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L’Autel (Pert)/7

La bibliothèque libre.
Société d’éditions littéraires et artistiques, librairie Paul Ollendorff (p. 160-193).

VII

On touchait aux derniers jours de juin. Une chaleur vraiment estivale enveloppait Paris. Tous ceux que des attaches ne retenaient pas à la ville, tous ceux qui peuvent se donner le luxe précieux du déplacement songeaient à partir.

Ce matin-là, de bonne heure, Madame Henriette Féraud, sonnant à la porte de l’appartement des Castély, eut l’étonnement de voir Suzanne ouvrir la porte, dans une tenue inusitée de ménagère : un vieux peignoir relevé dans la ceinture, de gros gants couvrant ses mains, ses jolis cheveux blonds non peignés auréolant son visage pâli, singulièrement creusé et fané.

— Tiens ! s’écria la jeune femme gaiement, vous avez renvoyé votre domestique ?

— Oui, répondit Suzanne avec contrainte.

— C’est comme moi… je pars pour le Croisic, seule avec mes filles… Je prendrai quelqu’un du pays. — Est-ce que je puis entrer cinq minutes sans vous déranger ?

— Certes !

Elles pénétrèrent dans la salle à manger, où le cou- vert de la veille n’était pas desservi.

— Je vous demande pardon, fit Henriette, un peu surprise de ce désordre. Je voulais vous dire adieu… Hier, ma petite Alice s’est trouvée très incommodée par la chaleur ; alors, j’ai décidé d’avancer notre départ de huit jours… Nous prenons le train ce soir…

— Je vous envie, dit Suzanne.

Il y avait une telle lassitude, un si lourd découragement dans son accent, que madame Féraud s’alarma.

— Voyons, qu’y a-t-il ?… Votre santé ?

— Toujours la même chose… Je ne suis pas malade… Je n’ai rien précisément… Mais je n’ai plus de forces, plus de ressort… et ma tête… ma pauvre tête est si vide…

— Il faudrait vous soigner.

Elle sourit tristement, les yeux comme fixés sur une vision intérieure d’angoisse.

— Me soigner !…

Évidemment, il y avait quelque chose !…

Et madame Féraud s’obstina à obtenir une confidence, qu’on lui refusa longtemps. Enfin, la pauvre enfant céda, et laissa deviner le drame poignant et mesquin dans lequel elle se débattait.

Le malheureux ménage d’artistes était en pleine crise de détresse. Absorbé par les répétitions de sa pièce, par les mille démarches qu’elle nécessitait, Robert avait forcément négligé les petits travaux littéraires obscurs qui les aidaient à vivre au jour le jour.

À présent, ils étaient absolument à bout de ressources. De toutes parts, les créanciers surgissaient. Ignorant les lamentables dessous littéraires, ils ne pouvaient imaginer que la pièce de Castély, quotidiennement jouée au Théâtre-Moderne, et dont les journaux enregistraient le succès, ne rapportât pas de grosses sommes à l’auteur. Et, patientant auparavant, ils se déchaînaient aujourd’hui, courroucés par ce qu’ils croyaient de la mauvaise volonté chez leur débiteur.

Madame Féraud restait interdite devant le mystère dévoilé des combinaisons que Robert avait dû accepter de la part de Maurice Sallus.

— Quelle abomination !…

Elle, aussi, avait cru que le succès littéraire de Castély était en même temps un important bénéfice pécuniaire ; et, elle s’en réjouissait pour ses jeunes amis, car, sans savoir exactement combien leur vie était précaire, elle les devinait gênés :

Maintenant, elle se désespérait.

— Que faire ?

À elle aussi, la vie était difficile, bien qu’elle passât pour riche. L’état de santé de ses fillettes la forcait à de grosses dépenses, et tous ses revenus avaient strictement leur emploi.

Elle eut une idée vraiment maternelle, le cœur navré de voir la jeunesse, la beauté, les forces de Suzanne sombrer dans ce combat trop âpre pour sa frêle nature :

— Écoutez… Faites ceci… Accompagnez-nous ; venez passer les mois d’été au Croisic, chez moi ; j’ai une grande maison où vous serez la bienvenue… Vous reprendrez de la santé, de la vigueur, pour recommencer la lutte à l’automne prochain…

Une lueur passa dans les yeux de Suzanne.

Mais, aussitôt, elle secoua la tête, sombre et découragée.

— Merci de votre pensée… Ce n’est pas possible.

— Pourquoi ?

— Je ne puis laisser Robert.

— Allons donc !… Un homme se débrouille toujours !… et je suis certaine que cela lui serait un soulagement de vous savoir à l’abri…

— Non, non !… Vous ne le connaissez pas ! C’est un enfant… il est bien moins fort que moi… Sans moi, il désespérerait… Et, loin de lui, dans quelles transes je vivrais !…

— Vous n’êtes pas raisonnable ! — Comprenez donc que si vous dépassez ce que votre corps, votre âme offrent de résistance, malgré votre courage, vous tomberez !… Et alors que deviendrez-vous tous deux ?…

Suzanne résistait, une fièvre fanatique dans les yeux.

— J’aurai la force… il le faudra bien !… ou si nous devons sombrer, ce sera ensemble ! — Le laisser, non, je ne peux pas !… Pour toute sorte de détails matériels, c’est impossible… pour une infinité de considérations morales, cela m’est encore plus défendu. Mais, Henriette, songez donc !… Puisque nous ne pouvons plus avoir de domestique, il faut bien que j’en prenne la place… Et, croyez-vous que si Robert savait le logis vide, il y rentrerait ?… J’ai assez de sujets d’inquiétude, de tourment… Je le sens déjà trop m’échapper… Moi partie, ce serait la fin… la rupture entre nous !…

Madame Féraud s’indigna :

— Quoi !… Vous croyez votre mari capable de vous être infidèle parce que vous seriez absente !… Vous supposez que vous ne le gardez que parce que vous le tenez à l’attache, et dans ces conditions, son amour vous paraît avoir du prix ?… Ah ! je ne vous comprends pas !…

Les yeux pleins de détresse de Suzanne s’attachèrent aux prunelles de la jeune femme tout enflammée de fière révolte.

— Je l’aime tant, balbutia-t-elle, je n’ai que lui au monde !…

Madame Féraud eut un geste.

— Ah ! oui, voilà, murmura-t-elle, plutôt pour elle-même. Voilà cet esclavage de l’épouse, de l’amante, que la maternité n’a pas libérée rejetée dans un autre esclavage, au moins plus logique.

Suzanne l’avait entendue.

— Oui, c’est vrai, reconnut-elle. J’aime Robert avec toute l’ardeur, tout le dévouement et l’abnégation que j’aurais pour un enfant… mais si cela est bien douloureux, c’est bon aussi !… Et, d’ailleurs, cela est nécessaire…

Madame Féraud nia avec énergie.

— Non !… cela est faux, au contraire !… Le petit être né de la veille, faible, incapable de défense, a besoin de tout l’amour, de toute l’âme, de tout le sang de sa mère pour vivre et se développer, mais l’époux n’a point le droit d’exiger le sacrifice d’une individualité ! Et, comme tout ce qui n’est pas juste et rationnel, celui-ci n’obtient que des résultats désastreux… Vous avez repoussé la maternité pour rester uniquement à votre mari, et votre union se détruit quand même, parce que le lien amoureux de l’homme et de la femme est naturellement éphémère et que, quoi que vous fassiez, vous ne retiendrez pas entre vous ce vertige voluptueux, qui ne peut avoir qu’un temps, qui n’est qu’un incident dans la vie humaine…

Suzanne protesta.

