L’Autel (Pert)/4

La bibliothèque libre.
Société d’éditions littéraires et artistiques, librairie Paul Ollendorff (p. 85-112).

IV

Aux Folies-Parisiennes, l’on répétait depuis dix jours les deux pièces d’ouverture. C’était dans le vieux théâtre délabré une activité et un désordre inouïs.

Lombez émettait volontiers cette opinion que rien ne s’accomplit mieux qu’en abordant tout simultanément, et que l’ordre le plus parfait naît volontiers du chaos.

Il était encore convaincu que l’on n’obtient de la célérité de la part des entrepreneurs, des ouvriers, des artistes, qu’en les mettant en contact et en opposition. Se gênant, se dévorant, ils ont plus de hâte de se débarrasser les uns des autres.

Par suite de ces principes, lorsque, vers deux heures, Robert Castély arriva au théâtre pour la répétition, qui durait tout l’après-midi, il se buta dans le corridor d’entrée à un amoncellement de madriers qui bouchait complètement le passage.

Il interpella la concierge, une jeune blonde dépeignée qui allaitait un petit enfant gourmeux dans une loge minuscule, bourrée de meubles et dans laquelle on avait encore remisé deux tonneaux vides.

— Eh ! madame Jacques, par où passe-t-on, aujourd’hui ?

Elle eut un geste vague.

— Je ne sais pas… Ils ont dit qu’on allait enlever cela tout à l’heure.

Une brusque colère rougit le front et les joues du jeune auteur.

— Non, mais, vous en avez de bonnes !… Alors, vous croyez que je vais rester là à attendre ?… Et ma répétition !… Je suis déjà en retard !…

La concierge objecta doucement :

— Mais, monsieur Castély, ce n’est pas ma faute… Si vous croyez que je ne me fais pas de mauvais sang avec tous ces particuliers ! Tenez, essayez donc de passer par l’entrée du public, je crois bien que c’est terminé, par là.

Sans un merci, encore tout agité d’impatience, Robert fila dans la rue, et dix mètres plus loin, parvint à la grande porte du théâtre. Il se faufila entre les échafaudages, car l’on réparait la marquise, qui, examen fait, menaçait de choir. Dans le vestibule, encombré de plâtras, il se trouva face à face avec le vide de l’escalier.

— À part les marches, il a tout ce qu’il lui faut ! jeta la voix gaie et familière de Guy de Vriane.

Robert se retourna, rasséréné, et pressa la main du jeune homme.

— Quelle sale boîte et quel gâchis !… Jamais l’on n’ouvrira dans huit jours !

— Mais si, affirma le secrétaire général avec tranquillité. Oh ! Lombez est étonnant ! Il obtient tout ce que qu’il veut.

— En attendant, comment parvient-on là-haut ?

Guy alla chercher une échelle dissimulée dans un coin sombre.

— Voilà !… Avec cela, on atteint facilement l’entresol… Au-dessus l’on n’a pas touché à l’escalier.

L’ascension faite, les deux jeunes gens se trouvèrent dans la nuit, mal dissipée par de rares lumignons, de corridors étroits bondés de vieux meubles de scène, de décors disloqués, de débris de toute sorte. Et, de partout, tombait une fine poussière grise ; de partout surgissait le bruit assourdissant des marteaux, des rabots, des pioches. Incessamment, c’étaient des chocs, des éboulis, des glissements, des craquements ; partout où l’on posait le pied le sol tremblait.

— Jamais cette vieille baraque ne résistera à des assauts pareils ! s’écria Robert.

Sans répondre, Vriane le poussa vivement.

— Dépêche-toi donc ! Nous allons tomber sur les auteurs !… Il ne faut pas que l’on me voie !

Ils laissèrent à gauche une petite pièce dans laquelle stationnaient une vingtaine de messieurs imberbes ou bar- bus, extraordinairement jeunes ou très flétris, et cinq ou six dames de mines diverses auteurs injoués et injouables qui, dès l’annonce de la réouverture des Folies-Parisiennes, avaient envahi l’antichambre directoriale, les poches bondées de manuscrits, s’entêtant à solliciter une entrevue à laquelle se dérobait invariablement Lombez.

Guy et Robert grimpèrent un petit escalier en échelle, longèrent presque à quatre pattes un corridor situé sous la scène, dont on apercevait le plancher éventré que des charpentiers réparaient, en un tintamarre fou.

Très haut, perchés sur des échelles, pendus comme des singes à des échafaudages, des électriciens en bourgeron bleu ajusté sur leur taille mince posaient l’écheveau de leurs fils dont le ruban indéfini traînait partout — piège pour les jambes des passants.

Ensuite, ils parvinrent à une pièce assez spacieuse, où riaient et causaient haut une quinzaine de faces pâles et grimaçantes ainsi que de femmes aux coiffures et aux vêtements extraordinaires — cabots faméliques en quête d’engagements.

— Attention ! murmura Guy de Vriane.

Et, enfonçant son chapeau sur ses yeux, il traversa précipitamment la chambre, bousculant tous et toutes sur son passage, afin de parvenir à la porte de son cabinet sans être arrêté.

Mais il avait été reconnu. Une clameur suppliante et impérieuse s’éleva ; un remous tassa les assistants sur ses talons. Pendant qu’il ouvrait en hâte la porte avec son passe-partout, des mains agrippèrent ses vêtements.

— Monsieur de Vriane, recevez-moi. J’attends depuis deux heures ! assurait une ingénue.

— Mon petit Guy, tu n’es qu’une rosse si tu ne me fais pas entrer ! déclara une jolie rousse grasse, chapeautée de vert.

— Mon cher Vriane !…

— Mon bon ami !…

— Monsieur le secrétaire général !…

Guy secoua toutes ces étreintes et poussa Robert dans son cabinet.

