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L’Autel (Pert)/11

La bibliothèque libre.
Société d’éditions littéraires et artistiques, librairie Paul Ollendorff (p. 260-289).

XI

Sous la tente dressée au milieu de la plage déserte, l’ombre était crue, en opposition violente avec la clarté du sable et surtout avec l’étendue de la mer, qui scintillait intensément, sans couleur, rien que de métal en fusion, à l’incessant clapotement muet, éblouissant de mille prismes changeants.

Ce n’étaient plus le soleil discret dans sa pourtant vive lumière, le soleil pour ainsi dire parisien de Trouville, ni les brumes claires et fraîches du pays normand.

L’on était au Croisic qui, aux jours d’août, donne l’illusion d’une côte beaucoup plus méridionale, avec l’ardeur excessive de son ciel achevant de cuire les sables d’or semés des diamants du mica, effritant les masses de granit… ces roches immenses, si pareilles à des cathédrales écroulées, à des châteaux-forts démantelés que, malgré soi, l’œil s’attarde à essayer de préciser en ces pierres d’anciens contours détruits.

Plus loin que Port-Lin, la plage bordée d’élégantes villas, où les baigneurs s’entassent, madame Henriette Féraud possédait une villa sur la côte encore déserte. Tout le long du jour, elle s’installait sur la petite grève rocheuse au bas de sa propriété sous une vaste tente plantée à demeure, surveillant les jeux de l’aînée de ses filles, soignant la seconde que sa coxalgie forçait à une presque complète immobilité.

Ce jour-là, il y avait dans le petit salon en plein air, outre la mère et les deux enfants, Suzanne Castély en séjour depuis un mois chez son amie, puis Robert et Julien Dolle.

Brusquement, le docteur, à la suite de l’affaire définitivement conclue avec la marchande d’antiquités s’était décidé à venir au Croisic, résolu à tenter un dernier effort auprès de madame Féraud, vers laquelle le ramenait un désir tenace, exaspéré par la résistance obstinée de la jeune femme.

En ce moment, il tenait solidement les deux mains de la jeune Marguerite, l’aînée des Féraud, qui essayait vainement de s’échapper, mi-rieuse, mi-colère.

Mince et longue, l’enfant avait de beaux yeux noirs expressifs, brillant dans le hâle uni du visage à l’ovale prononcé, à la bouche et au menton volontaires.

Lâchez-moi, docteur ! criait-elle, avec cette nervosité particulière des fillettes très précoces dont l’innocence physique est déjà traversée de vagues troubles.

— Du tout ! répondait le docteur taquin. Je veux que tu me dises toi-même tes projets d’avenir… Est-ce vrai que tu veux devenir médecin ?

— Lâchez-moi ! répétait-elle en trépignant. Je ne vous dirai rien, rien !… Je vous déteste !

Julien riait.

— Bah ! ce n’est pas vrai !… Tu m’aimes beaucoup, au contraire !…

La voix d’Henriette Féraud s’éleva, légèrement contrariée.

— Laissez-la donc !… Je trouve stupide et injuste que l’on abuse de sa force et de sa supériorité envers les enfants !… Si j’avais su que vous taquineriez Marguerite, jamais je ne vous aurais parlé de sa vocation…

Le docteur l’interrompit, ironique.

— Vocation !… à son âge, c’est un bien grand mot !…

Madame Féraud riposta avec vivacité :

— Ah ! vous êtes comme tout le monde !… Vous ne pouvez admettre que les jeunes intelligences renferment souvent des idées graves.

Devenu tout à coup sérieux, Julien avait abandonné la fillette qui, bien que demeurant, boudeuse, ne s’éloignait point, à présent qu’elle était libre.

Je vous demande pardon à toutes deux, fit-il avec une contrition à peine moqueuse.

Il n’avait pas prêté grande attention au sens des paroles prononcées par Henriette, mais il subissait le charme de sa voix très harmonieuse, très diverse, merveilleusement changeante selon les pensées et les émotions de la jeune femme.

— Médecin ? reprit-il. Et pourquoi pas ? C’est une carrière comme une autre pour une femme, maintenant que tant d’entre elles prennent une profession.

Et, ses yeux étudiant la fillette campée devant lui, et dont le regard le revenait trouver, mi-admiratif, mi-rancuneux :

— Médecin, comme moi ? fit-il d’un ton énigmatique.

Une rougeur intense monta au visage de Marguerite. Elle fit un grand geste de protestation.

— Comme vous, oh ! non pas ! jeta-t-elle avec violence. Moi, je guérirai les femmes, et surtout je les empêcherai de se faire soigner par des hommes !

Julien Dolle partit d’un éclat de rire franc.

— Voyez-vous la concurrence, déjà !

La fillette eut un mouvement de dépit de se voir si mal comprise. Elle ouvrit la bouche pour s’expliquer ; puis, désespérant soudain de son éloquence, elle tourna le dos et s’enfuit, avec toute la vitesse que lui permettaient ses jambes nues, maigres, mais bien dessinées.

Marguerite reviens !… cria en vain le jeune homme.

Vous vous méprenez sur ce qu’elle veut dire, affirma madame Féraud. Je vous assure que sa vision très juste, très belle et très large du rôle du médecin-femme est telle qu’elle pourrait l’avoir et l’aura peut-être encore à vingt ans…

— Quel âge a-t-elle, votre fille ? demanda Julien.

Ce fut Suzanne Castély qui répondit :

— Bientôt onze ans, n’est-ce pas, Henriette ?

Amaigrie, nerveuse, plus jolie peut-être qu’autrefois, mais étrangement fanée, avec déjà des tares de vieillesse commençante, finie en quelque sorte avant d’avoir atteint vingt-deux ans, Suzanne exultait depuis que Julien Dolle avait formellement consenti à l’opération qu’elle sollicitait. Elle était fermement convaincue que celle ci la délivrerait des malaises qui la poursuivaient et gâtaient sa vie.

Elle serait l’héroïne de la première grande opération qui aurait lieu dans la nouvelle clinique. Ce serait l’inauguration de l’établissement qui ouvrirait en octobre. Déjà, une copieuse publicité avait été faite célébrant la clinique essentiellement moderne et cosmopolite.

Madame Féraud continua la conversation, répondant à Suzanne.

— Oui, Marguerite aura onze ans le mois prochain C’est une tout à fait grande fille, et qui, depuis deux ans, s’est développée avec une rapidité extraordinaire, au moral comme au physique.

Suzanne eut un petit rire où transparaissait un imperceptible blâme.

