L’Auberge de l’Ange Gardien/17

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Librairie Hachette et Cie (p. 199-214).


XVII

PREMIÈRE ÉTAPE DU GÉNÉRAL.


Pendant que Torchonnet volait, injuriait ses bienfaiteurs, pendant que Jacques le défendait et gagnait à l’école des bons points et des éloges, pendant qu’Elfy comptait les heures et les jours qui la séparaient de son futur mari, pendant que madame Blidot veillait à tout, surveillait tout et pensait au bien-être de tous, le général marchait d’un pas résolu vers Domfront, escorté de Moutier qui le regardait du coin de l’œil avec quelque inquiétude ; pendant la première demi-lieue, le général avait été leste et même trop en train ; à mesure qu’il avançait, son pas se ralentissait, s’alourdissait ; il suait, il s’éventait avec son mouchoir, il soufflait comme les chevaux fatigués. Moutier lui proposa de se reposer un instant sur un petit tertre au pied d’un arbre ; le général refusa et commença à s’agiter ; il ôta son chapeau, s’essuya le front.

LE GÉNÉRAL.

Il fait diantrement chaud, Moutier ; depuis Sébastopol, je n’aime pas la grande chaleur ; en avons-nous eu là-bas ! Quelle cuisson ! et pas un abri… J’ai envie d’ôter ma redingote, c’est si chaud ces gros draps !

MOUTIER.

Donnez-la-moi, que je la porte, mon général ; elle vous chargerait trop.


Il ôta son chapeau et s’essuya le front.
LE GÉNÉRAL.

Du tout, mon cher ; laissez donc. À la guerre comme à la guerre. »

Le général fit quelques pas.

LE GÉNÉRAL.

Saprelote ! qu’il fait chaud !

MOUTIER.

Donnez, mon général ; cela vous écrase.

LE GÉNÉRAL.

Et vous donc, parbleu ? Si c’est lourd pour moi, ce l’est aussi pour vous.

MOUTIER.

Moi, mon général, je n’ai pas passé par tous les grades pour arriver au vôtre, et je puis porter votre redingote sans fatigue aucune.

LE GÉNÉRAL.

Ce qui veut dire que je suis une vieille carcasse bonne à rien, tandis que vous, jeune, beau, vigoureux, tout vous est possible.

MOUTIER.

Ce n’est pas ce que je veux dire, mon général ; mais je pense à ce qu’il m’a fallu endurer de fatigues, de souffrances, de privations de toutes sortes pour arriver au grade de sergent ; et je m’incline avec respect devant votre grade de général que vous avez conquis à la pointe de votre sabre.

Le général parut content, sourit, passa la redingote à Moutier et lui serra la main.

« Merci, mon ami, vous savez flatter doucement, agréablement, et sans vous aplatir, parce que vous êtes bon. Elfy sera heureuse ! Elle a de la chance d’être tombée sur un mari comme vous !… Sapristi ! que la route est longue ! »

Le pauvre gros général traînait la jambe ; il n’en pouvait plus. Il regardait du coin de l’œil la droite et la gauche de la route, pour découvrir un endroit commode pour se reposer ; il en aperçut un qui remplissait toutes les conditions voulues ; un léger monticule au pied d’un arbre touffu, pas de pierres, de la mousse et de l’herbe. Moutier voyait bien la manœuvre du général qui tournait, s’arrêtait, soupirait, boitait, mais qui n’osait pas avouer son extrême fatigue. Enfin, voyant que Moutier ne disait mot et n’avait l’air de s’apercevoir de rien, il s’arrêta :

« Mon bon Moutier, dit-il, vous êtes en nage, ma redingote vous assomme, asseyons-nous ici ; c’est un bon petit endroit, fait exprès pour vous redonner des forces.

MOUTIER.

Je vous assure, mon général, que je ne suis pas fatigué et que j’irais du même pas jusqu’à la fin du jour.

LE GÉNÉRAL.

Non, Moutier, non ; je vois que vous avez chaud, que vous êtes fatigué.

MOUTIER.

