L’Au delà et les forces inconnues/Paul Verlaine

La bibliothèque libre.
Société d’éditions littéraires et artistiques (p. 61-68).


PAUL VERLAINE


J. K. Huysmans, Josephin Peladan et Jean Moréas jugés par Verlaine. — L’envoûtement par les cierges. — Le Catholicisme de Paul Verlaine.


C’était un tout petit hôpital de Montrouge,
Bâti sur pilotis dont pas un seul ne bouge.


Cette parodie de vers illustres, c’est Paul Verlaine lui-même qui récrivit dans cet hôpital, où il se réfugia souvent aux échéances de terme ou après des veilles trop assidues en de regrettables compagnies.

Cet hôpital Broussais n’inspire aucune idée triste. Tout conseille de ne pas mourir à ces malades cantonnés en de petites chambres propres près avec vue sur jardins et du linge blanc partout.

Dans la salle (21-26), sous un papier vieilli où est écrit « Paul Verlaine, né à Bruxelles » — la maladie n’est pas indiquée — un crâne ovoïde, dont la calvitie en partie se dérobe sous l’indispensable bonnet de coton, apparaît, et un visage aux traits durs de barbare arrête l’œil par ses reliefs osseux et ses poils épars ; la chemise bâille sur la poitrine velue et tout le reste du corps s’anéantit sous les draps, semble n’exister plus ; seul, de temps à autre les bras sortent, tentacules instinctifs qui ramènent jusqu’à la bouche l’excellent bœuf étendu sur une assiette et le bouillon ou les tisanes enfouies dans de grands brocs qui vacillent sur la table de nuit.


— Le Mysticisme ? ça dépend des jours. On est mystique le matin, on ne l’est plus le soir ; je crois que le mysticisme est souvent subordonné à la peau.

Et il parle, il parle, d’une voix saccadée, d’une pensée intermittente avec des tas d’images falotes s’interceptant les unes les autres devant ses yeux.

— Moi, c’est autre chose… il y un miracle en ma faveur… le bon Dieu ne m’en veut pas pour m’es péchés… et pourtant j’ai passablement péché… réellement Dieu ne tient pas à ce que je meure… Je suis très bien ici. — le médecin est bien gentil ; j’aurais crevé sans lui ; et aussi le curé de l’hôpital est bien gentil ; il vient me voir les mains dans les poches, il ne parle jamais de religion : « Voyons, monsieur Verlaine, il faut mettre les bras dans le lit, il faut avoir chaud. » Dernièrement, j’ai eu du délire devant lui et j’ai fait un sermon horrible en anglais…… As it was, in the heginning, is now, and ever, shall be the World with an end… Enfin un tas de bêtises I Le lendemain le curé me dit : « Cela devait être bougrement beau, car vous aviez les larmes aux yeux… » Ah ! j’étais bien mal, je devenais tout à fait fou, je croyais être au fond d’une vallée où on vendait des nez. Alors je me suis acheté un nez très beau. Vous voyez comme il est le mien. Seulement les marchands se sont fâchés parce que je leur ai demandé s’ils ne vendaient pas aussi des cheveux… Oui, j’étais très malade… j’ai manqué mourir. — On aurait été comme cela très vite… »

Et Paul Verlaine ramena d’un geste significatif les draps par dessus sa tête ; et quand il reparut, cessant le funèbre jeu, il était pâle avec un tic nerveux sur ses lèvres décolorées.

Après ce douloureux simulacre, il se tut un moment, pensif… Et nous parlâmes d’abord de la suggestion.

— Ça existe, ça existe… maintenant on voudrait tout réduire à la science… quelquefois je pense à Elle — y la chère Elle, — avec infiniment de douceur et je suis sûr qu’elle est tout près de moi, beaucoup plus que si elle était là sur le lit.

« Ainsi j’avais une maîtresse… qui demeurai ! chez un marchand de parapluie… qui vient d’être démoli… elle attendait son ami qui ne venait pas. Elle a pris une bougie, elle s’est mise en face d’une glace, elle a pris des épingles » les a disposées en croix et elle a allumé la bougie en faisant des prières spéciales… Tout à coup, à minuit, la chandelle commence à bougey et quelques minutes après on entend un bruit dans l’escalier. C’est le monsieur qui arrive, s’avouant poussé par une irrésistible force et ressentant dans tout le corps comme des piqûres d’épingles. N’est-ce pas, cela rappelle l’Eglogue de Virgile ? Vous savez, quand la lune se couvre… »

Une infirmière entre apportant au poète une assiette remplie de sang où quelques macaroni nageaient.

