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L’Autel (Pert)/6

La bibliothèque libre.
Société d’éditions littéraires et artistiques, librairie Paul Ollendorff (p. 132-159).

VI

La première représentation de la Résurrection du Christ et de la pièce de Robert Castély allait avoir lieu ce soir-là.

La veille, la répétition générale n’avait apporté aux artistes et au jeune auteur qu’énervement et indécision. Seul, Joseph-Pol La Boustière, transporté hors des réalités de l’heure, nageait dans un rêve de béatitude.

La plupart des critiques de grands journaux n’étaient pas venus, se réservant pour la première. La salle, à demi vide, avait cette nonchalance, cette veulerie et ces brefs enthousiasmes de commande que l’on observe en ces soirs où les places sont distribuées presque uniquement à des amis, dont l’approbation menteuse, factice, est doublée d’une rosserie si parfaitement apparente.

Maurice Sallus lui-même, bien qu’intéressé pourtant au succès des deux pièces, avait paru les lâcher complètement.

C’était donc le soir de la première que la bataille serait livrée.

Robert, arrivé dès le matin au théâtre — baptisé Théâtre-Moderne pour effacer jusqu’au nom de l’ancienne salle malchanceuse avait passé la journée entière avec Lombez, Vriane et le régisseur, affolés, surmenés par ces mille besognes toujours inachevées de la dernière heure.

Vers six heures, les jambes rompues, la tête vide, sombré en un écœurement général, l’auteur s’était décidé à remonter rue Caulaincourt, où l’attendait Suzanne. C’était, en elle, une fièvre indescriptible, encore accrue par le fait qu’elle n’assisterait pas à l’épreuve décisive. La veille, elle avait fait pour venir à la répétition générale, un effort qui l’avait épuisée et qu’il ne fallait pas songer à recommencer. Bien qu’incomplète, cette rentrée dans la vie de son mari l’avait transportée de joie et d’espoir. Elle escomptait le moment où, tout à fait remise, elle recommencerait à le suivre partout, à partager en une union effective et constante ses angoisses, ses victoires, ses élans et ses cruels déboires.

Durant le repas que fit Robert, sans appétit, l’estomac ravagé par l’émotion, la jeune femme, étendue près de lui sur sa chaise longue, oubliant ses propres misères, ne cessa de parler, sans quitter un instant l’unique sujet qui existât pour eux : la pièce, le résultat de la soirée, le succès actuel et futur…

Et, peu à peu, gagné par son ardente foi, l’auteur sentait s’épandre en lui une chaude quiétude, monter en son cœur une gratitude émue pour celle qui savait ainsi le raffermir, réparer le délabrement de ses nerfs, lui imposer une confiance, lui infuser une vie nouvelle.

— Chère !… Chère Suzy aimée ! murmurait-il avec une reconnaissance attendrie, ses lèvres dans les frisons du cou de la jeune femme.

Vibrante d’amour, palpitante d’orgueil, elle le serra contre elle, le devinant tout à elle, comme jadis. Et, durant l’heure qui suivit, ils se sentirent revenus à l’entente absolue qui les liait avant que les jours de souffrance subis par Suzanne les eussent éloignés corporellement et mentalement l’un de l’autre.

Cependant, il avait fallu s’arracher à cette grisante intimité ; et, après s’être attardé, pris de lâcheté, balan- çant en secret pour savoir s’il retournerait au théâtre ce soir-là, une impatience s’était soudain emparée de lui. Que faisait-il ici ?… Comment n’était-il pas déjà là- bas, soutenant les uns et les autres, attisant les bonnes dispositions, mâtant les malveillances, appelant le suc- cès de toute son ardente volonté !…

Son fiacre le jeta sur le trottoir devant le théâtre, en même temps que descendait d’une autre voiture Madeleine Jaubert, escortée de Joseph-Pol La Boustière.

Robert eut une exclamation agressive :

— Quoi, vous n’étiez pas déjà là, Mady ?

La jeune fille répondit avec calme.

— Je viens de me lever.

Et, au geste furieux de l’auteur, elle répliqua en posant sur lui un regard affectueux et indulgent elle comprenait si bien son énervement !

Mon cher, c’est sur mes épaules, sur mon équilibre moral et physique, que repose en partie le succès… Il faut que je puisse compter sur moi-même.

Sans s’occuper du poète qui les suivait, gauche, dandinant sa corpulence, avec un sourire intimidé, ils avaient pénétré dans les couloirs du théâtre, qu’encombrait la foule des figurants, par groupes agités et bruyants. Quelque chose d’inusité semblait régner dans l’atmosphère des coulisses.

— Qu’y a-t-il ? demanda Robert, inquiet.

Il redoutait un de ces mille incidents possibles qui, surgissant à la dernière minute viendraient entraver la représentation, feraient s’écrouler l’échafaudage de ces trois semaines d’effort surhumain, de labeur inouï.

Une voix s’éleva.

— C’est Coco, monsieur.

Et de vingt côtés différents, jaillit l’histoire de l’accident. Le malheureux idiot, le monstre à figure de perroquet, fils du régisseur, échappé à la surveillance de son père, absorbé par ses occupations, grimpant dans les cintres, se promenant, là-haut, comme un singe maladroit, aux cris épouvantés des assistants, et tout à coup trébuchant, tombant, venant s’écraser sur le plancher de la scène…

— La tête a porté et s’est ouverte… Il a fallu gratter la toile du fond, sur laquelle de la cervelle s’était collée… Et le sang sur les planches !… Voilà trois fois que l’on y passe du savon noir et de l’eau de Javel !…

Frappée, toute pâlie, Madeleine avait reculée, s’appuyant à la muraille.

Coco !… pauvre Coco !… et son père, le malheureux !..