— Dame, tu lui laisses tout lire !…

— Tout… certes, non, fit doucement Henriette. Mais, j’ai trop souffert autrefois de mon ignorance de la vie et des êtres pour ne pas vouloir avertir et armer ma fille…

Dolle hocha la tête.

— Évidemment, cela est tentant en théorie… Reste à savoir si la jeune fille ayant mesuré d’avance toutes les laideurs matérielles et morales de l’existence et de l’humanité, gardera le ressort, le désir de vivre nécessaires…

Suzanne s’écria :

— Oui, voilà l’écueil de l’éducation des jeunes filles telle que, peu à peu, on arrive à la comprendre… Est-ce que, sous prétexte de leur épargner des désillusions et des fautes, on ne les prive pas de tout ce qui fait la saveur intense de quelques années ?… Ne vaut-il pas mieux souffrir de déceptions que de n’avoir jamais connu d’illusions et par conséquent de joies ?… Si un jour l’on doit expier, payer des heures de bonheur aveugle, n’est-il pas préférable de les avoir au moins goûtées ?… Est-ce exister que de vivre éternellement d’une vie nette, désabusée, perspicace, clairvoyante, nue comme un mur d’hôpital !…

Julien hocha la tête.

— Il y a du vrai en cela… Sans le mirage, l’inconnu dans lequel nous avançons, qui voudrait, qui pourrait se résigner à vivre !…

Henriette répondit avec lenteur, les yeux perdus dans l’immensité lumineuse de l’horizon :

— Je ne suis pas du tout de votre avis… Je crois qu’au contraire tous nos maux, toutes nos souffrances proviennent de notre ignorance… ou pour mieux dire, de notre mauvaise connaissance des réalités… Le bonheur n’est pas un tissu d’illusions, d’espérances fatalement destinées à être déçues… il réside dans un idéal tout proche, qu’il est donné à chacun d’atteindre, mais que trop souvent l’on ne sait pas apercevoir.

Suzanne eut une exclamation douloureuse.

— Le bonheur !… tout semble ligué, choses et gens, contre ceux qui pourraient le connaître, qui souhaitent le plus ardemment le garder !…

Julien Dolle haussa les épaules avec découragement :

— Qui peut se vanter d’être heureux !… sinon les brutes qui végètent sans réflexion et sans sensation !…

Madame Féraud s’anima :

— Pourquoi les êtres intelligents s’acharnent-ils à chercher le bonheur dans les nuages, au lieu de le prendre dans la réalité ?

Il riposta avec amertume : — Parce que la réalité est ignoble, écoœurante.

— C’est vous qui la faites ainsi !

— Ah ! si vous prétendez réformer l’humanité !… Vous n’avez pas les bras assez solides, ma pauvre amie !…

Henriette répartit avec vivacité :

— Voilà le raisonnement qui perd le monde !… Sous prétexte que les autres agissent mal, vous les imitez !… Vous redoutez d’être seul courageux et vous fuyez, sans réfléchir que c’est la défection individuelle qui crée le fléchissement universel !… Si chacun faisait son devoir, marchait dans la voie droite, résolument, combien l’équilibre serait vite rétabli !…

— D’accord, mais comme c’est irréalisable, pourquoi voulez-vous que l’individu entreprenne une lutte impossible, dans laquelle il se brisera les reins inutilement ?…

— Inutilement !… jeta-t-elle frémissante. Jamais aucun effort, si isolé soit-il, n’est complètement vain !… Et, le serait-il, qu’il crée encore le bonheur individuel pour celui qui goûte la joie d’avoir accompli intégralement son devoir !…

— Voilà une satisfaction bien problématique !

— Non pas, pour ceux élevés sainement !… Et c’est justement, parce que vous êtes des dévoyés, des égarés dans un faux idéal extra-humain que vous ne savez pas trouver le bonheur dans la vie réelle !…

Suzanne protesta, une émotion dans la voix :

— Comment pouvez vous parler de la sorte, Henriette, vous qui avez été si cruellement éprouvée par cette vie qui nous déchire tous !… Vous, qui avez coudoyé tant de peines, de chagrins et de misères !… Ah ! si l’on n’avait pas le leurre, l’idéal irréel, menteur si l’on veut, mais si reposant, si doux… Mon Dieu, dans quel enfer serait on ?… Et, c’est injuste de dire que notre souffrance provient de nos fautes… la plupart du temps, ce sont les événements, ce sont les autres autour de nous qui nous entraînent, qui nous dominent !…

— Parce que tous, tant que nous sommes, hommes et femmes, nous parvenons à l’âge adulte, au moment d’agir, insuffisamment avertis, n’ayant jamais pensé profondément, n’ayant jamais envisagé les questions capitales de l’existence, étrangers à tous les problèmes quotidiens qui se dressent devant nous, inexperts en tout, ne sachant pas plus voir en nous-mêmes qu’en autrui.

Suzanne accorda :

— Les jeunes filles sont peut-être ignorantes, mais les hommes !…

Madame Féraud affirma avec force :

— Tout autant !… et souvent plus encore !… Ah ! en vérité, la belle connaissance que le jeune homme de vingt à vingt-cinq ans a de la vie, aussi bien intellectuelle que matérielle !… Que lui a-t-on appris là-dessus ?… À quoi a-t-il réfléchi ?… Qu’a-t-il pu observer, dans l’isolement que crée la vie scolaire, entre l’enseignement dogmatique et fossile du cours de philosophie déguisé sous un nom ou un autre, et le bavardage absurde et immonde chuchoté à son oreille par des camarades pervertis !… Son bagage intellectuel se compose d’un lot de lieux communs, de rengaines sur les femmes, la société, la morale, qu’il débite d’un air plus ou moins entendu. Sa science physiologique se borne à la connaissance de quelques mystères sexuels guettés au seul point de vue de l’égrillardise et de la saleté… En réalité, il n’a pas en lui l’ombre d’un développement intellectuel personnel, une seule idée de conduite pratique ; il ignore tout de ses organes les plus essentiels ainsi que de ceux de la femme… Il est aussi incapable de diriger sa vie psychique que son existence physique… Dans l’une comme dans l’autre, il s’abandonne à ses instincts, parfois déviés, toujours obscurs et vagues.