Ses yeux s’ouvrent ; il se moque lui-même de son avidité à boire ce liquide rouge pâle : « Du sang ! ah, du sang ! »

Et il reprit :

— Je n’ai jamais osé en faire autant moi-même avec des chandelles et des épingles… cependant c’était pour faire venir mon fils.

— Vous n’avez jamais eu de visions ?

— Quand je me suis converti, j’ai cru avoir des visions, j’ai vu partout des hosties… J’ai eu des communions exquises, un calme, un grand calme et de la force aussi, l’avant-dernière fois surtout. Je m’étais dit ; « je suis embête… il faut communier… » alors j’ai senti une douceur incroyable… le soir même une femme m’attendait chez moi.

« Cependant, lorsque je me suis converti, je suis resté six ans sans toucher à une femme. J’en étais arrivé à avoir peur d’elles. J’avais un certain respect qui m’éloignait de la femme. Je suis vraiment mystique, vous savez… il n’y a que ça à faire au fond…

Et Paul Verlaine fait le signe de la croix.

— Quant à la magie…

— Je respecte tout cela en bloc. J’ai beaucoup de respect ; mais je suis resté dans ma simplicité, je n’ai jamais fait de magie.

Paul Verlaine agite un bras qui tâtonne.

— Voulez-vous me passer cette viande ?

Il coupe quelques morceaux du bœuf fumant et j’interroge.

— Croyez-vous aux démons ?

— Je crois au démon de la solitude… du désert… aux démons méchants… je suis catholique, mais j’ai horreur des curés, ris ne sont pas intelligents ; je n’en ai pas connu d’aimable, sauf celui-ci.

— Et la messe noire ?

Là-bas ! de Huysmans. C’est très bien… une lecture reposante, coupée de temps en temps par un petit repas sur la tour de Saint-Sulpice. J’aime beaucoup Huysmans, il soigne son estomac, nous faisons toujours de bons dîners ensemble ; quand il vient me prendre, il a toujours un peu de galette. Nous prenons un amer chez Muller, puis nous dînons chez Boulan…

— Après avoir parlé de Huysmans, Verlaine glosa ile Peladan.

— Beaucoup de pose, pourtant il a du talent. Il a fait des conférences terribles en Belgique. Il avait deux cierges de chaque côté de son pupitre avec un pantacle au fond. Il nous a expliqué que la femme est un animal impur. — Ça n’avait pas l’air de déplaire aux dames présentes… Mais il a ajouté qu’il fallait tenir compte de l’amour… enfin il a fait beaucoup de concessions. Avec son manteau d’assassin, son bonnet d’astrakan et ses bottes de chamois blanches, il’aisait peur aux petits enfants. Il n’a pas encore fait son œuvre ; il changera, il a besoin de jeter sa gourme. » Le poète causait en mangeant :

« C’est très bon, ce riz… »

Nous en vînmes à ses livres et aux hymnes à l’amour qu’ils renferment.

— L’amour, dit-il, est la chose la plus sainte et la plus charmante. Et la femme… l’être le plus difficile à mener… Du moment qu’on accepte une femme, elle vous fait marcher.

— À propos de l’amour, Moréas m’a dit qu’il était vraiment le poète mystique.

— Il me l’a dit à moi aussi… Une fois il vint à moi mystérieusement : « Verlaine, soyons mystique ! cria-t-il en effilant sa moustache. — Comment faut-il faire ? demandai-je. — Et il répondit : — Faisons l’amour et ne le disons pas !

— Avez-vous parcouru cet Eliphas Lévi dont faisait grand cas notre ami Villiers de l’Isle-Adam ?

— Maintenant que je deviens gaga, je m’en vais lire tout ça… »


Cette causerie, que je retrouve, je la donne telle que je l’écrivis selon mes notes, le soir même. Verlaine mourait l’année d’après.