, le comte d’Orsay. On joua, puis on se mit à parler politique. Les événements de France faisaient les frais de la conversation, et on discutait à perte de vue sur les conséquences de l’émeute qui avait éclaté le matin même à Paris, à la suite de l’interdiction du banquet du XIIe arrondissement, et dont le télégraphe venait d’apporter la nouvelle. Je ne m’étais jamais occupé jusque-là des choses publiques. Je ne sais donc ce qui me passa par la tête lorsque j’affirmai avec la fougue de mes dix-neuf ans que les nouvelles arrivées de France signifiaient la République pour le lendemain et l’Empire pour le surlendemain.

« Les convives accueillirent ma boutade avec un rire discret, et leurs regards se portaient du côté d’un invité qui était assis cinquième à une table de bouillotte où l’on venait de s’arrêter de jouer.

« L’invité sourit aussi. Il se leva, vint vers moi. Je le vis de taille moyenne, plutôt petit, serré dans une redingote bleue, l’œil lointain et vague.

« Tous les assistants considéraient cette scène avec un amusement ravi.

« — À qui ai-je l’honneur ? — demanda-t-il d’une voix très douce.

« — Comte Casimir Bielowsky, — répondis-je vertement, pour lui prouver que la différence d’âge n’était pas un motif suffisant à justifier son interrogation.

« — Eh bien, mon cher comte, puisse votre prédiction se réaliser, et j’espère que vous voudrez bien ne pas négliger les Tuileries, — fit en souriant l’invité à la redingote bleue.

« Et il ajouta, consentant enfin à se présenter :

« — Prince Louis-Napoléon Bonaparte.


« Je n’ai joué aucun rôle actif dans le coup d’État, et je ne le regrette point. Mon principe est qu’un étranger ne doit pas s’immiscer dans les tumultes intérieurs d’un pays. Le prince comprit cette discrétion, et n’oublia pas le jeune homme qui lui avait été d’un si heureux augure.

« Je fus un des premiers qu’il appela à l’Élysée. Ma fortune fut définitivement assise par une note diffamatoire de Napoléon le Petit. L’an d’après, quand Mgr Sibour eut passé par là, j’étais fait gentilhomme de la chambre et l’Empereur poussait sa bonté jusqu’à me faire épouser la fille du maréchal Repeto, duc de Mondovi.

« Je n’ai aucun scrupule à proclamer que cette union ne fut pas ce qu’elle aurait dû être. La comtesse, âgée de dix ans de plus que moi, était revêche et pas particulièrement jolie. En outre, sa famille avait formellement exigé le régime dotal. Or, je n’avais plus à cette époque que mes vingt-cinq mille livres d’appointements comme gentilhomme de la chambre. Triste sort pour quelqu’un qui fréquentait le comte d’Orsay et le duc de Gramont-Caderousse. Sans la bienveillance de l’Empereur, comment eussé-je fait ?

« Un matin du printemps de 1862, j’étais dans mon cabinet à dépouiller mon courrier. Il y avait une lettre de Sa Majesté, me convoquant pour quatre heures aux Tuileries ; une lettre de Clémentine, m’informant qu’elle m’attendait à cinq heures chez elle. Clémentine était la toute belle pour qui je faisais alors des folies. J’en étais d’autant plus fier que je l’avais soufflée, un soir, à la Maison Dorée, au prince de Metternich qui en était très épris. Toute la cour m’enviait cette conquête ; j’étais moralement obligé de continuer à en assurer les charges. Et puis Clémentine était si jolie ! L’Empereur lui-même… Les autres lettres, mon Dieu, les autres lettres étaient précisément les notes des fournisseurs de cette enfant qui, malgré mes remontrances discrètes, s’obstinait à me les faire tenir à mon domicile conjugal.

