L’Autre (Sand)/Acte III

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Michel Lévy frères (p. 70-96).
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ACTE TROISIÈME




Même décor.





Scène PREMIÈRE


LA COMTESSE, HÉLÈNE, JEANNE, CASTEL, MARCUS.

La comtesse, vêtue de blanc. Castel range de la musique au premier plan. Jeanne entre avec Marcus.

HÉLÈNE, près de la porte d’entrée.

La voilà !

JEANNE.

Mettez-vous au piano.

Hélène va au piano.
MARCUS.

Eh bien, comment va-t-elle aujourd’hui ?

JEANNE.

Elle va mieux, ôtez le crêpe de votre chapeau.

CASTEL, à Marcus.

Ah ! vous voilà, vous ? On ne vous voit pas souvent !

MARCUS.

Vous savez bien pourquoi. Parlez-moi de ma tante. Elle ne se doute toujours pas de la mort de mon oncle, puisque… Pauvre tante ! parle-t-elle, à présent ?

CASTEL.

Pas encore.

MARCUS.

Pas un mot depuis six semaines !

CASTEL.

Vous trouvez ça étonnant, qu’ayant été comme morte pendant plusieurs jours, elle ne soit pas encore en état de faire la conversation ?

MARCUS.

Le docteur Pons dit qu’elle restera ainsi !

CASTEL.

Le docteur Pons est un âne ! si on l’écoutait, on enterrerait ses malades tout vivants ! Ah ! les médecins !

MARCUS.

Mais monsieur Maxwell !

CASTEL.

Ce n’est pas un médecin, celui-là ! C’est, ne vous en déplaise, un homme de génie qui l’a sauvée et qui nous la conservera.

MARCUS, regardant la comtesse.

Oui, mais muette, égarée !

CASTEL.

Elle n’est ni l’un ni l’autre. Je vous dis, moi, qu’elle pense, qu’elle réfléchit, même ; qu’elle a sa raison et qu’elle se porte mieux qu’auparavant. Si elle ne parle pas, c’est qu’elle sent que ça la fatiguerait. Elle attend que la force lui revienne ; elle a plus de patience et de sagesse que nous tous, à commencer par vous, ce qui n’est pas difficile !

MARCUS.

Merci, père Castel ! Vous me détesterez donc toujours ?

CASTEL.

Qu’est-ce que ça vous fait ?

MARCUS.

Au point où j’en suis, une épine de plus ou de moins dans le bouquet de la vie !…

CASTEL.

Vous voyez des épines partout, vous ! Vous avez la peau trop tendre ; vous croyez toujours qu’on vous déteste… c’est l’effet de votre joli caractère.

MARCUS.

Ou du vôtre. Mais vous êtes si dévoué à ma pauvre tante, que je vous pardonne tout.

CASTEL.

Vous êtes bien bon !

JEANNE, qui s’est approchée d’eux.

Laissez dire monsieur Castel. Il ne maltraite que ceux qu’il aime… Voulez-vous dire bonjour à madame ?

MARCUS.

Ah ! on peut lui parler, à présent ?

JEANNE.

Monsieur Maxwell ne le défend plus, pourvu qu’on n’insiste pour qu’elle réponde ; il faut à son esprit un repos complet !

MARCUS, montrant Hélène qui quitte le piano.

Et vous ne craignez pas que la musique… ?

CASTEL.

La musique ne fatigue que les sots !

MARCUS.

Comme moi ?

Hélène lui fait signe d’approcher.
HÉLÈNE.

Bonjour, Marcus.

MARCUS, se mettant aux genoux de la comtesse.

Bonjour, Hélène. Me permettez-vous de vous baiser la main, ma bonne tante ? Je vous trouve bien mieux aujourd’hui ?

HÉLÈNE.

Tous les jours mieux !

MARCUS.

Vous me reconnaissez bien, à présent ?

HÉLÈNE.

Certainement.

MARCUS.

Et vous aimez toujours les fleurs ?

La comtesse qui parait incertaine devant toutes les questions, regarde avec étonnement les fleurs qu’elle tient.
CASTEL, à Jeanne.

On lui dit de ne pas la questionner, et il ne fait que ça !

JEANNE.

Mais Hélène répond pour elle ; c’est comme cela qu’il faut faire.

MARCUS, à la comtesse.

Voulez-vous me donner une de ces roses ? (La comtesse lui met une rose à la boutonnière.) Ah ! enfin, le voilà revenu, votre bon sourire, et cela nous rend tous heureux !

HÉLÈNE.

Et moi, voulez-vous me donner un baiser ?

La comtesse la regarde avec une sorte de méfiance craintive, se détourne et donne le baiser à Marcus.
MARCUS.

Merci ! Mais Hélène sera jalouse !

