L’Autel (Pert)/10

La bibliothèque libre.
Société d’éditions littéraires et artistiques, librairie Paul Ollendorff (p. 230-259).

X

Juillet finissait.

Trouville était encore calme ; pourtant, comme la chaleur sévissait à Paris, intolérable cette année-là, nombre de propriétaires de villas haut perchées sur la côte s’y étaient déjà installés, goûtant une fraîcheur et un repos relatifs.

À la villa Galletier, le déjeuner terminé, l’on venait de passer dans le petit salon, sorte de lanterne compliquée, tout en baies ouvrant sur la mer, et en panneaux de glaces, aux tentures de lampas citron pâle, aux divans moelleux, aux chaises hautes propices aux poses hiératiques : pièce ambiguë, oscillant entre la somptuosité naïve au goût douteux d’un palais italien, et la banalité d’un mauvais lieu haut tarifé.

Ce cadre s’accordait merveilleusement avec la société féminine, très changeante, mais toujours de même nature, qui florissait dans le salon Galletier, que celui-ci se trouvât à Paris, à Milan ou sur le bord de la Manche.

À cette époque, Julien Dolle et Robert Castély étaient les seuls hôtes masculins de la villa, et pas plus de trois femmes occupaient les vastes appartements que madame Galletier mettait à la disposition de ses amies.

Le café était servi, accompagné d’une infinité de liqueurs et de mélanges extraordinaires ; le domestique avait déposé sur la table de nacre des boîtes de cigares et des coupes de cigarettes. Des gerbes de grosses roses roses encore belles, mais datant de la veille, mettaient une odeur de chair meurtrie dans la pièce, que des stores baissés préservaient des souffles du dehors.

Immédiatement enlacées, les deux poétesses, Maud et Matilda, l’Italienne et l’Anglaise, deux admirables créatures, l’une brune, aux traits d’une superbe bestialité sensuelle, l’autre blonde, aux cheveux vaporeux, aux prunelles d’azur, vêtues de crêpe de chine saumon pour la première, blanc pour la seconde, les deux poétesses, la cigarette d’Orient aux lèvres, s’étaient étendues sur le divan, dans l’embrasure large ouverte sur la mer… Mer s’étalant à trente mètres en bas de la falaise, d’un indigo tournant au violet, sous la torpeur torride d’un midi qui voilait l’immensité de l’horizon d’une brume épaisse.

Silencieuses, belles jusqu’à l’invraisemblance, les bras à la taille, les hanches épousées, leurs cils baissés sur leurs regards morts, Maud et Matilda se répétaient en dedans des rimes savantes et harmonieuses, sur le rythme de Psapphâ. Peut-être ruminaient-elles aussi l’excellent déjeuner substantiel et les vins abondants de madame Galletier, n’étant point dédaigneuses, ces belles filles, de la chair saignante, des fruits juteux, des liqueurs de joie et d’ivresse.

À elles deux elles n’atteignaient pas tout à fait l’âge de la maîtresse du lieu, qui s’asseyait à l’extrémité de la pièce, en compagnie du docteur Julien Dolle ; tandis que Robert Castély suivait dans la profondeur d’une sorte de cabinet de glaces, une personnalité qu’il n’avait pas été peu étonné de retrouver dans ce milieu : la belle Valentine de Mamers.

Chez madame Galletier, particularité typique, quel que fut le nombre des visiteurs, au bout de quelques instants, il n’y avait plus dans le salon que des couples isolés.

Grande, un peu épaissie par la quarantaine fortement dépassée, des traits vulgaires marqués d’une sensualité quasi féroce, madame Galletier décourageait le désir par un visage déplorablement couperosé, qu’elle embarbouillait en vain des fards les plus savants. Pour faire oublier cette tare qui la désespérait, elle exposait — grâce aux entre-deux, aux mousselines transparentes de ses vêtements — le plus possible de son beau corps laiteux. Sa peau était admirable : elle semblait comme affinée, satinée par les contacts et les frôlements multiples de son existence d’amoureuse éternellement irrassasiée, pour qui tout, toutes et tous étaient bons.

Ce qui rendait cette femme intéressante, c’est que, chez elle, l’agitation des sens était accompagnée d’une égale, ou peut-être même supérieure activité intellectuelle. Avec enjouement et vérité, elle déplorait parfois que le hasard l’eût fait naître riche et mariée à un homme qui l’avait laissée veuve plus que millionnaire.

— Quel tempérament d’aventurière j’aurais eu ! s’écriait-elle en riant.

Ses intrigues, ses entreprises, ses projets, ses travaux de tout ordre et en tous sens étaient sans nombre. Milieux politiques, académiques, artistiques, philanthropiques, féministes, pacifistes, internationaux, régénératifs ; elle fréquentait tout, s’imposait partout, et partout devenait immédiatement indispensable.

Du reste, elle n’avait aucune marotte, aucune préférence : tout était excellente pâture pour sa boulimie constante. Et, ce labeur prodigieux, elle l’accomplissait par besoin instinctif, pour son plaisir particulier, car son propre intérêt dans toutes ces affaires sans cesse poursuivies était médiocre ou nul, et elle ne visait aucune notoriété évidente. À la vérité, elle ne jouissait point dans le Tout-Paris, qu’elle tenait en quelque sorte dans sa main, de la situation à laquelle elle aurait eu le droit de prétendre.

Ses protégés, ses ennemis, formaient une immense armée soigneusement immatriculée dans sa prodigieuse mémoire, et son zèle, ainsi que sa rancune, étaient aussi tenaces qu’actifs. Chaque unité la passionnait également, et il n’était pas de petit détail personnel qu’elle n’eût présent à l’esprit, lorsqu’elle se trouvait devant ses soldats fidèle ou réfractaire, admirateur ou détracteur. L’échec des projets de Julien Dolle concernant l’établissement gynécologique dont il devait être le directeur l’avait sincèrement affectée, et c’était avec une impérieuse sollicitude qu’elle exposait au jeune docteur un nouveau plan. Elle n’admettait pas une seconde qu’il pût ne pas l’adopter.