— Alors, vous admettez que cet amour qu’il m’avaiț donné, il le porte à d’autres, sans que moi, j’en souffre, je m’en désespère ?…

— Certes, non ! Je voudrais que tous deux vous acceptassiez avec calme de ne plus faire de l’amour le but, la préoccupation essentiels de votre existence… Ce qui me désole, c’est de voir les êtres se refuser à vivre de la vie successive qui, seule, est saine et logique. Pourquoi, lorsque, de jour en jour, tout en nous se transforme, s’acharner à rechercher, malgré nous, malgré le courant qui nous emporte, les éternellement pareilles sensations !… Pourquoi nous efforcer de retenir absurdement ce qui s’enfuit !… — Pourquoi ne pas vivre une existence de phases différentes, toutes bonnes également lorsqu’on sait les goûter. — Pourquoi, après l’insouciance de l’enfance, ne pas savourer l’amour chaste de l’adolescence, puis accueillir l’entraînement sensuel, qui le suit logiquement, en jouir pleinement, mais sans pour cela s’y accrocher désespérément. — La maternité, la paternité s’offrait à vous… il fallait l’accepter, en découvrir, en comprendre le bonheur…, puis, ensuite, vous laisser aller à ce courant naturel, qui pousse l’être humain ayant atteint son développement complet vers l’intérêt qu’offrent les matérialités de l’existence, de la carrière embrassée, et les élans de la pensée…

Suzanne ne suivait qu’à moitié la pensée d’Henriette qui, confusément, la révoltait.

— Nous sommes jeunes, il nous faut aimer !… Et, d’ailleurs, quel attrait aurait la vie si l’on en supprimait l’amour ! Il n’y a que l’amour qui nous rend capables d’enthousiasme, de dévouement, de grandes choses !…

Madame Féraud s’exaspéra :

— Redites, mensonges, faussetés !… L’amour n’est que le besoin sensuel qu’éprouvent naturellement les êtres à certaine période de leur existence !… Mais, cette sensualité qui n’est qu’un accident, il est néfaste et absurde d’en prolonger la durée, d’en exaspérer l’intensité en l’habillant d’oripeaux sentimentaux !… Toute votre misère de cœur actuelle, ma pauvre Suzanne, vient de ce que vous et votre mari êtes persuadés, comme la plupart de nos contemporains, que l’amour tient avec justesse une part prépondérante dans la vie humaine… Et, au lieu d’assister avec calme à son déclin en vous, vous vous acharnez absurdement, vous, à le retenir, lui, à en rechercher auprès d’autres le fantôme…

Suzanne se récria.

— J’aime Robert !… Je le veux !… Et, puisqu’il m’a aimée, qu’il m’a juré un amour éternel, je puis et je dois le lui réclamer, faire tout ce qu’il me sera possible pour le conserver !…

Madame Féraud la regarda, lançant avec une hardiesse que la tristesse de son accent rendait absolument chaste :

— Son amour ?… Vous voulez dire son étreinte, son baiser d’amant ?… Voilà ce que vous voulez insatiablement !… Voilà ce que vous croyez possible d’obtenir, divin de réaliser perpétuellement ! Vous, et des milliers d’autres, vous vous obstinez devant ce problème insoluble… éterniser dans l’être la répétition du plaisir, en supprimant son but, en le rendant hors nature, et cela, en croyant — insensés que vous êtes tous ! — que vous pourrez y parvenir sans vous détruire matériellement et intellectuellement !… sans asservir votre pensée, vos nerfs, vos muscles sous le joug de cette obsession de la sensualité stérile… sans désorganiser votre âme et votre corps sous cette perpétuelle secousse exaspérée ! — Je ne sais quel romancier[1]supposait dernièrement que la science arriverait à découvrir un élixir supprimant à volonté la possibilité de maternité chez la femme ; et, lui et bien d’autres, s’efforcent de présenter l’acte sexuel sous un aspect de beauté, s’étudient à détruire le sentiment de la pudeur chez les femmes, le respect et le regret de la chasteté chez les hommes… S’ils parvenaient à modifier la société dans le sens qu’ils indiquent, nous aurions bientôt une belle humanité de singes épileptiques !… sans frein moral ni physique, s’abrutissant, s’annihilant dans l’imbécillité d’un rut perpétuel ! — Heureusement qu’il y a chez l’homme un instinct d’harmonie qui arrête les sociétés près de la chute finale, et les redresse subitement, en une réaction contraire !… Après l’exaltation de la sensualité, la déification de la sexualité, nous en aurons sans doute le vomissement !…

Elle s’interrompit soudain, et, la voix changée, adoucie, pleine de pitié :

— En attendant, ma pauvre petite amie, vous souffrez, et je ne sais comment vous soulager !…

Un espoir ranimait l’âme meurtrie de la jeune femme.

— Oh ! murmura-t-elle avec ferveur, ce n’est qu’un moment d’épreuve à passer… Robert vaincra tout ce qui s’oppose à sa marche en avant… et moi, je finirai bien par me remettre. Quand je serai ainsi qu’autrefois, il m’aimera comme il m’aimait… Des liens pareils aux nôtres ne s’oublient pas…

Madame Féraud n’essaya point de la contredire, et changea de sujet.

— Ma petite Suzanne, je puis disposer, sans me gêner, de cinq cents francs, que je vous remettrai tout à l’heure. Vous tâcherez de faire patienter vos créanciers, et vous vivrez en attendant de meilleures heures.

Touchée, la jeune femme s’écria :

— Oh ! Henriette, je ne peux pas accepter.

Mais le timbre de l’entrée, violemment heurté une fois, puis, presque tout de suite, une seconde fois, avec l’impatience insolente de quelqu’un qui n’admet pas l’attente, les sépara précipitamment.

Détachant son peignoir, se recoiffant à la hâte, Suzanne courut ouvrir la porte au visiteur, avec, sur les lèvres et le visage, le sourire de commande, l’air gentiment emprunté d’une jeune femme que des ennuis domestiques forcent momentanément à un service ridicule. Elle recula, interdite.

— Monsieur Sallus !…

Que venait faire ce forban chez eux ?… Apporter une aide, ou essayer de pressurer encore l’auteur qu’il tenait sous sa griffe ?

Il la dévisageait, impertinent.

— Tiens, c’est vous ?… Qu’est-ce qu’il vous prend de faire la soubrette ?

Elle sourit avec aplomb.

— Mais, la nécessité ! plus personne ici… tout mon personnel est à la porte !… Une révolution !…

Il la poussait légèrement.

— Ah ! bon ! Vous me conterez cela une autre fois. Castély est là ?

— Oui, oui !… Il travaille dans son cabinet.

— Vraiment ?… J’aurais plutôt cru qu’il dormait.

Il ouvrit d’un coup de pied la porte de boiserie blanche sur laquelle sa bottine laissa une trace visible, et il pénétra dans la pièce. Robert, penché sur son bureau, eut un sursaut qui eût pu faire croire, qu’ainsi que le critique l’avait dit, il sortait d’un assoupissement.

