L’Auberge de l’Ange Gardien/18

La bibliothèque libre.
Librairie Hachette et Cie (p. 215-222).


XVIII

LES EAUX.


Après avoir dîné un peu à la hâte, ils allèrent prendre leurs billets au guichet ; le général reconnut le soldat qu’il avait vu la veille à l’Ange-Gardien.

« Trois billets, Moutier ; trois de premières ! » s’écria le général.

Moutier lui en passa deux et en garda un, sans comprendre le motif de cette nouvelle fantaisie du général. Celui-ci donna un des billets au soldat, qui le suivait de près ; le soldat porta la main à son képi et remercia le général quand il l’eut rejoint. Ils montèrent tous trois dans le même wagon, Moutier ayant été expédié en éclaireur pour garder les trois places.

Pendant la route, le général fit plus ample connaissance avec le soldat, qui avait fait, comme lui, la campagne de Crimée ; la réserve polie du soldat, ses réponses claires et modestes, son ensemble honnête et intelligent plurent beaucoup au général, facile à engouer et toujours extrême dans ses volontés ; il résolut de l’attacher à son service à tout prix, le soldat lui ayant appris qu’il était libre, sans occupation et sans aucune ressource pécuniaire. Le voyage se passa, du reste, sans événements majeurs ; par-ci, par-là, quelques légères discussions du général avec les employés, avec ses voisins du wagon, avec les garçons de table d’hôte. On finissait toujours par rire de lui et avec lui, et par y gagner soit une pièce d’or, soit un beau fruit, ou un verre de Champagne ; ou même une invitation à visiter sa terre de Gromiline, près Smolensk…, quand il ne serait plus prisonnier.

Ils arriveront aux eaux de Bagnols, près d’Alençon.

En quittant la gare, le soldat voulut prendre congé du général.

LE GÉNÉRAL.

Comment ! Pourquoi voulez-vous me quitter ? Vous ai-je dit ou fait quelque sottise ? Me trouvez-vous trop ridicule pour rester avec moi ?

LE SOLDAT.

Pour ça, non, mon général ; mais je crains d’avoir déjà été bien indiscret en acceptant toutes vos bontés, et…

LE GÉNÉRAL.

Et, pour m’en remercier, vous me plantez là comme un vieil invalide plus bon à rien. Merci, mon cher, grand merci.

LE SOLDAT.

Mon général, je serais très heureux de rester avec vous.

LE GÉNÉRAL.

Alors, restez-y, que diantre ! »

Le soldat regardait d’un air indécis Moutier, qui retenait un sourire et qui lui fit signe d’accepter. Le général les observait tous deux, et, avant que le soldat eût parlé :

LE GÉNÉRAL.

À la bonne heure ! c’est très bien. Vous restez à mon service ; je vous donne cent francs par mois, défrayé de tout… Quoi, qu’est-ce ? Vous n’êtes pas content ? Alors je double : deux cents francs par mois.

LE SOLDAT.

C’est trop, mon général, beaucoup trop ; nourrissez-moi et payez ma dépense ; ce sera beaucoup pour moi.

LE GÉNÉRAL.

Qu’est-ce à dire, Monsieur ? Me prenez-vous pour un ladre ? Me suis-je comporté en grigou à votre égard ? De quel droit pensez-vous que je me fasse servir pour rien par un brave soldat, qui porte la médaille de Crimée, qui a certainement mérité cent fois ce que je lui offre, et dont j’ai un besoin urgent, puisque je me trouve sans valet de chambre, que je suis vieux, usé, blessé, maussade, ennuyeux, insupportable ? Demandez à Moutier, qui se détourne pour rire ; il vous dira que tout ça c’est la pure vérité. Répondez, Moutier, rassurez ce brave garçon.

MOUTIER, se retournant vers le soldat.

Ne croyez pas un mot de ce que vous dit le général, mon cher, et entrez bravement à son service ! vous ne rencontrerez jamais un meilleur maître.

LE GÉNÉRAL.