— Oui, oui, tout à l’heure.

Et, la porte refermée à clef sur les protestations bruyantes de cette multitude déçue, il ronchonna :

— C’est idiot à Lombez de me coller dans cette pièce où il n’y a qu’une issue pour y arriver du dehors !…

Très petit, le cabinet, vivement éclairé par trois papillons de gaz, avait ses murs de plâtre à moitié dissimulés sous de grandes affiches aux couleurs voyantes. Un gros chat blanc et noir occupait l’unique chaise. Assise sur un coin de la table couverte de papiers en désordre, Madeleine Jaubert causait avec Joseph-Pol La Boustière, debout devant elle, la couvant d’yeux attendris.

Par la porte ouverte donnant sur une autre salle, un bruit de déclamation monotone venait. L’on répétait les deux pièces un peu partout dans le théâtre, la scène n’étant pas encore complètement aménagée.

Robert eut un sursaut de colère.

— Comment, vous êtes ici, Mady !… Alors, on ne travaille pas aujourd’hui ?…

Il affectait de ne pas apercevoir La Boustière, qui saluait avec embarras : l’auteur parisien l’intimidait extrêmement.

Mady sourit, tendant la main.

— Eh bien, quoi ! l’on vous attendait pour l’ensemble… D’ailleurs, les autres piochent leurs scènes… La caresse de sa voix et de son regard agit instantanément sur Robert. Ses yeux répondirent affectueusement à la jeune femme ; et, se tournant, il serra la main de La Boustière.

— Ça va bien ?

Du reste, sans attendre la réponse de son confrère, il poussa Madeleine :

— Allons, dépêchons.

La Boustière osa objecter :

Mademoiselle Jaubert, vous m’aviez promis de reprendre la grande scène avec Jésus :

Robert protesta :

— Du, tout !… Voici une heure que vous auriez pu employer !… Si vous l’avez gâchée, tant pis pour vous !… Maintenant ma pièce seule doit passer !

La Boustière dit piteusement :

— Mademoiselle était prête, mais Jésus reste chez le directeur, qui le retient je ne sais pourquoi…

— Je m’en fiche un peu ! cria Robert, énervé. Allons ! Mady, en voilà assez, venez !…

Gentille, l’actrice sourit à La Boustière.

— Ne vous chagrinez pas… Jacques de Caula est libre ce soir, si vous voulez, nous répéterons à huit heures, chez moi… Nous ferons une bonne séance…

Sa main sur le bras de la jeune femme, Robert répéta avec sécheresse :

— Venez, Mady !…

Dans le corridor, tandis que Vriane, avec un regard furtif de leur côté retenait La Boustière sous un prétexte, Robert s’empara des mains de Mady, et les yeux dans ses yeux, son visage tout près de celui de la jeune femme, il jeta d’une voix basse, agressive et jalouse :

— Décidément, c’est votre amant ?

Elle se dégagea, souriant avec une gêne.

— Comme vous êtes drôle, Castély !… Bien sûr que non !…

Il continua avec dépit :

— Je me demande pourquoi vous vous donnez la peine de mentir avec moi, qui ne suis qu’un ami et qui ne serai jamais que cela pour vous !…

— Aussi, je ne mens pas…

Tous deux étaient pâles. En leur unique et absorbante préoccupation d’eux-mêmes, ils n’accordaient aucune attention aux perpétuelles allées et venues du personnel, des ouvriers, des maçons, des électriciens, des charpentiers qui passaient contre eux, chariant des sacs, des planches, emportant des décombres.

— Excusez ! excusez !…

Ils se rangeaient, aveugles et sourds pour ce qui les entourait, sans détacher leurs regards rivés qui essayaient avidement de lire dans l’âme de l’autre.

Robert insistait, presque grossier ; elle se défendait sans songer à s’offenser.

La voix furibonde de Lombez les rappela aux nécessités de l’heure présente.

— Non, mais, Mady, tu es là et tu ne montes pas !… Caula s’en allait !…

La jeune femme s’élança dans l’escalier.

— C’est M. La Boustière qui m’a retenue !

En haut, le camarade de Madeleine attendait, examinant avec froideur la visible émotion de l’auteur et de son interprète.

— Les imbéciles ! pensait-il, en leur appliquant un terme analogue, mais infiniment plus énergique.

De bonne famille gasconne, d’une noble origine portugaise, pourvu du diplôme de docteur en médecine, Jacques, au lieu d’exercer, s’était tout à coup fait comédien, conquérant d’emblée l’une des premières places parmi les acteurs en vedette du jour. Il gagnait gros, particulièrement parce que ce n’était pas un cabot proprement dit et qu’il avait la réputation de « faire de l’art pour l’art ».

C’était pour soutenir cette réputation qu’il acceptait volontiers de temps à autre — contre de fort cachets — de jouer « en représentations », dans quelque théâtre à côté, des pièces d’amateurs ou de jeunes. Dans ces œuvres, souvent inégales, incomplètes, mais qui offraient de beaux passages, des thèses curieuses, des élans juvéniles, le comédien trouvait l’occasion de déployer toutes ses qualités.

Il pouvait montrer un brio, une originalité, parfois même une excentricité dans le jeu qui lui étaient interdits sur la scène quasi-classique où venaient l’admirer les bourgeois de Paris et la foule des provinciaux.

D’une vanité raisonnée, très calculateur, le docteur-comédien jouissait des succès qu’il remportait devant un public d’artistes, de mondains dans le train, de snobs à ménager, et savait que rien ne valait la réclame gratuite que ceux-ci lui faisaient. De plus, il cherchait dans ces coulisses de hasard la géniale comédienne en herbe sur laquelle il jetterait le grappin avec l’offre du lien légitime. Il avait l’intention, dès qu’il aurait découvert la compagne rêvée, de fonder un théâtre où tous deux attireraient la foule. C’était la seconde fois qu’il jouait avec Madeleine Jaubert, et si le succès qu’elle remportait dans la pièce de Castély répondait à son attente, il était décidé à brusquer les choses : ce serait l’élue.