LA COMTESSE, étonnée, avec effort.

Hé… Hélène ?

HÉLÈNE, lui baisant les mains.

Ah ! elle a dit mon nom !

MARCUS, bas, surpris.

Mais elle ne semble pas te reconnaître !

HÉLÈNE, de même.

N’importe, n’importe ! c’est assez pour aujourd’hui !

JEANNE.

Oui, oui, c’est beaucoup. (À la comtesse qui cherche à s’exprimer.) Voulez-vous aller au jardin ? (La comtesse se lève seule, et semble demander pourquoi.) Pour chercher d’autres fleurs ?

LA COMTESSE.

Oui, pour…

JEANNE.

Pour ?…

LA COMTESSE, semant les fleurs qu’elle tient.

Les morts !

HÉLÈNE, bas, à Marcus.

Ah ! tu vois ! elle pense à son fils !

MARCUS.

Pauvre Ophélia en cheveux blancs !

LA COMTESSE, au moment de sortir lentement, avise un crêpe noir qui est par terre, au fond, et le roule autour des fleurs qu’elle tient en répétant.

Les morts !…

Elle sort avec Jeanne.




Scène II


MARCUS, HÉLÈNE, CASTEL.


CASTEL, allant ramasser le crêpe.

Qui diable a laissé tomber ce crêpe ? (À Marcus.) Vous, je parie !

MARCUS, fouillant en vain dans sa poche.

Ah ! mon Dieu, oui, c’est moi !

CASTEL.

Vous ne ferez jamais que des sottises, vous !

HÉLÈNE, d’un ton de reproche.

Castel !

MARCUS.

Laisse-le me gronder : les malheureux ont toujours tort !

CASTEL, ému.

Malheureux !… malheureux !… est-ce que je vous dis que vous l’avez fait exprès ? si on ne peut plus rien vous dire ! (Il sort en grommelant.) Il est insupportable ! Quel enfant ! quel enfant !




Scène III


HÉLÈNE, MARCUS.


HÉLÈNE.

Ne t’accuse pas, va ! elle a dû entendre ou deviner quelque chose, le jour de nos fiançailles ! C’est là le coup qui l’a frappée et dont elle a tant de peine à se relever. Je crains presque l’entier retour de sa mémoire ! Pourrons-nous lui cacher encore… ?

MARCUS.

Tu espères donc toujours qu’elle retrouvera ses facultés ?

HÉLÈNE.

Monsieur Maxwell me le promet, et je crois en lui !

MARCUS.

Oui, Maxwell ! C’est le dieu de la maison, à présent !…

HÉLÈNE.

À présent, tu dois le bénir aussi. Sans lui !… Le docteur Pons haussait les épaules en le voyant s’obstiner à rappeler cette précieuse vie qui s’éteignait à chaque instant dans nos bras. Moi seule avais foi en la parole de monsieur Maxwell et Dieu lui a donné raison !

MARCUS.

Dieu veuille qu’à présent, il ne se trompe pas en croyant réveiller les idées ! Ce qui m’effraye le plus, c’est qu’elle ne te reconnaisse pas, toi, ce qu’elle a de plus cher au monde ! si elle devait rester comme cela, quelle fatigue, quelle douleur pour toi, ma pauvre Hélène !

HÉLÈNE.

Ne me plains pas ! Après cette crise effrayante où j’ai cru l’avoir perdue, la voir, la sentir là est une joie immense pour moi ! Je la soigne comme une enfant. Eh bien, je ne fais que lui rendre ce qu’elle a fait si longtemps pour moi et je voudrais employer à cela ma vie entière.

MARCUS, lui prenant la main.

Hélène, tu es vraiment une bonne âme, une brave fille ! et moi qui, au lieu d’être toujours là à t’aider, me tiens à l’écart, retenu par je ne sais quel point d’honneur vrai ou faux… Il faut pourtant voir clair dans tout cela, et je suis venu cette fois résolu à t’en parler. Que penses-tu de ta situation ?

HÉLÈNE.

Je n’y pense pas ; je ne pense qu’à ma chère malade !

MARCUS.

Enfin… te considères-tu toujours comme ma fiancée ?

HÉLÈNE, étonnée.

Pourquoi donc pas ?…

MARCUS.

Si ce que dit monsieur Maxwell se réalise, si la veuve de ton père te poursuit, si elle réussit à te dépouiller  ?

HÉLÈNE.

Eh bien ?…

MARCUS.

Avec cette prévision fâcheuse, il te faudrait un bon parti pour conjurer le désastre et je ne suis pas ce parti-là.

HÉLÈNE.

Un parti ? je ne sais vraiment pas de quoi tu me parles !

MARCUS.

D’autant plus que tu ne m’écoutes pas.

HÉLÈNE.