« Il y en avait pour un peu plus de quarante mille francs. Robes et sorties de bal à la maison Gagelin-Opigez, 23, rue Richelieu ; chapeaux et coiffures de Mme Alexandrine, 14, rue d’Antin ; jupons multiples et lingerie de Mme Pauline, 100, rue de Cléry ; passementeries et gants Joséphine de la Ville de Lyon, 6, rue de la Chaussée-d’Antin ; foulards de la Malle des Indes ; mouchoirs de la Compagnie Irlandaise ; dentelles de la maison Ferguson ; lait antéphélique de Candès… Ce lait antéphélique de Candès, surtout, me combla de stupéfaction. La facture portait cinquante et un flacons. Six cent trente-sept francs cinquante de lait antéphélique de Candès. De quoi édulcorer l’épiderme d’un escadron de cent gardes !

« — Cela ne peut continuer ainsi, — dis-je, mettant les factures dans ma poche.

« À quatre heures moins dix, je franchissais le guichet du Carroussel.

« Dans le salon des aides de camp, je tombai sur Bacciochi.

« — L’Empereur est grippé, — me dit-il. — Il garde la chambre. Il a donné l’ordre de vous introduire dès que vous serez là. Venez.

« Sa Majesté, vêtue d’un veston à brandebourgs et d’un pantalon cosaque, rêvait devant une fenêtre. On voyait onduler les pâles verdures des Tuileries qui luisaient sous une petite pluie tiède.

« — Ah ! te voilà, — fit Napoléon. — Tiens, prends une cigarette. Il paraît que vous en avez fait de belles, toi et Gramont-Caderousse, hier soir, au Château des Fleurs.

« J’eus un sourire de satisfaction.

« — Eh quoi, Votre Majesté sait déjà…

« — Je sais, je sais vaguement.

« — Connaît-elle le dernier mot de Gramont-Caderousse.

« — Non, mais tu vas me le dire.

« — Eh bien, voilà. Nous étions cinq ou six, moi, Viel-Castel, Gramont, Persigny…

« — Persigny, — fit l’Empereur, — il a tort de s’afficher avec Gramont, après tout ce que Paris raconte de sa femme.

« — Justement, Sire. Eh bien, Persigny était ému, il faut le croire. Il s’est mis à nous parler des tristesses que lui causait la conduite de la duchesse.

« — Ce Fialin manque un peu de tact, — murmura l’Empereur.

« — Justement, Sire. Alors, Votre Majesté sait-elle ce que Gramont lui a lancé ?

« — Quoi ?

« — Il lui a dit : « Monsieur le duc, je vous défends de dire devant moi du mal de ma maîtresse. »

« — Gramont exagère, — fit Napoléon avec un sourire rêveur.

« — C’est ce que nous avons tous trouvé, Sire, y compris Viel-Castel, qui était pourtant ravi.

« — À ce propos, — fit l’Empereur après un silence, — j’ai oublié de te demander des nouvelles de la comtesse Bielowsky…

« — Elle va bien, Sire. Je remercie Votre Majesté.

« — Et Clémentine ? Toujours aussi bonne enfant ?

« — Toujours, Sire. Mais…

« — Il paraît que M. Baroche en est amoureux fou.

« — J’en suis très honoré, Sire. Mais cet honneur devient bien onéreux.

« J’avais tiré de ma poche les notes de la matinée et les étalais sous les yeux de l’Empereur.

« Il regarda avec son sourire lointain.

« — Allons, allons. Ce n’est que cela. J’y remédierai, d’autant que j’ai à te demander un service.

« — Je suis à l’entière disposition de votre Majesté.

« Il agita une sonnette.

« — Faites venir M. Mocquard.

« — Je suis grippé, — ajouta-t-il. — Mocquard t’expliquera la chose.

« Le secrétaire particulier de l’Empereur entra.

« — Voici Bielowsky. Mocquard, — dit Napoléon. — Vous êtes au courant de ce que j’attends de lui. Mettez-l’y.