Dans un élan égoïste, Robert avait juré :

— Nom de Dieu ! nous avions bien besoin de cela !…

Mais Jacques de Caula survenait, se frayant un passage dans le corridor du bout de sa canne, très élégant, un feutre gris sur la tête, son torse serré dans un gilet de soie de couleur. Il interrogea :

— Que se passe-t-il ?

Mis au courant du malheur, il en eut un geste indifférent.

— Surtout, qu’on lave soigneusement les planches à l’eau claire et que l’on passe force sciure… Je ne tiens pas à me casser une jambe en glissant sur du parquet savonné !…

Et, passant son bras sous celui de Mady, il l’entraîna, bousculant les figurants.

— Ne restez pas ici, ma chère, ça pue le fauve à tomber à la reaverse !…

Sentant la jeune femme toute tremblante, il s’écria, avec un sincère étonnement :

— Ce n’est pas la mort de Coco qui vous agite à ce point, voyons ?

Elle essaya de sourire.

— Si… ou plutôt, c’est tout… l’idée de la douleur du pauvre bonhomme. Puis un peu de superstition… Un vilain présage pour la soirée, avouez-le !…

Jacques de Caula eut un rire.

— Mais, pas du tout !… C’est, au contraire, la victime antique sacrifiée au seuil de tout édifice nouveau !… Vous verrez, ma chère, combien les mânes de Coco nous seront propices !… C’est le triomphe !…

Puis, sérieux :

— En attendant, passons dans votre loge, et relisons entièrement la pièce de M. Castély… Une précaution que je vous recommande de ne jamais négliger, Mady, si sûre de votre mémoire que vous soyez…

Il l’enveloppait de son regard plein de sollicitude..

— C’est que je vous veux parfaite, ce soir, murmura-t-il avec une caresse dans la voix.

L’épreuve de la répétition générale l’avait tout à fait édifié. Madeleine serait sa femme. Il était certain que la jeune artiste, polie par lui et présentée devant un public de choix, deviendrait l’étoile qu’il rêvait à ses côtés ; car, la veille, elle avait désarmé les malveillances, réveillé les léthargies d’une réunion de blasés, d’envieux, de ratés et d’imbéciles, au crasseux vernis littéraire et artistique ; elle s’était imposée au plus exécrable auditoire qui se pût imaginer.

Et il avait décidé de faire part de ses projets à la jeune fille, le soir même, à l’issue de la représentation.

Il ferma audacieusement la porte de la loge sur Castély et La Boustière, qui les suivaient.

— Personne que nous deux, messieurs !

Très rouge, décontenancé, La Boustière fit le geste de s’asseoir sur une chaise qui traînait dans le corridor. La voix tremblante de colère, Robert se récria :

— Vous n’allez pas faire le factionnaire devant cette porte ?… Venez chez Lombez !

Le gros garçon courba la tête, penaud, balbutia quelques paroles inintelligibles et suivit docilement le jeune homme qui gagnait avec rapidité le cabinet du directeur.

Mais ils tombèrent sur un poste d’électriciens qui, fenêtres ouvertes, allaient et venaient de l’intérieur de la pièce au balcon, qui donnait sur la rue, s’activant pour poser les derniers cadres sur lesquels auraient déjà dû étinceler le titre des deux pièces.

— Quel courant d’air !… C’est insoutenable !… Allons chez Vriane…

Dans la petite pièce devenue très confortable, tendue de tapis de faux Orient, bourrée de divans et de coussins, Guy de Vriane, assis à son bureau, écrivait, répondant quelques monosyllabes aux cris de pintade poussés par mademoiselle Yvette Lamy, debout devant lui, toute crispée, rouge et encolérée.

Les auteurs, arrêtés à la porte, surprirent ces paroles, jetées sans ménagement par sa petite bouche mignarde de rose pompon.

— Non, on n’est pas rosse, mufle à ce point !… Mais tu ne m’as pas regardée, mon petit, si tu crois qu’on me monte le coup !… Tu ne me feras pas rater cette occasion-là, je t’en réponds !… Ce monsieur montera dans ma loge à l’entr’acte, ou bien, c’est dit, je fous le camp !… Les jouera qui voudra, tes salops de rôles !…

Levant des yeux amusés, Guy aperçut les deux hommes dans le corridor. Il répondit avec calme et décision :

— Je te dis que ton miché restera dans la salle.

— Non, il n’y restera pas !

— Si… C’est le réglement.

— Non ! non ! et non !… quand je devrais lui ouvrir moi-même la porte de communication !

Un sourire épanouit le visage de Vriane ; il s’inclina :

— Oh ! alors, ma chère, je n’ai plus rien à dire !… Tu paieras l’amende, voilà tout !…

Interdite, incertaine, la petite actrice le dévisagea :

— Qu’est-ce que tu me racontes ?

— Dame, c’est bien simple… La consigne est donnée au personnel… Nul ne sera admis dans les coulisses par les préposés à la fermeture, sous peine de renvoi immédiat !… Mais cette clause ne peut s’appliquer aux artistes… Contre vous autres, nous n’avons que l’amende !… Si tu contreviens, tu paieras…

Elle releva une frimousse insolente :

— Ah ! parfait ! — Et combien ?

— Vingt francs.

Elle se fouilla, atteignit une pièce d’or et la jeta sur le bureau :

— Tiens !…

Et, virant avec une dignité impayable, elle gagna le couloir où elle appela très haut ses compagnes :

— Denise !… Simone !… Marguerite !… Vous pouvez passer au comptoir… C’est vingt francs !… Moins cher que chez Rachel !…

Tout une volée de jolies filles s’élança autour d’elle. Il y eut des pépiements animés, de petits cris indignés, des rires trépidants, d’où s’échappaient parfois un mot cru, une plaisanterie grossière visant à l’esprit.