Si fait ! Je croyais voir monsieur Maxwell dans le jardin.

MARCUS, avec dépit.

Il viendra, sois tranquille, car il vient tous les jours, n’est-ce pas ?

HÉLÈNE.

Oh ! oui, tous les jours ! Il est si bon !

MARCUS.

Accorde-moi un dernier moment d’attention et je te laisse. Si, comme le dit Barthez, tu conserves ta position et que je t’épouse, je reste ton obligé.

HÉLÈNE.

Eh bien, tu y consens ?…

MARCUS.

J’ai accepté, mais j’en souffre !

HÉLÈNE.

Depuis quand ?…

MARCUS.

Depuis que monsieur Maxwell m’a fait sentir qu’il fallait montrer une passion… échevelée, pour mériter ta générosité…

HÉLÈNE.

Puisque, moi, je te dispense de la passion !…

MARCUS, avec humeur.

C’est-à-dire que tu comptes t’en dispenser aussi.

HÉLÈNE, un peu railleuse.

Eh bien, c’était le programme. Tu ne m’épousais qu’à la condition de ne pas être follement aimé.

MARCUS.

Tu te moques de moi, je le mérite. Avec les femmes, pour être pris au sérieux, il faut dire des extravagances.

HÉLÈNE.

Pourquoi des extravagances ?

MARCUS.

Tu as eu pitié de moi, Hélène, parce que tu es bonne ; mais ton cœur a besoin d’amour et ton imagination de prestige. Attendons que l’inconnu de ta situation se dégage : si tu es brisée, rappelle-moi ; où que je sois, je reviendrai t’offrir ma vie ; mais, si tu triomphes, ou si un héros de roman, riche… et persuasif… se présente, tu n’auras pas besoin de me reprendre ta parole, je te la rends dès aujourd’hui.

HÉLÈNE.

Qu’est-ce que c’est que tout cela que tu me dis ? Est-ce la crainte d’aborder avec moi une vie difficile ? Est-ce un manque de confiance dans la durée de mon dévouement ?

MARCUS.

Ah ! voilà ! c’est moi qui aurai eu tort ! Dis tout de suite que je ne méritais pas ta générosité.

HÉLÈNE.

Tu supposes que je veux rompre, quand c’est toi ?

MARCUS.

Eh parbleu, c’est toi !

HÉLÈNE.

Non, c’est toi !

MARCUS.

Alors, c’est nous deux. Tu peux te réjouir, c’est ce que tu demandes.

HÉLÈNE.

Tiens, je crois que tu deviens fou. Il ne me manquait plus que ce chagrin-là !

Elle veut sortir.
MARCUS, la retenant.

Et si je deviens fou, tu ne veux pas savoir pourquoi ?

HÉLÈNE.

Je pressens une cause… absurde… Ne me la dis pas. Voyons, reprends la raison. Jeanne me fait signe…

Elle sort.




Scène IV


MARCUS, puis CÉSAIRE.


MARCUS.

Va donc ! puisque le divin Maxwell est arrivé ! Je ne peux pas me fâcher, exiger qu’on l’éloigne ; il a su se rendre si nécessaire ! C’est pour le coup que je passerais pour égoïste !… Allons, en route, monsieur le gentilhomme décavé ! Ne faiblissez plus dans les scènes d’adieux, partez sans rien dire ; mieux vaut souffrir que rougir ! (Allant vers le fond.) C’est égal, c’est dur d’avoir à franchir cette porte pour la dernière fois !

CÉSAIRE, qui entre par le fond.

Bonjour, mon cher enfant ; vous paraissez chagrin ?

MARCUS.

Chagrin, moi ? jamais. Je vous fais mes adieux, Césaire, me voilà décidément emballé !

CÉSAIRE.

Est-ce possible ?…

MARCUS.

Cela est. Pardonnez-moi, mon cher Césaire, toute la peine que je vous ai donnée autrefois ; j’ai mal profité de votre grande instruction et les pharaons de n’importe quelle dynastie m’ont laissé plus froid que la pierre de leurs pyramides ; mais, ce qui m’est resté dans la mémoire et dans le cœur, c’est votre patience… c’est votre bonté et votre amitié. Allons, adieu !

CÉSAIRE, ne pouvant retenir ses larmes.

Adieu !… Comment ! c’est donc vrai, tu t’en vas ?… Vous vous en allez comme ça ? Oh ! mon cher enfant !

MARCUS.

Eh bien, quoi ? vous pleurez ! c’est ridicule, c’est abs… (Il se jette dans ses bras en sanglotant.) Ah ! tenez, mon ami, c’est affreux de quitter une maison où l’on a été si heureux !

CÉSAIRE.

Et si aimé !

MARCUS.

Parce que vous êtes tous aimants, ici ! Moi…

CÉSAIRE.