C’est pourquoi, clairvoyant, mais indulgent pour la liaison ébauchée entre la jeune femme et Joseph-Pol La Boustière, qui ne pouvait avoir aucun inconvénient, Jacques de Caula ne voyait pas sans ennui le trouble naissant du contact incessant de Mady et de Robert Castély.

Nous répétons ? fit-il brièvement.

Elle enlevait ses gants et son chapeau.

Mais oui.

Lombez protesta. — Pas ici, mes enfants !… J’attends le costumier… l’on va essayer les apôtres et les vierges !… Allez au foyer, il est complètement terminé… Ne vous frottez pas aux murs, vous serez bien gentils, la peinture est fraîche et vous risqueriez de tout gâter…

Jacques de Caula fit un mouvement de mauvaise humeur.

— C’est insipide !… Avec votre sale peinture, voilà deux jaquettes et un pardessus que je perds !… Vous me les paierez, vous savez, Lombez !…

— Eh, sans doute, sans doute, mon cher ! avec les bénéfices de la centième ! clama le directeur plein d’entrain.

Après le dédale des corridors obscurs, étouffants et encombrés, les deux comédiens et l’auteur eurent un soulagement à se trouver dans la longue galerie libre du foyer, que six grandes fenêtres éclairaient largement. Cela sentait bien un peu la térébenthine et le vernis, mais l’on n’y regardait pas de si près.

— Nous serons merveilleusement bien ! s’écria Mady, enchantée.

Cinq hommes et trois femmes tassés sur deux banquettes se levèrent avec empressement. C’étaient les comédiens jouant dans la pièce de Castély.

On va faire de la bonne besogne aujourd’hui ! déclara la petite Yvette Lamy, toute mignonne sous son toquet de roses pompon et de plumes de pigeon blanc.

Le régisseur, un petit homme blond, le visage maculé de taches de rousseur, la tête de côté, comme tordue par un torticolis perpétuel, aux yeux bleus ingénus et attentifs, achevait de « planter le décor » en posant, çà et là, de vieilles chaises dépaillées ou d’imposants trônes de carton doré qui figuraient, celui-ci une cheminée, cet autre une table, marquaient l’emplacement d’une fenêtre ou d’une porte.

Derrière lui, trottant menu, répétant tous ses mouvements, suivait un singulier bonhomme au front déprimé d’idiot, aux cheveux entièrement blancs, au nez de perroquet occupant tout le visage ratatiné. Personne ne faisait attention à lui ; il ne disait mot et ne parlait point.

Dites donc, Adolphe, peut-on commencer ? demanda impérieusement Jacques de Caula.

Le régisseur descendit vivement vers le célèbre comédien, en enlevant sa calotte graisseuse, geste immédiatement imité par l’homme au nez de perroquet qui marchait sur ses talons.

— À vos ordres, monsieur, tout est prêt.

Caula considéra l’idiot d’un air crispé.

— Celui-ci, ôtez-le de là, hein ?… Quand je le vois, j’ai la mémoire coupée !

Le régisseur courba immédiatement la tête.

— Bien, monsieur.

Et, prenant la main de l’idiot, il l’entraîna avec une affectueuse douceur :

— Viens, que je t’attache en bas, mon pauvre vieux !…

Intéressé, Robert demanda :

— En somme, qu’est-il au régisseur, ce monstre ?… Son père, son grand-père ?

Yvette Lamy éclata de rire :

— Pas du tout !… Bien qu’il ait des cheveux blancs, Coco est le fils d’Adolphe !… Et tous deux s’adorent !… Si le pauvre bonhomme n’avait pas ce fardeau, il au- rait sa situation faite, car c’est un homme surprenant… Si nous ouvrons de lundi en huit, comme c’est annoncé, ce sera bien grâce à lui…

Adolphe revenait.

— Mesdames et messieurs, on commence !

Soudain repris de l’émotion anxieuse qui le possédait à chaque audition de sa pièce, Robert attrapa un siège et s’isola, n’ayant plus d’yeux, plus d’oreilles que pour ce qui se passait sur cette soi-disant scène.

Pièce plus psychologique que vraiment dramatique, avec de graves défauts et quelques qualités de premier ordre, son œuvre montrait deux êtres éminemment modernes, deux mondains blasés, usés intellectuellement, avant même que d’avoir vécu, et qui néanmoins conservaient en eux, non pas des sentiments tendres et frais, mais la conscience nette de la possibilité de ces sentiments dans le cœur humain et le regret lancinant de les imaginer sans pouvoir les éprouver.

Madeleine est mariée à un homme qui l’aime profondément, qui a pour elle tous les dévouements, toutes les délicatesses qui souffre cruellement de sa froideur. Jean, va se marier à une jeune fille, un cœur exquis, subjugué par lui, qui l’adore ainsi qu’un dieu.

Et Madeleine et Jean sont attirés l’un vers l’autre, tout en sachant leur incapacité d’aimer, en déplorant amèrement que cette ombre de passion ne puisse jamais atteindre la simple grandeur de ceux qu’ils font souffrir, un peu par indifférence, un peu par curiosité, beaucoup par rancune de ne pouvoir les égaler.

Toute la valeur dramatique de la pièce reposait sur deux scènes supérieurement construites ; l’une qui tenait le deuxième acte presque en entier, entre Madeleine et Jean, où s’indiquait, montait, s’exaltait leur désir exaspéré d’aimer, leur élan l’un vers l’autre et leur suprême décevance devant leur impuissance morale invincible.

