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L’Autel (Pert)/3

La bibliothèque libre.
Société d’éditions littéraires et artistiques, librairie Paul Ollendorff (p. 57-84).

III

Lorsque, le soir convenu, la vibration subite de la sonnerie électrique frissonna, inquiétante, menaçante dans le silence de l’appartement, — on l’entendit du salon où Suzanne et Robert attendaient, de plus en plus bouleversés à mesure que l’heure avançait, car ils avaient exprès laissé la porte de l’antichambre ouverte, — Castély se leva précipitamment pour aller ouvrir au docteur Julien Dolle : l’on avait intentionnellement envoyé la domestique se coucher.

Malgré qu’il fût prévenu de la présence nécessaire d’une aide, une étudiante en médecine russe qui était interne dans une clinique gynécologique, et pour laquelle Dolle avait la plus grande estime, Robert eut un léger recul en apercevant cette longue créature dégingandée, aux traits kalmoucks informes, au visage intelligent, dur et repoussant.

Julien Dolle la présenta brièvement :

— Sacha Ouloff… Tu sais…

Robert s’inclina ; et l’émotion lui coupant la voix, laissa écraser sa main dans le vigoureux shake-hands de la Russe aux phalanges noueuses et prodigieusement fortes.

— Suzanne nous attend ? demanda aussitôt le docteur d’un ton d’interrogation significative.

Au fond, il craignait qu’au dernier moment la résolution des deux époux ne faiblît ; et ceci l’irritait ; il mettait un orgueil à faire appliquer les théories qu’il soutenait.

Oui, oui, balbutia Robert.

Il fit entrer le couple dans le salon. Julien eut une exclamation désapprobative :

— Comment ! elle n’est pas couchée ?… Mais il faut qu’elle soit au lit !…

Pâle comme une morte, agitée d’un tremblement qui la secouait tout entière, Suzanne tenta de se lever pour recevoir les survenants, et retomba sur son siège, sans force, ses yeux attachés sur Sacha Ouloff avec égarement.

Robert supplia, bas :

— Ménage-la, Julien, elle est tellement émue…

Le docteur tombait des nues.

— Mais enfin, c’est inconcevable !… Voyons, Suzanne, regardez-moi !… Que diable imaginez-vous ?… Nous prenez-vous pour des assassins ? Allons, tâchez d’être vous-même, une gentille petite femme sensée, raisonnable, et écoutez-moi… Vous voyez Sacha Ouloff ?… Vous la voyez bien !… Mais non, vous ne la regardez pas… Regardez-la…

Sous l’influence de cet abord familier, habituel, où ne sonnait aucune émotion, qui raillait même discrètement, quelques couleurs revenaient aux joues de Suzanne, ses regards perdaient de leur affolement. Par un effort violent, elle parvint à refouler en elle son irrésistible panique de la première minute.

— Oui, je la vois, fit-elle d’une voix enfantine, appliquée, levant les yeux et fixant son regard sur la Russe.

Julien avait pris sa main, qu’il caressait affectueusement. Il aimait cette petite et lui voulait du bien, quoiqu’il méprisât un peu sa nature très féminine ; et, surtout, il mettait un orgueil à subjuguer ses clientes. Inconsciemment, Suzanne était pour lui un sujet sur lequel il s’essayait.

— Sacha est depuis trois ans dans une clinique où, tous les jours, vous m’entendez ?… tous les jours, il se fait cinq ou six curetages, pour ne parler que de l’opération qui nous intéresse… Sans cesse, des femmes entrent là, se font soigner, repartent guéries, et nulle, je vous en réponds, ne se tourmente ainsi que vous le faites, nulle ne montre une mine de sacrifiée comme vous.. Est-ce vrai, Ouloff…

Debout, ses interminables bras tombant le long de sa jupe noire, Sacha, qui examinait curieusement la jeune femme, eut un sourire dédaigneux pour toute réponse.

Suzanne restait crispée, la chair frémissante, son tremblement intermittent ne cessant point tout à fait. Par contre, le trouble de Robert s’évanouissait avec rapidité.

Enlaçant tendrement la jeune femme, il l’admonestait :

— Tu entends, chérie ?… Tu entends ?… Voyons, sois courageuse !…

Julien haussa les épaules, agacé.

— Eh ! c’est toi qui l’épouvantes !… Ne dirait-on pas que tu la supplies d’aller à l’échafaud !…

Sacha approcha.

— Ne vous troublez pas, madame, dit-elle avec plus de douceur que l’on n’eût pu en attendre de cette étrange fille, d’extérieur si peu féminin. D’abord, ce soir, ce n’est que la préparation… On ne vous fera aucun mal… Où est votre chambre ?… Venez-y avec moi…

La répulsion que Suzanne éprouvait pour la Russe s’atténua. Elle fit quelques pas vers elle.

— Alors, c’est vous ?…

— Oui, oui. Ce soir, le docteur ne vous touchera pas… Mais il faut vous mettre au lit, et puis nous causerons… Vous verrez, quand vous m’aurez écoutée et que vous serez bien au chaud, blottie dans votre duvet, vous n’aurez plus peur.

Gagnée par l’amicale sympathie émanant de cette disgraciée et qui, pourtant, quand elle parlait, n’avait plus rien de déplaisant, Suzanne s’abandonna :

— Je viens, dit-elle avec une confiance néanmoins encore angoissée.

Et, avec un signe d’adieu aux deux hommes, elle se dirigea d’un pas presque assuré vers la chambre où Sacha la suivit, après avoir pris des mains du docteur une petite boîte longue, une sorte d’étui enveloppé et ficelé qu’elle dissimula sous sa large main et son bras appliqué sur sa hanche plate.

À peine avaient-elles disparu que Robert jeta anxieusement :

— Quoi ? Que va-t-elle faire ?… Et toi, tu restes ici ?

Julien le rassura.

— Rien de grave… Tu sais bien, je t’ai expliqué…

Robert eut un geste.