Suzanne restait silencieuse, ne suivant pas entièrement la pensée de son amie. Julien Dolle objecta :

— Vous souhaitez une éducation mentale plus approfondie, une instruction physiologique plus large pour l’adolescent, fille ou garçon ?… Comment voulez-vous y parvenir ?… La morale enseignée sera toujours un radotage de pédagogue qui glisse sur l’indifférence et l’inattention de l’élève… et, un cours sur la génération deviendra forcément une cause d’agitation malsaine, un apprentissage d’érotisme plus ou moins déguisé pour les enfants qui l’écouteront.

Henriette se récria :

— Oui, s’il s’agit de morale empirique, faite d’assertions péremptoires, de préceptes sans bases positives !… Oui, si l’enseignement traitant de la question sexuelle se fait en commun !… Il est des sciences qu’il ne faut aborder qu’avec soi-même, et le livre est le meilleur des maîtres pour des sujets où même la dualité est un motif de trouble.

Dolle hocha la tête.

— Le livre est parfois le pire initiateur. Qui sait ce que l’enfant découvre entre les lignes les plus austères… Quels délires ignorés surgissent pour lui de pages de science pure !…

Madame Féraud nia :

— Ceci est faux, lorsque l’enfant est sain, vigoureux, vraiment bien préparé pour tout connaître de la vie !…

Dolle résuma :

— En somme, vous pensez qu’il est bon pour l’enfant d’enlever devant lui tous les voiles, de lui montrer hardiment les mystères passionnels aussi bien que les pires tares sociales ?… Eh bien ! je suis persuadé qu’avec ce système, vous en ferez un maniaque érotomane et un misanthrope…

Madame Féraud eut un geste de découragement.

— Oh ! tenez, nous sommes trop loin l’un de l’autre… Nous avons une vision tellement différente !…

— Que voulez-vous dire ?

Elle essaya d’expliquer :

Vous parlez de « mystères passionnels ». Ce n’est point cela que j’estime qu’il est bon de mettre sous les yeux de l’enfant, mais la simple et succincte vérité physiologique touchant des organes tout aussi essentiels que ceux dont on lui donne volontiers la description… Je suis persuadée que si l’on dégage résolument la question sexuelle de toute cause accessoire de volupté, la réalité sobrement livrée à l’enfant ne peut causer en lui aucun émoi… À moins que déjà sa curiosité n’ait été éveillée par des cachotteries maladroites ou des allusions vicieuses. Ce n’est pas la connaissance scientifique des vérités physiques qui trouble l’adolescent, c’est l’égrillardise, le mystère équivoque créé trop souvent autour de lui. Vous dites aussi que si l’on place devant lui un tableau de la vie réelle, le découragement le saisira ? Mais c’est que vous apercevez la vie et les hommes sous un aspect trop noir, que vous n’avez en vous ni indulgence ni philosophie. Je pense qu’il est particulièrement nuisible d’entretenir des nuages bleus autour des jeunes âmes, cependant il est tout aussi faux et pernicieux de ne leur montrer que le mal, la méchanceté, la traîtrise de leurs semblables, et cela, surtout, sans appuyer sur cette vérité profonde tous ceux qui font le mal sont des dévoyés, des aveugles ; ils sont les premières victimes de leur ignorance de la nécessité de la droiture, de la bonté, du bien, de l’harmonie universelle… Nul ne peut devenir misanthrope, quelque spectacle désolant qu’il ait sous les yeux, s’il cultive en lui résolument la pitié et la bonté.

Les yeux attachés sur la jeune femme, Dolle prononça :

Quels abîmes de candeur il y a en vous sous votre prétendue expérience !…

Elle leva sur lui son regard où les pensées et les chagrins avaient mis leur indicible patine.

— Ne croyez point que j’aie des illusions sur la société… J’ai souvent souffert par elle, et j’aperçois tout aussi nettement que vous les tares de l’humanité. Seulement, je crois que je vois plus juste que vous lorsque j’écarte de moi toute rancune contre des êtres qui sont ce que leur milieu les a faits, malgré eux, et surtout lorsque je me garde de prendre modèle sur eux.

Dolle allait répliquer lorsque le son d’une corne retentissant bruyamment lui coupa soudain la parole. En même temps, un assourdissant bruit de ferraille venait du chemin qui séparait la plage des jardins et des terrains vagues longeant la côte.

Robert Castély, qui s’était profondément endormi, étendu sur le sable, à l’ombre de la tente, un journal tombé à côté de lui, se réveilla en sursaut.

— L’omnibus !… Suzanne, viens-tu avec moi au Croisic, cet après-midi ?… J’ai une dépêche urgente à faire passer…

Certainement, fit-elle, avec le courage obstiné qui ne la quittait jamais.

Elle était résolue à suivre partout son mari, à ne jamais paraître fatiguée ni souffrante, à ne lui refuser quelque manifestation d’activité que ce fût, si pénible que celle-ci pût être pour elle, toujours accablée de malaises secrets.

Madame Féraud la regarda avec une affectueuse pitié.

— Par cette chaleur intolérable, tu ferais mieux de rester tranquillement ici, ma petite Suzanne.

Mais l’autre répondit avec une fébrile patience :

— Du tout !… Allons, Robert, le cocher nous fait signe, dépêchons-nous !…

Le jeune ménage s’éloigna précipitamment. Sur la route, on les vit se hisser en riant dans le véhicule étrange qui allait et venait entre le port et la plage, à des heures fantaisistes, mi-char à bancs, mi-tapissière, mi-mail, et attelé de haridelles inénarrables.

Madame Féraud avait suivi la femme de Robert avec des yeux pleins de sollicitude et de souci.

— Comme Suzanne est pâle aujourd’hui ! et combien elle est changée !… laissa-t-elle tomber d’un, ton chagrin.

Dolle s’était levé ; et debout, il examinait la face blanche, inerte de la petite Claire, la seconde fille d’Henriette, qui dormait paisiblement dans sa chaise longue roulante, tout au fond de la tente.

Il eut un geste insouciant et revint s’asseoir auprès de son amie, prenant la place naguère occupée par Suzanne.

— Vous trouvez ?… répondit-il distrait.

Puis, abordant aussitôt le sujet qui l’intéressait il dit :

— Comme vous avez été dure et sèche, pour moi, tout à l’heure !…

Mais madame Féraud restait préoccupée de Suzanne Castély.

— Voyons, Dolle, en toute vérité, dites-moi si vous êtes bien couvaincu que cette nouvelle opération lui sera utile ?…

Le jeune chirurgien fit un effort pour la suivre sur ce terrain.