L’autre scène se passait entre Jean et sa fiancée. Jacques de Caula y déployait une maîtrise inouïe en son rôle difficile d’homme las et pourtant apitoyé au près de l’amour passionné et chaste d’une jeune fille.

Ces deux scènes, Robert Castély les voulait parfaites. Il les écoutait tremblant, une sueur perlant aux tempes, chaque jour repris par la même angoisse. Les modifications qu’il apportait au cours des répétitions le torturaient ; au lieu que dans le reste des trois actes il sabrait, hachait délibérément.

Il avait failli dix fois battre Yvette Lamy, parce que la comédienne interprétait tout de travers son rôle de jeune fiancée. Heureusement souple et obéissante, la mémoire excellente, elle finissait par répéter son rôle comme un phonographe, d’après chacune des intentions et des intonations soufflées par l’auteur, et aussi quelquefois par Adolphe, le régisseur, qui avait souvent de judicieuses, d’étonnantes remarques.

Deux heures se passèrent à répéter l’ensemble de la pièce qui demandait le concours de tous les acteurs : l’on sautait le grand dialogue entre Mady et de Caula, qui préféraient le répéter seul à seul avec l’auteur. L’on dit une fois seulement la scène de Caula et d’Yvette, la petite actrice implorant qu’on lui permit de partir de bonne heure, afin de se rendre à un rendez-vous urgent.

Et comédiens et comédiennes, enfin libérés, filèrent joyeusement en bavardant et en s’interpellant très haut, dès qu’ils ne furent plus en présence du grand comédien qui les intimidait par sa mine froide et dédaigneuse.

Le jour tombait, un crépuscule gris pénétrait dans la galerie aux murs blancs ramagés de saumon ; le bruit des travaux ne parvenait que très assourdi : une paix presque solennelle entourait la grande scène qui allait se dérouler. Mady et Jacques se recueillaient comme deux champions prêts à commencer la course.

Le jour proche où ils paraîtraient devant le public fouettait leur élan d’artistes qu’enivraient des rôles complexes, curieux, où leur tempérament et leur talent se développaient de façon éclatante. Sans pouvoir prédire si la pièce entière serait un succès, ils escomptaient le certain et brillant triomphe qu’ils remporteraient avec le deuxième acte.

La voix grêle d’Adolphe donna la réplique et la scène débuta…

Muet, captivé, ébloui, Robert écoutait…

Jamais encore les deux artistes ne s’étaient livrés à ce point. L’ère des tatonnements était passée. Ayant vaincu les difficultés matérielles, sûrs d’eux, entrés jusqu’au fond de leur personnage, ils offraient cette merveilleuse illusion de la vie supposée, de l’être fictif, et qui pour- tant existe réel, tangible… pour ainsi dire implanté, greffé en leur propre personnalité… Leurs yeux avaient de vraies larmes, leurs mains de sincères tremblements ; ils agissaient, ils aimaient, ils souffraient, ils étaient.

Lorsqu’ils se turent, haletants, pâles, épuisés par l’effort inouï que leur art dissimulait entièrement, Robert encore plus bouleversé qu’eux-mêmes, demeura inerte en face d’eux, sans un mot.

Surprise, Mady se tourna vers lui, quêtant un éloge. Elle avait conscience de la beauté qu’elle avait réalisé ce jour-là.

Jacques de Caula essuya son front d’un petit mouchoir de batiste, passa un étui de pommade sur ses lèvres desséchées, et un peu énervé, atteignit du tabac, du papier, et roula une cigarette — machinalement, car il ne fumerait pas au théâtre.

— Eh bien ? fit-il enfin d’un ton sec et mécontent. Mais Mady, qui s’était approché de Robert, eut une exclamation, émue et profondément remuée par l’immense tribut d’admiration que le mutisme de l’auteur leur apportait.

En silence, il pleurait.

— Oh ! mon ami !

Et emportée par un élan irrésistible, d’un geste spontané, comme oubliant la présence de Caula, elle posa ses mains sur les épaules du jeune homme, se courba, et ses lèvres appuyèrent un baiser sur son front.

Le comédien les regardait sans colère ; son amour-propre d’artiste était assez flatté pour noyer sa contrariété du mouvement inattendu de Mady.

— Oui, je crois que nous enlèverons le public, avec une scène comme celle-là, déclara-t-il.

Castély s’était remis. Il se leva avec vivacité et vint secouer la main de Caula.

— Vous êtes parfait !… Vous m’avez tous deux donné une sensation inoubliable, indicible !

— Mady m’est encore supérieure, constata Jacques. Elle a moins d’acquis que moi, mais ceci disparaît en ce rôle qu’elle pénètre merveilleusement et rend en toute simplicité.

Assise, sentant à présent son écrasante lassitude, Madeleine hocha la tête.

— C’est si adorable, si vrai…

La voix d’Adolphe rompit leur causerie, détruisit le charme de l’un de ces rares moments où auteur et interprètes se sentent unis comme par un mystérieux lien de chair

— Si ces messieurs et dame veulent bien profiter de ce que la sortie est libre… tout à l’heure, les ouvriers vont encore l’encombrer…

Les hommes passèrent leurs pardessus à la hâte. Mady épingla son chapeau au hasard sur ses cheveux, et ils dégringolèrent l’escalier en effet à peu près dégagé.

Dans la loge, le concierge geignait :

— Ces tonneaux !… Quand me débarrassera-t-on de ces tonneaux !…

Dehors, Caula alluma sa cigarette, salua et fila vers l’avenue de l’Opéra.

— À demain.

Robert héla un fiacre.

— Je vous mets chez vous, Mady.

Aussitôt assis, leurs mains se prirent, d’un geste affectueux, si spontané, si inconscient, que ni l’un ni l’autre ne chercha à l’expliquer.