— Ah ! oui, c’est vrai !…

Dans son émoi, il avait oublié.

— Tu as prévenu Suzanne de ce que c’est ?

Robert s’excusa :

— Non !… Ah ! que veux-tu, il était impossible d’aborder ce sujet avec elle !… Elle était dans un tel état !… Tu as bien vu…

Julien haussa les épaules, maussade.

— C’est ta faute ! Je t’ai pourtant répété que le seul moyen de réduire les folles appréhensions des malades était de ne pas craindre de les familiariser avec l’opération décidée… Je t’ai laissé exprès pour cela deux jours, et voilà que tu ne les as pas mis à profit !

Plein de désarroi, Robert reconnut :

— C’est vrai, j’ai eu tort !…

— Plus encore que tu ne crois… Je pensais, et je voulais trouver une femme préparée, calme… et nous voici devant un être nerveux, surexcité, toutes les fonctions de ses organes certainement en désordre… C’est détestable, je ne te le cache pas !…

— Mon Dieu, à cause de cela, pourrait-il survenir des complications ? — Alors, il faut attendre !…

La contrariété du docteur s’accentua.

— Ah ! non, alors !… Tu es fou, ce serait bien pis !… À présent, il faut marcher, et rondement. Bah ! après tout, Ouloff saura peut-être l’apaiser… elle est adroite sous ses dehors hirsutes !…

— Mais, ce soir ?…

— Ce soir, rien de plus à faire que ce que Sacha doit accomplir en ce moment, et attendre à demain…

Robert hocha la tête, n’ayant qu’une idée très confuse de ce que pouvait être cette laminaire, qui devait produire la dilatation intérieure indispensable à l’opération.

— Il faudra qu’elle garde cela toute la nuit ?

— Naturellement.

— Est-ce que cela la fera souffrir ?

— L’opération ?… Non, puisqu’elle sera chloroformée…

— Non, je veux dire… cette nuit… cette laminaire ?

Dolle fit un geste vague.

— Un peu, oui… probablement… Cela dépend d’elle… il y a des tissus aisément dilatables, et d’autres plus réfractaires. Je serai ici dès huit heures, demain, et nous ferons l’opération tout de suite. Suzanne a déjà été chloroformée ?

— Non, jamais.

— Ah ? D’ailleurs, peu importe, je l’ai examinée, il n’y a pas de raisons pour qu’elle ne le supporte pas fort bien.

Robert, préoccupé, remonta vers la chambre de Suzanne.

Le docteur l’arrêta :

— Je n’entends rien…

— Laisse-les !… Deux femmes se comprennent infiniment mieux si nul homme n’est entre elles. Dis-moi, as-tu quelque chose à m’apprendre ?… Pour moi, peut-être y aura-t-il du nouveau d’ici à peu de temps !…

Sans prendre garde au ton radieux avec lequel Julien Dolle prononçait ces dernières paroles, Robert répondit avec distraction :

— Ma pièce va être jouée aux Folies-Parisiennes, à la fin du mois, avec Mady pour principale interprète, et Jacques de Caula, que le Gymnase prête pour la circonstance.

Le visage du docteur exprima la plus profonde stupéfaction.

— Comment, c’est ainsi que tu me le dis ?… Et c’est aujourd’hui seulement que je l’apprends !…

Robert eut un geste de découragement.

— Ah ! depuis deux jours, avec cette abominable histoire, je ne vis plus !… C’est affolant, je ne saurais quitter Suzanne, et là-bas on aurait besoin de moi… Tout le bonheur de cet événement est gâché pour moi !…

Pourtant, Julien le questionnant avec avidité, il finit par s’animer, conter en détails à l’ami pour lequel il n’avait pas de secrets, les péripéties de la lutte engagée par Lombez et Madeleine Jaubert, ainsi que la victoire finale. Mady le tenait au courant par des « petit bleus » envoyés coup sur coup… Le traité avec Joseph-Pol de La Boustière était définitivement signé, le bail de la salle fait, les engagements d’artistes accomplis. On devait s’être réuni le jour même, au théâtre, pour la distribution des rôles des deux pièces d’ouverture : celle du commanditaire et celle de Castély.

— Et tu n’y étais pas ? s’écria Julien.

Une ombre de contrariété au front, Robert constata :

— Non !… Ah ! j’espère que le drame intime que nous jouons ici sera bientôt terminé, sans quoi le mien dégringolerait.

L’accent avec lequel il prononça ces paroles montrait à quel point la causerie dans laquelle Dolle l’avait entraîné avait changé le cours de ses idées.

À son tour, profondément heureux de la réussite de son ami, rajeuni par ses propres espérances, Julien Dolle confia, du ton qu’il avait jadis au collège auprès de son inséparable :

— Ah ! mon cher vieux, cela serait drôle si la chance, après nous avoir boudé si longtemps, après nous en avoir fait voir de si dures, nous souriait à la même heure, et presque de la même façon ! Ce soir, oui, tu peux voir que sous mon pardessus je suis en habit, — j’ai rendez-vous chez madame Galletier, avec un individu qui va peut-être me donner les moyens de rendre mon rêve tangible…

— Ta clinique ?… s’écria Robert joyeux.

— Oui, et cela sous une forme nouvelle, inédite, ingénieuse, qui fera un tapage inouï à Paris !… Imagine-toi…

Mais il s’arrêta soudain, sa parole haute, vibrante, brusquement coupée, une gravité de praticien tout à coup reparue sur son visage, que naguère transfigurait l’indicible joie de l’espoir.

— Qu’y a-t-il ? fit-il, la voix brève.

La porte de la chambre de Suzanne s’était ouverte.

Dans l’embrasure éclairée, la silhouette noire de Sacha Ouloff se profilait.

Elle dit, d’une voix mesurée, basse et nette qui tranchait singulièrement avec la vibrance un peu désordonnée des voix des deux hommes reconquis par leurs projets d’avenir.

— Monsieur Castély… venez.