— Il ne faut ni hésiter ni se leurrer, mon cher, déclarait-elle… C’est pour vous le moment décisif, unique de vous lancer…

Le jeune homme acquiesçait avec un calme apparent, dissimulant son angoisse.

— Vous avez raison, mais ce que vous me proposez est si loin de ce que j’avais rêvé !…

Elle eut un rire vulgaire.

— Quand on n’a pas ce que l’on aime !… Et puis, après tout, quoi ?… Est-ce que au point de vue où vous vous placez toutes les femmes ne se valent pas ?… ce que vous voulez, de l’argent et de la notoriété, n’est- ce pas ?…

— D’abord de la notoriété, ensuite de l’argent, oui !…

— Enfantillage, cette distinction !… Ayez l’argent et la notoriété viendra toute seule… Qu’est-ce qu’il faut pour réaliser votre ambition… de la chair à charcuter, de la souffrance et de la terreur à rançonner, mon brave petit morticole !… Eh bien, que vous importe que cette chair et cette souffrance soient celles d’une cocotte ou celles d’une duchesse ?… du moment que vous pourrez exercer votre métier au mieux et que des billets de mille afflueront ?…

— Cet argument est excellent, je le reconnais, articula Dolle avec un rire forcé.

— Alors, pourquoi faites-vous tant de manières et de grimaces ?

— Que voulez-vous… j’ai horreur des grues… et la perspective de passer désormais ma vie dans ce milieu…

Madame Galletier allongea les lèvres et siffla un « Phutt » qui lui apporta tout à coup un masque absolument canaille.

— Pauvre petit !… Que d’illusions vous vous faites !… Comme si la plupart des mondaines n’étaient pas plus grues que les grues les plus notoires…

Julien continuait, soucieux :

— D’ailleurs, je n’ai rien de ce qu’il faut pour plaire à cette clientèle spéciale…

Madame Galletier l’interrompit :

— Pour ça, vous vous trompez complètement, affirma-t-elle avec décision. Évidemment, vous n’auriez aucun succès près de ces oiselles si vous faisiez de la clientèle » près d’elles. Mais vous serez l’homme grave, le chirurgien éminent que l’on consulte dans les accidents dangereux ; dans ce rôle, vous serez parfait, avec votre physionomie énigmatique et froide, votre regard, votre sourire macabres et sardoniques… votre autorité qui ressemble à celle de l’hypnotiseur : votre examen aigu pour accueillir la clientèle qui, tout de suite tombe sur un siège, subjuguée, persuadée que vous avez déjà diagnostiqué sa maladie, et que vous tenez la guérison au bout de vos longs doigts maigres.

Elle s’arrêta brusquement, saisit la main de Julien avec une familiarité hardie, et l’étendit sur sa paume allongée.

— Oui, très jolie, votre main… Une vraie main de chirurgien pour dames, dit-elle avec un rire plein de toutes sortes de sentiments équivoques.

Dolle se dégagea doucement de l’étreinte des doigts de madame Galletier.

— Madame…

Elle haussa les épaules avec dépit.

— Quel sauvage vous faites !… Et cela, quand je me donne tant de peine pour vous !

L’esprit tendu pour ne commettre aucune maladresse le jeune docteur se pencha, une gratitude vibrant dans sa voix.

— Vous savez combien je vous suis reconnaissant…

— Et vous savez, vous, combien je me fiche de ce genre de sentiments ! riposta-t-elle. Mon cher, une seule chose compte pour moi : l’amour… et encore, dans l’amour, la volupté !… Je ne vous ai jamais demandé que cette chose, et vous me l’avez toujours refusée…

Julien mit un peu de coquetterie dans son rire.

J’ai trop besoin de vous pour risquer de perdre l’amie précieuse que vous êtes pour moi !

Elle promit ; ses yeux dans ceux de Julien :

— Je resterais votre amie. Je vous affirme que je vous demeurerais attachée et serviable… J’éprouve, envers vous, un sentiment tout spécial, mon petit docteur.

Il réprima une réflexion impertinente et se contenta de saluer en souriant :

— Merci !… Néanmoins, permettez-moi de ne pas risquer l’aventure…

Puis, revenu au premier sujet de leur conversation : le seul qui l’intéressât, l’unique motif de sa venue à Trouville.

— Vous connaissez la personne en question ?… Celle qui ferait les frais de mon installation ?

— Indirectement, oui. Oh ! vous pouvez être tranquille quant à sa solvabilité… Si je vous l’indique, c’est que je suis assurée que cette commandite est on ne peut plus sérieuse.

— Elle habite ici ? C’est une femme, m’avez-vous dit ?

— Oui… une sorte de revendeuse à la toilette, prêteuse, courtière, très connue à Trouville des cocottes momentanément dans la dèche et qui, toutes, ont plus ou moins recours à ses services… non pas désintéressés… mais intelligents…

— Vieille, je suppose ?

— Cinquante à soixante ans. Elle a le génie des affaires ; elle a amassé pas mal d’argent et elle cherche un bon placement pour une partie de ses économies… L’idée de fonder une clinique gynécologique de gros rap- port lui a paru tout indiquée pour le monde avec lequel elle est en relations constantes. Elle sera votre principale, votre meilleure rabatteuse ; et, elle affirme qu’à l’heure qu’il est si votre maison était ouverte, vous auriez déjà vingt pensionnaires…

Dolle eut un ricanement amer.

— Succursale à Saint-Lazare !

Madame Galletier répliqua sèchement :

— Ne faites pas de mots, mon cher !… Ce que vous dites est à la fois inconvenant et déplacé… Il dépend de vous, de votre adresse, de votre doigté, de ne pas borner votre clientèle à la seule classe où puisera votre commanditaire…

Dolle réfléchissait ardûment.

— Oui, peut-être…

Et relevant soudain la tête, il montra son visage pâle, sur lequel venait de s’empreindre une résolution.

— Le nom, l’adresse de cette femme ? fit-il brièvement.

Madame Galletier sourit avec satisfaction, et, se levant, alla poser le doigt sur un bouton électrique.

— On va vous conduire chez elle. Du reste, Julien, ne signez pas sans m’avoir communiqué d’abord les papiers.

— Certes !