— Ferme donc la porte sur cette volaille ! dit, dédaigneux, Vriane à Castély.

Et, avec tranquillité, il empocha le louis de la petite actrice.

— vVous savez la mort de Coco ?

Robert fit un geste de colère.

— Eh oui ! Tout est sans dessus dessous, grâce à l’accident de ce grotesque ! — Mais le père… Adolphe ?… où est-il ?…

— Oh ! à son poste !… Étonnant, cet homme ! — Il n’a pas eu un cri ni une larme… Il était sur la scène quand l’autre est tombé… il s’est précipité — un peu de plus il le recevait sur la tête ! — Il s’est penché, il a pris le corps et a été le déposer dans son bureau, où, ma foi, il est encore !… Puis, il a essuyé le sang qui tachait ses vêtements, et il est revenu pour la plantation du décor du premier tableau de la Résurrection… Et, tu sais, mon cher, ce fantoche, c’était toute la joie, tout l’intérêt de sa vie… Ce bonhomme se suiciderait après la représentation que cela ne me surprendrait pas.

— Diable ! s’écria Robert, alarmé, que deviendrions- nous sans lui !

Il se rappelait la vigilance, le zèle intelligent de l’individu, sa compétence en des questions les plus diverses.

Mais Lombez, qui venait d’entrer, eut un mouvement d’impatience.

— Et puis après ?… Maintenant que tout est organisé, Adolphe peut disparaître, ça n’a plus d’importance.

Et, vivement, il interpella Vriane au sujet de billets que certaine personnalité marquante se plaignait de n’avoir pas reçus.

— Va donc au téléphone et débrouille-toi. C’est insipide, on ne peut pas compter sur toi !…

La Boustière s’accrochait à lui, suppliant.

— Vous n’avez pas oublié mes cousins Lavigne ?

L’autre s’échappa :

— Eh ! mon cher monsieur, croyez-vous que j’aie dans la tête les noms de tous ceux à qui l’on a envoyé des invitations !…

— C’est que je tiens essentiellement à ce qu’Angèle applaudisse ma pièce.

Le directeur haussa les épaules, bourru :

— Angèle vous applaudira.. Espérons qu’elle ne sera pas la seule !…

— Comment ! Après une soirée comme celle d’hier vous avez des craintes ?

Lombez le considéra avec stupeur.

— Alors, vous êtes content, vous ?… Allons, tant mieux, vous n’êtes pas difficile !…

Joseph-Pol tombait de son haut.

— Vous estimez donc que le succès ne s’est pas assez nettement dessiné ?

Une fureur ravagea le visage maigre et parcheminé du directeur ; il ouvrit une gueule agressive ; puis, subitement, il se détourna, ronchonnant :

— Encore un succès comme celui-là, et nous fermons après-demain…

La Boustière resta coi, paralysé. — Ah ?…

Des roulements continus, venant du dehors, annonçaient que les voitures amenant les spectateurs commençaient à arriver. Lombez s’empara de Castély.

— Venez voir la ménagerie que nous aurons ce soir… J’espère que cela marchera mieux qu’hier… J’ai lavé la tête à cette fripouille de Sallus…

Dans une pièce vide et noire attenant à son cabinet, accoudés au balcon de la croisée ouverte, ils guettaient les arrivants, nommant un à un les couriéristes, les critiques, leurs femmes, leurs maîtresses, quelques écrivains, des comédiens en congé, des théâtreuses et des demi-mondaines, des directeurs de journaux, des éditeurs, plusieurs mondains, un petit lot d’artistes, deux hommes politiques, un prince étranger, dont toute solennité artistique s’assure la présence en y mettant le prix — d’ailleurs abordable — et toute cette foule disparate — uniforme au fond — pour qui un théâtre est moins un lieu de plaisir qu’un champ d’affaires de tout ordre.

— Allons, Sallus a bien fait les choses, et nous aurons une jolie salle ! déclara le directeur satisfait.

Puis, il eut tout-à-coup un rappel.

— Ah ! dites-moi donc, je voulais vous avertir !… Vous qui avez de l’influence sur Jaubert, surveillez-la donc… Vous n’êtes pas sans vous être aperçu à quel point Caula la chauffe ?…

Robert balbutia :

— Oui, en effet… Mais que voulez-vous que ?…

Lombez l’interrompit avec vivacité.

— Comment, ce que je veux ?… Mais nom de Dieu, je veux que cet animal ne nous joue pas le tour de cochon qu’il est en train de manigancer !… Vous savez que Caula a l’idée de se coller une légitime talentueuse et, à eux deux, de faire concurrence à l’Athénée et au Vaudeville… Mady le chausse, c’est pourquoi il a accepté de jouer ici avec elle…

Castély se récria :

— Comment, vous croyez ?… Mady deviendrait la femme de ce cabot ?… de cet individu horripilant !…

Lombez lui coupa la parole.

— Ça, mon cher, elle n’aurait pas tort… et puis du reste, c’est son affaire, et je m’en fous, pourvu que son mariage ou son collage n’ait pas lieu tout de suite… Ce que je ne veux pas, c’est que, après le succès que tout me fait espérer, ce soir, Caula tienne la pièce pendant trois soirées, puis lâche tout, et nous foute par terre… afin que l’on ferme et qu’il puisse emmener immédiatement sa demoiselle.

Suffoquant, Robert balbutia :

— Il ferait cela ?

— Ah ! il est coutumier de rosseries pareilles, le chameau !…

Violent, Robert s’écria :

— Mais pourquoi ne parlez-vous pas à Mady ?… N’agissez-vous pas ?