— Pourquoi pas ? fit-il, visiblement ailleurs. Il paraît évident que l’un des ovaires est lésé… Son ablation radicale peut faire cesser tous les accidents dont notre amie se plaint…

Henriette s’écria avec vivacité :

— Ah ! il y a lésion, vous l’avouez enfin !… Et cette lésion, qu’est-ce qui l’a causée, sinon votre cruelle, votre abominable et criminelle intervention !…

Julien fit un geste d’impatience et répondit avec sécheresse :

— Vous êtes complètement dans l’erreur. Ce dont souffre actuellement Suzanne n’a aucun rapport avec la petite opération qu’elle a subie…

Henriette protesta avec indignation.

— Comment osez-vous me dire une chose pareille !… à moi qui vis près d’elle, à moi qui ai suivi pas à pas les phases croissantes du détraquement intérieur de cette malheureuse petite créature !… Je ne suis pas savante, j’ignore la plupart des termes techniques qui vous sont familiers, mais pourtant je ne suis pas absolument ignorante de l’anatomie du corps humain, et surtout, je suis femme, j’ai été mère, j’ai reçu les confidences d’une foule d’autres femmes… Je crois donc pouvoir raisonner, sinon scientifiquement, au moins pratiquement et avec logique. Vous déclarez que l’opération que vous avez exécutée sur Suzanne est insignifiante et ne pouvait présenter pour elle aucun danger, soit au moment où elle était faite, soit plus tard… Eh ! bien, moi, je proteste, je dis que cela est faux !… et l’expérience a prouvé que j’ai raison !…

— Permettez !…

— Non, laissez-moi parler !… Il y a trop longtemps que j’ai tout cela sur le cœur !…

— Un seul mot, Henriette !… et ensuite, je n’ouvrirai plus la bouche. Me prenez-vous pour un assassin ?… Ou, pour parler plus simplement, me jugez-vous un de ces arrivistes qui sacrifient délibérément la santé de leurs clients pour se créer des rentes ?…

Madame Féraud eut un geste de dénégation énergique.

— Certes, non ! Ainsi que nombre de vos confrères, vous agissez avec bonne foi, je le sais, j’en suis convaincue !… Mais, c’est là justement où j’aperçois l’immense danger pour nous autres femmes qui vous sommes livrées !… Vous avez le terrible aveuglement, l’étroitesse d’esprit des hommes d’une seule science, alors qu’il vous faudrait posséder un savoir universel pour aborder sans péril pour vos victimes ces problèmes que vous tranchez avec tant d’insouciance !… Dans ce cas de l’avortement, pour le déclarer sans aléa, vous examinez en simples anatomistes les organes de la femme, comme s’ils étaient indépendants du reste de son être, non soumis à l’état de son âme. Vous comptez sans les nerfs, sans l’imagination, sans les sens de votre patiente, sans le contre-coup de la douleur, de la terreur dans tout son organisme de femme, dont l’être entier était déjà ébranlé, déséquilibré par le fait qu’elle se trouvait au début d’une grossesse… Il y a là un mystère physiologique que, sans doute, vous pouvez expliquer infiniment mieux que moi et dont cependant, aucun homme, même le plus grand médecin, ne se figurera jamais bien la prodigieuse influence sur nous… Je sais, nous savons toutes, nous autres femmes-mères que dès l’extrême commencement de la grossesse… deux ou trois jours seulement après la conception, il se passe une incroyable révolution en nous… En quelques vingt-quatre heures, le cours régulier, normal de notre sang est renversé… Il y a comme une révolte en nos veines, avant que cette sève suprême se précipite vers le point intime où elle alimentera avec générosité l’existence du mystérieux parasite qui s’y développe… Une semaine, quinze jours s’écoulent, et le nouveau cours est résolument établi. La femme est mère en toutes ses fibres, en toutes ses cellules. — Et c’est à cet instant que, par un procédé ou un autre, vous venez, arracher un fruit vers lequel converge déjà toute la vie intérieure de la femme ! Oui, grâce à votre adresse chirurgicale, à vos précautions antiseptiques, l’accident immédiat, brutal, l’infection flagrante ne se produisent pas. Vous pouvez vous écrier avec une apparence de raison : « L’opération a parfaitement réussi ! » Mais vous fermez les yeux sur ses suites fatales !… Vous refusez d’envisager ce fait que la brusque suppression de l’enfant en un lieu préparé pour sa vie et son développement est une chose anormale, prodigieusement grave !… Vous avez fait disparaître l’embryon, mais vous n’avez point remédié à la disposition physique générale de la femme ; celle-ci est demeurée la même. Elle est encore en état de maternité. Toute la sève qui est en elle s’élance impétueusement vers ce sein, vers cet autel qui devrait être sacré et que vous avez témérairement profané et déchiré.

Pour que l’équilibre se rétablisse en elle, vous lui ordonnez, c’est vrai, le calme, l’immobilité, le repos complet, moral et physique… Mais si elle ne peut y atteindre à ce repos que lui commandent vos prescriptions dérisoires !… Et, justement, elle n’y parviendra point ! Ne serait-ce qu’à cause de ce fait irrémédiable que tout en elle est désorganisé, bouleversé, précisément par l’acte antinaturel qui s’est accompli en elle. À la suite de cette épreuve, son esprit, ses sens chavirés échappent au contrôle de sa raison… Il lui est impossible de commander à ses nerfs, c’est-à-dire à ses impulsions, à ses émotions, à toutes les impressions lui venant du dehors et qu’elle n’a plus la vigueur de coordonner… Ainsi que vous me l’avez dit une fois, vous croyez que le rôle du chirurgien cesse à partir de l’heure où est terminée l’opération ; c’est à la malade de se soigner ensuite. Et c’est elle seule que vous incriminez si vos recommandations ne sont pas suivies… Est-ce de sa faute, pourtant, si elle est dans un état qui ne lui permet plus de se diriger et de se contraindre ?… Etat que vous avez créé ! Fatalement, votre malade ira au-devant, d’une façon ou d’une autre, de l’imprudence qui entravera sa guérison, qui lui apportera des désordres profonds ou rouvrira la plaie volontairement faite par votre main. À la suite de la première hémorragie qui a failli emporter Suzanne, vous savez qu’elle en a eu plus de dix autres… moins graves, il est vrai, mais dénotant néanmoins que tout est déséquilibré en elle… Et actuellement, elle est sous l’empire tyrannique d’un malaise latent qui maintient un trouble perpétuel dans son esprit. Ce n’est plus la femme de jadis. Elle vit dans une perpétuelle exacerbation mentale causée par l’irritation de ses organes intimes, qui la livre sans défense à des émotions exagérées, soit dans le plaisir, soit dans la douleur. Incapable de se modérer, en quelque sens que ce soit, elle tombe en des excès qui entretiennent son état maladif, ramènent inexorablement la perturbation et l’accident qui l’affaiblissent encore, qui l’épuisent, la détraquent et la tuent !…

Elle s’arrêta, énervée à présent, par le mutisme de Julien Dolle, qu’elle avait d’abord exigé impérieusement, Immobile, les yeux attachés sur elle, la physionomie indéchiffrable, il ne manifestait aucune émotion sous ce flux de paroles véhémentes.