Éperdu, entrevoyant mille vagues et tragiques incidents, Robert allait s’élancer.

Mais, du fond de la pièce, une voix s’éleva, faible extrêmement, et d’une douloureuse résignation.

— Non !… c’est inutile… Je veux bien.

Mademoiselle Ouloff arrêta le mari du geste.

— Chut !… Restez !…

Et elle referma aussitôt la porte.

Un instant de silence pesa. Un malaise obsédait obscurément les deux hommes.

Enfin, Julien Dolle reprit, mais, à voix basse, pleine de réserve :

— Voici ce qu’est l’affaire… Tu sais que tous les mondes se réunissent aux vendredis de madame Galletier, noblesse de l’Empire, égarés du vieux faubourg, financiers, artistes, tripoteurs, rastas, millionnaires, personnages douteux, femmes de tout genre… Tu sais aussi qu’après avoir brûlé pour toi d’une passion folle à laquelle tu t’es dérobé, les flammes de la dame sont retombées sur moi…

— Je me suis toujours demandé comment tu avais pu rester en bons termes avec elle… tout en ne marchant pas…

Julien eut un sourire ambigu.

— D’abord, qui te dit que je n’ai pas marché ?

Robert secoua la tête.

— Non, je ne te vois pas dans ce rôle-là.

Les traits de Julien se détendirent. Une expression à la fois très jeune et très usée se répandit sur son visage, dont l’épiderme imberbe ne précisait point l’âge.

— Tu as raison… je n’ai pas marché. Mon Dieu, ce n’est pas du tout parce que je me fusse considéré comme déshonoré pour être l’amant d’une femme influente, qui n’a, en somme, que quarante-deux ou quarante-trois ans, et garde une belle prestance…

— Avec le corset, interjeta Robert.

— Mais, non, sous le corset aussi, fit légèrement le docteur.

— Tu l’as constaté ?

— Dame ! je l’ai soignée pendant six mois d’une maladie inventée pour mon usage particulier et qui n’avait pas d’autre but que de permettre de palper. J’ai palpé.

— Et ?…

— Non. C’est tout. Avec une femme comme madame Galletier, s’est une gaffe énorme que d’en faire sa maîtresse… Elle est parfaite pour ses amis et rosse au possible à l’égard de ses anciens amants…

— Et, dit-on, l’on passe au cadre de réserve dans le courant du mois de l’élection ?

— Oui. C’est une question de lune, chez elle. Donc, je me suis prudemment abstenu ; et, c’est une justice à lui rendre, elle n’est pas du tout rancunière, du moment qu’elle est certaine que, si l’on se tient sur la réserve avec elle, c’est uniquement par calcul. Je lui avais confié mes projets, et elle m’affirmait qu’elle y songeait, qu’elle me signalerait la première occasion. Or, hier, elle m’a téléphoné chez le patron…

— Robert l’interrompit.

Il vous retient toujours le prix de la conversation, quand vous vous servez de son appareil ?

Le rire railleur du jeune chirurgien siffla :

— Toujours !… Seulement, il est honnête à sa façon, il a baissé ses tarifs en même temps que ceux des cabines publiques. — Madame Galletier m’appelle et me dit en résumé ceci : « Je crois que j’ai enfin trouvé votre affaire. Il s’agit d’un philanthrope américain, multimilliardaire, qui, trouvant que la philanthropie ne fait pas assez d’effet dans son pays, est venu pour la pratiquer en France. Mais, comme tout bon Yankee, sa philanthropie a des côtés pratiques, et il vend plus le bien qu’il ne le donne… En un mot, il souhaite d’établir, au centre de Paris, une sorte de colossal dispensaire, où toutes les maladies de l’humanité, et même celles des animaux, seront soignées par toutes les méthodes connues, où toutes les drogues, tous les systèmes hygiéniques seront procurés. Dans ce caravansérail de la science médicale, il y aura plus de cent cliniques dirigées et occupées par des multitudes de docteurs, d’internes, d’infirmiers. Et l’une des originalités du lieu sera que, pour y être admis comme client, il faudra donner non de l’argent, mais des tickets, et ces tickets seront vendus aux riches, distribués aux indigents, par une armée de membres de l’œuvre et de dames patronesses, afin que nul dans l’établissement ne distingue l’indigent du riche, et que le même traitement soit réservé pour tous. L’individu arrive à Paris pourvu seulement de son idée et des moyens pécuniaires pour l’exécuter ; il s’en remet à moi pour lui désigner les hommes capables de le seconder activement. — Je vous vois directeur de la clinique de gynécologie. Venez demain soir, causez avec lui, plaisez-lui, enthousiasmez-le, et, surtout, bluffez ferme, afin que nul autre ensuite n’arrive à le persuader que vous n’êtes pas le seul et unique génie de la chirurgie française !

Robert avait écouté en souriant. Sa main chercha affectueusement celle de Julien.

— Oui, nous allons enfin gravir ensemble les échelons décisifs ! fit-il avec une gravité émue et heureuse. Son esprit s’élançait hors de la pièce où ils se trouvaient, se dégageait de son ambiance angoissée, s’envolant dans le rêve aux joies presque cruelles et sans prix du succès, de la gloire ardemment souhaités, âprement convoités, que l’on a cru insaisissables, et dont tout à coup les mains tendues, crispées, se rapprochent… qu’elles vont tout à l’heure saisir…

Le craquement presque imperceptible de la porte dans le silence absorbé où ils demeuraient les fit tressaillir. Sacha Ouloff parut, referma délibérément le battant derrière elle et descendit, mettant ses gants de gros cuir éraillé sur ses mains humides de récentes ablutions. C’est fait, dit-elle avec tranquillité.

Tandis que, d’un saut intellectuel effroyable, Robert replongeait dans la nausée et les malaises de l’heure présente, à laquelle il venait d’échapper si complètement, Julien Dolle rentrait avec aisance en ses occupations de praticien.

— Rien d’anormal ? questionna-t-il.