Une femme de chambre entrait, à laquelle sa maîtresse donna des instructions à voix basse. Dolle la suivit, après une dernière poignée de mains et un sourire reconnaissant à l’adresse de madame Galletier.

Elle hocha la tête, en jetant avec bonne humeur :

— Dire que j’envoie à la fortune un gaillard qui se moque de moi avec une pareille désinvolture !… Faut-il que je sois sotte !…

D’ailleurs, aussitôt le jeune homme disparu, toute sa gaieté tomba. Une expression de tristesse aiguë, de lourd ennui, de lassitude exténuée la vieillit soudain de dix ans. Elle vint à pas lents vers le groupe toujours uni des poétesses, et contempla longuement leur fraîche et triomphante beauté.

— Ah ! mes enfants ! s’écria-t-elle en s’asseyant sur le divan près d’elles et les couvrant de caresses gourmandes, que vous êtes heureuses d’avoir encore vingt ans devant vous à ignorer la joie de n’avoir que votre âge !…

Là-bas, au fond du salon, entre Robert Castély et Valentine de Mamers, la conversation prenait, de minute, en minute, un caractère d’intimité plus marqué. Le premier mouvement du jeune homme en découvrant inopinément son ancienne conquête chez madame Galletier, fut une vive contrariété. L’ébauche d’aventure passionnelle qui avait eu lieu entre eux ne lui laissait que le triple souvenir désagréable d’une déception voluptueuse, d’une blessure d’amour-propre, et la conscience de s’être montré quelque peu goujat en l’occurence.

Mais l’accueil paisible de la dame, son indifférence tranquille devant lui ne tardèrent pas à le piquer, à l’inciter à raviver chez cette femme l’impression qu’il lui avait faite et qui semblait effacée aujourd’hui.

Puis, brusquement, il vit « l’affaire » sous un jour tout nouveau.

Il se rappela les paroles de Guy de Vriane lui recommandant madame de Mamers ainsi qu’une influence à ménager et qui pouvait être précieuse. Et le jeune auteur dramatique comprit qu’en ce moment précis de sa carrière, la nouvelle rencontre de la belle Valentine était dans son jeu un atout considérable qu’il fallait se garder de laisser échapper.

En effet, il devenait de plus en plus urgent pour lui qu’il se défendît des crocs de Maurice Sallus. L’homme menaçait de le dévorer jusqu’à l’os. Le jeune auteur avait ponctuellement remis au critique les deux pièces promises, et ce dernier les avait déjà fait comprendre dans le programme de la saison d’hiver de deux scènes parisiennes. Cependant, même si ces ouvrages étaient. des succès retentissants, le résultat pécuniaire demeurerait nul pour l’auteur, tout étant raflé par l’intermédiaire.

Et les nécessités de l’existence pesaient de plus en plus sur l’écrivain, sans qu’il se sentît le pouvoir d’y parer. Parfois, il s’affolait, tremblait, pris de vertige devant le tourbillon qui l’emportait, dompté, impuissant pour lutter contre cette force surhumaine. Avec une détresse croissante, il notait la déperdition rapide de sa valeur intellectuelle, le désagrégement de sa pensée, la fuite de ses facultés heureuses d’autrefois, l’anémie brusque, la mort de ses tendances nobles, de ses élans, de ses enthousiasmes d’artiste. Il sentait le développement de son talent arrêté, sa personnalité atrophiée par l’ambiance mauvaise. Il comprenait, effrayé et désespéré que, désormais, il ne pourrait plus donner aucune œuvre jaillie de son cœur, mais seulement de ces échafaudages factices et adroits, à la savante préparation, qu’élaborent des cerveaux blasés et usés, non par la production et l’effort intérieur de la pensée, mais par l’âpre combat extérieur, le pugilat féroce commandé par l’arrivisme universel. Il se reconnaissait déjà l’âme défraîchie de ses contemporains.

Et à côté du deuil qu’il menait de son talent sincère, de l’homme qu’il avait failli être, et qui avait sombré, il y avait encore l’épouvante, de minute en minute plus : dominante, plus lancinante, du pain à gagner, de sa vie et de celle de Suzanne à assurer. Sous le mensonge perpétuel d’une existence presque brillante, c’était la pire angoisse… l’éternelle préoccupation mesquine, mais obsédante et exaspérante, qui, à la fin, submergeait irrésistiblement toute pensée plus haute, toute douleur plus profonde.

Gagner !… il fallait gagner de l’argent !…

Non point pour acquérir du luxe, des jouissances supplémentaires ; simplement pour manger demain, pour garder le toit qui abrite, pour remplacer le vêtement que l’on porte, pour remplir toutes les mains insatiables qui, perpétuellement, se tendent autour de vous…

L’écrivain se jetait alors aveuglément au travail, se découvrant tout à coup une singulière facilité pour une besogne qui n’avait plus aucun rapport avec l’ancienne production de son cœur et de son cerveau de jadis. Il devenait subitement l’auteur parisien, boulevardier, d’études hâtives, superficielles, dont les lacunes de pensées, les grossières erreurs philosophiques, l’escamotage des problèmes profonds sont comblés et voilés par des mots spirituels, des rosseries amusantes, une roublardise adroite pour contenter la sentimentalité banale, le lourd préjugé, la sensualité vulgaire de ceux de qui le succès dépend au théâtre.

Aussitôt bâclées, les deux pièces commandées par Sallus, il avait mis une troisième œuvre sur le chantier, avec l’idée préconçue de la placer seul, pour seul en bénéficier.

Il comptait profiter de la notoriété naissante que lui avaient acquises la représentation de sa première pièce au Théâtre-Moderne, et les récentes démarches de son « protecteur » pour se soustraire à l’exploitation impudente de celui-ci. Mais il lui fallait un défenseur nouveau. Valentine de Mamers et ses puissantes relations surgissaient donc sur sa route avec un à-propos merveilleux.

Dès lors, cette femme ne lui représentait plus une satisfaction sensuelle ou vaniteuse ; elle se dressait devant lui comme un élément de succès, de fortune dont il fallait impérieusement se rendre maître.