Ils causaient de l’avenir, des pièces que Robert écrirait, que Mady jouerait, des grands théâtres que tous deux aborderaient ensemble, comme des fiancés parlent entre eux des années futures, liées et communes.

Quelque chose d’enfantin, de touchant s’était épandu en eux. Ce n’étaient plus l’écrivain et la comédienne déjà déflorés, fanés, brisés par la vie parisienne, mais un homme et une femme jeunes, obscurément poussés vers les tendres étreintes, vers l’éternelle illusion des faits et des êtres…

Cette fois, il la suivit chez elle sans qu’elle protestât, sans qu’elle eût l’idée qu’il pût en être autrement.

La solitude discrète et tiède du petit appartement, où régnait l’odeur de la femme, qui seule, l’habitait, les enchanta.

On est adorablement bien chez vous, dit Castély, qui allait et venait de la chambre au cabinet de toilette et au salon, sans gêne pour tous deux, en une liberté d’allures qui leur semblait naturelle.

Pour la première fois, Madeleine parla de son père, de son enfance à Robert. Elle lui montra une foule de ces vieux portraits d’un ridicule touchant, de ces petits souvenirs insignifiants ou saugrenus qui, indifférents d’abord, gardés le plus souvent par hasard, à mesure que les années s’écoulent, deviennent précieux aux âmes les moins sentimentales épaves du passé, parcelles d’un « soi » qui s’émiette implacablement.

Dans la griserie délicieuse, délicatement amoureuse où ils se laissaient glisser, il n’y avait aucun élan sensuel précis, aucun brutal désir. Il semblait que la suprême émotion artistique de tout à l’heure eût satisfait, en sa tension et son effort physique et psychique, tout le côté matériel de leur être, eût épuisé leurs forces corporelles, alangui leur individualité de muscles et de chair au point que seule demeurait active et libre leur intellectualité. Ils s’aimaient avec la chasteté naturelle et facile de réels amants durant les heures qui suivent une étreinte fougueuse.

Et les minutes passaient sans qu’ils en eussent conscience, en ces deux petites pièces closes dont le charme, intime enveloppait leur tête-à-tête. Ou plutôt, ils savaient bien au fond d’eux-mêmes que l’heure s’avançait, mais ils ne voulaient point s’en enquérir, redoutant comme un malheur insupportable la nécessité de se séparer.

Pourtant, la précise fuite des heures leur échappait ; ils se doutaient simplement qu’un long temps s’était écoulé.

Plusieurs coups frappés à la porte d’entrée les firent sursauter-tressaillir comme des coupables — les arrachèrent violemment au rêve puéril, exquis et doux dans lequel ils vivaient.

— Qu’est-ce que c’est ? fit Robert.

— Je ne sais pas, murmura Mady.

Ensuite, tous deux, au même instant, eurent un rappel brusque, un pareil mouvement pour chercher une montre.

— Huit heures vingt ! s’exclama Robert.

Une rougeur de contrariété envahit les joues mates de Madeleine.

— Ce sont eux ! murmura-t-elle.

N’avait-elle pas donné rendez-vous à Joseph-Pol de La Boustière et à Jacques de Caula ?…

On frappait plus fortement.

Elle se décida.

— J’y vais !…

En même temps Robert s’écriait :

— Ne répondez pas !… Je ne veux pas qu’on me trouve ici !… Songez donc, Mady !

Mais elle avait déjà ouvert la porte. Seul, La Boustière se trouvait derrière.

Il entra, empressé, joyeux, de son allure gauche et lourde de bon éléphant.

— Si vous saviez comme je suis heureux de voir votre chez-vous !…

Il n’apercevait ni la gêne de la jeune fille, ni le coloris inusité de son visage.

Ce lui fut une stupeur de trouver Robert Castély debout, au milieu du salon.

— Ah ! ah ! balbutia-t-il, interdit.

Et ce fut lui qui perdit contenance.

Deux nouveaux coups secs frappés à la porte permirent à Mady de s’enfuir.

— Ah ! voilà Jacques !…

Robert avait commencé :

— Je suis venu…

Puis, il se tut, incapable de trouver une explication de sa présence qui ne fût pas saugrenue.

La Boustière s’était laissé tomber sur un siège.

— Oui, oui, je comprends, murmura-t-il, accablé, un pli profondément creusé au front.

Alors, Robert fit un geste d’impatience et renonça à toute apologie.

— Après tout, je m’en fiche ! pensa-t-il, envahi par une lourde sensation d’ennui qui englobait jusqu’à Mady.

Avec une amertume, avec une sorte de nausée, il se demandait ce qu’il faisait dans cette chambre, chez cette femme, auprès d’un homme qui était ou serait l’amant de cette fille, qui la considérait déjà comme chose promise, achetée — et qu’il n’était même pas intéressant de tromper, car c’était aisé de voir qu’il avait l’immense lâcheté de ceux qui aiment vraiment.

D’ailleurs, Robert se souciait-il lui-même de devenir l’amant de Mady ?… Il n’en savait absolument rien. Tout à l’heure, seul avec elle, il avait la perception intellectuelle et physique de ne faire qu’un avec elle, d’être en communion inouïe — peut-être jamais encore rencontrée avec aucune autre femme. Et voici que cette impression s’était subitement évanouie… effacée au point de ne laisser aucune trace en lui, sinon une lassitude écrasante.

Il s’aperçut qu’il mourait de faim. Et il pensa aussi à l’inquiétude et à la tristesse de Suzanne, qui l’attendait au logis.

Il était résolu à partir immédiatement, lorsque la vue de Madeleine et de Jacques de Caula rentrant ensemble bouleversa soudain son vouloir.