Pour vous prouver que je ne le suis pas, mon général, je vais accélérer le pas. »

Et Moutier, riant sous cape, prit le trot gymnastique des chasseurs d’Afrique. Le pauvre général, qui se sentait à bout de force, se mit à crier, à appeler.

« Moutier ! arrêtez ! Comment, diantre, voulez-vous que je vous suive ? Puisque je vous dis que je suis rendu, que je ne peux plus avancer un pied devant l’autre. Voulez-vous bien revenir… Diable d’homme ! il fait exprès de ne pas entendre. »

Moutier se retourna enfin, revint au pas de course vers le général et le trouva assis au pied de cet arbre, sur ce tertre que Moutier refusait.

« Comment, mon général, vous voilà resté ? Je croyais que vous me suiviez.

LE GÉNÉRAL, avec humeur.

Comment voulez-vous que je suive un diable d’homme qui marche comme un cerf ? Est-ce que j’ai les allures d’un cerf, moi ? Suis-je taillé comme un cerf ? Est-ce qu’un homme de mon âge, de ma corpulence, blessé, malade, peut courir pendant des lieues sans seulement souffler ni se reposer ?

MOUTIER.

Mais c’est tout juste ce que je vous disais, mon général ; vous n’avez pas voulu me croire.


Il le trouva assis au pied d’un arbre.
LE GÉNÉRAL.

Vous me le disiez comme pour me narguer, en vous redressant de toute votre hauteur et prêt à faire des gambades, pour faire voir à Elfy votre belle taille élancée, votre tournure leste, et pour faire la comparaison avec mon gros ventre, ma taille épaisse, mes lourdes jambes. On a son amour-propre, comme je vous l’ai dit jadis, et on ne veut pas, devant une jeune fille et une jeune femme, passer pour un infirme, un podagre, un vieillard décrépit.

MOUTIER.

Je vous assure, mon général…

LE GÉNÉRAL.

Je vous dis que ce n’est pas vrai, que c’est comme ça.

MOUTIER.

Mais, mon général…

LE GÉNÉRAL.

Il n’y a pas de mais ; vous croyez que je n’ai pas vu votre malice de vous mettre à courir comme un dératé pour me narguer. Vous vous disiez : Tu t’assoiras, mon bonhomme, tu te reposeras, mon vieux ! Je cours, toi tu t’arrêtes ; je gambade, toi tu tombes. Vivent les jeunes ! À bas les vieux ! Voilà ce que vous pensiez, Monsieur ; et votre bouche souriante en dit plus que votre langue.

MOUTIER.

Je suis bien fâché, mon général, que ma bouche…

LE GÉNÉRAL.

Fâché ? par exemple ! Vous êtes enchanté ; vous riez sous cape ; vous voudriez me voir tirer la langue et traîner la jambe, et que je restasse en chemin, pour dire : Voilà pour punir l’orgueil de ce vieux tamis criblé de balles et de coups de baïonnette ! Car j’en ai eu des blessures ; personne n’en a eu comme moi. Oui, Monsieur, quoi que vous en disiez ; quand vous m’avez ramassé à Malakoff, au moment où j’allais sauter une seconde fois, j’avais plus de cinquante blessures sur le corps ; et sans vous, Monsieur, je ne m’en serais jamais tiré ; c’est vous qui m’avez sauvé la vie, je le répète et je le redirai jusqu’à la fin de mes jours ; et vous avez beau me lancer des regards furieux (ce qui est fort inconvenant de la part d’un sergent à un général), vous ne me ferez pas taire, et je crierai sur les toits : C’est Moutier, le brave sergent des zouaves, qui m’a sauvé au risque de périr avec moi et pour moi ; et je ne l’oublierai jamais, et je l’aime, et je ferai tout ce qu’il voudra, et il fera de moi ce qu’il voudra. »

Le général, ému de sa colère passée et de son attendrissement présent, tendit la main à Moutier et voulut se relever, mais il retomba. Moutier s’assit près de lui.