En somme, rien ne l’empêchait de briguer tout de suite l’Odéon ? Et la perspective de forcer un jour les portes de la Comédie-Française le faisait palpiter d’une joie sèche et rancuneuse… Car il n’était déjà plus l’écrivain orgueilleux qui rêve d’évangéliser et d’émouvoir la foule, mais l’auteur méprisant son public, cherchant à l’éblouir, à lui arracher ses suffrages monnayés, tout en se revengeant férocement de ses propres luttes, de ses déboires et de ses humiliations.

Pendant le déjeuner, sans s’adresser précisément à madame de Mamers, il s’était efforcé de la séduire, met- tant en œuvre avec un art qu’il s’amusait de trouver subitement formé en lui, tout ce qui lui était départi de charme physique et de grâce spirituelle.

C’était, transposé dans une personnalité masculine et à peine modifié, le jeu habile et audacieux de la fille qui s’offre et se fait désirer par le riche amateur. Enfin, il devina que ses efforts portaient. La belle Valentine perdait sa primitive froideur un rien narquoise ; elle faiblissait ; il la sentait prête à retomber sous son pouvoir. Il risqua une allusion au passé, certain à présent qu’elle serait bien accueillie.

Si vous saviez combien de fois j’ai songé à certain jour du dernier printemps…

— Vraiment ?… Alors, je vous plains, mon cher Castély !…

— Parce que ?

— Le souvenir devait plutôt vous être désagréable, il me semble.

Il fit un geste.

— Ah ! je crois que je n’ai jamais souffert autant que ce jour-là !… Que jamais je n’ai éprouvé une telle colère !… Je vous aurais tuée !…

— Vous voyez bien !…

— Cela ne fait rien… Le rappel de cette heure bizarre et complexe m’était étrangement voluptueux, et je m’y suis souvent attardé…

— Vous savez que je n’en crois rien…

— Vous avez tort… D’autant plus que, depuis ce jour qui me paraît si lointain, mes idées ont changé sur beaucoup de points…

— Ah ?

— Et, votre ombre à mes côtés, j’ai admis, j’ai rêvé des joies aiguës… que vous seule pourriez réaliser pour moi, parce que vous avez une âme, un caractère totalement différents de ceux des femmes ordinaires… des femmes que je rencontre journellement et dont j’ai la nausée.

Elle hochait la tête, les yeux perdus dans le vide.

— Je ne sais si cette dissemblance existe réellement… mais, jusqu’ici, vous n’avez pas paru beaucoup l’apprécier !…

Il n’y avait aucune amertume en son accent, et quelque chose d’extrêmement sensuel se glissait dans ses prunelles, en la grâce amollie de ses mouvements. Elle s’abandonnait visiblement au charme que le jeune homme exerçait sur elle.

Robert aux aguets, très froid, suivait en elle jusqu’au plus profond de ses pensées et de ses sensations.

Il se pencha.

— Vous voudrez encore ? supplia-t-il à voix basse, ardente.

— Elle affecta une incompréhension. Mais quoi donc ?

Il implora : — Chez vous, ce soir, voulez-vous ?… Oh, je vous en prie, dites oui ?

Elle eut un subit tressaillement et protesta :

— Ici… Non, non, c’est absolument impossible !…

— Alors, venez chez moi… Vous n’êtes pas tenue à l’attache à la villa ?

Elle haussa les épaules.

— Allons, vous n’imaginez pas que je vais m’afficher en plein jour vis-à-vis des habitants de votre hôtel… ni courir les rues de Trouville pendant la nuit !…

Robert se rapprocha avec une impatience.

— Écoutez, Valentine, je vous veux, vous entendez bien !…

Il avait pris la main de la jeune femme et la serrait d’une étreinte fiévreuse, sincère, presque cruelle. Il s’exaspérait de la lenteur probable que mettrait cette liaison à s’établir jusqu’au point d’intimité libre et amicale où elle lui deviendrait réellement profitable.

Elle poussa un léger cri de douleur, sans d’ailleurs essayer de se dégager.

— Vous me faites horriblement mal !… J’ai sûrement les os broyés !… Comme vous êtes violent et brutal !… Qui devinerait cela si l’on ne connaissait de vous que votre œuvre si subtile et si délicate !…

Il abandonna ses doigts.

— Je sais mal supporter la contrainte et, depuis que je vous connais, vous me résistez… Jamais aucune femme ne m’a irrité comme vous !…

Valentine protesta, avec une coquetterie pleine de sous-entendus hardis.

— Je vous ai résisté, moi ?… En vérité, j’aurais cru le contraire !…

Il baissa la voix, s’efforçant d’y mettre une émotion.

— Je vous en prie, soyez bonne.

Le rire énervé de madame de Mamers fusa tout à coup :

— Mais enfin, qu’est-ce que vous me demandez ?… Je ne peux tout de même pas autoriser les pires outrages, là, comme cela, dans ce salon…

Castély se leva.

— Alors venez.

— Où ?

— Je ne sais pas… Nous trouverons…

À son tour, elle s’était dressée, tout alanguie par la volupté qui se glissait irrésistiblement en elle. Quel grand fou, murmura-t-elle avec indulgence.

Il la devina entièrement conquise en cette minute. Et, l’attirant derrière un paravent les salons de madame Galletier fourmillaient de recoins propices aux furtives étreintes il l’enlaça étroitement, ses lèvres cherchant celles de la femme, qui ne se défendait qu’avec mollesse.

— Venez… Il ne manque pas dans la ville de lieux où nous serons tranquilles.

Elle se dégagea soudain en riant.

— Du tout !… À quoi bon risquer un nouveau tête à tête ?… Nous nous querellerions encore !…

Il promit, soumis. Non, puisque je ne ferai que ce que vous voudrez… comme vous voudrez…

— Hum !… Est-ce bien sûr ?…

— Je vous le jure…

— Eh bien, nous verrons… Plus tard… En ce moment, je suis attendue…

— Quelle blague !

— Du tout ! Si vous voulez, venez avec moi. Et, j’y songe, oui, vous ferez même très bien de m’accompagner.

— Où cela ?

— À deux pas d’ici… chez la comtesse Piazza.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Malhonnête !… Ca… C’est la mère d’une charmante personne très talentueuse que vous connaissez fort bien.

