L’Au delà et les forces inconnues/Le monisme de Clémence Royer tente de remplacer le spiritualisme et le matérialisme

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Société d’éditions littéraires et artistiques (p. 148-156).


LE MONISME DE CLÉMENCE ROYER TENTE DE REMPLACER LE SPIRITUALISME ET LE MATÉRIALISME


Madame Clémence Royer fut une grande métaphysicienne ; que dis-je, elle est le « dernier métaphysicien. » Elle révéla Darwin à la France par une traduction célèbre et, on peut dire, le devança par des livres originaux. M. Renan lui reconnut « presque du génie » ; et elle en eut, et du plus mâle. Elle était familière avec toutes les branches de la science ; en cette époque timorée et minutieuse où chacun se spécialise et ne craint rien tant que de formuler une idée générale ou une opinion, elle fut la seule sachant rassembler ces éléments épars pour les coordonner et construire avec eux une doctrine cohérente ; en fait elle nous a donné avec la Constitution du monde, la seule métaphysique de la physique qu’ait encore essayée l’humanité. Madame Clémence Royer est moniste ; c’est l’évolution supérieure à laquelle aboutissent le matérialisme et le positivisme en des intelligences assez vastes pour planer encore dans les déserts aériens de la philosophie.

Le monisme avait déjà été formulé, sans que le nom pourtant en fût prononcé, dans la préface de Justice dès 1869 par M. Sully Prudhomme. Mais il était proposé comme un accord supérieur entre le matérialisme et le spiritualisme, antagonistes surtout dans leurs formules, tandis que le monisme de madame Clémence Royer semble être plutôt un matérialisme transcendant et tend à considérer le mécanisme, ou pour mieux dire l’explication donnée par l’hypothèse mécaniste comme la solution applicable à tous les phénomènes de l’univers, même aux psychiques et aux moraux.

Le merveilleux n’a donc pas de place dans le système de madame Royer qui pense rendre compte de tout par l’observation et la raison.

Quelques mois avant sa mort encore bien récente, je reçus d’elle cette page solide et de grande envolée.



Pas de forces inconnues.


« Monsieur et ami,

» Je n’ai pas assez étudié, par le menu, les questions que vous me soumettez, pour vous donner des réponses fermes. Tout ce que j’ai lu sur ces problèmes n’a pu que me laisser des doutes sans arriver à me former des convictions et sans dissiper mes méfiances. Comme impression générale, je trouve que tout cela sonne faux et contient une grande part d’illusion. Si certains phénomènes sont démontrés, leur explication reste à trouver et me paraît devoir être très complexe. Mais loin de supposer l’existence de forces inconnues et de lois nouvelles, ils semblent être plutôt les effets, un peu différents et plus extrêmes, de lois et de forces connues.

» L’hypnose ne diffère point essentiellement du rêve et du somnambulisme spontané, dont l’explication, il est vrai, reste également inconnue. Nous voyons tous les jours la suggestion à l’œuvre dans l’éducation, l’instinct d’imitation, l’influence de l’exemple ou du conseil. Ce n’est qu’un résultat plus frappant de l’autorité que les volontés fortes exercent sur les volontés faibles par la parole et le commandement, et qui, dans l’état de somnambulisme provoqué, devient d’autant plus puissant que la volonté du sujet est alors désemparée et anéantie. Nous ne savons pas davantage comment notre cerveau commande à notre main que nous ne savons comment nos magnétiseurs se font obéir de leurs patients.



Le merveilleux est une chimère.


« Quant à la télépathie et au commerce des morts avec les vivants, cela me paraît être surtout le domaine des imaginations surexcitées. Ce n’est pas d’aujourd’hui que l’on croit aux rêves.

» J’ai eu moi-même un rêve que j’ai pu considérer comme un avertissement télépathique, parce qu’il s’est trouvé correspondre à une réalité douloureuse dont je demeurai fort impressionnée. Mais depuis, j’ai eu d’autre rêves analogues, qui m’ont également émue, et qui pourtant n’ont eu aucune réalisation.

» Bien des fois, j’ai eu ou cru avoir des pressentiments. Presque toujours ils se sont trouvés faux. Avec moins de bonne foi et de conscience critique, j’aurais pu aisément oublier toutes les occasions où ces pressentiments m’ont trompée, et ne me souvenir que de ceux qui se sont trouvés vrais.

» L’esprit humain aime à s’abuser. Il en a la longue habitude héréditaire, cultivée avec soin par ceux qui l’ont exploitée. Toute notre éducation, l’influence de notre milieu social nous prédisposent si bien à croire au merveilleux, nous le rendent si agréable, presque si nécessaire, qu’il faut une grande force de volonté pour réagir contre ces plis pris de notre organisme cérébral.



La matière n’existe pas plus que l’esprit.


» Quant à la grande querelle séculaire du matérialisme, qui trouve un nouveau champ de bataille sur le terrain des phénomènes magnétiques, comme tant d’autres, elle repose sur une dispute de mots. C’est une question mal posée par des gens de peu de logique, qui ne savent pas même distinguer entre un sujet et un attribut. Même notre grand Descartes s’y est fort fourvoyé.

Ce que nous appelons la matière n’existe pas plus que ce que nous nommons l’esprit. Ce ne sont que deux entités imaginaires qui ne correspondent à aucune réalité. Il y a des phénomènes physiques et des phénomènes psychiques qui se manifestent dans ce que nous appelons les corps, et qui sont les résultats des activités d’un substratum inconnu que la raison seule atteint, mais qui échappe à notre expérience.

De ce que nous appelons la matière, nous ne connaissons que les forces qui sont les activités externes de ce substratum inobservable de l’être dont notre entendement affirme la réalité nécessaire. Nous ne connaissons l’esprit que par les réactions internes de ce même substratum contre les forces externes dites matérielles ou physiques. Les deux ordres de phénomènes s’enchaînent, sont réciproquement cause et effet dans le devenir perpétuel des choses.

» Tout ce qu’on peut affirmer, c’est que les centres d’où émanent les forces actives externes, aussi bien que leurs réactions psychiques internes, sont multiples et en nombre indéfini, qu’ils agissent extérieurement les uns sur les autres par le contact, prenant ainsi réciproquement connaissance de leur existence et des limites qu’ils s’imposent mutuellement dans le partage de l’espace ; mais que si chacun de ces centres de forces a conscience de sa propre existence et de ses réactions sur tous les autres, en revanche ils s’ignorent réciproquement et comme esprits restent incommunicables.

» Seuls les organismes complexes que nous désignons sous le nom d’êtres vivants, parce que chez eux la vie se manifeste avec une intensité spéciale, au moyen de signes conventionnels constituant un langage toujours défectueux, peuvent, non sans difficulté, se traduire les uns aux autres leurs émotions, leurs sentiments, leurs volontés, et même leurs idées, toujours plus ou moins entachées d’erreurs.

» C’est cette imperfection fatale de tout langage qui perpétue les disputes humaines, personne ne comprenant jamais celui qui parle, comme il se comprend lui-même.



Une seule substance.


» Le monde physique et le monde psychique, se pénétrant ainsi réciproquement, sont inséparables. Tout esprit est corps et tout corps est esprit, animant une entité unique par essence, multiple comme nombre, que, pour éviter les sophismes verbaux, il faut nommer la substance, à la fois centre de forces matérielles et de réactions mentales, en chacune de ses parcelles individualisées nommées atomes ou monades.

» J’ai du reste la conviction profonde que tout ce qui, dans notre monde, paraît encore merveilleux, s’expliquera complètement par les lois et les forces purement mécaniques.

» Clémence Royer. »