— Et de quelle façon ?… Vous en avez de bonnes, vous !… Qu’est-ce que vous voulez que je lui dise ?… Tout cela, c’est des choses en l’air, latentes, insaisissables. Seulement, vous, vous pouvez nous sauver.

— Moi !

Lombez se pencha, essayant de distinguer les traits du jeune homme dans la faible clarté provenant de la rue.

— Parlez-moi franchement… Vous êtes l’amant de Mady ?

Robert protesta avec une sincérité visible :

— Jamais de la vie !…

Lombez jeta avec décision :

— Eh bien ! il faut le devenir, et le plus vite possible.

Puis, avec une volubilité insinuante :

— Oh ! j’ai des yeux !… Cela ne vous sera pas difficile… L’enfant vous gobe… Vous n’avez qu’à y aller carrément et vous l’aurez… Alors, c’est bien le diable si votre nouveauté ne l’amuse pas durant un mois ! Un mois, c’est tout ce que je demande… Après cela, je me serai retourné et l’affaire marchera toute seule… Aimez-la, intéressez-la et elle saura bien faire patienter le Caula… Vous comprenez qu’il est trop fin, qu’il connaît trop bien les femmes pour la brusquer… Il lui laissera gentiment passer son caprice pour vous.

Robert l’interrompit avec une animation, un dépit soudains.

— Eh ! qui vous dit que je réussirais ?… et que, dès maintenant elle ne soit pas d’accord avec lui !… Une âpre jalousie l’envahissait, qui se confondait avec ses appréhensions d’auteur dont les intérêts étaient menacés.

Lombez ricana :

— Bah ! bah !… Je connais ma Jaubert !… En réalité, c’est une sentimentale, et ce morticole mué cabotin n’est pas pour l’émouvoir ; elle ne le prendra jamais que par calcul…

Robert se rappelait avec amertume la soirée où, chez Mady, la griserie sensuelle des deux artistes avait été si manifeste.

— Est-ce que l’on sait jamais avec les femmes !…

Les trilles d’une sonnette électrique les fit tressaillir. Lombez s’éloigna précipitamment.

— Songez à ce que je vous ai dit, et agissez sans retard !…

Machinalement, Robert se dirigea vers la loge de Madeleine ; Caula ne s’y trouvait plus, mais le jeune homme se heurta au gros corps de La Boustière, écroulé sur un petit canapé trop bas, aux ressorts effondrés.

Déjà revêtue de son costume de Magdeleine, Mady, penchée devant la glace de sa toilette, achevait soigneusement son visage, l’oil attentif, sérieuse, s’étudiant comme un tableau, ainsi que la réalisation d’art, quasi étrangère à sa personnalité, qu’elle s’efforçait de réussir en toute perfection.

Elle se tourna, s’adressant indistinctement aux deux hommes, dans une interrogation où nulle coquetterie, nulle puérilité féminine ne transparaissait.

Vous m’aimez, comme cela ?

Robert n’eut qu’un grognement indistinct. Au fond, cela l’exaspérait que Madeleine jouât dans une autre pièce que la sienne.

Le poète contemplait la jeune femme avec une admi- ration émue.

— Vous êtes belle… plus belle même que mon rêve, murmura-t-il très bas, avec dévotion.

Mais Mady eut un geste de contrariété, après s’être de nouveau scrutée sévèrement.

— Non, quelque chose encore est défectueux… J’ai le regard trop moderne… Mes traits, oui, je les modèle assez bien, comme je le veux… mes yeux m’échappent. Il y luit malgré moi tout le vingtième siècle, toutes les âpretés, toutes les émotions, tous les ressouvenirs et les préoccupations de l’être actuel… Pour une heure, il me faudrait effacer tout cela… me refaire une âme d’autrefois !… Que pensait-elle, que faisait-elle votre Magdeleine ?… Oh ! oui, je sais, c’était une courtisane… elle aimait ou elle se laissait aimer… C’est vrai que c’est toujours la même chose à vingt siècles de distance… Pourtant, il y a tant de nuances !… Tenez, venez ici, et dites-moi, vous qui avez tant étudié ces époques lointaines, dites-moi quelles étaient ses occupations journalières, les détails de son existence intime vulgaire… que je la vive vraiment…

Levé péniblement, La Boustière s’était approché de la comédienne, toujours assise ; et, la main sur le dossier de sa chaise, un peu interdit, il avait commencé d’une voix timide, aux inflexions douces :

— Eh bien, voilà… Magdeleine habitait une maison à l’orientale… un rez-de-chaussée de petites pièces basses, blanchies à la chaux, peu éclairées, aux ouvertures closes de tapis… Elle avait deux esclaves mâles : un vieux, intelligent et rusé, qui lui servait en ses affaires, et un jeune, solide, qui apprêtait les repas succulents, lorsqu’il y avait festin chez la courtisane… qui mettait à la porte les exigeants et les brutaux… qui allait recueillir les présents promis, presque toujours en nature, — bestiaux, céréales, étoffes, tapis, chez les amants quelquefois oublieux ou peu pressés de remplir leurs engagements… Beau garçon, quoique noir, il comblait parfois les fantaisies amoureuses de sa maîtresse… Magdeleine avait aussi quatre esclaves femmes, deux servantes expertes à la baigner, à la coiffer, à frotter son corps d’essences, à amuser ses demi-sommeils las d’amour et d’orgie par leurs chants à mi-voix, leurs récits, la musique dont elles la berçaient.. Puis, deux petites filles, qui ne la quittaient point, même durant les visites de ses amoureux… servantes attentives… piment des voluptés simples ou compliquées, témoins indifférents… parfois souffre-douleurs…

Les mains croisées, le buste un peu courbé, les yeux attachés sur le sol, Mady écoutait avait avidité.