Pourquoi, à de certaines heures, un geste, une attitude, un rire, le son de la voix, une parole insignifiante, en ceux qui vous intéressent, vous rend-il compréhensifs, clairs, tout une série de faits, de conceptions dont jamais auparavant le soupçon ne vous avait effleuré ? Pourquoi subitement sait-on une chose, des choses qui n’ont été ni déclarées, ni avouées, que rien, en somme, ne vous révèle ?…

À présent, la conviction s’imposait impérieusement à Robert, que Caula voulait Mady, qu’elle serait sienne un jour, de corps et d’âme ; et, un flot de jalousie âpre, furieuse, l’envahissait. Il haït l’homme, désira follement la femme.

Alors qu’il demeurait inerte, sans ressentiment, avec seulement un vague dégoût devant La Boustière, la rivalité élégante et presque insolente du docteur-comédien l’exaspérait suprêmement.

Il fit quelques pas vers Jacques et lui tendit la main, d’un geste de défi.

— Bonsoir !…

L’autre le regardait avec curiosité.

— Tiens, vous êtes là ?…

Bravement, Mady déclara :

— Nous ne nous sommes pas quittés, et nous avons si bien bavardé que nous avons oublié de dîner !

Muet, une souffrance, un déchirement visibles sur ses traits, La Boustière les contemplait ; tandis que d’un coup d’œil rapide et insultant Jacques de Caula inspectait la toilette des deux jeunes gens, les coussins du canapé — jusqu’au lit intact, à la couverture faite, de la chambre voisine sans rien découvrir de significatif ni même d’équivoque.

— Vous êtes un peu toquée, Mady, il y a longtemps que je le sais, se contenta-t-il de dire d’une voix blanche.

Alors, Madeleine se montra d’une féminité qui ne lui était pas ordinaire. Enjouée, coquette, électrisée entre ces trois hommes sourdement rivaux, elle les maîtrisa par d’indicibles effluves émanant d’elle, plutôt que par des paroles quelconques…

— Castély éprouvez-vous une faim irrésistible ?… Partez-vous pour dîner ?… Ou voulez-vous partager avec moi un repas des plus légers ?… J’ai là des petits pains, du chocolat préparé pour demain matin… en un instant, il sera chaud… Si cela peut vous suffire, restez, vous assisterez à la répétition… votre opinion nous sera précieuse… N’est-ce pas, La Boustière ?…

Sa dernière phrase contenait un tel ordre impérieux, et aussi prometteur, que Joseph-Pol s’inclina, vaincu :

— Mais, certainement…

Avant lui, Robert avait dit, les yeux attachés sur Caula :

— Je reste !…

Le comédien sourit, et d’un ton d’ironie discrète :

— Comment donc !… enchanté de votre présence et de vos critiques, cher maître !…

Et, en lui aussi, une poussée d’orgueil irrité de mâle surgit, qui l’emplit d’un besoin de suprématie. Il voulut triompher, subjuguer Mady, faire disparaître l’autre en son propre rayonnement irrésistible. Et le moyen se présenta immédiatement en son cerveau d’intellectuel, aux sens de fille que le métier de cabotin avait développés en son individualité raffinée — abjecte aussi parfois.

En lui-même, il se comparait volontiers parfois à ces affranchis artistes et baladins, autrefois les délices de Rome.

— Savez-vous, Mady ? dit-il pendant que la jeune femme allait et venait, disposant une nappe et des tasses sur un guéridon, tout en veillant au chocolat qui chauffait sur un fourneau à gaz dans la petite cuisine. Savez-vous ?… Nous devrions répéter en costume…

Elle approuva, enchantée.

— Oh ! oui, la bonne idée !… J’ai justement reçu mes vêtements ce matin.

Puis, se ravisant :

— Mais, vous ?…

Jacques fit un geste.

— Vous avez bien quelques draperies, quelques chiffons à me prêter ?

— Non… Ah ! si, peut-être.

Et, tout en versant le chocolat bouillant, croquant son pain, avalant de temps en temps une gorgée, elle courait à sa chambre, bouleversait armoire et placards, dépliait des écharpes, des étoffes.

Silencieux et vaguement inquiet, son appétit coupé, Castély mangeait sans goût. Il ne tarda pas à repousser sa tasse à demi pleine, le petit pain à peine entamé.

Lui et La Boustière échangèrent un regard involontaire.

Je crois que je ferai mieux de vous laisser répéter, prononça le jeune homme indécis.

Mais La Boustière le supplia, sincère.

— Non, restez !… Je vous assure que je vous en saurai gré.

Sa jalousie première sombrée, il s’accrochait à celui-ci, qui peut-être le défendrait de l’autre.

Jacques de Caula avait fait son choix.

— Là !… Maintenant, Mady, habillez-vous et laissez-moi la chambre ensuite.

Le rire de la jeune femme sonna.

— Tenez, pour aller plus vite, je vous abandonne le cabinet de toilette, enfermez-vous-y, je m’apprêterai dans ma chambre en même temps.

Il acquiesça : — Bon.

Et il disparut aussitôt dans la petite pièce, pendant que Mady plaçait le paravent devant la porte ouverte du salon.

— Comme cela, cria-t-elle aux autres hommes, vous pouvez causer, je vous entends.

Mais aucune parole ne montait à leurs lèvres. Ils guettaient malgré eux le léger bruit du déshabillage de la jeune femme.

Cependant, pour se donner une contenance, Robert feuilletait la brochure de la Résurrection du Christ, placée sur la table. Il posa quelques questions. La Boustière s’anima soudain et, prolixe, conta la genèse de son œuvre. — éclosion de son âme de timide, de mystique et de rêveur.

L’apparition adorable de Mady coupa ses confidences.