Vous, vous êtes aimant aussi, puisque vous pleurez.

MARCUS.

Bah ! c’est par égoïsme…

CÉSAIRE.

Vous n’êtes pas égoïste, puisque vous craignez de l’être. D’ailleurs, tous les enfants ont un peu de ça, c’est leur droit… On ne leur demande que d’être heureux.

MARCUS.

Moi, j’ai abusé ! Demandez à Hélène ce qu’elle pense de moi !

CÉSAIRE.

Si elle doute, c’est votre faute !

MARCUS.

Aussi c’est de ma faute que je me plains ; c’est à moi seul que j’en veux, à mon froid visage, à mes sots discours !

CÉSAIRE.

Eh bien, mais… certainement, je le sais bien, moi, que vous vous donnez le change. Eh morbleu ! vous avez tort. Quand on aime, il faut oser le dire, sapristi !

MARCUS.

Eh bien, et vous, Césaire ?

CÉSAIRE.

Moi ?…

MARCUS.

Oui, vous qui aimez Jeanne depuis douze ou quinze ans ? Il n’y a pourtant qu’elle qui ne s’en doute pas !

CÉSAIRE.

Moi… c’est différent ; je suis timide, je suis d’une gaucherie !…

MARCUS.

Vous l’avouez, c’est votre excuse ; moi, j’ai la vanité de cacher ma faiblesse. Je fais comme les poltrons, qui chantent pour se rassurer. Vous tremblez : moi, je ris ; vous vous taisez : moi, je mens !

CÉSAIRE.

Savez-vous ce qu’il faut faire ?

MARCUS.

Dites !

CÉSAIRE.

Il ne faut pas mentir, il ne faut pas chanter, il faut parler !…

MARCUS.

À Hélène ? Oui.

CÉSAIRE.

Non, à M. Maxwell.

MARCUS.

Ah oui-dà ! et pourquoi ?…

CÉSAIRE.

Parce qu’il a désormais sur elle une influence… illimitée !…

MARCUS.

Je m’en doutais bien !…

CÉSAIRE.

C’est une très-bonne et très-légitime influence. Ouvrez-lui votre cœur. Chargez-le de traduire à Hélène, lui qui a des façons si séduisantes, le sentiment que vous ne savez pas exprimer.

MARCUS.

Dites donc, Césaire, comptez-vous vous servir de lui comme de truchement auprès de Jeanne ?

CÉSAIRE.

Peut-être, mon cher Marcus, peut-être ! quand le moment sera venu, si je me trouve trop interdit…

MARCUS.

Je ne peux pas être aussi naïf et aussi confiant que vous, Césaire. Si mon amour doit passer par cette traduction-là, j’aime autant le laisser étouffer dans le silence. Votre conseil ingénu me rappelle ce que votre compassion allait me faire oublier. Je ne puis lutter contre ce personnage incomparable, et j’aurais mauvaise grâce à le tenter à présent que la fortune d’Hélène peut être menacée ; c’est cette pensée-là qui me glace. Hélène ne paraît pas la comprendre, elle aime mieux me croire lâche que dévoué, et ce n’est pas M. Maxwell qui prendra ma défense !

CÉSAIRE.

Ah çà ! vous supposez donc ?… Seriez-vous jaloux de lui ?

MARCUS.

Quand on est ruiné, mon cher ami, on n’a plus le droit d’être jaloux ; c’est un nouveau charme que je découvre à ma situation. Allons ! il m’est encore permis d’être digne et de refuser la protection de cet Esculape exotique. Adieu, Césaire, cette fois, je franchirai la porte sans lâcheté !




Scène V


Les Mêmes, BARTHEZ, puis LE DOCTEUR PONS et MAXWELL.


BARTHEZ.

Vous vous en allez ? Il ne faut pas. Attendez-nous au jardin, nous aurons absolument besoin de vous tout à l’heure.

MARCUS, voyant Maxwell.

Vous vous trompez, Barthez ; personne ne peut avoir besoin de moi.

Il sort.
BARTHEZ.

Qu’est-ce qu’il a ? Retenez-le, Césaire !

CÉSAIRE.

Oui, oui, il restera, je vous en réponds ; il ne peut pas s’en aller comme ça.

Il sort.




Scène VI


LE DOCTEUR PONS, MAXWELL, BARTHEZ puis HÉLÈNE, puis JEANNE.
MAXWELL.

Ainsi, vous voulez que Marcus… ?

LE DOCTEUR.

Il le faut absolument ; vous avez des préventions !…

MAXWELL.

Mes préventions tomberaient d’elles-mêmes, s’il acceptait avec vaillance toutes les éventualités. Mais vous voyez bien qu’il s’en allait encore !

BARTHEZ.