Robert grogna : — Je ne connais aucune comtesse.

— Vous connaissez Rita Léoni ?

Il dressa l’oreille, tout à coup frappé par ce nom d’artiste.

— Rita Léoni, la comédienne ?… La propriétaire actuelle du Théâtre-Moderne ?…

Madame de Mamers rit.

— Ah ! je savais bien que votre curiosité finirait par s’éveiller !

— Mais que me racontez-vous de comtesse Piazza ?

— Mais d’où sortez-vous, vous-même, mon cher… pour ignorer que Léoni est la fille de cette comtesse et d’un prince italien de sang royal.

Castély fit un geste d’indifférence.

— Je n’ai jamais eu de rapports avec cette demoiselle, et sa généalogie m’est tout à fait inconnue…

Madame de Mamers l’interrompit :

— Cette « demoiselle » est une créature pleine de talent et qui arrivera promptement à la gloire, je vous en réponds, à présent qu’elle a une salle à elle !… Venez, je vous présenterai, et si elle vous demande une pièce, dépêchez-vous de la lui promettre.

Comme le jeune homme esquissait une dénégation un peu maussade, elle insista.

— Vous me ferez plaisir.

Il s’inclina. — Alors !…

Elle prit sa main, touchée par la spontanéité de cet acquiescement à son ordre.

L’apparente soumission servile de l’homme enchante toujours la femme, et, si elle enorgueillit la très jeune, la rend plus sèche et plus despotique, elle attendrit infailliblement la femme mûre.

— Vraiment, vous m’obéirez ainsi ? demanda-t-elle d’une voix mouillée.

Il protesta, caressant : — Je ne demande que cela… Mettez moi à l’épreuve.

Leurs yeux se cherchèrent.

Leur égoïsme à tous deux tentait vainement de se transpercer, une sensualité à fleur de peau s’exacerbant seulement chez lui comme chez elle, en ce contact pro- longé de leurs regards qui, prudents, savaient ne rien révéler de leur âme.

Enfin, madame de Mamers sourit et, se détournant lentement.

— Attendez-moi cinq minutes… je prends un chapeau, et je vous emmène chez la comtesse Piazza… Vous verrez que vous ne regretterez pas cette visite.

À ce moment, Julien Dolle était déjà parti, courant lui aussi vers une fortune chèrement acquise par le froissement, l’émiettement implacable de tout ce qu’il y avait de sentiments de dignité en lui. Madame Galletier, Maud et Matilda avaient gagné la véranda, sous laquelle, à l’ombre du grand store rose, elles buvaient des sodas en face de l’immensité calme de la mer bleue.

Soucieux de ne point attirer l’attention du cénacle des trois amies, Robert gagna l’antichambre sur la pointe du pied, où il guetta le retour de Madame de Mamers.

Elle ne tarda pas à le rejoindre, rafraîchie par une nouvelle couche de poudre de riz, la blondeur de ses cheveux éclatant sous la dentelle blanche de son chapeau garni d’œillets rose vif.

— En route, fit-elle gaiment, en étirant ses longs gants de Suède blancs sur son bras nu jusqu’au coude.

Son regard s’attachait sur Robert, plein de satisfaction et d’autorité, comme inspectant un bien déjà acquis.

Ils suivirent la rue en pente et, bientôt, Valentine ferma son ombrelle.

— Nous sommes arrivés.

Ils étaient devant une villa dont l’architecture compliquée et bizarre se couvrait heureusement de la magnifique verdure d’une aristoloche monstrueuse.

À l’encontre de l’habitation de madame Galletier, toute resplendissante d’ors, de glaces, de tissus clairs, largement exposée au soleil, aux brises de mer, ici, tout était clos, sombre, mystérieux. On se mouvait dans une ombre fraîche que l’on devinait très encombrée de tentures et de bibelots.

Madame de Mamers expliqua :

— C’est la « folie » jadis donnée par le prince italien, et qui abrita ses amours avec la belle Aïscha, comtesse Piazza, aux environs de 1874 ou 1875…

Ce furent, durant de longs moments, des allées et ve- nues sans nombre de soubrettes qui galopaient à pas de souris sur les nattes et les tapis, semblant fouiller tous les recoins de la demeure pour y trouver ses habitantes.

— C’est toujours laborieux de se faire annoncer ici, remarqua madame de Mamers.

Enfin, une ombre majestueuse se profila dans l’embrasure de la porte ; tandis qu’une grosse voix éraillée, zézéyante et cordiale souhaitait la bienvenue à la visiteuse.

— Au nom du ciel, Aïscha ! s’écria Valentine, laissez pénétrer un peu de jour dans votre nécropole !… J’ai quelqu’un à vous présenter, et il est indispensable que vous distinguiez son visage !…

Le rire de la comtesse Piazza sonna dans l’obscurité.

— Je vous assure que l’on se fait très bien à ce demi- jour qui est si reposant pour la tête et les yeux…

Néanmoins, par condescendance, elle tira on ne sait quelles ficelles ; des draperies s’écartèrent ; des stores se soulevèrent. Quelque clarté se glissa ; les visages, les personnes émergèrent de l’ombre.

La comtesse n’était autre que la grosse femme peinte et blondie que Maurice Sallus avait abordée et accompagnée le jour de l’enterrement de Madeleine Jaubert. C’était sa fille Viviane, maintenant directrice du Théâtre Moderne, grâce à l’argent de l’amant de sa mère, qui portait à la scène le nom de Rita Léoni.

Il y eut d’abord entre les deux femmes un long colloque à voix basse traitant du sujet qui amenait madame de Mamers chez la mère de l’actrice et qui, apparemment, ne devait point être entendu des profanes.

Ensuite, la question épuisée, Valentine parla de Robert Castély, toujours d’une voix imperceptible pour le jeune homme. Et le regard de la comtesse, un regard hardi, d’une insolente sensualité de vieille femme galante riche, pesa lourdement sur l’écrivain, l’étudia, le jaugea.

Peu à peu, un malaise presque insupportable envahissait Castély. Près de ces femmes il se sentait amoindri, déchu, réduit à une humiliante servilité, comme prostitué moralement et physiquement.