— Oui, oui, je vois… Oh ! je la vois ! murmurait-elle en un ravissement d’art. Dites encore… Montrez-la moi son réveil… Dans la première scène, je ne saisis pas bien pourquoi elle rabroue avec tant de colère son serviteur… justement son vieil homme de confiance…

Joseph-Pol devenait prolixe, revivant son rêve avec une béatitude.

— Comprenez donc !… L’amour, le divin et charnel amour pour Jésus a pénétré son cœur… Sa vie habituelle lui pèse, toutes ses conséquences lui deviennent odieuses… Ahman a été, comme d’ordinaire, faire sa tournée au grand marché qui, chaque mois, réunit les hommes des tribus les plus éloignées… Il a parlé à des chefs opulents, il a vanté la beauté de Magdeleine, il a éveillé des curiosités et des désirs, obtenu des promesses de visites… il rentre pour rendre compte à sa maîtresse de sa mission, mission qui fait horreur à celle-ci, maintenant qu’elle est touchée par l’amour… l’amour immense qu’elle ressent pour Jésus…

Mady eut un cri :

— Oui, oui !… Oh ! je comprends !…

Et, la voix de l’avertisseur retentissant dans le couloir, elle bondit, tout enfiévrée, la voix claire :

— Ah ! vous verrez ! cria-t-elle radieuse. Je les aurai, les yeux de votre Magdeleine !

Robert haussait les épaules, plein de rancune et de désabusement. Cette fille était vraiment folle de s’enthousiasmer ainsi pour les élucubrations saugrenues de ce poète marchand de vin !…

Aussi, la comédienne ayant quitté sa loge, dit-il avec une amabilité affectée :

— Venez-vous dans la salle, La Boustière ? Pendant que l’on joue, cela n’a pas d’inconvénient, personne ne vous voit et l’on recueille parfois des impressions intéressantes…

Il se réjouissait d’avance des camouflets qu’allait probablement recevoir l’auteur.

Celui-ci asquiesça, naïvement reconnaissant.

— Bien volontiers !… Je vous remercie de me piloter… Jamais je ne me reconnaîtrais dans ces corridors.

Lorsqu’ils parvinrent dans le couloir longeant les loges de premières, celui-ci était entièrement vide, blanc et lumineux. Là-bas, deux ouvreuses classaient les pardessus et les manteaux dans les vastes armoires aux têtières de cuivre.

Robert poussa le battant de velours de l’entrée des fauteuils de balcon ; et les deux hommes s’adossèrent à la cloison des loges qui la bordaient.

C’était, dès l’abord, dans la demi-ombre de la salle l’apparent silence du public, une impression de mystère et de recueillement, qu’animait étrangement la voix des acteurs, à la fois naturelle et factice, très distincte et très lointaine.

Tendant l’oreille, impressionné, Joseph-Pol essayait de reconnaître la scène qui se déroulait sans y parvenir, le cerveau en désordre, éperdu par cette idée qu’une foule était là, muette et attentive, guettant le développement de sa pensée.

Durant un instant, le pouvoir d’un auteur lui parut dé- passer celui d’un roi.

Robert le toucha à l’épaule, murmurant :

— Écoutez…

L’on parlait dans la loge contre laquelle ils s’appuyaient. Deux voix de femmes alternaient, en ce susurrement discret des habitués de théâtre, avec cette expression vide, frivole, gentiment niaise qui dénote la jolie femme.

— Mais, c’est Quo Vadis !

— C’est joli, en somme… Tenez, le corsage de la femme… la blonde, là-bas, qui a des tresses roulées sur les tempes, on pourrait porter ça l’été…

— Oui, en pinçant un peu à la taille, cela ferait un joli blouson.

Un grand silence ; puis :

— Est-ce que ce sont des vers ?

— Oui. Non… Regardez sur le programme.

— Je ne peux pas, je l’ai laissé tomber… J’attends André pour plonger à sa recherche.

Un imperceptible bâillement fusa.

— Quand ont-ils dit qu’ils viendraient, ces messieurs ?

— André, pas avant onze heures, et je crois que votre mari ne sera libre qu’à la même heure.

— Peut-être bien… il n’a pas dîné à la maison…

— Tiens, voilà Jacques de Caula… Oh ! comme cela lui va mal, cette barbe !…

— Je ne trouve pas !…

— Oh ! vous !… vous avez des goûts dépravés !…

Un petit rire et encore une pause.

— Si… décidément, ce sont des vers.

— Moi, je n’essaie pas de deviner… Il n’y a qu’à la Comédie-Française que je suis tout de suite fixée…

— En effet, ils scandent…

— Ce n’est pas cela… C’est à leur façon de marcher en scène.

— Qu’est-ce que vous racontez ?

— Mais, je vous assure…

La Boustière eut un brusque recul et regagna le couloir.

— Quelles dindes ! s’écria-t-il indigné. Comment de pareilles créatures sont-elles admises dans une salle de spectacle !… Ce sont des cuisinières !…

Robert sourit.

— Ma foi, je les imagine, au contraire, fort jolies, très élégantes, et « du monde ».

Ils se rendirent à l’autre entrée. Là, on causait presque haut, voix d’hommes et voix de femmes mêlées, ton libre et familier, allusions montrant qu’on était entre journalistes et théâtreuses.

— Vous avez vu les cabinets ?… Épatants !… Art nouveau et confort…

— Superbes, mais je trouve un peu répugnant de les étaler comme ça !…

— La préposée a l’ordre d’ouvrir la porte quand ils sont libres pour qu’on puisse admirer, elle me l’a avoué… Tu trouves cela joli, cette coiffure de Mady ? Comme cela !… Je l’aimais mieux dans son dernier rôle.