Mon cher monsieur, il ne s’agit pas de sentiment, il s’agit d’affaires. Je songe, moi, à assurer le sort d’Hélène… Et tenez, la voici !

HÉLÈNE.

Oui, mon ami. Que venez-vous m’annoncer ?…

BARTHEZ.

Ma chère enfant, ayez courage et confiance.

HÉLÈNE.

Encore une mauvaise nouvelle ?

BARTHEZ.

Bah ! bah ! c’est la guerre qui éclate, c’est le premier coup de feu ; mais je suis là, moi, et bien armé, ne craignez rien !…

JEANNE.

On attaque ouvertement le mariage de ses parents ?

HÉLÈNE.

Dites !

BARTHEZ.

C’est pire encore, et il ne faut pas se dissimuler qu’on sera très-hostile, très-cruel pour les vivants et pour les morts. Il faut se garantir. Voyons, docteur Pons, à vous le droit d’aînesse. Parlez le premier. Madame la comtesse est-elle lucide ?

LE DOCTEUR.

Je ne puis partager les illusions de mon éminent confrère… Madame la comtesse ne comprendra pas.

BARTHEZ.

À vous, cher monsieur Maxwell ; vous affirmez le contraire ?…

MAXWELL.

Ai-je affirmé ?…

HÉLÈNE.

Maman a parlé aujourd’hui !

LE DOCTEUR.

Allons donc !…

HÉLÈNE.

Elle a dit mon nom et d’autres mots encore, n’est-ce pas, Jeanne ?…

BARTHEZ.

Alors, tout va bien ! Hélène, il faut obtenir d’elle un effort de mémoire et de volonté.

HÉLÈNE.

Non !… c’est trop tôt !…

BARTHEZ.

Le temps presse. Écoutez-moi bien ; vous aussi, Jeanne, il faudra nous aider ! (À Hélène.) On prétend vous contester votre nom, votre avenir ; ne laissez pas discuter cela. La situation de Marcus est inattaquable et madame la comtesse est libre de tester en sa faveur. Faisons qu’elle l’institue son héritier, à la condition qu’il vous épousera, et dès lors épousez-le au plus vite, vous restez Hélène de Mérangis plus que jamais. (À Maxwell qui ne peut contenir un mouvement d’impatience.) Vous en doutez, cher monsieur ?

MAXWELL.

Je ne dis rien, monsieur Barthez.

HÉLÈNE.

Mais pourquoi imposer à Marcus l’obligation de m’épouser ? puisque j’ai sa parole ? et pourquoi se tant presser ?

BARTHEZ.

Parce que les paroles sont bonnes et que les actes valent encore mieux… Monsieur Maxwell, en votre âme et conscience, je vous parle très-sérieusement et je fais appel à votre honneur, croyez-vous qu’il soit possible d’obtenir de madame de Mérangis ce que nous croyons urgent et nécessaire ?

MAXWELL, péniblement.

En mon âme et conscience, madame de Mérangis comprendra sans effort et sans danger ; mais…

BARTHEZ.

Il n’y a pas de mais ! votre parole nous suffit. (Au docteur.) Allons prévenir Marcus.

HÉLÈNE.

Je veux le voir auparavant : je veux lui dire que je n’exige pas de conditions humiliantes.

BARTHEZ.

Eh bien, je vais le chercher et je vous l’amène. (Au docteur.) Vous, allez voir madame.

Ils sortent.




Scène VII


HÉLÈNE, MAXWELL, JEANNE.


MAXWELL, voulant suivre Barthez.

Barthez va trop vite, vous ne consentez pas… laissez-moi le retenir. (Hélène le retient par la main sans rien dire, un peu confuse.) Quoi donc ?… Parlez !…

JEANNE.

Vous voyez bien qu’elle l’aime !

MAXWELL.

Qu’elle le dise et je l’aimerai aussi, moi, s’il le faut !… Hélène ! ne suis-je pas votre ami le plus dévoué ? parlez, je le veux… je vous en prie !…

JEANNE.

Oui, Hélène soyez sincère !…

HÉLÈNE.

Ah ! mes amis, je ne peux pas dire, moi, je ne sais pas j’ai tant souffert, tous ces derniers temps, je me suis tellement oubliée…

MAXWELL.

Dites la vérité, Hélène, vous vous croyez enchaînée et vous allez encore vous sacrifier ! Pour que Marcus recouvre des moyens d’existence qu’il ne sait pas devoir à lui-même, vous laissez renouer un lien qui se détachait tout seul.

HÉLÈNE.

Non, ce n’est pas cela ; c’est… tenez, jugez-moi tous deux ! je l’aimais tant, quand il était ici élevé avec moi !… je lui cédais toujours.

MAXWELL.

Oui, et vous continuez !…

HÉLÈNE.