Je devrais vous gronder de votre impertinence, mon ami, mais vous faites de moi ce que vous voulez. Allons chercher un logement pour nous trois. Comment vous appelez-vous (s’adressant au soldat) ?

LE SOLDAT.

Jacques Dérigny, mon général.

LE GÉNÉRAL.

Je ne peux pas vous appeler Jacques, pour ne pas confondre avec mon petit ami Jacques ; vous serez Dérigny pour moi et pour Moutier.

Ils arrivèrent au grand hôtel de l’établissement. Le général arrêta pour un mois le plus bel appartement au rez-de-chaussée et s’y établit avec sa suite. Le garçon lui demanda s’il fallait aller chercher son bagage. Le général le regarda avec ses grands yeux malins, sourit et répondit :

« J’ai tout mon bagage sur moi, mon garçon. Ça vous étonne ? C’est pourtant comme ça.

— Et… ces messieurs ?…

— Ces messieurs font partie de ma suite, mon garçon ils ne sont pas mieux montés que moi. »

Le garçon regarda le général d’un air sournois et sortit sans mot dire. Le général, se doutant bien de ce qui allait se passer, se frottait les mains et riait. Peu d’instants après, le maître d’hôtel entra d’un air fort grave, salua légèrement et dit au général :

L’HÔTE.

Monsieur, on a commis une erreur en vous indiquant ce bel appartement ; il est promis, et vous ne pouvez y rester.

LE GÉNÉRAL, d’un air décidé.

Vraiment ? Et pourtant j’y resterai ; oui, Monsieur, j’y resterai.

L’HÔTE.

Mais, Monsieur, puisqu’il est retenu.

LE GÉNÉRAL.

J’attendrai, Monsieur, que la personne en question soit arrivée, et je m’arrangerai avec elle ; en attendant, j’y reste, puisque j’y suis.

L’HÔTE.

Monsieur, quand on n’a pas de bagage, on paye d’avance. »

Le général cligna de l’œil, en regardant Moutier, et fit semblant d’être embarrassé ; il se gratta la tête.

« Monsieur, dit-il, jamais on ne m’a fait des conditions pareilles ; je n’ai jamais payé d’avance.

— C’est que, Monsieur, riposta l’hôte d’un air demi-impertinent, les gens qui n’ont pas de bagage ont assez souvent l’habitude de ne pas payer du tout, quand on ne les fait pas payer d’avance.

LE GÉNÉRAL.

Monsieur, ces gens-là sont des voleurs.

L’HÔTE.

Je ne dis pas non, Monsieur.

LE GÉNÉRAL.

Ce qui veut dire que vous me prenez pour un voleur.

L’HÔTE.

Je ne l’ai pas dit, Monsieur.

LE GÉNÉRAL.

Mais il est clair que vous le pensez, Monsieur. »

L’hôte se tut. Le général se plaça à six pouces de lui, le regardant bien en face.

« Monsieur, vous êtes un insolent, et moi je suis un honnête homme, un brave homme, un bon homme et je suis le comte Dourakine, Monsieur, général prisonnier sur parole, Monsieur ; et j’ai six cent mille roubles de revenu, Monsieur ; et voici mon portefeuille bourré de billets de mille francs (il montre son portefeuille), et voici ma sacoche (il tire la sacoche de la poche de Moutier) et je vous aurais payé votre appartement le double de ce qu’il vaut, Monsieur ; et je l’aurais payé d’avance, Monsieur, un mois tout entier, Monsieur ; et maintenant vous n’aurez rien, car je m’en vais me loger ailleurs, Monsieur. Venez, Moutier ; venez, Dérigny. »

Le général enfonça son chapeau sur sa tête en face de l’hôte ébahi et désolé. Il fit un pas, l’hôte l’arrêta :

« Veuillez m’excuser, monsieur le comte. Je suis désolé ; pouvais-je deviner ? Mon garçon me dit que vous n’avez pas même une chemise de rechange. L’année dernière, Monsieur, j’ai été volé ainsi par un prétendu comte autrichien, qui était un échappé du bagne et qui m’a fait perdre plus de deux mille francs. Veuillez me pardonner, monsieur le comte, nous autres, pauvres aubergistes, nous sommes si souvent trompés ! Si monsieur le comte savait combien je suis désolé !…

LE GÉNÉRAL.