— À quoi diable travaillez-vous là ? s’écria Sallus, s’emparant avec indiscrétion des papiers que, par instinct, le jeune homme essayait de lui dérober.

— Mais, pas grand’chose, dit Castély gêné, de la besogne en retard…

C’étaient deux ou trois chroniques ou nouvelles grivoises et idiotes, extirpées péniblement de son cerveau rebelle à ce travail ingrat qu’il exécutait sans goût, poussé par le besoin d’obtenir de nouvelles avances dans quelques journaux galants auxquels il collaborait secrètement.

L’autre jeta les manuscrits sur le bureau avec une désapprobation dédaigneuse.

— Et les trois actes dont vous m’aviez parlé ?

— Je n’ai pas pu m’en occuper.

— En vérité ?… Et d’où vient cette impossibilité ?…

Son ton agressif, insolent, commençait à irriter Castély.

— Je vous l’ai dit, fit-il avec sécheresse. J’avais des engagements antérieurs.

Sallus hocha la tête, coupa l’air de sa canne et prononça, important :

— Allons, je vois que j’ai bien fait de venir !… Mon cher Castély, je m’aperçois que nous ne nous sommes pas du tout compris !…

— À quel propos ?

— Mais, au sujet de nos conventions…

— Parce que ?…

— Lorsque j’ai accepté de lancer votre pièce qui, entre nous, ne vaut pas le diable et n’a une apparence de succès que grâce au mal que je me suis donné…

— Passons ! interrompit Robert, énervé.

— Pardon !… Ce que je dis a sa raison d’être !… Si donc, j’ai accepté de faire marcher votre enfant cala- miteux, c’est parce que vous aviez fait luire devant moi plusieurs sujets de pièces futures infiniment meilleures, pièces que, selon notre traité, vous devez mettre sur pied dans un délai très court… ou, pour parler avec plus de justesse, immédiatement.

Robert se récria :

— Eh ! mon Dieu, il n’y a pas péril !… En septembre, je vous remettrai le manuscrit de la première pièce dont le canevas vous a plu… Je m’occuperai de la seconde et de la troisième dans le courant de l’hiver prochain…

Sallus le considérait, affectant la stupeur.

— Ah ça ! êtes-vous un petit débutant arrivant de son trou de province ?

L’autre essaya de le dévisager avec assurance.

— Je ne le pense pas.

Sallus haussa les épaules.

— Alors, quelle comédie me jouez-vous ?

Robert jeta la voix tremblante.

— Ma foi, c’est ce que je vous demanderais bien, à vous !…

Sallus continua, sans paraître l’avoir entendu :

— Vous prétendez ne me remettre la pièce qu’en septembre ?… Alors que c’est tout de suite qu’il me faut la faire accepter. Êtes-vous un auteur dont on attend l’œuvre, à qui l’on réserve sa place dans la saison ?… Ignorez-vous que pour nous faire une place, il faut que je jette bas deux ou trois combinaisons, que j’écarte cinq ou six auteurs qui ont infiniment plus de talent que vous et des crocs presque aussi acérés que les miens !

Et, soudain, brutal :

— Allons, assez de plaisanteries !… Si dans quinze jours… vous m’entendez bien quinze jours !… je n’ai pas sur ma table le manuscrit complet de votre pièce sur le divorce, vous êtes prévenu que toutes nos conventions sont rompues. Pour le second drame, vous me l’apporterez à Ostende, fin août… Nous bâclerons l’affaire avec Sennet, qui sera chez sa maîtresse Claire Delion à cette époque, laquelle Claire n’a rien à me refuser et agira ferme en cette occasion.

Très pâle, Robert déclara :

— Écoutez, Sallus, n’essayez pas de m’intimider, c’est inutile !… Je vais me mettre au travail immédiatement… Mais quelque effort que je tente, il m’est impossible de terminer trois actes de cette importance en quinze jours, et même en un mois !…

Sallus le regarda dans les yeux.

— Vous vous trompez, mon cher.

— Non !

— Eh bien ! c’est parfait… Quelqu’un de plus expéditif que vous se chargera de la chose !…

Robert tressaillit.

— Vous dites ?…

— Qu’en sortant d’ici si vous persistez à m’affirmer que vous êtes incapable de mettre votre pièce debout en quinze jours, je vais m’aboucher avec un confrère plus expert que vous, et qui résoudra le problème.

Un vertige gagnait le jeune auteur.

— Vous voulez dire que vous me refuserez votre appui ?… Eh bien ! libre à vous !… Je m’en passerai… Et nous verrons si Chaîne conjugale ne forcera pas les portes d’un théâtre avec ma seule signature !…

Sallus ricana.

— Pardon !… Nous ne nous entendons pas !… Chaîne conjugale sera en effet très certainement jouée cet hiver, mais puisque vous refusez d’y travailler, elle sera simplement signée de moi et du bonhomme qui se sera chargé de l’écrire sur votre canevas, que je possède… canevas très complet, et dans lequel il y a très peu à modifier…

Robert bondit, suffoquant.

— Vous osez dire que vous me voleriez ma pièce ?… Mais vous êtes fou !… Si j’ai eu la naïveté de vous laisser ce canevas, j’en possède le double… Je puis le montrer partout, vous dénoncer, vous démasquer !… Vous faire condamner par le monde entier, après vous avoir souffleté en pleine rue ! Et je vous jure que c’est ce que je ferai !…

Maurice Sallus leva ses épaules carrées d’ancien sous-officier.

— Ne dites donc pas d’enfantillages !… Personne n’écoutera vos histoires de sujets volés, cela assomme le public, et mon nom triomphera toujours du vôtre, inconnu, ou presque… Ensuite, vous ne me souffletterez point, parce que le lendemain, je vous embrocherais comme une alouette. Et vous ne me démasquerez pas, attendu qu’il n’a jamais été dans mes habitudes de porter un masque, et que je ne crains pas le moins du monde l’opinion publique qui me connaît dans les coins et que j’ai accoutumée à sourire de tout ce qu’il me plaît de faire… Il n’est pas de crime dont on ne m’ait accusé, et parfois convaincu… Pas d’épithète malsonnante que l’on n’ait accolée à mon nom. De mon nom qui, malgré tout, est célèbre et adoré… Qu’apprendriez-vous de moi au public qu’on ne sache ? Vous êtes absolument désarmé contre moi, mon petit !… et vous le savez parfaitement.

Robert, outré, cria l’une des plus odieuses injures que l’on puisse appliquer à un homme.

— Ah !…

Sallus sourit.

— Bah ! tant de femmes sont, au fond, enchantées de mériter ce terme, que je ne vois pas pourquoi je m’en offusquerais !… Mais, finissons cette querelle. En réalité, je ne demande qu’une chose, mon petit Castély, c’est que vous fassiez vous-même votre pièce, parce qu’en somme elle sera plus proprement écrite par vous que par un nègre quelconque et ça ne me coûtera pas plus cher. Seulement, je voulais vous faire toucher du doigt que vous n’êtes pas indispensable et qu’il faut turbiner… Allons, tendez-moi la main, et, dites-moi gentiment que vous m’apporterez le manuscrit sans faute le 15 juillet. Vous voyez que je suis bon prince, je vous accorde trois semaines !…

Rapidement, Castély avait envisagé la situation, reconnu combien il était à la merci, pieds et poings liés, de son adversaire.