Une honte douloureuse l’envahissait, accompagnée d’une violente rage sourde, d’une profonde rancune. Au-dedans de lui, mille pensées de vengeance, de représailles impitoyables bouillonnaient.

— Ah ! le jour où je n’aurai plus besoin de toutes ces ignobles femelles !…

Et, vaguement, la douce image de Suzanne se dressait devant lui…

Cependant, malgré tout ce qui traversait son cerveau, il gardait un visage impassible et souriant. Nonchalamment accoudé au marbre d’une table, il lissait, d’un geste doux et continu ses blondes moustaches soyeuses, sachant qu’elles devaient avoir une particulière séduction pour l’ancienne belle, qui le couvait d’yeux où l’égrillardise se mélangeait à une maternité attendrie.

— Je vais appeler Viviane, dit-elle en se levant.

Lorsqu’elle passa près de Robert, sa main qu’elle avait jolie, se posa sur l’épaule du jeune homme, dans un geste familier.

— Plaisez à ma fille, conseilla-t-elle en souriant de tout l’ivoire choisi de son râtelier. Vous aurez en elle un sérieux appui…

Mais, malgré les appels, les ordres réitérés de la comtesse, transmis par les soubrettes agiles qui paraissaient habituées à voler sans cesse du haut en bas de la maison, mademoiselle Viviane refusa obstinément de quitter l’atelier. Elle était en train d’y donner une leçon d’art dramatique à un jeune naturel du pays, chez lequel, paraît-il, elle avait récemment découvert un exceptionnel tempérament artistique qu’elle s’efforçait de développer.

Cependant, Mme de Mamers ayant recouru au petit téléphone qui mettait les appartements de Viviane en communication avec les pièces du rez-de-chaussée, et ayant vivement bataillé, elle eut gain de cause et força la consigne.

— Montons, dit-elle à Robert. Léoni nous attend.

Au troisième, le jeune homme et sa compagne pénétrèrent dans une immense pièce au plafond vitré.

Chatoyant de couleurs, ce lieu se caractérisait par une abondance exagérée de fleurs, de parfums et de divans.

Au centre, sur une ottomane, se tenaient assis l’élève — un grand beau garçon brun vêtu d’habits de matelot, à la tignasse frisée, aux yeux noirs intelligents et caressants dans la peau fine du visage uniformément hâlé — et le professeur qui se leva, d’un geste souple et vif, pour accueillir ses visiteurs.

Viviane était une petite femme maigre, nerveuse, très brune, à la peau ambrée, aux larges yeux noirs veloutés et ardents, au masque remarquablement mobile et expressif. Sans être jolie, elle possédait un indicible charme sensuel dont elle usait et abusait.

Elle sourit — et son sourire était délicieux, découvrant des dents un peu grandes, mais qui avaient une beauté naturelle préférable aux grains de riz douteux de la comtesse sa mère.

— Excusez-moi, ma bonne amie ! dit-elle à Valentine, en se haussant sur la pointe de ses petits pieds pour enlacer et embrasser la belle femme robuste qui la faisait paraître par contraste encore plus menue et gracile. Je suis enchantée de vous voir, mais j’étais plongée en une besogne qui m’intéresse passionnément… C’est pourquoi je me suis fait tant prier.

Et, sans s’occuper le moins du monde de Robert Castély qui, le chapeau à la main, contemplait avec curiosité les deux femmes et le matelot toujours assis, tournant tranquillement son béret entre ses doigts, mademoiselle Léoni amena son amie devant le « sujet. » )

— Hein ! est-il beau ? s’écria-t-elle avec une impétuosité, une exubérance qui atténuaient l’inconvenance de son admiration. Et si vous voyiez son torse !… C’est un dieu !…

Le jeune matelot souriait, nullement gêné, un rien narquois, considérant tour à tour Robert, madame de Mamers et l’actrice.

La directrice du Théâtre-Moderne continuait avec le même feu :

— Un mois encore d’exercices d’assouplissement, et je le mets tout de suite à même un rôle… un grand premier rôle !… Oh ! il me faut pour lui quelque chose de spécial, naturellement… Mais je prédis un de ces succès !…

Brusquement, elle saisit entre ses deux mains la tête de mouton noir du matelot, la renversa, et, les dents serrées, en une exaltation semi-artistique, semi-érotique, elle proféra :

— Tu entends ?… Un rôle, tout un grand rôle à côté de moi, avec moi… dans une scène parisienne !… les applaudissements de la foule !… Hein ! as-tu jamais rêvé pareil enivrement ?…

L’autre se dégagea avec douceur et se leva, hochant la tête.

— Si vous me dites que cela est possible, je veux bien, moi, dit-il d’une voix chantante.

Elle le contempla encore passionnément ; puis, elle poussa :

— Va !… Va-t’en ! En voilà assez pour aujourd’hui… Je t’attends demain, à la même heure.

Le matelot eut un geste machinal pour rattacher sa ceinture, rattrapa son béret abandonné sur l’ottomane, salua l’assistance avec une grâce délibérée, et serra la main de Léoni en souriant, ses yeux la caressant avec une chaude reconnaissance.

— À demain, mademoiselle.

Et il disparut, en se dépêchant beaucoup de dégringoler l’escalier, dont ses mains puissantes faisaient trembler la rampe.

— Imagineriez-vous qu’il n’a pas encore dix-neuf ans ! s’écria mademoiselle Léoni, toute vibrante.

Puis, subitement, son accent, son attitude, l’expression de ses traits changèrent. Elle perdit son exubérance nerveuse, redevint très maîtresse d’elle-même, et ce fut d’un geste cordial qu’elle montra des sièges à ses visiteurs, interrompant avec amabilité la présentation que Valentine de Mamers croyait devoir faire de Robert.

— J’ai rencontré plusieurs fois M. Castély et je le reconnais parfaitement, dit-elle. J’ai vu jouer sa pièce que je trouve d’une indéniable beauté…

Robert s’inclina. — Mademoiselle…

— De plus, je viens d’avoir tout récemment une longue conversation à son sujet avec l’un de ses amis intimes.

Et Robert étonné l’interrogeant du regard, elle sourit.