« Et il se mit à tapoter les vitres, sur lesquelles la pluie giclait avec rage.

« — Mon cher comte, — dit Mocquard en prenant place, — c’est très simple. Vous n’êtes pas sans avoir entendu parler d’un jeune explorateur de talent, M. Henry Duveyrier.

« Je secouai négativement la tête, fort surpris par cette entrée en matière.

« — M. Duveyrier, — continua Mocquard, — est revenu à Paris après un voyage particulièrement audacieux dans le Sud Algérien et le Sahara. M. Vivien de Saint-Martin, que j’ai vu ces jours-ci, m’a affirmé que la Société de Géographie comptait lui décerner à ce propos sa grande médaille d’or. Au cours de son voyage, M. Duveyrier est entré en relations avec les chefs du peuple qui s’est montré jusqu’ici si rebelle à l’influence des armées de Sa Majesté, les Touareg.

« Je regardai l’Empereur ; mon ahurissement était tel qu’il se mit à rire.

« — Écoute, — dit-il.

« — M. Duveyrier, — continua Mocquard, — a pu obtenir qu’une délégation de ces chefs vînt à Paris présenter ses respects à Sa Majesté. Des résultats très importants peuvent sortir de cette visite, et Son Excellence le ministre des Colonies ne désespère pas d’en obtenir la signature d’un traité de commerce réservant à nos nationaux des avantages particuliers. Ces chefs, au nombre de cinq, parmi lesquels le Cheikh Othman, amenokal ou sultan de la Confédération des Adzger, arrivent demain matin à la gare de Lyon. M. Duveyrier les y attendra. Mais l’Empereur a pensé qu’en outre…

« — J’ai pensé, — dit Napoléon III, comblé d’aise par mon air ébahi, — qu’il était correct qu’un des gentilshommes de ma chambre attendît à leur arrivée ces dignitaires musulmans. C’est pourquoi tu es ici, mon pauvre Bielowsky. Ne t’effraye pas, — ajouta-t-il en riant plus fort. — Tu auras avec toi M. Duveyrier. Tu n’es chargé que de la partie mondaine de la réception : accompagner ces imans au déjeuner que je leur offre demain aux Tuileries, puis, le soir, discrètement à cause de leur religion qui est très susceptible, arriver à leur donner une haute idée de la civilisation parisienne, sans rien exagérer : n’oublie pas qu’ils sont, au Sahara, de hauts dignitaires religieux. Là-dessus, j’ai confiance en ton tact et te laisse carte blanche… Mocquard !

« — Sire ?

« — Vous ferez porter au budget, mi-partie des Affaires étrangères, mi-partie des Colonies, les fonds nécessaires au comte Bielowsky pour la réception de la délégation targui. Il me semble que cent mille francs pour commencer… Le comte n’aura qu’à vous faire savoir s’il a été induit à dépasser ce crédit.


« Clémentine habitait, rue Boccador, un petit pavillon mauresque que j’avais acheté pour elle à M. de Lesseps. Je la trouvai au lit. En m’apercevant, elle fondit en larmes.

« — Grands fous que nous sommes, — murmura-t-elle au milieu de ses sanglots, — qu’avons-nous fait !

« — Clémentine, voyons !

« — Qu’avons-nous fait, qu’avons-nous fait ! — répétait-elle, et j’avais contre moi ses immenses cheveux noirs, sa chair tiède qui fleurait l’eau de Nanon.

« — Qu’y a-t-il ? Mais qu’y a-t-il ?

« — Il y a, — et elle me murmura quelque chose à l’oreille.

« — Non, — fis-je abasourdi. — Es-tu bien sûre ?

« — Si j’en suis sûre !

« J’étais atterré.

« — Cela n’a pas l’air de te faire plaisir, — dit-elle, très aigre.

« — Je ne dis pas cela, Clémentine, mais enfin… Je suis très heureux, je t’assure.

« — Prouve-le moi : passons demain la journée ensemble.