Reconnaissez-vous la vérité de ce que je dis ? lui demanda Henriette. Vous refusez-vous toujours à admettre que dans le « sujet » il y a un être dont il faut tenir compte ?… Que les organes humains sont tous solidaires et que la blessure de l’un entraîne l’altération de tous les autres ?… Refusez-vous d’ouvrir les yeux, d’apercevoir les abominables misères des femmes sous leur sourire courageux, sous le mensonge obstiné dont elles s’enveloppent, par coquetterie, pudeur ou dévouement… Misères dues à votre main, à votre audace criminelle, à votre aberration maniaque de gens hypnotisés par l’idée que le corps humain n’est qu’une machine dont les rouages sont modifiables au gré du chirurgien habile ?…

Et, comme le docteur restait toujours muet, elle s’é- cria avec impatience :

— Mais, parlez donc !… M’entendez-vous ? M’écoutez- vous ?…

Julien eut un tressaillement, comme si l’apostrophe l’eût tiré d’un monde suprêmement lointain.

— Que voulez-vous que je vous réponde ? fit-il avec une fièvre subite. Tout ceci, Suzanne Castély, les problèmes psychologiques et physiologiques me sont aujourd’hui si parfaitement indifférents !… Je suis venu ici pour vous, Henriette… Je pense à vous, je ne vois que vous… Rien ne m’est que vous… Au diable les autres !…

Madame Féraud détourna son regard, soudain saisie par l’émotion du jeune homme et brusquement arrachée aux préoccupations généreuses, aux idées générales qui l’enflammaient naguère.

— Ah ! fit-elle à voix basse.

Il se rendit compte du changement d’esprit de la jeune femme.

— Laissons tout cela, dites, je vous en prie ! supplia-t-il. Profitons de cette minute où nous sommes seuls et libres… J’ai à vous parler de moi, de vous, de nous deux. Instantanément, toutes les colères sincères d’Henriette, tous les soucis étrangers à sa propre personnalité s’étaient évanouis. Elle se vit seule avec Julien, et elle sentit avec une force qui la troubla, intensément, combien le désir persistant du jeune docteur occupait de place en ses pensées et en sa vie, malgré qu’elle s’en défendit.

— À quoi bon ? murmura-t-elle. Tout a déjà été dit entre nous… Pourquoi y revenir ?…

Néanmoins, elle n’avait pas le courage de prononcer les paroles nettes et glacées qui font taire les importuns.

De la deviner si proche, si consentante malgré elle, Julien acquit une ardeur pleine d’espoirs.

— Henriette, vous savez bien ce que j’ai à vous dire, à vous redire… Je vous voudrais à mes côtés… à moi. Oui, vous m’avez déjà repoussé, mais, depuis cette époque, les circonstances ont changé… Je ne suis plus en attente vague et presque désespérée de l’avenir. Je touche au but. Je suis parvenu à m’assurer du tremplin qui me permet l’élan sûr au bout duquel est la réussite. mathématique. Et je suis persuadé que vous me comprendrez, quand je vous dirai que je souhaiterais ardemment que vous fussiez ma femme à cette date capitale de mon existence… juste au moment où je vais mettre le pied sur le degré solide, afin que nous montions ensemble jusqu’au sommet, la main dans la main, épaule contre épaule… Nous éprouverons les mêmes émotions, nous lutterons simultanément, et nous parviendrons au faîte toujours côte à côte. Il ne faut pas me laisser seul, Henriette. Sans vous, à quoi bon triompher ?… »

Il s’arrêta, durant l’espace de quelques secondes, sans qu’Henriette, immobile, songeât à répondre, l’écoutant de toute son âme meurtrie, les yeux attachés sur le sol.

Là-bas, la mer commençait à abandonner le sable de la grève lentement, comme à regret. C’était à présent une grande accalmie de chaleur, l’acuité du soleil se dissipant avec son inclinaison plus accentuée sur l’horizon paisible.

Julien poursuivit, d’une voix atténuée, pleine de tendresse discrète :

Je ne sais pas si vous connaissez la page de ma vie ? Je ne crois pas vous l’avoir jamais dite… Non par faux orgueil, mais parce que, lorsque je suis auprès de vous j’aime mieux ne songer qu’à vous.

Je suis fils de paysans, c’est-à-dire que ma mère était une paysanne mariée à un cultivateur dont je porte le nom. En réalité, mon père était le médecin de la localité… C’est lui qui a payé mon instruction et qui m’a dirigé dans la carrière médicale, pensant que je lui succéderais un jour, là-bas. Il ne m’aimait point ; cependant, il était très fier de moi. C’était un homme dur, grossier et parfaitement égoïste. Mes sympathies allaient au mari de ma mère… une brute pacifique qui m’était bienveillante… Pour ma mère, j’étais simplement le prétexte aux cadeaux, qu’elle extorquait difficilement de son ancien galant, car elle était vite devenue fort laide. J’avais quinze ans quand elle est morte d’un accident. Mon père, le docteur, fut emporté par une apoplexie, il y a quatre ans. De famille, il me reste donc tout juste le bonhomme Dolle, qui vivote là-bas, sur son petit bien… Je vais le voir une fois par an et je lui envoie un peu de tabac, un couteau pour greffer ses pommiers, un tricot de laine et mes vieux chapeaux à haute-forme. Il m’appelle « mon garçon » et je le nomme « père ». Ce qui ne l’empêche pas à l’occasion de me dire philosophiquement, quand il parle du défunt docteur Besnard : « Ton paternel, le meg’sin. » Vous voyez combien je suis vraiment isolé dans la vie, et combien j’aurais besoin de votre présence. Vous, qui êtes pour moi l’être qui émeut si violemment les sens que l’on croit que nulle autre créature ne pourrait vous apporter une pareille ivresse… Vous, qui êtes aussi un ami sûr, clairvoyant, ferme, presque viril… Vous qui, surtout, représentez pour moi l’épaule tendre et compatissante, le giron de la femme, les bras enlaceurs et affectueux qui m’ont toujours manqués… que j’ai cru si longtemps m’être superflus et dont, auprès de vous, je sens un besoin fou, exaspéré… Tout cela, Henriette, je ne vous le dirais pas si je ne savais pas que vous m’aimez… À nulle femme, à nul être humain, je ne me suis confié comme je viens de le faire, comme il m’est facile et tentant de m’épancher près de vous… Parce que, vous !… Ah ! vous ne doutez pas de ce que vous êtes pour moi et je ne trouve aucune parole pour l’exprimer !…

Il se tut subitement, suffoqué par une émotion nerveuse. Le front courbé d’Henriette l’écoutait, infiniment douloureuse et torturée.