— C’est bien, dit-il, la voix altérée, vous aurez ma pièce dans le délai que vous m’imposez.

Sallus rit.

— Quant à votre poignée de main, je peux me taper, n’est-ce pas ? Peu m’importe, mon petit… Ces choses-là, ça n’a d’intérêt que devant le monde… Et je suis bien tranquille… En public, c’est vous qui la rechercherez, ma cordiale étreinte !…

— C’est vrai, reconnut Robert rancuneusement.

Debout, se dirigeant vers la porte, Sallus eut une dernière recommandation :

— Ah ! tancez donc la petite Mady !… L’autre soir, elle a été exécrable… Et justement, j’avais amené deux directeurs, Sennet et Richard, pour la voir !… Qu’elle se soutienne si elle veut des engagements !… Elle avait l’air crevée… Est-ce que c’est vous qui l’éreintez ainsi, ou ce gros plein de soupe… Comment l’appelez-vous ?… La Boustière ?

Robert haussa impatiemment les épaules.

— Mademoiselle Jaubert est surmenée, cela n’a rien d’étonnant… Avec ces deux rôles écrasants qu’elle joue tous les soirs… Sans compter les matinées du dimanche…

La porte ouverte, le critique jetait crûment, tout haut :

— Voyons, vous ne prétendez pas que vous ne couchez pas avec elle !… Le soir de la première, ça a été concluant !…

Robert l’arrêta avec inquiétude, montrant la porte de la salle à manger entrebâillée.

— Je vous en prie !… Ma femme est là !

Sallus rit.

Comment ! elle se préoccupe de cela ? Oh ! mais, dressez-la mon cher, ou vous n’êtes pas au bout des embêtements !…

La porte fermée avec un soulagement sur l’individu, Robert revint en courant vers la pièce où il craignait que Suzanne n’eût guetté leur entretien.

Mais, la salle à manger était vide. La jeune femme s’était réfugiée dans sa chambre. Elle accueillit Robert les bras ouverts.

— Écoute ! nous avons un répit, grâce à Henriette !…

Et, très vite, elle expliqua le prêt de leur amie, préparée à combattre toutes les objections de son mari ; mais il n’en fit aucune. Il soupira seulement, avec un double soulagement : Suzanne n’avait pas entendu les paroles grossières du critique ; le hasard lui apportait la faculté de se consacrer tout entier au travail surhumain qui lui était commandé.

Il s’assit sur la chaise-longue et attira Suzanne dans une douce étreinte.

— Ah ! ma pauvre chérie, il était temps que ce secours arrivât !…

Et il se déchargea le cœur en racontant la scène qui venait de se passer entre Sallus et lui. Préoccupée, elle n’eut pas l’indignation qu’il attendait blasée aussi sur les rosseries, les crimes courants de leur milieu. Sais-tu ce que nous devrions faire ? dit-elle. Quitter Paris, les tracas, les persécutions et le surmenage… louer deux pièces dans quelque ferme de la campagne normande…

Robert se récria :

— C’est impossible !… Je ne puis m’en aller de Paris tant que ma pièce est sur l’affiche !…

Fébrile, Suzanne s’écria comme malgré elle :

— Dis donc que tu ne veux pas t’éloigner de Madeleine Jaubert !…

Robert eut un geste de mauvaise humeur et prononça avec sécheresse :

— Je ne sais pas ce que signifie cette phrase stupide ! Je t’ai répondu sérieusement… Dispense-moi de discuter des insanités.

Le visage caché dans ses mains, elle pleurait, par petits sanglots doux.

— Ah ! Robert, j’ai tant de chagrin ! balbutia-t-elle plaintivement.

Il s’écria avec sincérité : — Mon Dieu, mais de quoi ?…

Le brusque affolement qui lui et la jeune actrice — les avait jetés aux bras l’un de l’autre, avait été sans lendemain ; et, vraiment, la conscience de Robert ne lui reprochait rien à l’égard de Suzanne. Il eût éprouvé plutôt un secret remords vis-à-vis de Mady, qu’il devinait affectée de son recul.

— Suzanne gémit : — Tu ne m’aimes plus !

Autrefois, il se fût ému de ce reproche, et la scène se serait terminée par des baisers et des larmes. Maintenant, il répondit avec lassitude :

— Je t’en prie, épargne-moi… J’ai assez de soucis…

— Si tu veux que nous sortions de nos embarras, étudie-toi à ne pas m’énerver, à ne pas me rendre le travail impossible.

Elle sècha ses larmes courageusement.

— C’est bien… Je ne t’ennuierai plus.

Mais comme, prenant un ouvrage de couture, elle se dirigeait vers le cabinet de Robert, il l’arrêta, un peu gêné :

— Non, voudrais-tu… Enfin, aujourd’hui, laisse-moi seul…

Elle courba la tête, assommée par ce coup inattendu. Jusque-là, silencieuse et discrète, ne parlant que lorsque l’écrivain l’interrogeait, la consultait sur des passages qu’il lui lisait, elle avait assisté à l’éclosion de tout ce que Robert avait écrit. C’était un de leurs meilleurs liens. Tant de fois, il avait répété à la jeune femme, doucement ravie, que sa présence devinée plutôt que sentie lui insufflait une ardeur, le préservait des découragements, de ces mille hantises quasi superstitieuses qui s’abattent sur les cerveaux surchauffés, déséquilibrés par l’effort créateur.

— Et maintenant, c’était fini ; il la chassait !…

Il essaya d’expliquer.

— Tu comprends, ce n’est plus un travail cher et libre comme autrefois. Je vais être obligé de concentrer toutes mes forces pour produire en quelques jours une besogne qui demanderait des mois de labeur normal… Rien qu’à cette idée, je me sens les nerfs à vif et je craindrais…

Elle l’interrompit :

— Bien, bien, va…

Il hésita, se pencha, l’embrassa avec une tendresse un peu factice, ou transparaissait une pitié légèrement impatientée.

— Tu ne m’en veux pas ?

— Mais non, articula-t-elle faiblement.

Il se détourna et alla s’enfermer dans son cabinet.

— À présent, l’habitude sera prise ! pensa-t-il, soulagé.

Lorsqu’il s’agit de production littéraire, l’on ne saurait se raisonner. Jadis, la présence de Suzanne lui était un stimulant ; à l’heure actuelle il se sentait incapable d’écrire une seule ligne devant elle. Le simple geste qu’elle avait fait pour l’accompagner le jetait dans une irritation violente, irraisonnée, insurmontable.

D’ailleurs, après avoir feuilleté le plan de Chaîne conjugale — un titre qu’il prit soudain en dégoût — une despotique paresse le coucha sur le divan, une cigarette aux lèvres, rêvant confusément sa pensée vagabondant de l’ébauche de sa pièce à mille sujets étrangers.

— Aujourd’hui, Chaîne conjugale dormira, s’accorda-t-il. J’ai besoin de me remettre au point… J’y travaillerai demain.