— Il s’agit de Guy de Vriane… Je viens de l’engager pour remplir chez moi les fonctions de secrétaire général, qui lui étaient dévolues au Théâtre-Moderne, sous l’autre direction. À dire vrai, votre ami n’a pas l’air très travailleur ni très entendu, mais il possède énormément de relations, ce qui est quelque chose, et c’est un gentil garçon, ce qui est beaucoup. Pour tout avouer, ma mère tenait essentiellement à ce que je l’engageasse…

Elle s’arrêta avec un rire léger, et, s’adressant à Valentine de Mamers :

— Il faut bien faire plaisir à sa mère !… surtout lorsque celle-ci a pour sa fille le dévouement que me montre cette excellente Aïscha !…

Par espièglerie, la singulière fille se plaisait souvent à qualifier la comtesse par son prénom prétentieux et démodé qui avait le don de la faire se tordre.

Enchanté, Robert demanda :

— Alors ce bon Vriane ?…

Viviane continua :

— Il m’a certifié que vous étiez tout à fait désigné pour écrire la pièce dont je vais vous donner immédiatement le schéma… Je la voudrais pour faire mon ouverture du Théâtre-Moderne, dès septembre… C’est un drame très noir, très sanglant, qui se passe dans le pays de mon père, en Italie… Il s’y trouve un splendide et terrible. caractère de femme qui m’affole à représenter, ainsi qu’un rôle où mon matelot sera inouï. Tenez, je vais vous apporter mon manuscrit !…

Elle s’envola vers un cabinet d’ébène et de nacre, d’où elle tira un volumineux rouleau de papier qu’elle vint jeter sur les genoux de Robert.

— C’est tout le dossier de cette passionnante affaire Sangremini qui n’a pas été plaidée à cause du suicide. des deux coupables… l’homme et la femme qui avaient assassiné non seulement le mari de madame Sangremini, mais aussi son autre amant…

Madame de Mamers souriait, ravie, caressant Robert du regard.

— Vous voyez, cher ami, combien j’avais raison d’insister pour vous amener ici. Croiriez-vous, Viviane, qu’il faisait des difficultés !…

Pour la première fois, mademoiselle Léoni considéra Castély avec attention. Et ses yeux perdirent leur banale expression de cordialité pour se charger d’une lueur singulièrement passionnée. De nouveau, le jeune homme se sentit examiné, détaillé, par une convoitise aussi insolente que hardie.

— Pourquoi donc ? prononça-t-elle d’une voix grave. Il me semble que nous sommes faits pour nous entendre, M. Castély et moi. Je désire depuis longtemps m’attacher un auteur de talent suffisant pour mettre à la scène, pour moi, tous les sujets que je rêve… tous les personnages que je suis capable d’incarner.

Elle s’arrêta brusquement ; puis, se levant, elle en- laça la taille de madame de Mamers et entraîna son amie tout au fond de l’atelier, jetant à Robert :

— Parcourez ces papiers, voulez-vous ?… Vous me direz ensuite si vous voyez la pièce se dessiner.

Castély tourna à peine quelques feuillets distraitement. À la dérobée, ses regards déçus et irrités revenaient continuellement vers les deux femmes, pour qui il ne semblait plus exister, et qui bavardaient bas, interminablement, avec parfois des rires, des baisers, de légères caresses familières.

Sa situation lui causait une sensation nouvelle et étrangement pénible. Devant ces femmes, il lui semblait ne plus être qu’un être inférieur, négligeable, envers lequel l’on usait avec la désinvolture que l’on montre vis-à-vis de subalternes. Jusque-là, près des femmes, il avait toujours joué le rôle du personnage prépondérant dans la dualité des rencontres passionnelles, affectueuses ou simplement amicales. Aujourd’hui, il lui était aussi surprenant que douloureux de tomber à cet effacement docile que le hasard le forçait à accepter, car les créatures aux fantaisies desquelles il devait se soumettre étaient investies du pouvoir de dispenser tout ce qu’il souhaitait âprement.

Enfin, le conciliabule prit fin. Valentine et Viviane revinrent près du jeune homme et cessèrent leurs confidences.

— Vous avez lu ? demanda mademoiselle Léoni.

— Parfaitement, répondit Castély, plein d’assurance.

L’actrice résuma pour madame de Mamers :

— C’est l’histoire d’une femme jeune et belle qui a épousé un vieillard et qui, à force de supplications et de menaces, a fini par faire empoisonner son mari par un amant à qui elle promet de devenir sa femme dès qu’elle sera libre. Puis, elle rencontre un certain Marco, un homme du peuple, une brute, mais un être superbe pour lequel elle se prend d’une folle passion. Le premier amant s’obstinant à la garder, elle et Marco le poignardent et s’enfuient. Ils sont sur le point d’être arrêtés, et après une lutte désespérée, ils se tuent. C’est splendide, n’est-ce pas, M. Castély, comme sujet de drame ?… et c’est vécu, on peut le dire !… Très hardi, très neuf… Cela doit faire un grand effet. — Vous trouvez cela intéressant, n’est-ce pas ?

— Mais oui, acquiesça l’écrivain avec calme. Je crois que l’on peut faire avec ce sujet une pièce très originale.

Madame de Mamers paraissait peu enthousiasmée par l’exposé de Léoni.

— Vous ne craignez pas que l’on trouve cela un peu gros ?…

Mais l’actrice s’emballa :

— Ma chère Valentine… l’amour primitif, bestial, et le sang, voilà ce qu’il faut au public de toutes les catégories !… Si c’est pour le peuple, situez le drame à l’époque contemporaine, montrez des filles, des souteneurs, la guillotine, Biribi… Si vous vous adressez aux gens du monde, colorez d’un peu d’exotisme, soignez la forme littéraire, enjolivez de décors amusants, de toilettes de grands couturiers, mais, au fond, ne changez rien !… Gardez le même thème !…

Valentine cessa d’insister et fit signe à Robert.

— Vous avez peut-être raison, chère amie. Maintenant, nous allons vous dire au revoir.

Cinq minutes plus tard, dans la rue, madame de Mamers questionnait Castély de nouveau.

— Cela vous enchante ce projet de pièce que vous propose Léoni ?