Cependant, lorsqu’elle releva ses paupières et que leurs regards se prirent, se pénétrèrent profondément, Julien fut saisi d’un cruel désappointement. Sans qu’il fût besoin qu’elle le déclarât, il savait qu’il avait vainement combattu : l’obstination de la jeune femme n’avait point été vaincue par la supplication de toute son âme offerte.

— Ah ! que vous êtes folle et stupide ! s’écria-t-il avec un âcre dépit.

Le regard grave de la mère alla de la petite malade endormie à la silhouette de l’aînée des fillettes qui pêchait tout là-bas dans les vasques rocheuses toutes recouvertes de goémon visqueux, dont la senteur pénétrante et âpre emplissait l’air, maintenant, remplaçant les molles langueurs des minutes précédentes.

— Je vous ai dit que je ne m’appartenais plus.

Il supplia encore, tout son orgueil abattu.

— Mais, puisque je vous affirme que je serai un ami sincère pour ces enfants… Puisque je vous jure de respecter religieusement leurs droits auprès de vous… Que j’accepte de venir bien loin derrière elles dans votre cœur, de n’occuper qu’une petite place à vos côtés… Vous me donnerez de vous, de vos pensées, de votre présence ce que vous voudrez, ce dont vous pourrez disposer, je m’en contenterai, je vous en serai reconnaissant.

Madame Féraud secoua la tête.

— Tout cela, ce sont des paroles inutiles, du rêve, dit-elle doucement. Ni moi ni vous ne pourrions, une fois mariés, maintenir notre affection dans les bornes que vous indiquez… Mon ami — le seul ami que j’aie eu dans ma vie — je vous le dis, je ne serai jamais votre femme, et vous devez bien comprendre que ceci est irrévocable. — Je crois que ceux qui ont des enfants ne doivent pas se remarier. Le remariage d’un père est un désastre pour ses enfants, celui d’une mère est un crime envers eux. Je suis fille d’un père remarié. Ma mère était morte lors de ma naissance. J’ai été élevée entre mon père et ma grand’mère paternelle sans jamais m’apercevoir du vide de la présence maternelle manquante. Mon père était pour moi un ami et un Dieu. Ma grand’ mère s’éteignit ; je n’avais que seize ans ; je vous affirme que mon père fut persuadé qu’il me donnait une preuve d’affection et de vigilance en mettant auprès de moi une << seconde mère. » Elle avait vingt-huit ans ; elle était douce et bonne ; je n’eus jamais rien à lui reprocher… Et pourtant, quoique je ne fusse ni méchante ni malveillante, je ne saurais vous dire la souffrance, la déception, l’amertume désolée que m’infligeait la présence de cette étrangère à notre foyer… L’involontaire révolte perpétuelle que j’éprouvais à la voir prendre ma place, s’installer dans l’affection de mon père, tout changer dans notre existence, dans l’aspect de notre maison, jusque dans l’extérieur, les pensées, les opinions de mon père… Que de fois j’ai pleuré, oh ! pleuré si douloureusement en sentant que je me détachais invinciblement de cet homme nouveau qu’il était devenu… lui, le mari de l’étrangère, cet homme presque étranger lui-même, où je ne retrouvais plus rien de mon père à moi… pas plus que je n’étais désormais chez moi dans cette demeure qui appartenait à sa fantaisie à elle et qu’elle modifiait comme elle avait transformé celui qu’elle m’avait pris… Et si l’enfant souffre ainsi du remariage de son père, combien plus cruellement encore son cœur sera atteint s’il voit sa mère lui échapper !… s’il sent se glisser entre lui et elle elle, trésor suprême ! — d’autres préoccupations, d’autres affections, la présence odieuse ou redoutable d’un homme étranger !…

Julien protesta :

— Jamais je ne deviendrais odieux à vos filles, Henriette !

Elle riposta, un peu pâle :

— Eh bien, vous seriez dangereux, ce serait pis encore !… Tenez, depuis quelque temps, je me suis aperçu d’une chose qui viendrait encore, s’il en était besoin, renforcer ma résolution de vous éloigner de nous… Marguerite est amoureuse de vous…

Julien eut une exclamation de mauvaise humeur et d’incrédulité.

— Marguerite ?… Cette gosse de onze ans !…

Madame Féraud poursuivit, sérieuse :

— Marguerite pense à vous, est obsédée de vous… Et cela, c’est ma faute… C’est parce que, malgré moi, sans m’en apercevoir, j’ai trop parlé de vous… Votre ombre s’est glissée dans notre intérieur… Ma fille vous a vu au travers de moi, et son imagination de fillette nerveuse très tôt femme s’est enflammée… Elle vous adore et vous déteste passionnément. Tout ceci ne sera qu’un feu de paille… mais, si j’avais la coupable faiblesse de vous amener à notre foyer, la curiosité, la rancune s’en mêlant, cette passionnette deviendrait dangereuse… Nous nous heurterions à l’écueil le plus lamentable du remariage d’une femme ayant déjà de grandes fillettes. La belle-fille en coquetterie avec le beau-père… la comédie honteuse, vulgaire… ou le drame atroce, qui déchire…

Julien se récria :

— Mon Dieu, que vous êtes romanesque ! Quelle imagination !…

Elle secoua la tête.

— Mais non, ce n’est que la simple réalité, murmura-t-elle avec chagrin.

Il se rapprocha d’elle, d’un geste vif, attiré par la palpitation involontaire des narines de la jeune femme émue…

— Eh bien ! alors, fit-il très bas, ardemment, ne devenez pas ma femme, mais soyez ma maîtresse !… Je ne paraîtrai jamais chez vous, vos filles ignoreront mon existence… Et parfois, en cachette, vous vous accorderez… vous me donnerez l’illusion pendant une heure que vous êtes mienne pour toujours !…

Elle le regarda bravement, honnêtement, tandis qu’une rougeur légère s’épandait sur son épiderme resté frais comme celui d’une jeune fille.