« Reposons-nous encore, mon général ; je ne fais qu’arriver ; moi aussi j’ai une blessure qui me gêne pour marcher, et je serais bien aise de…

— Vrai ? dit le général avec une satisfaction évidente ; vous avez vraiment besoin de vous reposer ?

MOUTIER.

Très vrai, mon général. Ce que vous avez pris pour de la malice était de la bravade, de l’entrain de zouave. Ah ! qu’il fait bon se reposer au frais » continua-t-il, en s’étendant sur l’herbe comme s’il se sentait réellement fatigué.

Le général, enchanté, se laissa aller et s’appuya franchement contre l’arbre ; il ferma les yeux et ne tarda pas à s’endormir. Quand Moutier l’entendit légèrement ronfler, il se releva lestement et partit au trot, laissant près du général un papier sur lequel il avait écrit : « Attendez-moi, mon général, je serai bientôt de retour. »


Il se leva lestement et partit au trot.

Le général dormait, Moutier courait ; il paraît que sa blessure ne le gênait guère, car il courut sans s’arrêter jusqu’à Domfront ; il demanda au premier individu qu’il rencontra où il pourrait trouver une voiture à louer ; on lui indiqua un aubergiste qui louait de tout ; il y alla, fit marché pour une carriole, un cheval et un conducteur, fit atteler de suite, monta dedans et fit prendre au grand trot la route de Loumigny ; il ne tarda pas à arriver au tertre et à l’arbre où il avait laissé le général ; personne ! Le général avait disparu, laissant sa redingote que Moutier avait déposée par terre près de lui.

Le pauvre Moutier eut un instant de terreur. Le cocher, voyant l’altération de cette belle figure si franche, si ouverte, si gaie, devenue sombre, inquiète, presque terrifiée, lui demanda ce qui causait son inquiétude.

MOUTIER.

J’avais laissé là ce bon général, éreinté et endormi. Je ne retrouve que sa redingote. Qu’est-il devenu ?

LE COCHER.

Il s’en est peut-être retourné, ne vous voyant pas venir.

MOUTIER.

Tiens, c’est une idée ! Merci, mon ami ; continuons alors jusqu’à Loumigny. »

Le cocher fouetta son cheval, qui repartit au grand trot ; ils ne tardèrent pas à arriver à l’Ange-Gardien. Moutier sauta à bas de la carriole, entra précipitamment et se trouva en face du général en manches de chemise, son gros ventre se déployant dans toute son ampleur, la face rouge comme s’il allait éclater, la bouche béante, les yeux égarés par la surprise.


Moutier sauta à bas de la carriole.

Le général fut le premier à le reconnaître.

« Que veut dire cette farce, Monsieur ? Suis-je un Polichinelle, un Jocrisse, un pierrot, pour que vous vous permettiez un tour pareil ? Me planter là au pied d’un arbre ! me perdre comme le Petit-Poucet ! Profiter d’un sommeil que vous avez perfidement provoqué, en feignant vous-même de dormir ! Qu’est-ce, Monsieur ? Dites ! Parlez !

MOUTIER.

Mon général…

LE GÉNÉRAL.

Pas de vos paroles mielleuses, Monsieur ! Expliquez-vous… Dites…

MOUTIER, viement.

Et comment voulez-vous que je m’explique, mon général, quand vous ne me laissez pas dire un mot ?

LE GÉNÉRAL.

Parlez, monsieur l’impatient, le colère, l’écervelé, parlez ! nous vous écoutons.

MOUTIER.

Je vous dirai en deux mots, mon général, que, vous voyant éreinté, n’en pouvant plus, j’ai profité de votre sommeil…

LE GÉNÉRAL.

Pour vous sauver, parbleu ; je le sais bien.

MOUTIER.