Alors, saisi d’un goût subit pour les piètres besognes sur lesquelles il peinait, l’heure précédente, il écrivit une saynète dialoguée pleine de verve, qu’il résolut de porter le jour même à un journal illustré qui payait assez bien.

À déjeuner, il annonça qu’il ne rentrerait pas dîner. Il passerait dans plusieurs journaux, ce qui le retiendrait assez tard.

Suzanne, dont le visage s’était imperceptiblement contracté, n’eût cependant pas une objection

— Veux-tu un peu d’argent ? demanda-t-elle avec douceur.

Robert s’empressa de refuser.

— Non, je porte de la copie… Je toucherai bien quelque chose.

Avec le prix de sa saynète, que sans doute on ne refuserait pas de lui verser au Paris qui rit, dont le rédacteur en chef était son ami, il songeait à offrir un modeste souper à Mady. — Oh ! non pas seuls !… Il emmènerait Guy de Vriane… L’on causerait une demi-heure devant un peu de viande froide et des fraises au champagne…

Et, à l’ami et à l’actrice, il soumettrait la modification qui s’imposait à lui au sujet de Chaîne conjugale. Peut-être, s’il suivait son idée nouvelle, la thèse perdrait-elle de son originalité, mais cela épargnerait à l’auteur un travail ardu, une préparation de caractères, une discussion dont l’ampleur le décourageait actuellement.

Après tout, plus le drame se banaliserait, et plus il avait chance de plaire à la foule qui n’aime guère les thèses trop neuves ni les pensées trop puissantes. Et, ce qu’il avait dédaigné jusqu’alors, il se promit de semer le dialogue de cet esprit facile à ceux qui fréquentent les coulisses, les salles de rédaction, les brasseries de noctambules et qui émoustille immanquablement le public.

Durant un instant fugitif, il songea avec amertume à la façon pour ainsi dire religieuse dont il avait écrit son premier drame, en creusant obstinément les personnages, en s’efforçant, jusqu’à l’hallucination, de vivre les scènes, en s’enthousiasmant des idées nouvelles et personnelles, hardies parfois, qu’il imposerait au public. — Et voici que, maintenant, tout ce feu était mort…

Voici qu’il glissait au faire banal, insouciant, au truquage de tant de ses confrères, naguère blâmés et méprisés par lui !… Voici, que comme eux, son esprit se dérobait, lâche, devant les problèmes trop graves ; voici qu’il consentait à recommencer l’éternelle pièce ressassée, aux silhouettes de convention, et que rajeunit une seule parure de surface !…

Mais il secoua les épaules. N’était-il pas conduit impérieusement par la nécessité ? Quand il aurait payé sa dette, fourni ses deux pièces à l’avidité de Sallus, il serait libre de recommencer à travailler avec la conscience de jadis.

L’après-midi passa vite pour lui, et il s’attarda si bien à la rédaction de la Lanterne Théâtrale, où son succès du Théâtre-Moderne lui valaient un empressement, des flatteries chatouillantes, qu’il dut se rendre au théâtre sans prendre le temps de dîner.

— Bah ! J’aurai de l’appétit pour le souper, pensa-t-il, l’estomac affadi, d’ailleurs, par la bière ingurgitée au Paris qui rit et l’absinthe bue en compagnie des rédacteurs de la Lanterne Théâtrale.

Au Théâtre Moderne, il se garda de passer par les coulisses et s’installa dans la salle comme un simple spectateur, voulant surveiller le jeu de ses interprètes sans que ceux-ci se doutassent de sa présence.

Le premier acte le laissa indécis. Mais, au second, il s’irrita. Là, dans les scènes de passion, Mady se montrait nerveuse, inégale, tantôt d’une rigidité absurde, tantôt exagérant l’émotion. Caula paraissait souffrir du jeu de sa partenaire ; et Robert, à deux reprises, distingua parfaitement que le comédien adressait à la jeune femme des observations dont elle ne tenait nul compte, les narines frémissantes, l’œil étrange, quelque chose de singulièrement crispé dans sa physionomie.

À l’entr’acte, l’auteur se dressa, mécontent.

— Allons, il faut que je lui parle !… Elle démolit la pièce…

Dans le couloir, il se buta à Guy de Vriane qui venait sa rencontre et s’empara de son bras.

— Je t’enlève… Il y a là une femme qui veut absolument que tu lui sois présenté.

Et, au refus de Robert agacé, il reprit avec vivacité :

— Mais, pas du tout, tu viendras !… C’est madame de Mamers, une femme délicieuse, très dans le train ! Oh ! tu perdrais une occasion merveilleuse, à tous points de vue !… Avec cela qu’elle est fort liée avec Mailly du Cher, le député… Mon petit, si tu couches avec elle, tu passes une pièce à l’Odéon, la saison prochaine, et tu es décoré au 14 juillet !…

Robert mollit et suivit l’impulsion de son camarade.

— Qu’est-ce que c’est que cette femme-là ?… Mamers ?… À part la sous-préfecture, ça ne me dit rien…

Brièvement, durant le trajet du rez-de-chaussée à la loge de premières, Guy narra :

Une provinciale élevée à Paris, dans un milieu politique et un peu rasta ; la mère veuve, maîtresse de Barbevier, l’ancien sous-secrétaire d’État ; elle, la fille, très jolie, demi-vierge dans l’acception la plus large du terme, faisait la joie des bals officiels, mariée assez tard à une bonne poire de province, un comte de Mamers, qui vit dans ses terres, près de Loches, et qui, au grand désespoir de Valentine, refuse obstinément d’habiter Paris l’hiver. Tout ce qu’elle obtient, c’est trois ou quatre petits congés par an, pendant lesquels elle s’installe à l’hôtel, à Paris, seule, et, alors, s’en donne tant qu’elle peut.

Castély demanda : Jolie ?

— Très excitante. Et puis, tu sais, avec elle, ça ne traîne pas. Je te préviens qu’elle est très emballée sur toi… Donc prépare-toi aux pires conséquences…

Ils arrivaient à la porte de la loge, qu’une ouvreuse s’empressa de leur ouvrir.

Robert vit un homme en habit, debout, et deux femmes assises, élégamment toilettées, qui causaient indolemment. Le mari et la femme, mondains quelconques, lui parurent essentiellement négligeables, au lieu que Valentine de Mamers l’intéressa immédiatement.

Grande, bâtie avec une solide élégance de femme de sport, elle devait avoir dépassé la trentaine, et offrait un singulier mélange de santé et de névrose en ses traits fins et contradictoires. Lèvres pleines et colorées de voluptueuse vigoureuse et saine, nez mince, aux narines convulsées parfois de tics, yeux énigmatiques, aux lourdes paupières léthargiques qui souvent se soulevaient avec vivacité et découvraient un regard d’une surprenante intensité spirituelle ou sensuelle.

Robert fut frappé du contraste des hanches, très développées, et de l’exiguité de la poitrine — presque une poitrine de garçon. — Tout en bassin et pas de seins, pensa-t-il.

Néanmoins, déshabillant la femme du regard, il la jugeait singulièrement tentante en sa structure inordinaire.

Sa voix était, d’ailleurs, d’une séduction rare. Et, elle avait, dans les termes, cette exagération adulatrice qui sied à certaines, alors qu’elle rend les autres grotesques.

La sonnette annonçant le troisième acte fit se lever Robert. Madame de Mamers posa vivement la main sur son bras.