La Russe secoua la tête.

— Non.

Elle arrêta Robert, qui se dirigeait vers la chambre de sa femme.

— Tout à l’heure !… Vous avez bien le temps… Écoutez auparavant les recommandations… Qu’elle demeure couchée, bien couverte, qu’elle ne prenne pas froid… Restez auprès d’elle, tâchez de la distraire, de la rassurer autant qu’il vous sera possible. Ne la plaignez pas, beaucoup de malades — et elle est de ceux-là — sont comme les chiens qui hurlent sans motif, si on s’apitoie sur leur compte. Si lors des douleurs, elle devenait peu maniable, ne craignez pas de lui parler avec autorité, même avec brutalité : il n’y a rien de meilleur pour détendre et apaiser les nerfs…

Une alarme montait en Castély.

— Les douleurs ?… Mais elle va donc souffrir ?…

Une impatience parut sur le visage de Dolle ; un sourire un peu dédaigneux passa sur les lèvres de mademoiselle Ouloff.

— Dame, fit-elle, c’est immanquable… Pas durant les premières heures, mais vers minuit, quand la dilatation commencera vraiment…

— Mon Dieu, mon Dieu ! balbutia Robert, démoralisé.

L’irritation de Julien Dolle se fit jour brusquement.

— Mon pauvre vieux, jamais je ne vous aurais cru si lâches que cela, toi et ta femme !… Elle souffrira !… Souffrira-t-elle ? Tu n’as que cela à la bouche !… Évidemment, elle souffrira un peu !… Est-ce qu’elle n’aurait pas autrement souffert pour accoucher !… Que diable, quand on a si peur pour sa peau, on se gare, et l’on ne fait pas d’enfant !…

Très pâle, Robert murmura :

— C’est vrai, après tout, c’est un enfant.

Et pour la première fois, en son esprit, le mot « avortement » se dépouilla du sens théorique, ampoulé, sous lequel il l’avait toujours aperçu.

Plus douce, Sacha expliquait :

— Vous comprenez, la dilatation interne que nous provoquons, cette nuit, dont nous avons besoin pour procéder au curetage, c’est la même qui s’effectuerait naturellement, lors du passage de l’enfant naissant.

Un cri rauque s’échappa de la gorge de Robert.

— Oh ! mon Dieu ! mais alors, ce sera atroce ! Je ne savais pas !… Pourquoi ne m’avez-vous pas dit ?

Julien jeta, colère :

— Tu es ridicule !… Ta femme sera-t-elle particulièrement à plaindre parce que, pendant quelques heures, elle souffrira la moitié moins que pour accoucher ?… Est-ce que toutes les femmes n’accouchent pas, et de nombreuses fois ?… Se jugent-elles martyres pour cela ? Ces arguments en imposèrent au jeune homme. Il dit pourtant, suppliant :

— Est-ce qu’on ne pourrait pas lui épargner ? N’y a-t-il pas un procédé d’anesthésie ?

— Non, répondit Dolle brièvement. Il est nécessaire que ce travail se fasse en laissant la femme dans son état normal… Mais ne t’effraie pas d’avance, je ne suis pas de l’avis de Sacha, et je crois que Suzanne ne ressentira que très peu de douleurs. L’autre jour, j’avais une cliente qui m’a assuré qu’elle craignait beaucoup plus une colique ordinaire, et cependant, chez elle, la dilatation était parfaite.

Robert se rassurait. Néanmoins, une invincible détresse l’étreignait en songeant qu’il allait rester seul auprès de Suzanne, si embarrassé auprès de sa souffrance possible, si ignorant des moyens de conduire, d’atténuer le drame commencé, inévitable désormais.

— Tu t’en vas, Julien ?

Une fébrilité gagnait le docteur. Visiblement, il songeait au rendez-vous d’où dépendait son avenir.

— Oui ! se hâta-t-il de répondre. Je devrais même être parti depuis longtemps. Mais si par impossible tu avais besoin de moi, jusqu’à une heure du matin, tu sais où me trouver… Plus tard, je serai chez moi.

Pris d’une idée soudaine, Robert s’adressa à Sacha :

— Mademoiselle, soyez bonne ! Restez !… Je vais vous dresser un lit dans le salon.

Mademoiselle Ouloff le regarda avec étonnement.

— Je vous assure que vous avez tort de vous inquiéter ainsi… Nulle complication ne peut survenir cette nuit. Puis, hésitant un peu :

— Du reste, je ne vous serais pas utile… Physiquement, madame Castély n’aura besoin d’aucun soin, et moralement, vous seul pouvez agir auprès d’elle… Tout à l’heure, elle m’a écoutée d’abord assez amicalement, et ensuite… elle a eu quelques mots… un peu durs… à mon endroit, qui me font penser que, si par hasard elle a une crise douloureuse à supporter, moi qui en serais la cause matérielle, elle aurait horreur de me voir. Sérieusement, monsieur, je ne puis vous être en ce moment d’aucune utilité, et il ne faut pas me retenir… Demain matin, je serai ici avec le docteur, et vous pouvez compter sur mon dévouement absolu… car c’est Dolle que j’oblige, je l’aime beaucoup et il sait qu’il peut tout me demander.

Robert s’inclina sans insister, et serra tour à tour fortement les mains de son ami et de la Russe.

— À demain.

Il les reconduisit jusqu’à l’escalier et referma la porte sur eux, revenant vers la chambre de Suzanne à pas lents, affecté par le silence soudain de l’appartement, la solitude de ces pièces uniformément éclairées par l’électricité, qu’il n’avait pas le courage d’éteindre, sentant bien que l’oppression que lui causait la lumière, l’obscurité en ferait de l’épouvante.

Devant la porte de la chambre il hésita longuement, pris d’une invincible lâcheté, son imagination débridée entrevoyant mille événements horribles. Durant un instant, les idées les plus extravagantes le traversèrent.