Il répondit paisiblement : — C’est idiot.

Elle rit. — Ah !… c’est bien ce que je pensais. Mais, alors, que ferez-vous ?

— J’écrirai trois actes, cinq actes, dix actes, tout ce que l’on voudra là-dessus ou sur n’importe quelle autre ineptie. Pour moi, il ne s’agit que de montrer ma bonne volonté à votre amie, par égard pour vous, qui le souhaitez.

Madame de Mamers réfléchissait.

— En réalité, je crois qu’elle ne se fait pas d’illusion sur la valeur littéraire de ce drame !… Seulement, elle y voit une occasion de succès personnel pour elle… Elle excelle dans ces rôles absurdes, excessifs, où toute sa nature exotique se révèle, déborde, s’étale…

Préoccupé, Robert ne l’écoutait pas.

— Ce que je rêve, moi, c’est de caser une pièce sé- rieuse… Mais, il me faut un cadre approprié, une grande scène… l’Odéon, par exemple. Malheureusement, je ne sais comment forcer la porte…

Madame de Mamers intéressée, demanda :

— Elle est écrite, cette pièce ?

Il mentit avec une rapidité et un aplomb merveilleux.

— Certainement.

— Oh ! vous me la ferez lire ?

— Avec le plus grand plaisir.

L’engagement l’effrayait peu : il ne manquerait pas de prétextes pour l’éluder au moment embarrassant.

— En somme, quelles influences vous faudrait-il mettre en jeu ?

— Politiques, uniquement, dit-il avec netteté. Les théâtres subventionnés dépendent de l’État, vous le savez, et ils n’ont rien à refuser à un député qui sait insister à propos et parler éloquemment de la place qu’il faut accorder aux jeunes talents nationaux.

Valentine fit un geste. — Très bien ! Le cœur de Robert battit violemment. Il comprit qu’il triompherait, et il se sentit prêt à toutes les soumissions, toutes les compromissions, vaincu, vendu — et heureux du marché.

— Par ici, dit-elle, comme le jeune homme dépassait une petite rue dans laquelle elle s’engageait.

Tout en causant, ils étaient parvenus au vieux Trouville. Ils arrivèrent devant une boutique dont la montre était encombrée de meubles anciens couverts de poussière, de faïences, de bijoux démodés, de paquets d’argenterie noués de rubans fanés. La devanture portait, en lettres de peinture écaillée « Antiquités ». Puis, contre la vitre de la porte, on lisait : « Maison Caillot, madame Hestelle, successeur ».

Valentine dit simplement : — Entrez.

L’intérieur de la pièce, embarrassée d’un fouillis indescriptible, sentait le moisi, le vieux bois et les parfums rancis. La sonnette de la porte avait faiblement grelotté. Très chez elle en ce lieu vaguement équivoque, madame de Mamers traversa la boutique d’un pas alerte et ouvrit une porte au fond, d’un geste délibéré.

Dans le petit salon étroit, donnant sur un jardin, Robert eut subitement la stupeur de reconnaître son ami Julien Dolle…

Le docteur était assis devant une table, très occupé à examiner des papiers, auprès d’une vieille femme vêtue de noir. Elle se leva vivement et pénétra dans le magasin, en refermant avec soin la porte derrière elle.

— Pardon ! dit-elle, je suis en affaires.

Elle était grande, le visage large et blafard. Ses cheveux, clairsemés sur les tempes, étaient surmontés de bandeaux et d’un chignon tressé opulents, visiblement postiches. Toute sa personne exhalait une austérité un peu démentie par le pli canaille de ses lèvres et l’acuité effrontée du regard perçant de ses petits yeux noirs en- foncés dans les mille replis de ses paupières molles et exsangues.

Madame de Mamers demanda seulement, avec un petit geste :

— On peut monter ?

Madame Hestelle recommanda :

— Dans ma chambre. Autre part, j’ai des amateurs… Vous y trouverez une vieille tapisserie que je viens de découvrir chez des nobles ruinés du voisinage… On ne peut rien voir de plus beau…

Et, posant un regard sournois et inquisiteur sur Castély.

— Si monsieur est connaisseur…

Madame de Mamers coupa brièvement.

— Laissez monsieur tranquille, madame Hestelle !…

Et faisant signe à Robert de la suivre, Valentine s’engagea dans un escalier en colimaçon qu’elle gravit prestement. Sans plus s’occuper de ses visiteurs, la propriétaire du lieu regagna la pièce où elle était en conférence avec Dolle, au sujet de la clinique gynécologique de laquelle l’entremetteuse acceptait de devenir la commanditaire occulte.

En haut, la chambre de la marchande d’antiquités était une petite pièce emplie de beaux meubles et d’une infinité de bibelots de prix. Par une porte entrebâillée, l’on apercevait un cabinet de toilette clair, élégant, absolument moderne.

Madame de Mamers eut un rire en voyant les yeux de Castély se diriger de ce côté.

— Oh ! madame Hestelle est une personne fort délicate, très soignée, dont les appartements sont pourvus du confort le plus raffiné !…

Et, elle ajouta avec impudence, en se rapprochant du jeune homme.

— Une particularité de la chambre de madame Hestelle… Les draps du lit y sont changés tous les matins… et pourtant, le soir, elle ne se couche jamais dans du linge complètement neuf !…

Robert se détourna, écœuré par ce cynisme, qui s’alliait à un lourd despotisme.

— Vous permettez, je crois, que l’on fume ? dit-il en tirant son porte-cigarettes.

Mais, elle lui enleva prestement l’objet.

— Non, pas aujourd’hui ! dit-elle.

Plus de deux heures plus tard, la tête vide, les nerfs à vif, presque chancelant, Robert regagnait son hôtel, et, s’enfermant dans sa chambre, se jetait sur le lit, tout à coup secoué de sanglots, le visage baigné de larmes, étouffant dans l’oreiller les cris d’une suprême angoisse physique et morale.

Sans témoins, il se laissait aller à toute l’intensité d’un désespoir qui ne se renouvellerait plus dans sa vie : dernière révolte, dernier sursaut, dernier tressaillement d’une âme qui sombrait définitivement sous les nécessités honteuses commandées par l’arrivisme.