— Mais, mon petit veau, elle représentait une Espagnole. Carmen et la Magdeleine ne peuvent pas avoir la même tête ?…

— Avec cela !… On se fait la tête qui vous va !… Tu crois donc que tu parles à une grue !… J’ai joué, mon petit !…

— La Magdeleine !… Ça n’a jamais été la Magdeleine, ça, c’est la belle Fatma !…

— Caula ?… Oh ! ma chère, c’est un garçon étonnant !

— Tant que cela !… Je croyais qu’il ne se fatiguait pas ?…

— Qu’est-ce que ça fait !… Il a de ces trucs !…

— Oh ! écoutez donc !… C’est épatant, ce vers-là !

— Lequel ?

— Je ne sais pas… Je ne distingue jamais ce que je trouve joli… mais, ça me frappe en gros…

— Ils couchent, Caula et Mady ?

— Tu vois ce vieux patriarche, là-bas ?… Je l’ai eu quelque temps comme domestique.

— Il a une gueule d’ambassadeur.

— Je crois qu’il l’a été anciennement… Seulement, il se grise et il accueillait mes amies des femmes du monde…

— Oh ! la, la !…

… En les appelant « ma petite chatte » et en les embrassant dans le cou.

— Moi, je voudrais voir des chameaux et la danse du ventre !…

La Boustière entraîna Castély.

— Ne vous frappez pas, dit Robert avec une amertume qui échappa au provincial. Ce n’est pas cela qui vous empêchera d’avoir une bonne presse, demain… On y a mis le prix…

L’autre eut un grand geste, un fanatisme dans ses yeux de rêveur.

— Ils ne comprennent pas !… Mais, ils comprendront peu à peu… C’est une éducation à faire… Il n’est pas possible que la troisième partie ne les empoigne pas !

Robert haussa les épaules.

— Croyez-vous ?…

Cependant, lorsque plus tard, retourné dans les coulisses, il entendit des applaudissements retentir, spontanés et nourris, il eut un mouvement de contrariété.

— Qu’ont-ils, ces imbéciles ?

Il semblait que tout bravo accordé à La Boustière lui fût volé, à lui. Il ne respira, soulagé, que la toile définitivement tombée sur le dernier tableau de la Résurrection du Christ.

Lombez passa en courant, l’air enchanté.

— Mais cela marche !… Réjouissez-vous donc, mon cher ! Un succès en entraîne un autre !…

Castély se précipita dans la loge de Mady.

— Enfin ! vous allez peut-être penser à moi, à présent ?

Son fard fondu, de la sueur perlant sur son front, la jeune fille l’écarta en riant.

— Ah : laissez-moi à ma toilette, s’il vous plaît ! Allez donc chez Jacques, il a à vous parler !…

Il ne s’attarda pas à la familiarité amicale avec laquelle elle prononçait le nom de son camarade, tout à la trépidation douloureuse de l’auteur parvenu à l’ultime moment qui précède l’épreuve décisive.

— Oui, oui !… Mais, pour Dieu, dépêchez-vous !

Vous savez qu’il est tard !… Il ne faut pas indisposer le public en faisant attendre !

— Dix minutes et je suis votre Madeleine. Oh ! celle-là, je n’ai besoin d’aucun effort pour la vivre !…

Robert trouva le comédien entièrement nu, dans sa loge, étendu sur un divan. Une vieille femme à l’air décent le massait avec soin.

Castély recula. — Pardon !…

Mais l’autre le retint en riant.

— Entrez donc ! Oui, un procédé à moi… Je préfère un bon massage à huit heures de sommeil… et ça a l’avantage d’être plus expéditif. Dame ! vous autres auteurs, vous n’imaginez guère l’effort intellectuel et corporel qu’il nous faut donner pour — comme vous dites, rendre vos œuvres !…

— Vous désiriez me parler, m’a dit mademoiselle Jaubert ?

Devant Caula, Robert affectait une grande correction à propos de Mady, peut-être pour forcer celui-ci à en observer une pareille.

— Vous parler ? Ah ! oui… Vous savez, au deuxième acte, lorsque je murmure dans le cou de Madeleine ce petit couplet poétique ? Voyez-vous un inconvénient à ce que, ce soir, je substitue à vos vers une courte pièce de la comtesse de Mouchy ?… également très bien appropriée à la situation.

Castély sursauta.

— Par exemple !…

— Oh ! vos vers sont délicieux, je n’en disconviens pas… Mais, justement, la comtesse est là, dans la loge que je lui ai fait envoyer et vous savez qu’elle n’est pas du tout avide de réclame — néanmoins, elle sera contente de cette petite surprise… En définitive, c’est à vous qu’elle en saura gré !

Robert s’écria vivement :

— Voilà qui m’est égal…

Caula se pinça les lèvres.

— Vous avez tort, mon cher monsieur !

Et, avec une sécheresse, où l’auteur tout à coup angoissé sentit la menace :

— Alors, vous ne m’autorisez pas à cette insignifiante substitution ?… Je vous ferai observer que beaucoup d’interprètes, à ma place, n’y auraient pas mis ma délicatesse… et se seraient passés de solliciter votre permission !…

Le sang monta au visage de Robert. Il eut sur les lèvres une violente apostrophe. Puis, il se maîtrisa ; et, se détournant, il dit d’une voix qu’il s’efforçait, sans y parvenir, de rendre indifférente :

— Faites ce que vous voudrez… cela n’a aucune importance.

Caula eut le triomphe discret.

— Je vous affirme que cela peut avoir une sérieuse influence sur le succès de votre pièce.

— Vous n’aviez rien d’autre à me dire ?

— Mais, non.

— Alors, je vous laisse.