— Si elle est morte, je me tuerai…

Il s’apercevait ouvrant la fenêtre, enjambant le balcon, et sentait un vertige atroce, tel que celui de certains rêves, en même temps qu’il croyait voir les articles du lendemain dans les journaux, le double enterrement, la famille, les amis, les collisions et les grimaces des parents de Suzanne coudoyant les artistes et les journalistes…

Et, soudain, toute cette absurde fantasmagorie s’enfuit, disparut comme dans une trappe, chassée par l’appel réel d’une petite voix faible et plaintive.

— Robert !…

Il se rua vers la porte qu’il lui semblait ne pouvoir franchir tout à l’heure, et traversa vivement la chambre.

Étendue dans son lit, très pâle, très calme, trop calme, Suzanne le regardait d’yeux fixes, dont les prunelles semblaient se déplacer avec difficulté.

Le jeune homme vint s’agenouiller au pied du lit, étreint par une inquiétude sans nom, tant la Suzanne gisant là était peu la Suzanne habituelle.

— Ma chérie ! balbutia-t-il d’une voix étouffée. Tu m’appelais ? Veux-tu quelque chose ?…

Elle tourna lentement les yeux vers lui ; ni sa tête, ni ses deux mains allongées sur le drap n’eurent un mouvement.

— Non, dit-elle.

Sa voix étrange, impersonnelle, acheva de bouleverser Robert.

— Mon Dieu ! Qu’as-tu ? Pourquoi parles-tu ainsi ?… Est-ce que tu souffres ?…

Elle essaya de se soulever un peu, détourna la tête, posa sa joue sur l’oreiller, et prononça plus haut, avec tranquillité :

— Non !

Et, lentement, ses paupières s’abaissèrent, elle s’immobilisa, elle parut endormie — ou morte.

Paralysé, Robert la regardait, partagé entre les doutes les plus atroces et la crainte de tirer la pauvre enfant d’un sommeil qui, peut-être, lui redonnerait la force de subir les épreuves qui l’attendaient…

Pourtant, à la fin, son angoisse devint trop forte. Il se leva, se pencha, écouta, posa ses doigts sur la joue, sur le cou découvert par la chemise de nuit au grand col à volants de nansouck…

Suzanne respirait ; elle était tiède : elle vivait, elle dormait. Alors, soulagé, Robert traîna un fauteuil près du lit avec précaution et s’assit doucement, les yeux attachés sur elle. À cet instant, tout ce qui n’était pas cette frêle créature avait versé pour lui dans un vague chaos… elle, sa souffrance, son martyre… elle, pauvre petite !… Ah ! il l’aimait aujourd’hui d’un amour incommensurable… où une pitié, un remords s’implantaient, grandissaient, venaient submerger les autres sentiments d’amour, d’admiration, de désir qui, naguère, se partageaient son cœur…

— Suzanne ! ma pauvre, ma bien chère Suzanne, prononça-t-il avec une infinie compassion, avec la persuasion que jamais il n’avait aimé pareillement aucun autre être.

Et néanmoins il se passait en lui ce phénomène qu’à cette heure où il croyait son amour pour elle décuplé, fortifié par les sentiments nouveaux qui l’avaient envahi, son amour passionnel venait précisément de sombrer.

Elle dormait, immobile, prostrée, et, dans sa pose, sur son visage, Robert découvrait une autre femme. La puérilité, la tendresse, la gaieté, l’amour, tout avait disparu de ces traits détendus, pâles, à l’expression lasse et désabusée, de ces traits où venaient de s’imprimer pour la première fois les stigmates indélébiles des tortures et des terreurs qui créent la femme, la mère en l’amoureuse et l’amante.

Elle n’était plus, elle ne serait jamais plus la fleur d’amour et de désir, un être presque immatériel que seules jusqu’alors les préoccupations intellectuelles avaient atteint. Elle se transformait avec une rapidité prodigieuse sous l’empreinte de la douleur corporelle. Elle pourrait être plus belle, plus digne d’être aimée ; elle ne serait plus jamais la Suzanne qu’il avait tenue dans ses bras, la Suzanne uniquement adorée durant ces deux années qu’ils avaient passées côte à côte, âme contre âme.. Elle lui échappait, elle s’envolait… en vérité, elle était partie, et celle qui reposait là, muette, grave, vaincue, était une autre créature…

De nombreuses minutes avaient fui, tandis qu’il s’abandonnait à sa rêverie maladive, incohérente, tenant du cauchemar. Engourdi, glacé dans le fauteuil où il était étendu, il lui semblait impossible de se lever, de libérer en même temps son corps d’une immobilité pénible, et son esprit des douloureuses pensées qui l’avaient envahi. Suzanne se soulevant dans son lit avec une légère plainte rompit le charme. Il se leva, se pencha.

— Quoi ?… Qu’as-tu ?…

Cette fois, elle fixa sur lui un regard conscient, et ce fut de sa voix habituelle, seulement un peu plus basse et comme honteuse qu’elle répondit :

— Je souffre…

Il eut l’impression d’une lame aiguë et froide pénétrant dans sa chair à lui.

— Tu souffres ? Ma chère… Où souffres-tu ?

Elle détourna les yeux, gênée.

— Ce n’est rien, fit-elle avec une contrainte.

Il ne la questionna plus. Il s’assit sur le lit, l’entoura de ses bras, embrassa doucement, paternellement le front, les paupières, les tempes de la jeune femme. Sa peau était moite ; elle ne s’abandonnait pas à son étreinte ; il percevait quelque chose comme une onde douloureuse passant à tout moment dans sa chair.

Il la laissa.

— Je te fatigue ?… Je te fais mal ?

— Oui, dit-elle d’une voix éteinte, serrant ses lèvres soudain décolorées.

Il eut un cri de compassion.

— Mais tu souffres horriblement ! Avoue donc, voyons !

Tous deux, malgré leur intimité à cause de leur intimité d’amants avaient une pudeur à parler ouvertement du pénible mystère de l’heure présente. Ils redoutaient de s’avouer des vérités triviales, laides et basses. Obscurément, ils défendaient leur pauvre amour menacé par la vie et par eux-mêmes.