— Restez ! s’écria t-elle avec une ardeur qui fit involontairement sourire le jeune homme.

Intelligente, elle surprit ce sourire, et se penchant elle dit à voix basse, d’un ton où se mélangeaient, de façon tout à fait séduisante, une légère ironie d’elle-même, et l’abandon d’un être vaincu par la volupté :

— Eh bien, oui, j’ai envie de vous garder… je ne sais pas mentir… et puis, je n’ai pas le temps.

Dans son regard, Robert voyait distinctement éclore des pensées, non formulées. Il devinait, indulgent, la raison de la facilité de cette belle créature qui devait contenter ses sens hâtivement, nouer et dénouer des liaisons entre le départ et l’arrivée des courts séjours.

En ce moment, il l’eût aimée fougueusement, sans l’ombre de ce vague mépris que l’homme ressent pour la femme qui s’abandonne avec une promptitude que la virilité se réserve.

Il s’attendait à ce que l’aventure eût un dénouement complet et immédiat ; aussi, lorsque, la pièce terminée, ils se levèrent, il eut un réel désappointement quand madame de Mamers lui jeta à voix basse :

— Demain, je voudrais vous voir… Chez moi, c’est impossible… Mais, chez vous ?…

Il eut un geste :

— Je suis marié.

— Ah ! fit-elle, un instant déconcertée.

Puis, elle reprit, avec une désinvolture que, cette fois, Castély jugea tout à fait « fille » :

— Eh bien, chez Vriane… Je le préviendrai… Demain, à cinq heures, cela va ?…

Robert s’inclina :

— Demain, c’est entendu.

À part lui, il se promettait de ne point se rendre au rendez-vous, totalement désenchanté. Il eût accepté avec entrain le coup de folie ce même soir ; la partie sensuelle, cyniquement arrangée pour le lendemain lui inspirait un dégoût irraisonné, insurmontable.

En même temps, l’assurance de la dame à disposer comme chose à elle du logis de son ami l’éclairait tout à coup. Bien souvent, il s’était demandé comment Guy, dans sa situation précaire, pouvait conserver une installation relativement aussi luxueuse évidemment, il n’était pas seul à payer !

Cette nouvelle petite ignominie découverte sur un camarade qu’il aimait le rendait maussade.

Sans chercher Vriane, l’évitant plutôt, il se rendit à la loge où Madeleine Jaubert, sans prendre la peine de se démaquiller, piquait un chapeau sur ses cheveux et agrafait rapidement le grand manteau de taffetas plissé que l’habilleuse posait sur ses épaules.

Elle eut une émotion en apercevant Robert.

— Ah, vous, enfin !… J’allais vous envoyer un bleu, demain… J’ai à vous parler ! fit-elle d’une voix brève, altérée.

Et, prenant le bras du jeune homme, elle l’entraîna.

— Venez !… Reconduisez-moi…

Cet accueil bizarre, la fièvre évidente de la jeune femme interdisaient l’auteur. Il oublia les reproches préparés ; il perdit de vue également sa première intention d’emmener Mady souper.

Voyons, qu’est-ce qu’il y a ? dit-il, sourdement inquiet, lorsque le fiacre dans lequel ils étaient montés s’ébranla.

Mady lança brutalement, la voix rauque, vulgarisée par son angoisse et le terrible réalisme de sa révélation :

— Il y a que je suis enceinte !…

Robert eut la brusque, atroce et éblouissante sensation de chute dans le vide de certains cauchemars.

— Enceinte, vous ? répéta-t-il stupidement. Comment est-ce possible ?

Il songeait à La Boustière, à Caula.

La main de Mady se crispait à la sienne, glacée, ses ongles pénétrant dans la chair du jeune homme sans qu’elle en eût conscience.

— Mais comprenez donc que c’est vous, vous ! cria-t-elle exaspérée, pénétrant obscurément les pensées insultantes de celui qui, à son insu à lui, et malgré tout ce que le fait avait d’invraisemblable, — de celui qui avait été le premier, le seul amant de cette fille.

11 se redressa, comme lacéré par la lanière d’un fouet, et, dans un cri d’incommensurable égoïsme :

— Enceinte !… Mais, mon Dieu, ma pièce !… les suivantes !… tout notre avenir !…

Elle s’était si bien identifiée à lui ; d’ailleurs, son intérêt personnel, sa vie artistique étaient si étroitement liés à ceux de Castély que l’exclamation de Robert ne la révolta point.

— Nous sommes perdus ! balbutia-t-elle, les dents serrées, se laissant aller au fond de la voiture, soudain défaillante, la détresse des jours futurs lui apparaissant plus nette, plus implacable, maintenant que s’était échappé de ses lèvres le secret gardé jusqu’alors pour elle seule.

La voiture quittait la rue de Choiseul pour traverser le boulevard des Italiens et gagner la rue Laffitte.

Après la nuit de la petite rue que surplombait la masse énorme et sombre du Crédit Lyonnais, c’était tout à coup la joie lumineuse, à la fois élégante et obscène du boulevard nocturne, grouillant de voitures et de promeneurs, dans l’atmosphère lourde, déjà estivale. Partout, aux rez-de-chaussées et aux combles des façades, les affiches électriques clignaient, blanches, rouges ou vertes, violentant l’attention. Et sur le trottoir, à côté des paisibles groupes familiaux flânant à la sortie du théâtre, des volées de filles peintes, jupes courtes sur les bottines jaunes, coiffées coquettement sous le pauvre chapeau, pépiaient très haut, s’abordaient, se quittaient, s’injuriaient, aguichant les passants ou allant effronté- ment jeter un mot à l’ « ami » qui guettait le trafic au bord du trottoir ou adossé à une devanture close, les mains dans les poches, la cigarette aux lèvres, le chapeau melon, beige ou noir, enfoncé sur les cheveux pommadés.

C’était, au sortir de la paix sommeillante des rues voisines, une coulée extraordinaire de vie, de vices, de passions, la mêlée facile, simple, des êtres les plus dissemblables : bourgeois ignorés, célébrités, champignons de boue sociale, côte à côte sous l’étincellement froid, comme impassible et dédaigneux de l’électricité.

Rentrant dans la quasi-obscurité de la rue Laffitte, après le court éblouissement de la traversée du boulevard, Robert Castély se ressaisit :

— Voyons, parlez-moi ! dit-il avec une sourde colère. Êtes vous sûre de ce que vous dites ?

— Certes !… Sans quoi, je me tairais…

Il réfléchissait, calculait, se calmant un peu.

— En somme, c’est récent… Vous pouvez encore faire erreur…

Elle l’interrompit violemment :

— Non !… À quoi bon se leurrer !…

— Eh bien ! admettons… En tout cas, vous n’avez pas besoin de le dire… Forcément, nous fermons fin juillet… Alors…

La comédienne tressaillit, tout à coup cruellement frappée, continuant en elle la pensée de Castély.