« — Demain, — sursautai-je, impossible !

« — Pourquoi ? — demanda-t-elle, soupçonneuse.

« — Parce que, demain, il faut que je pilote la mission targui dans Paris… Ordre de l’Empereur.

« — Qu’est-ce que c’est encore que cette craque ? — fit Clémentine.

« J’avoue que rien ne ressemble plus à un mensonge que la vérité.

« Je refis tant bien que mal à Clémentine le récit de Moquard. Elle m’écoutait avec un air qui signifiait : on ne me la fait pas !

« À la fin, furieux, j’éclatai.

« — Tu n’as qu’à venir voir. Je dîne demain avec eux, je t’invite.

« — Sûr que j’irai, — fit Clémentine très digne.

« J’avoue avoir manqué de sang-froid en cette minute. Mais aussi, quelle journée. Quarante-mille francs de notes au réveil. La corvée d’avoir à convoyer des sauvages dans Paris pour le lendemain. Et, par-dessus le marché, l’annonce d’une prochaine paternité irrégulière…

« Après tout, pensai-je en rentrant chez moi, ce sont les ordres de l’Empereur. Il m’a demandé de donner à ces Touareg une idée de la civilisation parisienne. Clémentine se tient très bien dans le monde, et, pour le moment, il ne faut pas l’exaspérer. Je vais retenir un cabinet pour demain soir au Café de Paris et dire à Gramont-Caderousse et Viel-Castel qu’ils amènent leurs folles maîtresses. Ce sera très gaulois de voir l’attitude des enfants du désert au milieu de cette petite partie. »

« Le train de Marseille arrivait à 10 h. 20. Sur le quai, je trouvai M. Duveyrier, un bon jeune homme de vingt-trois ans, avec des yeux bleus et une petite barbiche blonde. Les Touareg tombèrent dans ses bras en descendant du wagon. Il avait vécu deux ans avec eux, sous la tente, au diable vauvert. Il me présenta au chef, le Cheik Othman, et aux quatre autres, des hommes splendides sous leurs cotonnades bleues et leurs amulettes de cuir rouge. Heureusement tous ces gens-là parlaient une sorte de sabir qui facilita bien les choses.

« Je ne mentionne que pour mémoire le déjeuner aux Tuileries, les visites de la soirée, au Muséum, à l’Hôtel de Ville, à l’Imprimerie Impériale. Chaque fois, les Touareg inscrivaient leur nom sur le livre d’or de l’endroit. Cela n’en finissait plus. Pour en donner une idée, voici quel était le nom complet du seul Cheikh Othman : Othman-ben-el-Hadj-el-Bekri-ben-el-Hadj-el-Faqqi-ben-Mohammed-Boûya-ben-si-Ahmed-es-Soûki-ben-Mahmoud[1].

« Et il y en avait cinq comme cela !

« Mon humeur se maintint bonne, cependant, car, sur les boulevards, partout, notre succès fut colossal. Au Café de Paris, à 6 h. 1/2, ce fut du délire. La délégation, un peu grise, m’embrassait, Bono, Napoléon ; bono Eugénie ; bono Casimir ; bono roumis. Gramont-Caderousse et Viel-Castel étaient déjà dans le numéro 8, avec Anna Grimaldi, des Folies-Dramatiques, et Hortense Schneider, toutes deux belles à faire peur. Mais la palme revint, quand elle entra, à ma chère Clémentine. Il faut que tu saches comment elle était mise : robe de tulle blanc, sur jupe en tarlatane bleue de Chine, avec plissé et bouillonné de tulle au-dessus du plissé. La jupe de tulle se trouvait relevée de chaque côté par des guirlandes de feuillage vert entremêlées de volubilis roses. Elle formait ainsi baldaquin rond, ce qui permettait de voir la jupe de tarlatine devant et sur les côtés. Les guirlandes remontaient jusqu’à la ceinture, et, dans l’espace des deux branches, il se trouvait des nœuds de satin rose à longs bouts. Le corsage à pointe était drapé de tulle, accompagné d’une berthe bouillonnée de tulle avec volant de dentelle. Comme coiffure, elle avait sur ses cheveux noirs une couronne-diadème des mêmes fleurs. Deux longues traînes de feuillage tournaient dans les cheveux et retombaient sur le cou. Comme sortie de bal, une sorte de camail en cachemire bleu brodé d’or et doublé en satin blanc.