Pourtant, le nouveau sentiment d’affection apitoyée qu’il éprouvait pour elle le poussa à la forcer aux confidences.

— Avoue… plains-toi, je t’en prie, chérie, cela te fera du bien…

L’amante dominait encore en elle. Héroïquement, elle essayait de nier sa souffrance.

— Non, ce n’est rien…

Et elle parvint à rasséréner pendant quelques instants ses traits ravagés. Puis la réflexion lui revint.

— Quelle heure est-il ?… Pourquoi n’es-tu pas couché ? Viens dormir.

Il hésitait, moins encore parce qu’il croyait pouvoir lui être utile en restant habillé que par révolte de devoir s’allonger sur cette couche, auprès de ce corps chéri, en frère, en ami inquiet et précautionneux, au lieu de l’étreindre en toute folle liberté.

Cette chasteté forcée dans l’intimité suprême du lit lui semblait une insulte à leur fougueux, à leur tendre, à leur entier amour de naguère.

Pourtant, revenue à ses préoccupations habituelles, Suzanne demanda :

— As-tu éteint l’électricité ?…

Il avoua son oubli, et courut le réparer.

Quand il rentra, Suzanne s’était retournée dans le lit ; il n’apercevait plus d’elle qu’une ligue à peine onduleuse sous le couvre-pied de satin rose, et la masse de sa chevelure blonde, encore nouée sur sa tête, car elle avait omis de se coiffer pour la nuit.

Robert se déshabilla machinalement et s’étendit, avec la singulière sensation de prendre place dans une couche étrangère, auprès d’un être inconnu et indifférent.

Puis, soudain, il eut un brusque sursaut ; un flot de pitié et de terreur l’inonda… Il avait aperçu soudain le visage torturé de sa compagne, les deux grosses larmes débordant de ses paupières baissées et ruisselant jusqu’au coin crispé de cette petite bouche rentrée, tordue, dont les lèvres décolorées, déjà gercées par la fièvre, se serraient désespérément, retenant le cri de détresse montant de sa gorge…

— Oh ! Suzanne ! s’écria-t-il, déchiré par la torture de cette enfant.

Cette fois, elle fut vaincue ; et, se redressant dans une sorte de convulsion, elle jeta ses bras autour du cou de son mari, en une clameur balbutiée, incohérente, où ses affres et sa souffrance s’exhalaient éperdûment.

— Ah ! Robert, c’est affreux !… Je ne peux plus supporter… Oh ! cela me brûle !… J’aime mieux mourir, cent fois mourir tout de suite !… Oh ! les bourreaux qui ont inventé cela !… Cette femme, et l’autre, ton ami le médecin !.. le misérable !… Robert, je t’en supplie, délivre-moi… je n’en peux plus, je te dis !…

Elle se débattait entre les bras de Robert démoralisé, qui n’osait ni la lâcher ni resserrer une étreinte qui blessait son corps meurtri…

Non seulement la laminaire impitoyable développant son ruban desséché labourait sa chair, distendait cruellement ses tissus intérieurs, non seulement l’intimité de son être était un foyer d’atroce souffrance, mais la douleur montait en ondes rapides le long de tous ses nerfs, gagnait tous ses muscles. C’était comme une plaie sans nom qui, partant d’un point initial, s’agrandissait, s’étendait sans trêve, sans rémission, grimpait dans les reins, descendait dans les jambes, paralysait les cuisses, tordait les jarrets, serrait la poitrine, étreignait le cœur, les poumons, envahissait jusqu’à la tête, posait un affreux cercle de fer à la nuque, aux arcades sourcilières. Ses extrémités glacées lui semblaient mortes, au lieu que le sang battant sous ses oreilles, bourdonnant intensément, l’assourdissait. Égarée, elle entendait sa propre voix au travers d’un vacarme inouï, comme lorsqu’on parle dans un train franchissant un tunnel à toute vitesse.

— Robert ! sauve-moi !… Robert, ait pitié de moi !…

Sa coquetterie, ses réserves, sa pudeur d’amoureuse avaient sombré. Elle ne savait plus, ne voyait plus, n’existait plus, dans cet enfer qui ne laissait même pas son cerveau indemne.

Ses plaintes continuelles, très hautes, s’entrecoupaient de phrases décousues, sans suite, sans rapport avec la minute présente, comme si, dans sa tête en démence, toutes les impressions passées fussent bouleversées, mélangées, et reparussent en une course galopante de cinématographe tronqué, rompu, et interverti.

Jamais Robert n’avait ressenti une pareille impression de terreur, d’impuissance ; sa volonté désorientée était paralysée par l’inconnu de la situation. Il se sentait vaincu auprès de cette femme délirante, qui n’entendait aucune parole, sur laquelle nul raisonnement n’avait de prise ; il se trouvait désemparé comme devant un élément déchaîné.

Et, sa responsabilité l’écrasait. Que faire ?… La présence du docteur ?… Comment l’aller quérir ? Il n’avait personne auprès de lui, et il ne pouvait abandonner Suzanne dans l’état nerveux où elle se trouvait.

Il avait le vertige en songeant que, sans doute, il omettait des soins qui atténueraient la souffrance de Suzanne. Il tremblait en pensant qu’il ne savait pas remédier à l’exaltation qui la possédait, que l’on n’avait point prévue, qui résultait de son tempérament propre, des particularités de sa vie tendue, fébrile, des craintes qu’elle avait ressenties d’avance que cette fièvre allait peut-être amener en elle des ravages irréparables.

Il lui semblait impossible qu’une créature passât par une crise aussi violente sans que des lésions graves se produisissent. Des noms de maladies le hantèrent, vagues et redoutables, sur lesquels trônaient ces syllabes menaçantes : méningite !