En un instant, il l’avait rayée de sa vie, de ses projets d’avenir… Il se consolait du contretemps en réfléchissant qu’elle pourrait soutenir jusqu’au bout le succès qu’il lui devait en partie… Après, à Dieu vat !… Sans doute, il ne manquait pas d’artistes à Paris qui sauraient la remplacer !…

Une nuit soudaine, étouffante, oppressante l’enveloppa. Il lui sembla qu’elle plongeait en une boue gluante, impitoyable… Ah ! ses beaux rêves enflammés !… Son amour !… Car elle avait aimé cet homme de tout son cœur d’esseulée, de tous ses sens de vierge singulièrement raffinée et instruite par les contacts de son existence d’artiste… Où était tout cela !… Et, encore, ses griseries, en imaginant sa vie à venir, liée à celle de l’auteur dramatique… leurs baisers, et, mieux encore, leurs succès, étroitement unis… leur montée ensemble vers la gloire, vers l’éclatante lumière !…

Soudain, devant la vision de tout ce qui s’enfuyait d’elle, tout son courage, toutes ses forces fondirent ; elle ne se sentit plus qu’un pauvre être faible, abandonné, sans défense, incapable de lutter ; elle poussa un cri de détresse :

— Robert !… Que vais-je devenir ?…

À son tour, il frissonna, déconcerté, songeant à elle pour la première fois. — En effet, pauvre fille, c’était terrible !… Mais une irritation ne tarda pas à prendre le dessus sur sa compassion réelle, quoique si fugitive. Que diable ! Ce n’était pas à lui, un homme marié, et dans sa situation précaire, qu’il fallait demander assistance !…

— Dites-moi… Je vous demande pardon. Je ne voudrais pas vous paraître indiscret. Je serais désolé de vous être désagréable…

D’un geste spontané et implorant, elle passa son bras sous celui du jeune homme ; elle s’appuya à lui, tout son être meurtri évoquant les instants déjà presque loin- tains où, un soir pareil à celui-ci, dans un élan inouï, ils s’étaient pris, encore plus cérébralement que sensuellement.

— Oui, parlez, murmura-t-elle avec un espoir. Dites… Si vous saviez par quelles heures d’effroi, d’affolement je viens de passer ! J’ai tant, tant souffert, toute seule… Un peu gêné, il se recula, esquivant l’étreinte qu’elle sollicitait.

— C’est qu’il faut que vous me répondiez avec sincérité… Que vous soyez bien persuadée que je suis votre ami…

Elle répondit avec lenteur, cherchant à démêler la pensée du jeune homme sous ces paroles.

— Je vous répondrai en toute vérité.

Du reste, il s’expliqua aussitôt.

— La Boustière ?… Il est aussi votre amant, n’est-ce pas ?… Oh ! soyez convaincue que je ne vous fais aucun reproche… au contraire !…

Ces derniers mots sonnèrent comme un glas dans le cœur de Mady.

« Au contraire » ! Ah ! que de choses sous ces deux petits mots, prononcés avec une indifférence, un soulagement si évidents ! Oui, oui, elle comprenait !… La Boustière devenu son amant, c’était non seulement ce prétexte si cher à l’homme de douter, ou d’affecter de douter de sa paternité, mais c’était aussi la libération de tout devoir, de toute responsabilité… La Boustière, l’amant riche, naïf, aveuglément amoureux… La Boustière, c’était à La Boustière de s’occuper d’elle !… Quant à lui, Robert Castély, il se lavait les mains de l’aventure !…

Elle répondit, glacée, sans colère, comme envolée en des régions de suprême désolation.

— La Boustière n’a jamais été mon amant.

Et tout bas, presque inintelligiblement :

— Non plus qu’aucun autre, excepté vous.

Elle éprouvait un inexplicable sentiment de honte à proclamer une innocence physiologique que rien en elle, en son don fougueux n’avait pu faire soupçonner à son amant d’une nuit…

Une véritable contrariété possédait Castély.

— Écoutez, j’étais loin de supposer !… Je le voyais si épris de vous… et du reste, vos allures avec lui depuis quelque temps pouvaient faire croire…

Ils arrivaient au domicile de la comédienne.

— Entrez, supplia-t-elle. Oh ! nous ne pouvons nous quitter ainsi !…

Il hésita imperceptiblement.

— Oui, oui, certainement !…

Quand la lampe fut allumée dans le petit salon, Robert eut une exclamation involontaire en apercevant le visage de Mady défiguré par l’émotion, les larmes et le fard à demi enlevé.

— Oh ! regardez-vous !…

Les yeux de Madeleine se portèrent vivement sur une glace. Et son instinct de femme, malgré son désarroi et son déchirement lui rappela qu’il lui fallait absolument réparer son désordre, se montrer encore une fois séduisante : qu’à la vérité, on ne touche l’homme ni par le raisonnement, ni par le cœur, mais par les sens.

— Attendez-moi cinq minutes, dit-elle en courant à son cabinet de toilette.

Mais, tandis que Robert demeurait seul, étendu sur le petit canapé vert mousse, il songeait, tournait et retournait la situation, s’armant de mieux en mieux contre l’adversaire que, désormais, Madeleine était pour lui. Lorsqu’elle rentra dans la pièce, rafraîchie, recoiffée, souple et mince, sous le peignoir clair d’étoffe molle, il ne s’abandonna point à la sensation involontaire que lui causait cette vision de femme prête pour l’amour, en un cadre de suggestive intimité.

Il posa sur elle un regard froid, préoccupé.

— Que comptez-vous faire ?

Elle aussi s’était préparée à la lutte. Elle répondit, d’une voix blanche :

— Je n’en sais rien.

Et, étudiant le visage de son amant, elle ajouta :

— Le mieux serait, sans doute, de s’adresser à un médecin complaisant. Il n’en manque pas…

Robert avait tressailli.

— Surtout, pas cela ! s’écria-t-il, véhément. Je vous le défends !… N’y songez pas !

Ah ! l’opération !… le mensonge des docteurs, les affres, les horreurs de ces instants, il en avait essayé ! Après les heures d’angoisse passées près de Suzanne, il n’allait pas recommencer avec Mady !…

— Non, non !… Ah ! vous ne vous doutez pas de ce que c’est…

Elle poursuivait, avec un masque de froideur qu’elle s’imposait à force de volonté.

— Je n’ai pourtant pas d’autre parti à prendre… Que voulez-vous que je devienne ? Si la solution était proche, passe encore… mais, réfléchissez un peu… Je suis déjà souffrante, déséquilibrée… Je n’ai pas un genre d’existence ni une santé qui me permettent de supporter cette épreuve comme tant d’autres femmes… Je pourrais cacher évidemment très longtemps… mais ce sont mes forces qui me trahiront… Caula m’avait parlé d’un engagement pour l’été, à Dieppe, avec lui… Mais, c’est un service très dur… Je ne pourrai pas… il me faudra renoncer… Alors, après, c’est fini… Quand je serai dé- figurée, déformée, qui voudra de moi ?… et, c’est toute la saison d’hiver perdue… si ensuite, je ne suis pas morte — de faim, mon Dieu, tout simplement, sans compter les périls de la situation elle-même. Où irai-je ?… À ce moment, vous serez lancé, vous aurez vos interprètes, vous ne vous souviendrez plus de m’avoir connu… vous pas plus que les autres… Ah ! je suis perdue, si je ne me résous pas — et cela très vite — à ce que tant d’autres ont accepté…

Robert se récria, nerveux :

— Non, je vous dis !… c’est impossible !… Je ne le permettrai pas !