Robert s’éloigna rapidement, avec une hâte de se retrouver près de Mady. Puis, avant qu’il fût rendu à la loge de la jeune femme, un revirement complet se fit en lui. Il se sentit tout à coup seul, intrus, abandonné, auprès d’étrangers, chacun préoccupé de son unique intérêt personnel et prêt à marcher insolemment, implacablement sur le sien à lui.

— Ma pauvre petite Suzanne, pourquoi n’es-tu pas avec moi ! pensa-t-il tout à coup, en un ardent besoin de se blottir contre une sympathie réelle, un amour sans bornes, un dévouement éprouvé.

Et, fuyant, avec l’intime conviction que tous étaient ligués contre lui, qu’il allait vers la chute, l’irrémédiable écrasement de ses espoirs, de ses rêves, il courut se cacher au haut du théâtre, au second rang des galeries vides, où personne d’en bas ne pouvait le deviner.

Tout pouvait crouler, brûler, s’anéantir, il se sentait incapable de remuer, à bout de forces, les nerfs vaincus.

Cependant, lorsque la sonnette de l’entr’acte eut rassemblé les spectateurs dans la salle complètement pleine ; cette fois, quelque chose passa, très dissemblable de l’indifférence polie ou sourdement gouailleuse, de l’approbation voulue, affectée, accordée à la Résurrection du Christ. L’on eut l’impression que le public se pré- parait à entendre le seul spectacle qui comptât dans la soirée.

Sallus était unique pour mettre en scène » une salle de première. Tout l’inverse de ce qu’il s’était montré la veille, il se dépensait adroitement depuis le commencement de la soirée, parlant aux uns, aux autres, serrant la main de celle-ci, flirtant avec celle-la, jetant un mot à gauche, une recommandation à droite, suggérant impressions et expressions, faisant d’avance le « papier » de tous les critiques, à qui il soufflait le terme typique, précisément dans leur manière.

Et, de fait, que ce soit à cause de son habilité, du jeu inouï de Mady et de Caula, ou réaction de l’ennui qu’avait infligé à ces cerveaux de boulevardiers la poésie biblique de Joseph-Pol La Boustière, ce fut, pour la pièce de Castély, un immédiat emballement.

Comme parfois l’on rit, l’on ironise hors de propos, obstinément, ici, tout était accueilli bon ou mauvais — par l’approbation grisée de cette foule spéciale qui semble toujours sous l’influence d’un haschich quelconque. Ce fut un de ces succès de première étourdissants qui, la plupart du temps, n’ont aucun écho le lendemain, et qui, souvent, détraquent pour toujours l’auteur débutant. Il est difficile de ne pas se croire du génie lorsqu’on a été sacré dieu tout un soir.

Robert Castély n’avait pas bougé de sa place, aussi bouleversé que si la pire des catastrophes eût fondu sur lui ; persuadé stupidement que ce beau rêve allait tout à coup se muer en cauchemar, les sifflets se substituer aux bravos ; le cœur retourné après chaque réplique, croyant que la mémoire allait manquer aux acteurs, qu’ils oublieraient leurs effets, que Mady allait tomber en attaque de nerfs ou Caula se mettre à ricaner soudain et à adresser une déclaration aux loges…

Il semblait, en cet instant de suprême émotion pour le jeune auteur que tout l’alcool moral et effectif absorbé durant ses sept à huit années de vie parisienne bouillonnât en son cerveau et le mit en état d’insurmontable démence.

Lorsque le rideau, tombé sur des applaudissements soutenus, se releva, afin que Jacques de Caula, vint, avec sa grâce élégante, jeter le nom de l’auteur à la foule ; on acclama bruyamment Castély.

Le jeune homme, revenu à lui, dégringola précipitamment de son perchoir et gagna les coulisses comme un fou.

Une habilleuse l’arrêta mystérieusement :

Mademoiselle Jaubert fait dire à Monsieur qu’elle va descendre tout de suite, et qu’il l’attende par l’entrée du passage.

Surpris, Robert répondit machinalement : — Bien…

Et il manœuvra pour échapper aux manifestations de cette foule d’amis qu’un succès fait éclore dans le terreau littéraire.

Les cinq grandes minutes pendant lesquelles il attendit dans le passage désert, lui parurent interminables, vraiment odieuses.

Il jugeait sa fuite grotesque, il s’inquiétait des étonnements qu’elle avait dû soulever, s’exagérait les froissements qu’elle ne manquerait pas de causer. Il n’avait pas revu Lombez, pas serré la main à Caula, qui, sans conteste, s’était surpassé, et n’avait glissé dans aucune de ces rosseries que l’auteur craignait de sa part. Enfin, Maurice Sallus avait vu qu’il l’évitait, et il s’était dérobé au plus élémentaire des devoirs auprès du prince barbu de la critique dramatique. La conscience des irrémédiables « gaffes » commises par lui durant ce quart d’heure qu’il avait escompté cent fois auparavant, pour lequel il s’était tracé un minutieux programme, l’emplissait d’une maussaderie, d’une rancune pour celle qui allait venir, qui croissait démesurément de moment en moment.

Sa fatigue, son dégoût, son désappointement de tout étaient absolus. Il n’avait éprouvé aucun bonheur de son triomphe, tiré aucun parti des atouts que lui apportait cette soirée, et voici qu’il ne se souciait plus de la femme qui, visiblement, s’offrait.

Arrivé à l’extrémité du passage, il balança, près de sauter dans un fiacre et de rentrer chez lui, abandonnant le rendez-vous avec une satisfaction de la déconvenue qu’éprouverait Mady. Pourtant, presque malgré lui, il fit demi tour et revint encore sur ses pas.