Pourtant, une heure, deux heures — il n’aurait su le dire ! — s’étant écoulées, l’agitation de Suzanne s’éteignit graduellement. Elle ne recouvrait, d’ailleurs, point sa nette raison, et sa torture ne paraissait aucunement diminuée. Mais ses forces étaient entièrement épuisées. Elle tombait à une sorte de coma coupé de faibles gémissements inarticulés.

Un peu soulagé d’abord, matériellement, par le silence relatif, par le calme renaissant dans la chambre, Robert ne tarda pas à s’inquiéter de nouveau. Après trop d’excitation, Suzanne devenait trop inerte. Et, sa personnalité demeurait toujours absente.

Il connut alors l’effroi indicible de s’adresser à un être cher, et de voir que ni le son de la voix, ni le sens de ce que l’on dit ne pénètre jusqu’à l’entendement assoupi, aboli, de celui qui est là, dont les yeux ouverts, les mouvements témoignent qu’il n’est ni mort, ni même évanoui… et avec qui l’on ne communique plus, qui n’est ni lui ni un autre, qui n’est plus qu’une sorte de masse à la vie animale, étrange, en dehors de votre pouvoir et qui semble incertaine et vacillante comme un souffle.

Tout à l’heure, il eût donné de son sang pour étouffer la voix volubile de Suzanne emplissant la chambre de ses éclats ; et maintenant, il s’entêtait vainement pour lui arracher quelques paroles. Après la terreur de cette incessante clameur déraisonnante, il subissait celle de l’inertie invincible de ce corps que la mort semblait lentement envahir…

Enfin, il n’y tint plus. Il s’échappa de la chambre, grimpa aux mansardes, réveilla la domestique ahurie, lui commanda de ramener le docteur Dolle et regagna précipitamment son poste, avec la folle appréhension de trouver Suzanne morte, ou debout, reprise de fièvre, courant dans la pièce, peut-être ouvrant la fenêtre pour s’élancer dans le vide…

Il haletait en se ruant auprès du lit, où la jeune femme n’avait pas bougé, son corps se soulevant seulement rythmiquement, sous l’étau des douleurs analogues à celles du début de l’enfantement. Ses yeux clos, cernés de violet, semblaient s’être profondément enfoncés dans l’orbite ; ses narines pincées, ses joues tout-à-coup creusées, son teint livide, aux ombres jaunes lui composaient un masque absolument nouveau et qui dépaysait Robert.

En vérité, la femme qui gisait sur ce lit lui devenait étrangère. Il lui fallait à présent un effort d’imagination pour relier ses sentiments d’effroi et d’amour en faveur de la Suzanne de son souvenir, de la Suzanne d’hier, à cette Suzanne inconnue, qui usurpait l’amoureuse couche conjugale.

L’adorable Suzanne, dont la fragilité était, naguère, une grâce sans pareille, avait cédé la place à un petit être chétif, misérable, piteux… La pose renversée de la tête de la jeune femme faisait saillir sa mâchoire coupante ; ses cheveux relevés laissaient voir deux rides subitement tracées dans la peau fatiguée du front. Sa chemise de nuit, aux boutons arrachés, bâillait ; les clavicules amaigries se dessinaient ; un petit sein, à la pointe enfantine flétrie, déjà coloré de bistre par l’aube de la maternité, paraissait en une triste nudité. Ses mains, allongées sur le drap, avaient de grosses veines bleuâtres et semblaient celles d’une vieille femme cardiaque.

Robert se courba, referma gauchement la chemise, remonta la couverture et se détourna, étouffant d’insurmontables sanglots sous ses mains appuyées violemment sur sa bouche. En ce moment, il eût préféré voir Suzanne morte, en son sauvage désespoir de l’effondrement irrémédiable de leur amour.

Le docteur Dolle parut enfin, amené par la bonne effarée, rhabillé à la hâte, les traits fatigués. Il eut un coup d’œil à Suzanne, procéda à un rapide examen qui la tira à peine de sa prostration ; et, rejetant sur elle les couvertures, du geste indifférent et impudique propre au médecin, il bâilla, ennuyé.

— Eh bien ! mais tout est très normal… Oui un peu de fatigue… c’est la réaction… C’était inévitable.

Une sorte de douche étrange s’abattait sur Robert. En lui aussi s’épandait la réaction de sa souffrance morale, de sa terreur, de ses remords ; il en voulait presque à Suzanne de l’effroi démesuré qu’elle lui avait inspiré. Il avait honte vis-à-vis de son ami de sa pusillanimité.

Il s’excusa :

— Je te demande pardon de t’avoir dérangé… Mais la nuit a été si atroce… Je ne savais que faire…

Dolle le prit par le bras, l’emmenant dans la pièce à côté le cabinet de travail de Robert, où il savait trouver un large divan.

— Cela ne fait rien… Seulement, je te demanderai de me laisser dormir deux ou trois heures, sans quoi, lorsque Sacha viendra, je serais absolument incapable de procéder à l’opération… Je suis solide, mais, pourtant, il y a des bornes…

Robert s’inquiétait : Il faut que je reste auprès de Suzanne.

Dolle répondit tranquillement :

— Mais elle n’a besoin de rien… Elle sera beaucoup plus calme si elle ne te sent pas là…

D’un geste satisfait, il s’étendit sur le divan et bourra des coussins sous ses épaules.

— Là !… On est délicieusement.

Et les paupières déjà closes, il ajouta : Tu sais… cela marche, mon affaire… Ce sera peut-être long, mais je crois que cela aboutira… Épatant, l’Américain !… Et il est enchanté de moi…

Robert ne répondant pas, il se tut et ne tarda pas à s’anéantir en un de ces sommeils léthargiques que seuls connaissent ceux qui, encore en bonne santé, se surmènent à la fois par le corps et par l’intelligence.

À pas lents, Robert revint dans la chambre de Suzanne.

Elle était toujours inconsciente, gémissant plaintivement. Mais l’affirmation du docteur qu’elle ne courait aucun danger l’avait dépouillée de sa dernière auréole. Un détachement bien masculin envahissait invinciblement Robert pour ce corps féminin que torturaient des épreuves que sa chair à lui ne pouvait vraiment concevoir.