« Tant de splendeur et de beauté émurent immédiatement les Touareg, et surtout le voisin de droite de Clémentine. El-Hadj-ben-Guemâma, propre frère du Cheikh Othman, et amenokal du Hoggar. Au potage essence de gibier, arrosé de tokay, il était déjà très épris. Quand on servit la compote de fruits Martinique à la liqueur de Mme Amphoux, il manifestait les signes les plus excessifs d’une passion sans bornes. Le vin de chypre de la Commanderie acheva de l’éclairer sur ses sentiments. Hortense me faisait du pied sous la table. Gramont, pour avoir voulu en faire autant à Anna, se trompa et souleva les protestations indignées d’un des Touareg. Je puis affirmer que lorsque l’heure vint de partir pour Mabille, nous étions fixés sur la façon dont nos visiteurs respectaient la prohibition édictée par le Prophète à l’égard du vin.

« À Mabille, tandis que Clémentine, Horace, Anna, Ludovic et les Trois Touareg se livraient au plus endiablé des galops, le Cheikh Othman m’avait pris à part, et me confiait avec une visible émotion certaine commission dont venait de le charger son frère, le Cheikh Ahmed.


« Le lendemain, à la première heure, j’arrivai chez Clémentine.

« — Ma fille, — commençai-je après être, non sans peine, parvenu à la réveiller, — écoute-moi, j’ai à te parler sérieusement.

« Elle se frotta les yeux avec humeur.

« — Comment trouves-tu ce jeune seigneur arabe qui, hier soir, te serrait de si près ?

« — Mais… pas mal, — fit-elle en rougissant.

« — Sais-tu que dans son pays, il est prince souverain, et règne sur des territoires cinq ou six fois plus étendus que ceux de notre auguste maître, l’Empereur Napoléon III ?

« — Il m’a murmuré quelque chose comme cela, — fit-elle, intéressée.

« — Eh bien, te plairait-il de monter sur un trône à l’instar de notre auguste souveraine, l’impératrice Eugénie ?

« Clémentine me regarda ébahie.

« — C’est son propre frère, le Cheikh Othman, qui m’a chargé en son nom de cette démarche.

« Clémentine ne répondit pas, hébétée autant qu’éblouie.

« — Moi, impératrice ! — finit-elle par dire.

« — Tu n’as qu’à décider. Il faut ta réponse avant midi. Si c’est oui, nous déjeunons ensemble chez Voisin, et tope-là.

« Je voyais que déjà la résolution de Clémentine était prise, mais elle crut bon de faire montre d’un peu de sentiment.

« — Et toi, toi, — gémit-elle. — T’abandonner ainsi, jamais !

« — Mon enfant, pas de folies, — fis-je doucement. — Tu ignores peut-être que je suis ruiné. Mais là, complètement ; je ne sais même pas comment je vais pouvoir payer ton lait antéphélique.

« — Ah ! — fit-elle.

« Elle ajouta cependant :

« — Et l’enfant ?

« — Quel enfant ?

« — Le… le nôtre.

« — Ah ! c’est vrai. Eh ! mais, tu le passeras aux profits et pertes. Je suis même sûr que le Cheikh Ahmed trouvera qu’il lui ressemble.

« — Tu as toujours le mot pour rire, — fit-elle, souriant et pleurant à demi.