Désolé de ne pas empocher mes pièces d’or, mon brave homme, hein !

L’HÔTE.

Je suis désolé que monsieur le comte puisse croire…

— Allons, allons, en voilà assez, dit le général en riant. Combien faites-vous votre appartement par mois et la nourriture première qualité, pour moi et pour mes amis, qui doivent être traités comme des princes ? »

L’hôte réfléchit en reprenant un air épanoui et en saluant plus de vingt fois le général et ses amis comme il les avait désignés.

L’HÔTE.

Monsieur le comte, l’appartement, mille francs ; la nourriture, comme monsieur le comte la demande, mille francs également, y compris l’éclairage et le service.

LE GÉNÉRAL.

Voici deux mille francs, Monsieur. Laissez-nous tranquilles, maintenant. »

L’hôte salua très profondément et sortit. Le général, regarda Moutier d’un air triomphant et dit en riant :

« Le pauvre diable ! a-t-il eu peur de me voir partir ! Au fond, il avait raison, et j’en aurais fait autant à sa place. Nous avons l’air de trois chevaliers d’industrie, de francs voleurs. Trois hommes sans une malle, sans un paquet, qui prennent un appartement de mille francs !

MOUTIER.

Tout de même, mon général, il aurait pu être plus poli et ne pas nous faire entendre qu’il nous prenait pour des voleurs.

LE GÉNÉRAL.

Mon ami, c’est pour cela que je lui ai fait la peur qu’il a eue. À présent que nous voilà logés, allons acheter ce qu’il nous faut pour être convenablement montés en linge et en vêtements. »

Le général partit, suivi de son escorte ; il ne trouva pas à Bagnols les vêtements élégants et le linge fin qu’il rêvait, mais il y trouva de quoi se donner l’apparence d’un homme bien monté. Il voulut faire aussi le trousseau de Moutier et de Dérigny, et il leur aurait acheté une foule d’objets inutiles, si tous deux ne s’y fussent vivement opposés.

Le séjour aux eaux se passa très bien pour le général, qui s’amusait de tout, qui faisait et disait des originalités partout, qui demandait en mariage toutes les jeunes filles au-dessus de quinze ans, qui invitait toutes les personnes gaies et agréables à venir le voir en Russie, à Gromiline, près Smolensk, qui mangeait et buvait toute la journée. Moutier et Dérigny passèrent leur temps posément, un peu tristement, car Moutier attendait avec impatience l’heure du retour, qui devait le ramener et le fixer à jamais à l’Ange-Gardien, près d’Elfy ; et Dérigny était en proie à un chagrin secret qui le minait et qui altérait même sa santé. Moutier chercha vainement à gagner sa confiance ; il ne put obtenir l’aveu de ce chagrin. Le général lui-même eut beau demander, presser, se fâcher, menacer, jamais il ne put rien découvrir des antécédents de Dérigny. Jamais aucun manquement de service ne venait agacer l’humeur turbulente du général ; jamais Dérigny ne lui faisait défaut ; toujours à son poste, toujours prêt, toujours serviable, exact, intelligent, actif, il était proclamé par le général la perle des serviteurs ; du reste, insouciant pour tout ce qui ne regardait pas son service, il refusait l’argent que lui offrait le général ; et quand celui-ci insistait :

« Veuillez me le garder, mon général ; je n’en ai que faire à présent. »

Quand vint le jour du départ, le général était radieux, Moutier bondissait de joie, Dérigny restait triste et grave.

On partit enfin après des adieux triomphants pour le général, qui avait répandu l’or à pleines mains à l’hôtel, aux bains, partout.

Plus de deux cents personnes le conduisirent avec des bénédictions, des supplications de revenir, des vivats, qu’il récompensa en versant dans chaque main un dernier tribut de la fortune à la pauvreté.