Mais… c’était mon plaisir et ma joie, de lui céder ; pourquoi ne serait-ce plus de même ? quand je le voyais content, j’étais heureuse, quand il se blessait en jouant, c’est moi qui pleurais ! j’ai eu tant de chagrin quand il nous a quittés pour habiter la ville ! il riait, lui, il était content de changer, de s’émanciper… moi, je dévorais mes larmes. Depuis ce moment-là, j’ai senti que je l’aimais autrement, moins bien peut-être ! je lui en ai voulu de m’avoir été si cher et de ne pas s’en être aperçu, j’ai reconnu que je ne pouvais pas vivre heureuse sans lui et j’ai été bien en colère de ce qu’il pouvait vivre sans moi. Voilà pourquoi depuis trois ans je vous dis que je ne l’aime pas… mais je crois bien que je me suis menti à moi-même, et à présent, qu’il m’aime bien ou mal, je ne veux pas qu’il parte, car avec lui s’en ira tout mon courage, et, quand je n’aurai plus ma grand’mère, mon existence sans lui n’aura plus de raison d’être !

JEANNE, à Maxwell.

Je savais tout cela, moi ! il faut être femme pour comprendre ce qu’on ne vous dit pas et vous ne vouliez pas me croire.

HÉLÈNE, à Maxwell.

Vous voilà mécontent, attristé ! Ah ! mon ami, vous avez promis de l’aimer si je l’aime !

MAXWELL.

Je suis très-malheureux, Hélène ! oui, bien malheureux ! vous l’aimez, je le sens, je le vois, et vous ne pouvez pas l’épouser, à présent du moins et dans ces conditions-là !

HÉLÈNE.

Qui donc s’y opposerait ?

MAXWELL.

Vous-même, vous ne pouvez accepter aucun bienfait, aucun legs de la comtesse de Mérangis.

JEANNE, bas.

Ah ! monsieur, vous voulez lui dire…

MAXWELL, haut.

Il le faut, l’honneur, la probité le commandent, l’inévitable moment est venu où elle ne doit plus profiter d’un mensonge.

HÉLÈNE.

Un mensonge ! vous m’effrayez ! quel mensonge ?

JEANNE, avec reproche.

Monsieur Maxwell !

MAXWELL.

Je parlerai !… Hélène, le nom de votre mère vous est resté cher et sacré ; une implacable ennemie veut flétrir sa mémoire et ne reculera devant aucun moyen pour rompre tout lien de famille entre vous et la comtesse de Mérangis.

HÉLÈNE.

Entre ma grand’mère et moi ? Que peut un texte de loi contre les liens du sang ?

MAXWELL.

Si cette femme parvenait à faire déclarer que ces liens mêmes n’existent pas ?

HÉLÈNE.

Si elle avait l’audace de le tenter, malgré la répugnance que cette lutte m’inspire, je relèverais le gant, et, pour défendre l’honneur de ma mère, je combattrais jusqu’à la mort !

MAXWELL.

Vous ne pouvez pas lutter ! au nom de votre mère, je vous le défends !

HÉLÈNE.

C’est donc qu’on prétend avoir des preuves contre elle ?

MAXWELL.

Des preuves que la loi n’admet pas, mais que le monde, avide de scandale, accueille avec empressement.

HÉLÈNE.

Ah ! Jeanne !… qu’est-ce que cela signifie ? parle-moi donc, toi ! ton silence me tue !

JEANNE.

Ah ! que cela est cruel ! (À Maxwell.) Comme elle va souffrir ! j’ai passé ma vie à lui faire oublier cela, et vous voulez… Hélène, c’est moi… moi qui vous ai mal aimée ! j’aurais dû vous élever autrement, oui, j’aurais dû vous prendre là-bas, vous emporter, vous cacher, vous dire morte, vous faire passer pour ma fille ! j’aurais travaillé pour vous, vous n’auriez aimé que moi, et, à présent, je ne serais pas forcée de vous briser le cœur !… Mais il est trop tard, à présent ! j’ai eu de l’ambition pour vous, de l’orgueil ! et voilà que tout s’écroule ! (Montrant Maxwell.) Allons ! il le veut ! il veut que je vous torture ! Hélène, ma pauvre Hélène, tâchez de vous rappeler… rappelez-vous le parc de Linsdale !

HÉLÈNE, rêvant.

Le parc ?… le grand parc tout noir !

JEANNE.

Oui, la nuit…

HÉLÈNE.

Ah ! oui, le vent qui pleurait !

JEANNE.

Votre peur…

HÉLÈNE.

Tes mains qui étouffaient mes cris…

JEANNE.

Le sang sur les vôtres…

HÉLÈNE.