« Le lendemain, à la même heure, l’express de Marseille emportait les cinq Touareg et Clémentine. La jeune femme, radieuse, s’appuyait sur le bras du Cheikh Ahmed qui ne se connaissait pas de joie.

« — Y a-t-il beaucoup de magasins dans notre capitale ? — demanda-t-elle langoureusement à son fiancé.

« Et l’autre, avec un large rire sous son voile, répondait :

« — Besef, besef. Bono, roumis, bono.

« Au moment du départ, Clémentine eut une crise d’émotion.

« — Casimir, écoute, tu as toujours été bon pour moi. Je vais être reine. Si tu as des ennuis ici, promets-moi, jure-moi…

« Le Cheikh avait compris. Il prit une bague à son doigt et la passa au mien.

« — Sidi Casimir camarade, — affirma-t-il énergiquement. — Toi venir nous retrouver. Prendre bague Sidi Ahmed et montrer. Tout le monde au Hoggar camarade. Bono, Hoggar, bono.

« Quand je sortis de la gare de Lyon, j’avais la sensation d’avoir réussi une excellente plaisanterie.

L’hetman de Jitomir était complètement ivre. J’eus toutes les peines du monde à comprendre la fin de son histoire, d’autant qu’il l’entremêlait à chaque instant de couplets empruntés au meilleur répertoire de Jacques Offenbach :

Dans un bois passait un jeune homme,
Un jeune homme frais et beau,
Sa main tenait une pomme,
Vous voyez d’ici le tableau.

« Qu’est-ce qui fut désagréablement surpris par le coup de Sedan ! ce fut Casimir, le petit Casimir. Pour le 5 septembre, cinq mille louis à payer, et pas le premier sou, non, pas le premier sou. Je prends mon chapeau et mon courage, et pars pour les Tuileries. Il n’y avait plus d’Empereur, pardieu, non. Mais l’Impératrice était si bonne. Je la trouve seule, — ah ! les gens déguerpissent vite dans ces circonstances, — seule avec un sénateur, M. Mérimée, le seul homme de lettres que j’aie connu qui fût en même temps homme du monde. « Madame, lui disait-il, il faut abandonner tout espoir. M. Thiers, que je viens de rencontrer sur le pont Royal, ne veut rien entendre.

« — Madame, — dis-je à mon tour, — Votre Majesté saura toujours où sont ses vrais amis.

« Et je lui baise la main.

Evohé, que les déesses
Ont de drôles de façons
Pour enjôlez, pour enjôler, pour enjôler les gaâarçons.

« Je rentre chez moi, rue de Lille. En route, je croise la canaille qui se rendait du Corps législatif à l’Hôtel de Ville. Mon parti était pris.

« — Madame, — dis-je à ma femme, — mes pistolets.

« — Qu’y a-t-il ? — fait-elle, effrayée.

« — Tout est perdu. Il reste à sauver l’honneur. Je vais me faire tuer sur les barricades.

« — Ah ! Casimir, — sanglote-t-elle en tombant dans mes bras, — je vous avais méconnu. Pardonnez-moi ?

« — Je vous pardonne, Aurélie, — fis-je avec une dignité émue, — j’ai eu moi-même bien des torts.

« Je m’arrachai à cette triste scène. Il était six heures. Rue du Bac, je hèle un fiacre en maraude.

« — Vingt francs de pourboire, — dis-je au cocher, — si tu arrives gare de Lyon pour le train de Marseille, six heures trente-sept. »

L’hetman de Jitomir ne put en dire davantage. Il avait roulé sur les coussins et dormait à poings fermés.

En chancelant, je m’approchai de la grande baie.

Le soleil montait, jaune pâle, derrière les montagnes d’un bleu cru.

  1. Il m’a été donné de retrouver sur le livre d’or de l’Imprimerie Nationale les noms des chefs touaregs et de ceux qui les accompagnèrent dans leur visite, M. Henry Duveyrier et le comte Bielowsky. (Note de M. Leroux.)