Elle s’anima, un éclair d’indignation dans ses longs yeux sombres :

— Vous ne le permettrez pas ?… C’est donc que vous vous arrogez des droits sur moi ?… Alors, il est étonnant que vous teniez si peu compte des devoirs !…

Il eut un sursaut, désagréablement atteint :

— Permettez ! fit-il d’un ton cassant. Expliquons-nous clairement.

Elle eut un geste, tout de suite vaincue, étendant la main comme si elle eût voulu écarter une arme la menaçant :

— Non, à quoi bon !… Rien ne fera que nous nous entendions ! dit-elle amèrement.

Il persista, la voix dure :

— Pardon ! Je vois que c’est indispensable !…

À cet instant, Mady lui était odieuse, et Suzanne se silhouettait dans son esprit, revêtue d’harmonieuses couleurs.

— Vous savez et vous saviez parfaitement que je suis marié, et que, par conséquent, il ne pouvait pas exister entre nous de liaison proprement dite… Vous me rendrez cette justice que je ne vous ai même pas courtisée, et qu’en somme, un certain soir, vous m’avez en quelque sorte enlevé, mis dans l’impossibilité, sous peine de ridicule, de rester dans les bornes amicales que je m’étais peut-être bien prescrites…

Elle tenta de l’arrêter :

— Je ne dis pas le contraire !… Oui, c’est moi qui vous ai provoqué… moi qui me suis donnée… Et, après avoir pourtant paru goûter une joie égale à la mienne, vous ne m’avez pas même épargné l’amertume de vous écarter de ma route… de vous reprendre après avoir semblé vous livrer… alors que moi, je m’étais faite vôtre, corps et âme…

Il l’interrompit :

— C’est justement parce qu’il me semblait que vous preniez l’aventure trop sérieusement que j’ai voulu la réduire à ce qu’elle devait être une simple curiosité de part et d’autre, un emballement, un soir d’énervement…

Elle eut une protestation :

— Ah ! comme vous me traitez !

— Vous me comprenez mal !… Je ne pense rien de blessant pour vous… Je veux dire encore une fois que ma vie est donnée… que j’ai une femme que j’aime… et que celles qui éprouveront une fantaisie pour moi doivent bien entendre que je ne puis leur concéder autre chose qu’une heure qu’il me faut oublier ensuite.

Elle se leva, s’écarta de lui avec une révolte.

— Vous mentez !… Oui, oui, tout cela, ce sont des paroles que je méprise, parce que, dessous, il y a tout autre chose !… Votre femme ? la tendresse que vous lui avez promise ?… Allons donc, est-ce qu’il en a été question entre nous !… Non, non, laissez-moi parler !… Je ne dis pas seulement le soir où nous avons été amants ; je sais que lors des minutes d’affolement sensuel, les hommes balbutient mille mensonges, dont sincèrement ils ne se souviennent plus ensuite !… Mais avant, durant les répétitions de cette pièce que, certaitainement j’ai créée autant que vous… il est faux, il est inique de prétendre qu’en ce moment votre pensée, votre âme, votre cœur n’ont pas été à moi !… Vous en faisiez bon marché, alors, de votre femme !… J’étais la seule qui pût vous comprendre, l’être unique auquel vous pouviez vous confier, dire tous vos rêves, avouer jusqu’à vos faiblesses et vos lâchetés !… Vous étiez à moi !… Ah ! certes, cent fois plus à moi que lorsque nos bras se sont enlacés là, sur ce lit, dans cette chambre où, égoïstement, vous m’avez prise, sans songer au germe de douleur, d’effroi… de mort… que vous mettiez en moi !…

— Mady !…

— Oui, vous étiez à moi autant que l’être humain peut être possédé !… Vous vous abandonniez à moi, mais parce qu’alors j’étais pour vous le soutien, l’espoir, la force, celle qui guide, celle qui prépare la gloire et la fortune… J’étais l’instrument que l’on admire et que l’on adore tant qu’il sert, puis que l’on jette au rebut dès qu’il est usé !… Et voilà, je vous aurai tout donné, j’aurai été pour vous la première marche, et maintenant que je ne puis plus vous servir, vous me reniez !…

Elle se tut subitement, épuisée, en un paroxysme d’exaltation qui la renversa, un coude sur la cheminée, sa belle tête ardente dressée, les yeux dans le vide, tout son buste jaillissant en avant, en un élan de désespoir. D’un bond, Castély fut près d’elle ; et soudain bouleversé par tout ce que charriait de voluptueux cette douleur et cette beauté, il l’enlaça avec ardeur.

— Tu divagues !… Mais je te pardonne, car tu souffres !…

Elle ne le repoussa pas, parce qu’elle l’aimait, bien qu’elle ne conservât aucun doute sur l’inanité des sentiments affectueux de l’écrivain à son égard.

— Tout ce que j’ai dit, je le pense… c’est la vérité, prononça-t-elle avec une fermeté mélancolique.

Pourtant, il y avait en elle encore trop d’illusions féminines pour que le subit énervement sensuel de Robert, son impétueux désir ne glissât pas en elle l’espoir de le reprendre, de se l’attacher de nouveau.

Sortant de ses bras, de son lit, pourrait-il la traiter en étrangère ?… Oserait-il la jeter hors de sa vie avec l’implacable désinvolture de naguère ?

Mais, cette fois, leur étreinte n’eut point l’incomparable élan, la simultanéité d’émotion sincère de leur premier baiser.

Elle se donnait, froide cérébralement, seulement troublée en son cœur et sa chair, s’étudiant à affoler Robert, anxieuse d’obtenir un triomphe qui le lui livrât véritablement.

Il la prenait, conscient de ses calculs à elle, et s’abandonnant d’autant plus à l’ébranlement de ses nerfs qu’il se savait nettement hors d’atteinte, garanti du danger de faiblesse, d’apitoiement par l’insincérité devinée de la caresse de sa maîtresse.

Ils se séparèrent sans que revînt entre eux la question d’angoisse qui eut dû les lier à jamais, et qui au contraire les écartait, les faisait désormais hostiles, meurtris et rancuneux.

Lorsque, rentré chez lui, Robert pénétra avec précaution dans la chambre où dormait Suzanne, la tiédeur parfumée qui régnait dans la pièce close l’écœura.

Il gagna son cabinet de travail et, soudain saisi d’un irrésistible désir de solitude, il disposa le divan pour y dormir avec l’adresse que lui donnait une ancienne habitude : célibataire, il n’avait pas d’autre lit.

Deux draps, une couverture de fourrure, une taie de lingerie enfermant un coussin, et, vite déshabillé, il s’é- tendit avec délices dans la fraîcheur de la toile.

— C’est décidément exquis de coucher seul ! murmura-t-il avec l’allégresse, le sournois triomphe de l’homme résolu à secouer toutes les entraves chères autrefois, et dont aujourd’hui il ne sentait plus que la gêne et le poids.

Et, tandis que les sanglots de Mady montaient, lugubres, dans le silence du petit appartement, là-bas ; tandis que, non loin, Suzanne demeurait pâle, brisée, sombrée dans un repos qui semblait le dernier anéantissement, Robert, s’endormit paisiblement en une délicieuse sensation de détachement, d’insouciance suprême.

  1. M. Michel Corday, dans Sésame.