Mais non, mon général ; pour courir au pas de charge jusqu’à Domfront, vous chercher une voiture que j’ai trouvée, que j’ai amenée au grand trot du cheval, et qui est ici à la porte, prête à vous emmener, puisqu’il faut que nous partions. Et à présent, mon général, que je me suis expliqué, je dois dire deux mots à Elfy, qui rit dans son petit coin. »

Et, allant à Elfy, il lui parla bas et lui raconta quelque chose de plaisant sans doute, car Elfy riait et Moutier souriait. Il faut dire que l’entrée du général en manches de chemise, descendant péniblement de dessus un âne à la porte de l’Ange-Gardien, avait excité la gaieté d’Elfy et de sa sœur, et qu’elle était encore sous cette impression. Le général ne bougeait pas ; il restait au milieu de la salle, les bras croisés, les jambes écartées ; ses veines se dégonflaient, la rougeur violacée de son visage faisait place au rouge sans mélange ; ses sourcils se détendaient, son front se déridait.

LE GÉNÉRAL.

Mon brave Moutier, mon ami, pardonne-moi ; je n’ai pas le sens commun. Partons vite dans votre carriole ! bonne idée, ma foi ! excellente idée ! »

Et le général dit adieu aux deux sœurs, serra les mains de Moutier, qui pardonnait de bon cœur et venait en aide au général pour passer sa redingote et le hisser dans la carriole, où il prit place près de lui.

Quand ils furent à quelque distance du village, Moutier demanda au général pourquoi il ne l’avait pas attendu, et comment il avait pu refaire la route jusqu’à Loumigny.

« Mon cher, quand je me suis réveillé, j’étais seul ; désolé d’abord, en colère ensuite, je ne savais que faire, où aller, lorsque j’ai aperçu votre papier.

« L’attendre ! me suis-je dit, je t’en souhaite ! Moi, général, attendre un sergent ! Non, mille fois non. Ah ! il me plante là ! (J’étais en colère, vous savez.) Il me fait croquer le marmot à l’attendre ! Moi aussi, je lui jouerai un tour ; moi aussi, je vais me promener de mon côté pendant qu’il se promène du sien. (Toujours en colère, n’oubliez pas.) Alors je me lève ; je me sentais bien reposé, je fais volte-face et je reprends le chemin de notre bon Ange-Gardien. Je rencontre un bonhomme avec un âne, je lui demande de monter dessus (car j’étais essoufflé, j’avais marché vite pour vous échapper) le bonhomme hésite ; je lui donne une pièce de cinq francs ; il ôte son bonnet, salue jusqu’à terre, m’aide à monter sur le grison, monte en croupe derrière moi, et nous voilà partis au trot. Ce coquin d’âne avait le trot d’un dur ! il me secouait comme un sac de noix. Nous avions, je pense, un air tout drôle. Tous ceux qui nous rencontraient riaient et se retournaient pour nous voir encore. Je suis arrivé à l’Ange-Gardien. Elfy a poussé un cri et est devenue pâle comme la lune ; je l’ai bien vite rassurée sur vous, car c’est pour vous, mauvais sujet, qu’elle a pâli ; et moi, vous croyez qu’elle a eu peur en me voyant revenir en manches de chemise, à âne, avec un bonhomme en croupe ? ah ! bien oui ! peur ! Elle s’est sauvée pour rire à son aise. Il y avait bien de quoi, en vérité ! Elle m’a envoyé madame Blidot. Celle-là est une bonne femme ! pas une petite folle comme votre Elfy… Allons, voyons, vous voilà rouge comme un homard  ; vos yeux me lancent des éclairs ! On peut bien dire d’une jeune et jolie fille qu’elle est une petite folle !… À la bonne heure ! vous riez à présent. Il n’y avait pas une demi-heure que j’y étais lorsque vous êtes arrivé comme un ouragan, Je ne m’y attendais pas, je l’avoue ; j’ai été pris par surprise.

Moutier raconta à son tour sa consternation quand il n’avait pas retrouvé le général. La route ne fut pas longue. Ils arrivèrent à Domfront, trop tard pour prendre la correspondance ; le général loua une voiture, qui heureusement, était attelée d’un excellent cheval, et ils arrivèrent à temps pour le départ du chemin de fer de quatre heures.


Ce coquin d’âne avait le trot d’un dur…