L’Au delà et les forces inconnues/Chez M. Victorin Joncières

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Société d’éditions littéraires et artistiques (p. 105-116).


CHEZ M. VICTORIN JONCIÈRES


Les dessins des esprits. — Une maison hantée. — L’aquarelle exécutée dans l’obscurité par une main invisible. — Tables et sonnettes dans les airs. — Une musique sans instruments ni musiciens. — Sont-ce des esprits ?


Ce que m’a raconté M. Victorin Joncières, l’auteur de Dimitri, cet opéra qui est resté dans notre répertoire, et de Lancelot, que l’on reprendra peut-être, est au moins aussi prodigieux que les récits de M. Victorien Sardou et de mademoiselle Augusta Holmès, qui ont, dans cette enquête, si fortement impressionné nos lecteurs. (Voir Matin.)

Je n’ai pas besoin de rappeler la bonne foi absolue de ce musicien éminent, et combien il déplairait à son austérité d’exagérer le moins du monde les spectacles insolites et merveilleux auxquels il lui a été donné d’assister. J’avais déjà rencontré souvent M. Victorin Joncières en des réunions où la force psychique était étudiée, et j’y avais remarqué sa faculté de discernement, sa clairvoyance à déjouer les manœuvres des médiums ; car, passionné d’au delà, il n’en est pas moins avide de vérité.

Néanmoins, il a pu comme tant d’autres rencontrer la prestidigitatrice, inconsciente ou non, qui a su se faire croire et ne pas se laisser prendre…


— Je vous avouerai, me dit-il, que jusqu’au jour où j’ai rencontré cette famille dont je vais vous parler, je n’avais rien vu de sérieux. La crédulité des spirites professionnels, les précautions des médiums illustres donnant leurs séances avec tout le luxe et le décor des grandes représentations — il leur faut toujours un rideau comme un théâtre — m’avaient lassé et déçu ! Le hasard me servit mieux.

J’étais récemment à faire mon inspection en province. Une jeune fille accompagnée de sa mère demanda à se faire entendre. En causant, elles m’avouèrent qu’elles étaient spirites, et sur ma prière, voulurent bien me conduire à la maison hantée.

Je dis « la maison hantée », car vraiment tout ce que je vis dans cette demeure fut extraordinaire et me parut inexplicable. M… me reçut avec une extrême cordialité et m’arracha la promesse de garder le secret sur son nom et sur celui de la ville qu’il habite, car il est employé du gouvernement et si l’on apprenait que ces phénomènes ont un membre de sa famille comme acteur et sa maison comme théâtre, il serait mal vu aussi bien de la bourgeoisie catholique que dans le monde des fonctionnaires. Il me présenta sa jeune nièce, le médium auquel il attribue les phénomènes qui ont lieu dans sa maison. En effet, depuis que cette jeune fille, après la mort de sa mère, est venue habiter chez lui, les prodiges ont commencé.

C’est une enfant de quinze à seize ans à peine, petite, blonde, lymphatique, avec des yeux bleus, l’air doux, calme et plutôt timide ; elle est très religieuse, vous comble de rubans bleus et de croix et craint beaucoup le diable.

Je fus conduit dans une grande salle aux murs nus, dans laquelle se trouvaient réunies quelques personnes, parmi lesquelles sa femme et un professeur de physique du lycée ; en tout une dizaine d’assistants. Au milieu de la pièce se trouvait une énorme table en chêne, pesant plus de cent kilos, sur laquelle étaient placés du papier, un crayon, un petit harmonica, une sonnette et une lampe allumée.

Tout à coup un bruyant craquement se fit dans la table.

— Esprit es-tu là ? demanda-t-on.

Personne ne touchait la table autour de laquelle, sur sa recommandation, nous formions la chaîne, nous tenant par la main.

Un coup violent retentit.

La jeune nièce appuya ses deux petites mains contre le bord de la table et nous pria de l’imiter. Et cette table, d’un poids énorme, s’éleva si bien au-dessus de nos têtes, que nous fûmes obligés de nous dresser pour la suivre dans son ascension. Elle se balança quelque temps dans l’espace et descendit lentement sur le sol où elle se posa sans bruit.

Alors, M… alla chercher un grand dessin de vitrail. Il le plaça sur la table et mit à côté un verre d’eau, une boite à couleurs et un pinceau. Puis il éteignit la lampe. Il la ralluma au bout de deux ou trois minutes. Le dessin encore humide était colorié en deux tons, en jaune et en bleu, sans qu’aucun coup de pinceau eût dépassé les lignes tracées.

En admettant que quelqu’un de l’assistance eût voulu jouer le rôle de l’esprit, comment, dans l’obscurité, aurait-il pu manier le pinceau sans sortir des limites du dessin ? J’ajouterai que la porte était hermétiquement fermée et que, pendant le très court espace de temps qu’avait duré l’opération, je n’entendis que le bruit de l’eau agitée dans le verre.

Des coups furent alors frappés dans la table correspondant à des lettres de l’alphabet. L’esprit annonçait qu’il allait produire un phénomène spécial pour me convaincre personnellement.

Sur son ordre, la lampe fut éteinte de nouveau. L’harmonica fit alors entendre un petit motif guilleret, à six-huit. À peine la dernière note avait-elle cessé de résonner, que M… ralluma la lampe. Sur une feuille de papier à musique qui avait été mise près de l’harmonica, le thème était écrit au crayon très correctement. Il n’eût pas été possible à l’un des assistants de le noter dans la nuit absolue sur les portées du papier.

Éparses sur la table, gisaient treize marguerites fraîchement coupées.

— Tiens, dit M…, ce sont des marguerites du pot qui est au bout du couloir.