Et sur ma robe blanche ! oui, oui, c’est la tache, la tache de famille, cela ! et ce n’était pas un rêve ! non, c’est l’honneur perdu, c’est la honte et la douleur de ma mère, c’est son désespoir et sa mort, c’est la haine et l’abandon de son mari, c’est mon exil et ma condamnation au cloître ! c’est la grand’mère trompée, c’est le silence qu’il faut opposer aux insultes, c’est le châtiment qu’il faut subir, c’est Marcus qu’il faut abandonner à son sort, c’est l’héritage qu’il ne faut pas voler, c’est le baiser maternel qui m’a été refusé là aujourd’hui ! et l’homme mort, l’homme surpris, assassiné peut-être, l’homme sans nom dans ma vie, l’homme à la tête brisée dont je ne connaîtrai jamais les traits, le fantôme, l’épouvante de mon enfance, c’est celui-là qui était mon père !

MAXWELL.

Il n’est plus, Hélène, il n’est plus ! ne le maudissez pas !

HÉLÈNE, se jetant dans ses bras.

Ah ! mon ami, vous qui m’avez fait tout ce mal pour m’éclairer sur mon devoir, ne me le nommez jamais, cet homme qui a tué ma mère !

MAXWELL, à Jeanne.

Ah ! le coup qui devait me tuer, moi, le voilà ! c’est au cœur qu’il me frappe !

Marcus, qui entrait avec empressement, voit ce mouvement et reste interdit.




Scène VIII


Les Mêmes, BARTHEZ, MARCUS.


BARTHEZ, à Hélène qui s’est détournée pour cacher son trouble.

Eh bien, Hélène, c’est convenu, voilà Marcus heureux de se prêter à votre salut à une aussi douce condition que celle de vous épouser.

HÉLÈNE.

Est-ce que vous avez parlé à maman ?

BARTHEZ.

Le docteur l’interroge et l’avertit ; moi, je vas toujours dresser l’acte et nous le ferons signer aussitôt que possible.

MARCUS.

Attendez ! Hélène semble hésiter…

HÉLÈNE.

Je n’hésite pas, Barthez ! je ne veux pas de cette condition, je veux que Marcus, hérite de sa tante sans être tenu à rien envers moi.

MARCUS, avec une colère concentrée.

Je comprends !

BARTHEZ.

Moi, je ne comprends pas.

MARCUS, regardant Maxwell.

Vous ne comprenez pas qu’elle ne veut plus rien qui nous rattache l’un à l’autre ?…

JEANNE.

Non, ce n’est pas cela…

HÉLÈNE, bas.

Tais-toi ! pourrais-je lui cacher ?… (Haut.) Tu l’as dit, Marcus, nous ne pouvons pas être l’un à l’autre, notre mariage ne ferait qu’aigrir une lutte de famille dont je ne supporte pas l’idée ; une lutte quelconque contre les fils de l’homme dont je porte le nom, révolte mon cœur et ma conscience et je refuse dès à présent tous les dons, même les dons détournés de la comtesse de Mérangis. Je ne prétends plus à rien en ce monde. Je ne me regarde plus ici que comme une servante dévouée ; je n’en sortirai que le jour où il faudra conduire ma bien-aimée grand’mère à sa tombe et alors je n’attendrai pas qu’on me chasse de sa maison, je n’y rentrerai pas !

Elle sort, Jeanne la suit pour la calmer.
BARTHEZ, en colère.

Ah ! au diable la fierté, la susceptibilité, l’exagération ! (À Marcus.) Ne vous en allez pas ! Je vas la persuader, la calmer, je vas lui dire son fait, oui, oui… du calme, du calme, sacrebleu ! Restez là.




Scène IX


MARCUS, MAXWELL.


MARCUS.

Non certes, je ne m’en irai pas avant que vous m’ayez répondu, vous !

MAXWELL, absorbé.

À quelle question dois-je répondre ?…

MARCUS.

À celle-ci : Est-ce vous, monsieur, qui avez décidé Hélène à rompre ainsi avec moi ?

MAXWELL.

Oui, monsieur, c’est moi.

MARCUS.

C’est bien. J’aime la franchise, vous me voyez dès lors tout résigné. Vous avez la supériorité du talent et de la richesse, c’est en ce monde le droit du plus fort. Mais, avant d’être le fiancé d’Hélène, j’étais son ami et son frère, c’est le droit du sang, c’est le droit du cœur, je l’ai, je le garde ! je ne souffrirai pas que votre continuelle présence ici et l’autorité que vous y avez prise compromettent plus longtemps ma cousine, à moins que vous ne déclariez prétendre ouvertement à sa main !… Vous ne répondez pas ?…

MAXWELL.

Ce que vous dites là est insensé, monsieur Marcus.

MARCUS.

Est-ce là votre réponse ?… Elle n’est pas seulement impertinente, elle est lâche !