Incarnant si peu le type traditionnel d’opulente fille blonde de la Magdeleine, Mady, après réflexion, avait décidé d’en faire une création tout opposée. Au lieu des lourdes draperies dont les peintres affublent le corps charnu de l’amante de Jésus, une mince tunique de soie blanche souple épousait étroitement ses formes élancées, laissant ses bras complètement nus entre les longs pans fendus des manches en soierie d’Orient rayée de jaune et de grenat. Une écharpe jaune et violette enserrait ses cheveux noirs, flottant sur ses épaules : deux minces tresses renouées de cordonnets de soie jaune, verte et violette retombaient de chaque côté de son visage. Sans fard, elle avait néanmoins allongé et avivé ses yeux de kohl sombre.

Elle glissait sur le tapis, ses pieds nus en des sandales de maroquin jaune soulevant le bord de sa tunique traînante.

Elle s’arrêta devant les deux hommes.

— Je vous plais ? adressa-t-elle indistinctement à l’un et à l’autre.

Robert ne répondit rien, se renversant sur le canapé, ses yeux suivant avidement les contours de cette chair intime inconnue, qu’il imaginait pâle et fine, sous la draperie si fidèlement obéissante.

La Boustière la contemplait, plongé dans une ivresse infiniment plus mystique que sensuelle.

— Mon rêve ! murmura-t-il presque indistinctement. La Magdeleine ! la Magdeleine !

Dans sa bouche, ces syllabes semblaient avoir un sens mystérieux, profond, lointain, incommensurable, ainsi que le désert.

Mais un souffle de brutalité parut traverser la pièce avec le geste de Jacques de Caula, qui repoussait le paravent et paraissait, dans la hardiesse de sa demi-nudité provocante. Une pièce d’étoffe de soie de Chine vert pâle était nouée bas sur les reins, telle qu’un pagne de sauvage, découvrant la naissance du ventre audacieusement nu. Le torse blanc, mince et vigoureux, à l’épiderme délicat, complètement glabre, ou soigneusement épilé, apparaissait presque entièrement sous le haïck de soie blanche dont il s’était drapé avec un art tout oriental. Sur sa tête, un autre haïck formait turban et retombait en arrière.

Il expliqua :

— Ce sera l’affaire du coiffeur de modifier ma tête brune en blond, mais puisque c’est aussi votre avis, mon cher auteur, je romprai résolument avec l’absurde tradition qui revêt le Christ du costume et le coiffe des longs cheveux des chrétiens gaëls et celtes du deuxième ou du troisième siècle… je ferai de votre léssous, le juif oriental qu’il devait être. Le digne partenaire de cette incomparable Magdala que voici, ajouta-t-il en se tournant vers Mady avec un incroyable mélange de galanterie, d’effronterie et d’impudente vanité.

Il étalait sa beauté comme si elle eût été à vendre. Droite, immobile, ses bras pendant le long d’elle, Mady le considérait avec une apparente froideur un peu méprisante que démentait l’imperceptible frémissement de ses narines.

Non qu’à cet instant cette chair d’homme l’émût sensuellement ; mais elle devinait le vouloir du célèbre comédien de la séduire, et, quoi qu’elle en eût, elle était flattée. Jacques mettait à ses pieds mieux qu’un désir banal, mais l’enivrement de tous ses succès. Il semblait à l’artiste fougueuse qu’elle était, que de lui émanât l’indicible griserie des applaudissements frénétiques qu’il commandait à son gré.

— Commençons-nous ? fit-elle avec une certaine brusquerie.

Et elle jeta la brochure à La Boustière.

— Votre tâche de souffleur ne sera qu’une sinécure, dit-elle, car nous savons déjà parfaitement cette scène, Jacques et moi.

Il parut à Robert, révolté, que Mady avait un accent de douceur inusité pour prononcer ce nom de Jacques. De Caula s’était reculé. Quelque chose d’indéfinissable s’était répandu sur ses traits. Il n’était plus lui ; il ne marchait plus en cette chambre ; il jouait, transporté en un monde de convention et de rêve où, Mady elle, aussi instantanément, s’était élancée : ses beaux yeux non pas ternis mais embués d’un mystère troublant.

La scène d’amour commença entre léssous et Magdala, dite en entier, puis reprise dix fois, semblable toujours, et pourtant grandissant chaque fois en force et en émotion en le silence absolu de la chambre, où deux lampes voilées d’abat-jour projetaient sur le couple quasi divin des lueurs inégales, mettant en valeur, suivant leurs gestes, tel pli de leur vêtement, telle partie de leur visage, telle place nacrée ou doucement ombrée de leur chair nue.

La grâce de leurs bras dévoilés était remarquable chez tous deux ; la fragilité menue et longue de ceux de Mady était d’une beauté inouïe lorsqu’elle s’enroulait à la vigueur mate, sans exagération musculaire, de ceux de Jacques. Et leurs étreintes, avaient une volupté indescriptible, à cause de la demi-nuit, de l’intimité close de la pièce étroite, du mutisme et de l’immobilité des deux hommes présents, domptés par un obscur sentiment, où une inavouable joie sensuelle étouffait leur jalousie instinctive et leur égoïsme individuel.

Avec la volupté froide, pour ainsi dire cruelle, qui était en lui, Jacques de Caula attisait l’émotion ardente qui montait de leur duo, opposant à la passion brûlante des tirades que Mady traduisait avec une violence tout orientale — opposant à cette rare fougue amoureuse la sensualité mystique de son verbe d’illuminé.

Et à sa voix, il joignait le geste sournois et calculé, auquel elle obéissait.