— Je vous l’avoue.. J’ai parfois pensé à cela… parfois balancé…

Il eut un élan, s’écriant avec une sorte de violence :

— Henriette ?…

Elle se recula instinctivement, et, la voix un peu altérée :

— Eh bien ! non, pas cela non plus !… Mes filles devineraient qu’elles ne sont plus seules dans mon cœur et ma vie, et je ne serais plus telle qu’il faut que je sois près d’elles…

— Quelle folie !…

— Non, non !… — Tout à l’heure, Suzanne m’a reproché de trop instruire ma fille… Je mets entre ses mains, c’est vrai, des livres d’histoire naturelle très crus, même des romans d’amour, de passion assez réalistes… Je suis persuadée que cette connaissance précoce trempera son âme, mais à condition que ces lectures s’accomplissent dans une ambiance de calme, de pureté absolue… Au sortir des tableaux fictifs troublants du roman, il est nécessaire qu’elle rentre dans une vie réelle aussi ferme que chaste… Alors, la petite effervescence équivoque qui l’a fugitivement visitée s’efface d’elle-même… Je pense que pour que l’enfant, fille ou garçon, s’élève sainement, conserve la vigoureuse chasteté d’esprit nécessaire pour lui modeler une âme et un corps vraiment vigoureux moralement et physiquement, il faut que toute ambiance passionnelle, quelle qu’elle puisse être, soit écartée de lui avec soin.

Julien eut un cri :

— C’est de la démence !… Eh bien ! dans le cas où le père est là ?… Est-ce que les enfants d’un ménage or- dinaire, rationnel, ne grandiront pas dans l’atmosphère amoureuse légitime de leurs parents ?… Est-ce que cela les pervertira ?…

Madame Féraud jeta avec vivacité :

— Appelez-moi folle si vous le voulez, mais je vous répondrai : Oui, rien n’est plus amollissant, plus intimement démoralisant pour l’enfant que la vue, la conscience de la passion physique mutuelle de ses parents !… que l’imagination, si vague et voilée qu’elle soit de leurs rapports qui, pour être légitimes n’en sont pas moins des actes passionnels…

— Alors ?…

— Je vous l’ai dit déjà… Je crois que les êtres humains ne peuvent et ne doivent aimer que durant un temps relativement court… Et, tout naturellement, sans regrets et sans sursauts, alors que le temps se passe sur leur liaison, que les enfants grandissent et deviennent clairvoyants, glisser à l’affection tranquille, à l’amical lien désexué qui ne saurait jeter dans l’atmosphère familiale aucune lueur trouble…

Les yeux fixés sur Henriette, ses pupilles largement dilatées, Dolle se pencha vers elle, essayant du magnétisme obscur de l’attouchement de sa main sur celle de la jeune femme, qui tressaillit tout entière à ce contact inattendu.

— Est-ce à votre âge, telle que vous êtes, que l’on profère de pareilles sottises ? dit-il à voix basse et passionnée. Avouez donc que toute femme et mère que vous êtes, vous ne vous doutez pas de ce que c’est que l’amour !… Voilà pourquoi vous prononcez de telles folies !… Venez à moi, laissez mes bras vous enlacer, ma bouche vous apprendre le baiser… Oh ! soyez à moi, et vous verrez combien vite s’envoleront de vous ces idées absurdes, ces théories fausses, toute votre aberration de femme qui se refuse insensément au bonheur, à la seule véritable ivresse de la vie !… Venez, Henriette, venez… Au fond de votre âme, vous me désirez comme je vous désire… et pour vous mes caresses seront sans prix, comme pour moi les vôtres, rien qu’à les imaginer, me rendent fou !… Henriette !… dites que vous voulez bien être mienne ?

Sans le regarder, sans essayer de dégager sa main inerte de l’étreinte brûlante du jeune homme, madame Féraud secoua la tête avec une négation inexorable.

Il la repoussa exaspéré et se dressa :

— Ah ! quelle femme êtes-vous donc ?… Rien ne vous touche !… Rien ne vous atteint !…

Elle répondit avec tristesse :

— Vous savez que si… Mais je ne suis pas de celles qui accomplissent quand même ce qu’elles jugent blâmable, voilà tout…

D’un geste colère, il avait saisi le siège sur lequel il était assis naguère, et le soulevant, il le projeta sur le sable si violemment que les pieds de bois léger se rompirent avec un craquement.

— Alors, adieu ! proféra-t-il, les dents serrées, dans une détresse et une rage infinies. Par votre obstination, votre détestable espèce de coquetterie glacée, vous venez de déraciner la seule petite fleur bleue — ridicule, il paraît ! — qui eût jamais poussé dans le jardin desséché de mon existence ! Désormais, c’est bien fini, je n’essaierai plus de demander à la vie et aux femmes ce qu’elles ne sauraient donner !… Adieu !…

Et, vindicatif, il ajouta, debout au seuil de la tente, très pâle, le masque tiré par un sourire mauvais :

— Je vous souhaite de ne pas, un jour, regretter votre entêtement !… Le jour où vous vous trouverez seule au monde… l’une de vos filles mariée, détachée de vous… et l’autre morte !…

Ces paroles prononcées, il s’éloigna rapidement sur la grève, sans un regard sur Henriette. Elle n’avait même pas proféré un gémissement ni fait un geste ; les mains abandonnées sur les bras de son fauteuil, les yeux clos, comme assommée par ce dernier coup impitoyable de l’homme qu’elle aimait, bien que sans inclairvoyance et sans lâcheté à son égard.

Pourtant, deux heures plus tard, les enfants rentrées à la villa, quelque temps encore devant s’écouler avant que la cloche du dîner sonnât, Henriette s’achemina à pas lents vers la pointe rocheuse où Julien Dolle s’était réfugié, sur laquelle l’on apercevait au loin sa silhouette immobile.

Elle parvint jusqu’à l’espèce de plate-forme rêvêtue d’herbe courte où il se tenait et s’assit silencieusement à ses côtés. Lentement, il se tourna vers elle et il la regarda muet, toute acrimonie enfuie de sa physionomie, comme elle non plus ne conservait aucune rancune sur son visage.