Rapide, son grand manteau flottant autour d’elle, Madeleine Jaubert venait d’apparaître, semblant apporter avec elle une autre atmosphère, toute de vie, d’animation, d’exubérant enthousiasme.

Et, brusquement, toutes les impressions pénibles, les lassitudes, tous les écœurements du jeune homme disparurent ; un bonheur, une quiétude inouïs l’envahirent ; il sentit qu’en cette minute fugitive, l’artiste seule existait pour lui, au monde.

Elle l’enveloppait instantanément de son frémissement, de sa fièvre heureuse.

— Comment, vous n’avez pas eu l’idée de retenir une voiture ? s’écria-t-elle en riant.

Et, s’emparant du bras de Robert, elle l’entraîna vers l’autre bout du passage, du côté de la rue Saint-Honoré.

— Par là, nous serons plus certains de ne rencontrer aucun gêneur ! murmura-t-elle, penchée sur son compagnon, encore toute vibrante de cette soirée unique pour elle, où tous les triomphes de la femme, de l’artiste, de l’amoureuse s’étaient confondus.

Elle demanda, quêteuse de tendres paroles :

— À quoi songiez-vous en m’attendant ?

Il avoua, délicieusement troublé, s’abandonnant au désir qu’elle avait de lui :

— Je n’ai pensé à rien… qu’à vous maudire !

Elle éclata d’un rire à la caressante harmonie.

— Me maudire ?… Cela, c’est trop fort, par exemple !

— Dame !… Cette station interminable, tout seul, dans le silence et le froid de ce passage, quelle douche !…

Elle s’excusa :

— Je me suis pressée autant que j’ai pu… Mais, vous savez, se dépouiller de la matérialité d’un rôle, c’est encore long…

Puis avec une gravité tendre, un rien timide :

— Ai-je eu tort de vous arracher aux autres pour vous avoir à moi toute seule ?

— Non répondit-il en serrant contre lui le bras de la jeune femme.

Rue Saint-Honoré, il héla un fiacre ; tous deux y montèrent, l’adresse de Mady donnée.

Son agitation subitement tombée, la jeune femme s’appuyait au fond de la voiture, silencieuse. Robert prit sa main, la porta à ses lèvres et y déposa un long baiser, où il n’y avait peut-être encore que de la reconnaissance.

Elle demanda :

— Êtes-vous heureux ?

Il répondit avec sincérité :

— Je ne sais pas… je suis ahuri… les nerfs mal remis… un peu déçu — non pas du résultat, mais de l’absence de sentiment que ce succès a éveillé en moi… Je croyais que le triomphe était meilleur. Il faut qu’il y ait quelque chose de cassé en moi… et je m’en dépite…

Elle l’écoutait, hochant la tête.

— Je comprends !… C’est que, vous l’auteur, le jour décisif, vous êtes forcément en dehors de la lutte… La fièvre, la souffrance, et aussi l’indicible joie de la victoire, c’est nous, les interprètes, qui les supportons et les goûtons ! Où étiez-vous, je ne vous ai aperçu nulle part ?

— Là-haut, dans la salle, caché, tout seul, paralysé, souffrant mille morts…

Leurs mains nues s’étaient nouées, leurs doigts s’entrelaçaient, la tiédeur de ceux de Mady réchauffait peu à peu la glace de l’épiderme de Robert.

Elle interrogea avec anxiété :

— Pourtant, vous nous avez aimés ?… Nous avons bien réalisé votre rêve ?

Il s’anima.

— Oh ! Mady, vous avez été idéale, surhumaine !…

Et, citant, détaillant les scènes, l’une après l’autre, il perçut tout à coup que son esprit se dédoublant à son insu, tout en se torturant de mille appréhensions, avait néanmoins ineffablement joui de l’œuvre jaillie de lui et si amoureusement, si parfaitement interprétée par ce couple flexible et vibrant qu’étaient Madeleine Jaubert et Jacques de Caula.

— Mady ! Mady ! s’écria-t-il, enfiévré à son tour, vous êtes une artiste, une grande… grande artiste !…

D’un geste comme involontaire, elle se serra contre lui.

— Je suis votre artiste, murmura-t-elle à voix basse, en un aveu ardent, et vous êtes mon maître…

Il l’avait enlacée ; leurs lèvres s’épousaient en un baiser où s’exaspéraient toutes leurs fièvres de cette soirée emplie du vertige des efforts accomplis, douloureuse, angoissée… affolante aussi d’ivresse triomphante.

Ils arrivaient rue Fontaine. Ils descendirent de voiture, traversèrent le jardin, pénétrèrent dans l’appartement, emportés, perdus tous deux dans un désir impatient de solitude…

La tiédeur parfumée du petit appartement, où s’alanguissait une énorme corbeille de roses envoyée par La Boustière, les saisit délicieusement. Ils eurent tous deux la sensation d’être parvenus à l’étape… l’étape suprême vers laquelle ils soupiraient à leur insu depuis si long- temps.

Tous deux, l’un pour l’autre, étaient plus et mieux qu’elle et lui. Ils étaient, adorablement personnifiés, tous leurs rêves anxieux et radieux ; ils étaient, sous le leurre brutal de la sensualité, la célébrité, la fortune, les âpres jouissances intellectuelles et les joies suaves de l’imagination… ils étaient l’illusion suprême de leurs deux âmes d’artistes, suprêmement tendues et vibrantes.

Et, ce fut dans les bras de Mady, sur son sein palpitant de grandes ondes voluptueuses que Robert connut, enfin, l’immense joie de la victoire remportée là-bas sur la foule… tandis que les lèvres de la jeune femme se rassasiaient goulûment du triomphe qu’il lui avait procuré, des luttes et des gloires futures qu’il lui apporterait encore.