MAXWELL.

Taisez-vous, vous êtes un enfant !

MARCUS.

Un enfant qui vous chassera d’ici.

Il veut porter les mains sur Maxwell, qui les lui saisit et les retient avec force.

MAXWELL.

Un enfant que je briserai comme un fétu, si sa rage est celle de l’ambition déçue ; un enfant à qui je pardonne tout, si sa jalousie part du cœur.

MARCUS, douloureusement.

Ah ! vous m’accusez de cupidité.

MAXWELL, le forçant à s’asseoir.

Taisez-vous, écoutez-moi. Si vous êtes jaloux, vous qui affectiez le mépris des passions, j’aime mieux vous voir ainsi, emporté, tout bouillant par l’orage, que roulé inerte par le destin. Mais cette jalousie ne me rassure pas sur l’avenir d’Hélène ; voyons, dites-moi si vous l’aimez réellement.

MARCUS.

Ah ! vous m’interrogez, vous ? Eh bien, sachez que je n’ouvre pas mon cœur à qui ne m’inspire ni confiance ni estime !

MAXWELL.

Ni estime ?

MARCUS.

Non, je ne crois point en vous, qui vous êtes fait ici à tout propos l’avocat de l’amour, pour faire ressortir ma réserve et mon inexpérience, en vous qui n’avez pas joué auprès d’Hélène le rôle d’un ami sérieux ; car, au lieu de lui indiquer pour appui l’homme sans artifice et sans reproche que je sais être, vous vous êtes offert à elle insidieusement comme le type des saintes ardeurs, comme le chevalier des causes sublimes. Tenez, monsieur, je suis bien aise de pouvoir enfin vous le dire, c’est vous qui m’avez rendu sceptique et raisonneur comme j’ai été forcé de l’être, depuis que vous vous êtes mêlé à notre existence ! C’est vous qui êtes cause que je hais toutes les idées dont vous vous êtes constitué le champion. C’est vous enfin qui m’avez empêché de penser et de vivre !

MAXWELL.

C’est donc là mon rôle, à moi ? c’est donc là ma destinée ? Marcus, si vous saviez votre injustice et le mal que vous me faites, non, vous n’auriez pas ce courage !

MARCUS, impatient.

Expliquez-vous donc !…

MAXWELL.

Je ne puis ! non, je ne peux rien ! J’ai cru apporter ici le dévouement d’une âme ardente et je vois que je n’y ai fait que du mal ! J’ai voulu mêler, comme vous dites, ma triste existence à celle des autres, remplir les devoirs, goûter les douceurs de la famille, et, pour prix de mes efforts, tout me repousse et me condamne ! Cela devait être ; l’étranger, je suis l’étranger, moi ! Celui qui n’a pas de liens, celui qui n’a pas de droits, celui dont le zèle est suspect et l’affection calomniée !… Oh ! enfants ! nos juges implacables ! que vous êtes donc présomptueux et cruels ! Ah ! malheur à qui brave un seul jour les lois du monde ! Il n’y aura pas de refuge pour lui dans les lois du ciel ! Nouveaux dans la vie, vous comptez orgueilleusement sur vous-mêmes, vous ne vous demandez pas si vous serez des hommes, vous vous croyez hommes déjà ! Froids et superbes, vous outragez sans pitié les cœurs brisés, les dupes de l’enthousiasme, vous marchez dans leur sang, vous ne prévoyez pas que le vôtre s’y mêlera et qu’au lieu de devenir un germe d’avenir, il ne laissera peut-être derrière vous qu’une tache !

MARCUS.

Monsieur, j’ai vu tout à l’heure Hélène pleurer dans vos bras et vous refusez d’être son époux ! si je ne puis obtenir de vous ni aveu ni réparation, je sais ce qu’il me reste à faire et je le ferai. Je me tiendrai armé contre cette porte, et, quand vous essayerez de la franchir, je vous tuerai comme un fléau domestique, comme un ennemi de ma famille, comme un malfaiteur !

MAXWELL.

Et si j’étais tout cela, Marcus ? si, abusant de la confiance qu’inspire mon caractère, je m’étais introduit ici pour vous voler le cœur d’Hélène, et qu’elle, toujours pure, mais désabusée, vînt réclamer votre amour ?… Répondez ! Que feriez-vous ?…

MARCUS.

Hélène toujours pure !… je vous prie de croire que je n’en doute pas, monsieur ; mais, si elle vous a aimé… Ah ! tenez ! je le sais bien, qu’elle vous aime !

Il fond en larmes.
MAXWELL.

Ne dites plus rien ! Ces larmes parlent assez. Oui, Marcus, elle m’aime et je la chéris, je l’adore. C’est mon droit, mon droit sacré : je suis son père !