Il passa dans le cabinet de toilette et fit de longues et minutieuses ablutions qui le rafraîchirent, le reposèrent, lui redonnèrent une lucidité.

Rentré dans la chambre, l’air tiède et fade l’écœura ; il gagna le salon et ouvrit une fenêtre.

Le jour se levait, épandant une clarté blanche, puis couleur de rose-thé dans le ciel uni, sans nuages, où, çà et là, persistaient les petits points de feu des étoiles dans le velours pâle de la voûte sans fin. Tous les entours, les toits, l’étendue tassée des maisons demeuraient en une brume grise, trouble… Un souffle frais courait, apportant du lointain une senteur de terre mouillée et de verdure neuve. Sûrement il avait dû pleuvoir sur les plaines de la Beauce d’où provenait le vent, et dans lesquelles le blé grandissait, encore clairsemé et tout tendre.

Pendant le reste de la nuit, il alla et vint de cette fenêtre radieuse à la chambre close où se plaignait Suzanne.

Le jour s’affirma ; tout se précisa ; des rayées roses s’élancèrent dans le ciel, les cheminées, le profil des toits s’accentuèrent. Un air plus vif courut.

Glacé et frissonnant, Robert referma définitivement la croisée et revint au chevet de la jeune femme. Cette fois, le docteur l’y avait devancé. Penché sur Suzanne, il l’auscultait avec attention, l’air un peu soucieux.

— Robert l’interrogea : — Eh bien ?

Julien ne répondit pas tout de suite. Enfin, il se décida :

— Cela ne va pas mal… Elle est un peu plus abattue que je n’aurais souhaité… Pourtant, rien n’indique de façon absolue de retarder l’opération… Il est urgent de profiter du travail accompli cette nuit… sans quoi, tu comprends, tout serait à recommencer.

Une gêne singulière entravant ses mâchoires, Robert prononça avec difficulté :

— Il n’y a pas de danger ? Tu me l’affirmes ?

— Non, aucun ! répondit le chirurgien avec fermeté.

Brusquement, Robert eut conscience qu’en cette minute sa volonté seule décidait peut-être de la vie ou de la mort de cette enfant anéantie, livrée à eux — ou du moins de l’avenir de toute son existence.

Son esprit faiblit et chancela. Il eût voulu tout rompre, tout arrêter. Un grand cri montait à ses lèvres : « Va-t’en !… laisse-la !… laisse-la vivre selon la nature… tout ceci est un crime inutile ; même détruite, la maternité est, et l’amour s’est enfui ; nous avons voulu esquiver ses souffrances, ses soucis, et nous en avons assumé d’autres ! »

Pourtant, il ne dit rien, retenu, bridé par on ne sait quelle mauvaise honte, par un retour d’égoïsme, une lâcheté à lutter contre le chirurgien… avec, aussi, la sensation qu’il était trop tard…

Il courba la tête, soumis : et, néanmoins ne se résolvant pas à prononcer les paroles définitives.

La sonnerie impérieuse de la porte d’entrée fit cesser ses hésitations. C’était Sacha Ouloff. Sa venue tranchait la question.

Introduite dans la pièce, elle serra silencieusement la main des deux hommes, en examinant avec attention le visage altéré de Robert.

— Ça n’a pas été tout seul ? dit-elle enfin brièvement.

Robert fit un geste vague.

— Venez la voir.

En entrant dans la chambre, Sacha eut une exclamation.

— Ah ! de l’air, de la lumière !

Et, prestement, elle tira les rideaux, ouvrit les persiennes, laissant un instant les croisées ouvertes pendant qu’elle faisait disparaître l’électricité.

Suzanne s’était relevée sur son lit ; ses yeux voyageaient sans but, les prunelles vitreuses, dépourvues de regard. Sa plainte montait plus haut.

— Allons, il faut se réveiller ! s’écria Sacha.

Et passant son bras sous l’aisselle de la jeune femme, elle la souleva complètement et l’assit dans le lit.

Une clameur, des paroles précises jaillirent de la bouche de Suzanne :

— Ah ! je souffre !…

Sacha l’encouragea.

— Ça va bientôt finir… Le plus rude est terminé pour vous… C’est à nous de peiner.

Et s’adressant à Robert :

— Tenez, soutenez-la jusqu’à ce que nous soyons prêts… il ne faut plus qu’elle s’allonge.

Tremblant, Robert reçut le frêle fardeau, s’excitant à parler abondamment, bien qu’il fût douteux que Suzanne le comprit. C’était pour lui-même plutôt que pour elle qu’il remplissait ainsi le silence de la pièce.

Cinq minutes, qui lui semblèrent des siècles suffirent au docteur et à l’interne pour transformer la salle à manger en une salle d’opération : les chaises portées dans les pièces voisines, la table dégarnie de son tapis, des cuvettes, des linges, des instruments disposés sur l’étagère et sur le buffet.

Ils revinrent prendre Suzanne.

— Couvrez-lui le visage d’un mouchoir, recommanda Sacha à Robert, tandis qu’ils enlevaient le petit corps tout contracté.

Suzanne ne devait garder par la suite qu’une notion absolument confuse de ces instants, de la sensation désagréable d’abord du chloroforme, puis de la détente bienfaisante qui suivit, de la chute heureuse dans l’anéantissement qui lui dérobait toute la souffrance, toute l’horreur de l’opération.

Celle-ci, Robert, partagé entre une curiosité maladive et une nausée nerveuse, la suivait en tous ses détails vulgaires et tragiques, obéissant automatiquement aux ordres de Julien qui ne pouvait réclamer l’aide de Sacha, toute à la besogne de maintenir, trois quarts d’heure durant, l’opérée sous l’influence constante du chloroforme, sans que la perpétuelle menace de mort, se précisât, s’abattit, foudroyante…