Comme je l’ai dit tout à l’heure, la porte de la salle où nous étions réunis était restée close, et personne n’avait bougé. Nous allâmes dans le couloir et nous pûmes vérifier, en voyant les tiges veuves de leurs fleurs, que celles-ci provenaient du pot indiqué.

À peine étions-nous rentrés dans la pièce, qu’un spectacle invraisemblable m’arrêta ; la sonnette qui était sur la table s’élevait en tintant jusqu’au plafond ; elle en retomba brusquement dès qu’elle l’eut touché. Cette fois, le prodige avait eu lieu en pleine lumière.

La fin de la séance fut vraiment pénible. Un froid intense, parcourant circulairement la pièce, se répandit sur nos mains.

— C’est le mauvais esprit, dit la jeune fille médium, les traits bouleversés par l’épouvante, protégez-moi !

Elle semblait lutter contre une force invisible. Je saisis l’une de ses mains dans les deux miennes, tandis que le professeur de lycée s’emparait de l’autre. Malgré nos efforts, la pauvre enfant fut renversée sur le sol, et moi-même, à un certain moment, je sentis ma chaise soulevée de terre.

— Ah ! dit-elle, il vient de me mordre ! — Et dégageant sa main gauche, elle nous montra une morsure sanglante qui y était imprimée, et où restaient les marques de cruelles dents.

— Assez, dit l’oncle, quittons la pièce, il pourrait nous arriver malheur.

Le lendemain, avant mon départ, j’allai rendre visite à M…

Il me reçut dans sa salle à manger. Par la fenêtre grande ouverte un beau soleil de juin inondait la pièce de sa brillante clarté.

Tandis que nous causions à bâtons rompus, une musique militaire retentit au loin. « S’il y a un esprit ici, dis-je en riant, il devrait bien accompagner la musique. » Aussitôt des coups rythmés, suivant exactement la cadence du pas redoublé, se firent entendre dans la table. Les crépitements s’évanouirent peu à peu, sur un « decrescendo » très habilement observé, à mesure que se perdaient les derniers éclats des cuivres.

« Un bon roulement pour finir ! » dis-je, quand ils eurent complètement cessé. Et un roulement serré répondit à ma demande, tellement violent que la table tremblait sur ses pieds. Je mis la main dessus, et je sentis très nettement les trépidations du bois frappé par une force occulte.

À ma prière, la table fut ensuite renversée ; je me livrai à l’examen le plus attentif du meuble et du plancher. Je ne découvris rien. »

Toutes ces choses étaient dites par Victorin Joncières avec beaucoup de sérénité et de précision dans le salon aux fauteuils encore vêtus de housses et ouaté d’un recueillement propice aux inspirations musicales. Le visage austère du maître était en quelque sorte reflété sur le mur dans un beau portrait peint par son fils. Devant sa table, près d’un morceau de musique manuscrit, M. Joncières prit les lettres que M… lui envoyait, le tenant au courant des séances presque quotidiennes.

— Voyez, me dit-il, dans celle-ci, il me raconte — ce que je voudrais bien voir par exemple — que le thé a été servi par une main invisible qui dirigeait la théière et remplissait les tasses.

— Y êtes-vous retourné ? lui demandai-je.

— Oui, et quand j’arrivai en gare, je vis de loin sur le quai M… qui me saluait triomphalement, un morceau de papier à la main. Quand je fus descendu, il me montra le numéro de mon wagon que lui avait donné sa nièce. Or, une tromperie était difficile, car M… croyait que j’étais parti de Paris le matin, alors que je m’étais arrêté en route.

Ce soir-là, un employé du télégraphe assista avec sa fille à la séance. — Et votre fils ? lui demanda-t-on. — Il est resté à la maison.

Des coups frappés à ce moment retentirent dans la table. L’employé reconnut le langage du télégraphe Morse. Il devint très pâle. « On m’affirme, dit-il, que mon fils est très mal. » Il partit aussitôt. Le lendemain, en effet, j’appris qu’une fluxion de poitrine s’était déclarée.

D’ailleurs, dans cette maison, les esprits semblent être chez eux. On s’écrie tout à coup : « Tiens, voilà un tel ! » on lui parle et il répond. Tout se passe bonassement « Ah ! c’est papa ! » et le papa déclare qu’il n’est pas content (il n’est jamais content lui) il fait ses remontrances, etc. Mais, en revanche, un médecin parisien venu pour observer ces phénomènes, eut la nuit une telle peur, qu’il dut aller coucher à l’hôtel.



Je demandais à M. Joncières comment avait été obtenu le dessin d’un monstre étrange pareil à une gargouille fabuleuse et qui est signé Satan[1].

— Ceci est très curieux, nous dit-il, M… faisait sa sieste dans sa chambre. Dans une armoire, devant lui, il avait enfermé des morceaux de craie ; à son réveil, il ouvrit les deux battants ; sur l’un ce dessin à la craie était inscrit.

Naturellement nous causâmes, M. Joncières et moi, des différentes interprétations que l’on peut donner à ces phénomènes.

— Je voudrais bien, me dit-il, que ce fussent des esprits… mais je suis dans le doute absolu… J’ajouterai que, depuis, de nombreux faits m’ont démontré l’existence du corps astral, et que j’ai la conviction de la survie, avec la possibilité de communiquer avec les désincarnés. Malheureusement, il y a beaucoup de dupes, et il est assez difficile de démêler la vérité de l’erreur, dans l’état actuel des investigations, faites même de la meilleure foi du monde ».



  1. Je donnerai dans le Miracle moderne les dessins d’esprits que m’a communiqués M. Joncières.