À leurs pieds, c’était un dévallement brusque de roches de granit arides, brûlées par le soleil et l’éclaboussement des vagues, qui, parfois, durant les tempêtes de l’hiver, escaladaient jusqu’à cette cime. En bas, la mer remontante écumait sur l’éboulis du rocher, en léchait les cassures, s’élançait dans les petites grottes d’où elle ressortait, gémissante et baveuse.

Et Julien parla, la voix apaisée.

— Après tout, peut-être vaut-il mieux qu’il en soit ainsi.

Henriette eut un imperceptible tressaillement. Quelque chose s’effondra en elle. Ce renoncement qu’elle avait voulu, imposé de toutes ses forces, était bien prompt…

D’ailleurs, ce petit désenchantement devait s’envoler peu à peu, faisant place à une sérénité très douce, bien qu’un rien mélancolique.

Julien répétait :

— Oui, vous avez eu raison, et je vous remercie… parce qu’après une heure de la plus atroce souffrance que j’aie jamais imaginée, je viens tout à coup de connaître la sensation la plus inattendue et la plus ineffable… Inaccessible, inattaquable, en votre fermeté pourtant si tendre, vous m’êtes apparue comme l’Amie, la Femme unique, incomparable… une sorte de matérialisation de toute cette sorte de féminité-sœur, mère, fille que l’on adore avec une absolue chasteté… Je vous ai aimée, je vous aime en cet instant de ma vie avec une ferveur inouïe. Sans doute, demain, plus tard, cette impression s’effacera, ma rancune reviendra… Je me révolterai et je me désespérerai de nouveau… et ma déception m’incitera à chercher en votre refus des raisons médiocres, des petitesses… Vous redeviendrez pour moi celle que l’on désire et pour laquelle parfois l’on se sent presque de la haine… Mais, ce soir, je vous aime parfaitement, d’un amour pareil au calme grandiose de l’atmosphère qui nous enveloppe… Rien ne me paraît plus exquis que cette communion d’âme absolue que je sens établie entre nous pour une minute fugitive, c’est vrai, mais dont néanmoins je suis persuadé que nous garderons le souvenir étonné et ravi tout le reste de notre vie…

Elle ne répondait pas, et pourtant il la savait intimement liée à sa propre pensée ; il poursuivit ;

— Évidemment, dès que le charme de cette heure sera rompu, je recommencerai à taxer vos idées d’utopie, mais j’espère néanmoins ne point perdre en entier le souvenir de les avoir pénétrées et partagées… d’en avoir ressenti passagèrement toute la si rare douceur. Je vous aime, à présent, Henriette, comme je devine que vous voudriez que s’aiment des époux encore dans la force de l’âge et chez qui, néanmoins, a disparu la tyrannie de la sexualité, vaincue par une cérébralité sereine. Oui, je vous remercie de m’avoir fait connaître ce sentiment bizarre et doux… de respect, de paix, de sécurité en même temps que de tendresse si profonde… d’allègement, en quelque sorte, de n’avoir plus à subir le despotisme de la préoccupation passionnelle… et. cela, auprès d’une femme éminemment désirable, pour laquelle je venais d’éprouver la colère la plus aiguë et la plus complexe qu’un homme puisse ressentir… Comment êtes-vous arrivée à ce miracle, c’est ce que je me demandais tout à l’heure. Et, je crois que j’ai trouvé le secret de votre influence… C’est parce que vous êtes parfaitement bonne et tendre sous vos dehors austères et votre rigidité inflexible.

Madame Féraud hocha la tête.

— Je parais souvent pédante… parce que, vivant à l’écart du monde, j’ai plus l’habitude de causer avec des livres qu’avec des vivants. Bonne ?… Je ne sais pas si je le suis… Il y a des êtres beaucoup plus sensibles que moi… et ma pitié prend souvent une forme qui n’est pas comprise de tout le monde…

Il l’interrompit par une question soudaine.

— Dites-moi est-ce que je vous parais un honnête homme ?

Elle répondit avec une franchise affectueuse :

— Dans un autre milieu, avec des influences différentes, je crois que vous fussiez devenu un homme remarquable par la force et la dignité du caractère… Tel que les circonstances vous ont modelé, vous obéissez au mauvais courant de l’existence moderne, vous vous persuadez qu’il faut parfois se courber sous les nécessités dégradantes et vous accepterez certaines compromissions… Vous êtes, avec plusieurs de ceux qui vous entourent, des âmes honnêtes, mais qui fléchissent sous cette déplorable conviction trop générale qu’il n’y a pour arriver que ceux qui recherchent tous les moyens de parvenir…

Il s’écria avec vivacité :

— N’est-ce pas une vérité ?… Qui voyons-nous escalader les sommets, dans quelque ordre que ce soit ?… Quels sont les talents réels, les valeurs certaines et modestes qui s’imposent ?…

Elle s’arrêta tout à coup et étendit la main, montrant l’horizon de la mer et du ciel dont le vert et le bleu initial se confondaient par une série de nuances d’une incomparable douceur veloutée.

— Voyez ce spectacle de beauté indicible qu’à chaque minute, dans le temps, les choses nous offrent avec une indifférente sérénité… Pourquoi ne nous contenterions-nous pas du bonheur discret, et pourtant si large et si profond d’atteindre, même en silence et à l’écart, à l’adorable harmonie du Beau et du Bien ?… Que nous importe le suffrage des autres, du moment que nous avons la secrète sensation de ce que, passagèrement, incomplètement, nous avons parfois réalisé ?…

Julien Dolle objecta :

— En somme, n’est-ce pas simplement magnifier l’adoration du Moi, que se contenter de son propre tribut ?…

Henriette songea.

— Il me semble que non… D’ailleurs, seul vis-à-vis de soi-même, comment n’apercevrait-on pas les imperfections fatales de son effort, de son être, de sa vie entière ?

Une angoisse revint étreindre le cœur du jeune homme.

— Ah ! oui ! la déception perpétuelle, le fatal échouement des rêves !… Pis que cela, leur déformation, leur vulgarisation jusqu’à une réalité d’où tout le charme s’est enfui… Le palais d’or et de cristal qui, à mesure que l’on approche, se transforme en banale « maison de rapport » !… C’est là l’évolution incessante et implacable dans laquelle la vie nous emporte !

Madame Féraud s’était levée, prêtant l’oreille au premier appel d’une cloche provenant de la villa.

— Il y a de la Beauté et de la joie partout, dit-elle avec douceur. Jusque dans les devoirs les plus austères… Jusque dans les sacrifices qui paraissent d’abord les plus douloureux !…