Tout à coup, réveillé de son étrange rêve, Robert sursauta, plein de rage, devant l’enlacement du comédien et de la comédienne. Celle-ci enveloppait de ses deux bras la taille de celui qu’elle implorait ; et sa tête, son épaule, sa joue, presque ses lèvres s’appuyaient étroitement à la chair nue de l’homme dont le sein dé. couvert impudiquement offrait aux regards une auréole brune, comme meurtrie par les baisers, dans la matité blanche de l’épiderme.

— Mady ! cria Castély. Savez-vous qu’il est minuit passé !…

Madeleine dénoua aussitôt son étreinte, cessa le cou- plet qu’elle murmurait, recula, eut un geste de lassitude extrême, et, de sa voix ordinaire, seulement un peu voilée, elle dit :

— Oui… assez pour ce soir, n’est-ce pas ?

Caula rabattit lentement la draperie qui l’enveloppait.

— Si vous voulez.

Le front dans sa main, Joseph-Pol de La Boustière restait plongé dans un songe. Robert s’écria un peu trop haut :

— Mais, Mady, rhabillez-vous donc !…

De Caula eut un sourire ironique retroussant ses lèvres sur ses dents, et le dévisagea :

— Rien ne presse tant que cela, j’imagine !…

Maintenant, Mady parlait avec volubilité, vantant la pièce de La Boustière, dans laquelle chaque jour elle découvrait des beautés insoupçonnées jusqu’alors. Peu à peu conquis, rasséréné, Joseph-Pol laissa s’épanouir un ravissement sur ses traits bouffis par l’émotion récente.

Jacques reparut, correctement vêtu.

Apprêtez-vous, Mady, fit-il avec une autorité familière et nous irons tous souper au cabaret… Vous ne pouvez pas vous coucher avec ce maigre dîner sur l’estomac.

— Tiens, c’est une idée ! s’écria la jeune femme avec un entrain soudain. Vous venez, La Boustière ? Et vous, Castély ?

La Boustière s’inclina, soumis. Robert salua froidement.

— Oh ! non, je rentre chez moi !…

Et il eut une âcre déception de ce que l’amertume et le blâme de son accent demeurassent inaperçus de Mady, qui répondit avec légèreté :

— C’est vrai, vous n’avez pas prévenu… Alors, bonsoir !…

Robert serra les mains qui se tendaient.

— Bonsoir.

Dans la rue, le froid de la nuit, pourtant modéré, le transit. Il grelotta, et, sur la mobilité de son cerveau d’artiste, une foule d’images absurdes, de pressentiments sinistres, d’appréhensions stupides, s’imposèrent. Sans force pour remonter jusque chez lui, malgré le peu de distance qui le séparait de sa maison, il prit une voiture et s’affaissa sur les coussins, pleurant d’énervement, de rage, de volupté surexcitée.

Lorsqu’il paya le cocher, celui-ci le considéra, narquois, le croyant ivre.

Et, malgré la fatigue atroce de ses membres, sa faiblesse mentale était telle qu’il préféra gravir à pied les cinq étages, en une terreur morbide de l’ascenseur, de cet enlèvement dans les airs de la machine puissante…

Il pénétra doucement dans la chambre de Suzanne, où depuis l’opération de la jeune femme il couchait sur un petit lit déplié chaque soir dans un angle.

Elle ne dormait pas. À la lueur de la veilleuse, il la vit se dresser ; il entendit son soupir de soulagement, le faible murmure de ses lèvres :

— Enfin, te voilà !…

Et, tout à coup, emporté par une impulsion irrésistible, il courut au grand lit, s’agenouilla au bord, et enveloppa le corps fragile de sa femme d’une étreinte angoissée.

— Ma Suzanne !… Ma chère et bonne petite Suzanne !…

Elle frémit toute.

— Qu’as-tu ?… Qu’est-il arrivé ?… Pourquoi n’es-tu pas rentré dîner ?… J’ai eu si peur…

Facilement, il entassa des mensonges. Un accident était survenu à un ouvrier… il était resté au théâtre ; puis, la répétition interrompue avait été reprise dans la soirée.

— Mais, pourquoi pleures-tu ? soupira-t-elle, oppressée, ses lèvres ayant bu l’humidité des paupières et des joues du jeune homme — de cet être uniquement adoré.

Il dit des craintes qui, très nettes, cruelles, s’imposaient à lui réellement en ce moment. — Sa pièce tomberait… il y découvrait peu à peu des trous, des inconséquences, des faiblesses irrémédiables… D’ailleurs, Madeleine Jaubert ne s’intéressait plus à son rôle… Il n’était pas sûr de Caula, ou plutôt, il était certain que, comme tous les cabotins, ce misérable ne cherchait que le succès personnel… À la première, il lâcherait la pièce, ne sortirait qu’un ou deux passages où il savait se tailler un triomphe aux dépens de l’auteur !… N’était- il pas réputé pour ces trahisons !… et malgré cela, ces imbéciles de directeurs couraient après son nom !…

— Ces cabots, tu ne les connais pas !… Oui, ce sont des misérables !… d’infâmes, d’abjectes créatures !… et avec cela, des détraqués, des déséquilibrés, les femmes comme les hommes !…

Atterrée de ce découragement, effrayée de cette violence dont les causes uniquement passionnelles lui échappaient, la pauvre Suzanne flattait doucement la joue de Robert.

— Calme-toi ! soufflait-elle suppliante. Calme-toi, ne songe plus à tout ceci… ta tête est brûlante. Demain, tu ne penseras plus tout ce que tu dis…

Et comme il continuait ses plaintes et ses injures véhémentes, elle l’attira :

— Viens… viens là, près de moi. Vois, mes mains sont fraîches… je les mettrai sur ton front et je te guérirai.

Il sanglota.

— Oui, oh ! oui, tes chers bras si tendres, je les veux !…

Et il la rejoignit dans la couche conjugale dont l’exil lui paraissait si cruellement long, fauteur de tous ses tourments.