L’Autre (Sand)/Acte II

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Michel Lévy frères (p. 45-69).
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ACTE DEUXIÈME




Même décor. Le jour a baissé, les lampes sont allumées.






Scène PREMIÈRE


CASTEL, JEANNE.


JEANNE, allant et venant.

Vous quittez la table ! ce n’est pas la migraine que vous avez, monsieur Castel, c’est du mécontentement.

CASTEL.

Non, c’est de l’indignation !

JEANNE.

Mais qu’est-ce que ça vous fait, ce mariage ? Ça ne changera rien ici. Marcus est l’enfant de la maison, votre élève…

CASTEL.

Joli élève !… en voilà un dont je ne me vante pas.

JEANNE.

On peut être honnête homme sans être musicien, je pense ?

CASTEL.

Et moi, je pense le contraire.

JEANNE.

C’est pousser un peu loin…

CASTEL.

Ah ! voilà comme vous conseillez Hélène, vous ! si elle vous eût écoutée… Heureusement, elle était douée, elle, un vrai rossignol !… Mais lui, quand je pense que madame m’a payé sept ans de leçons que j’ai données à ce canard-là !

Jeanne, qui ne l’écoute guère, est entrée dans le boudoir en emportant des livres, il n’y a pas fait attention. Maxwell est entré.




Scène II


MAXWELL, CASTEL, puis JEANNE, qui revient.


CASTEL, continuant, croyant parler à Jeanne.

Vous m’avouerez que c’est de l’argent volé comme au coin d’un bois ? Je ne voulais pas le recevoir ; si ce n’eût été pour la tirelire que je destine à mon pauvre enfant… Car il ne faut pas vous imaginer que Césaire soit sans pain ! J’y veille, moi, à son insu, et vous n’allez pas faire la renchérie… (voyant qu’il parle à Maxwell.) Ah ! pardon, monsieur le docteur Maxwell, je vous prenais… Mais je suis aise de vous voir… Vous empêcherez peut-être ce mariage-là !

MAXWELL.

Le mariage de Jeanne avec… ?

CASTEL.

Non, non, celui d’Hélène avec Marcus…

MAXWELL, vivement.

Mais… il n’en est pas question ?

CASTEL.

Il est décidé.

MAXWELL.

Allons donc !

CASTEL.

Officiellement déclaré à dîner !

MAXWELL.

Mais depuis quand Hélène… ?

CASTEL.

Depuis qu’il a perdu son argent ; un coup de tête !

MAXWELL.

Un élan généreux… C’est bien d’elle !

CASTEL.

Vous l’approuvez ?

MAXWELL.

Je l’admire ! Mais j’apporte une nouvelle qui va tout changer.

CASTEL.

À la bonne heure ! Vous êtes l’ange gardien de cette maison, vous !

MAXWELL, regardant vers la gauche.

Monsieur Barthez est là ?

Jeanne rentre.
CASTEL.

Oui, à table encore. L’appellerai-je ?

MAXWELL.

Laissons finir le dîner.

CASTEL.

Enfin, faites ce que vous voudrez ; mais empêchez cette monstrueuse dissonance. (Sans voir Jeanne.) C’est Jeanne qui le protège, son Marcus ! Elle l’a élevé aussi, et elle vous dira qu’il est sage et honnête : belle affaire ! et puis qui sait si sa conscience n’est pas plus délicate que son oreille…

JEANNE.

Ce que vous dites là n’est pas bien, monsieur Castel, et vous ne le pensez pas ; au fond, vous aimez Marcus.

CASTEL, bondissant.

Moi ? vous voulez me fourrer dans vos sensibleries ? parce qu’il est orphelin ! je me soucie des orphelins comme de…

JEANNE.

Eh bien, et Césaire que vous avez élevé ?…

CASTEL.

Césaire… Césaire… Allez vous promener ! (À Maxwell.) Sauvez Hélène, vous ! Sauvez-la à tout prix, vous me l’avez promis. Les orphelins ! les orphelins !

Il sort en grommelant.




Scène III


MAXWELL, JEANNE.


JEANNE.

Vous l’avez promis ?

MAXWELL.

Je me le suis juré à moi-même.

JEANNE.

Et ce mariage, vous l’empêcherez à tout prix ?

MAXWELL.

Oui, mademoiselle Jeanne.

JEANNE.

Pourquoi ?… Qu’avez-vous donc contre Marcus, monsieur Maxwell ?

MAXWELL.

J’ai ceci, d’abord, qu’il est un Mérangis, et que les hommes de cette famille respectent peu les liens du mariage.

JEANNE.

Qu’est-ce que vous en savez ? Qui donc êtes-vous, monsieur, pour disposer du sort d’Hélène et contrarier les intentions de sa grand’mère ?

MAXWELL, avec autorité.

Qui je suis ?

JEANNE.

Vous n’oseriez le dire.

MAXWELL, avec force.

Vous voulez donc que je vous le dise ?

JEANNE, effrayée.

Non, non, monsieur, ne le dites pas, je ne veux pas le savoir !

MAXWELL.

Et depuis longtemps, vous le savez, pourtant ! il y a longtemps, que, pour en être plus sûre, vous me faites horriblement souffrir !

JEANNE.

Eh bien, oui ! il y a longtemps que je vous ai deviné et que j’ai reconnu l’homme aux cheveux blonds dont la cicatrice n’est pas toujours bien cachée. Tenez, la voilà ! J’ai vu la blessure toute fraîche, j’ai vu ces cheveux teints de sang, ces choses-là ne s’oublient pas ! Dès le premier jour où vous êtes entré ici, je me suis dit : C’est lui !… C’est l’homme que j’ai vu là-bas, couché sur la neige dans le parc de Linsdale, au moment où, éloignée par l’ordre violent du comte, je revenais furtivement sur mes pas avec Hélène à qui je ne voulais pas ravir le dernier baiser de sa mère… Il faisait une nuit sombre, effrayante ! On s’était battu à la lueur d’une torche plantée dans la neige ; la flamme, rabattue par le vent, éclairait votre visage livide… vos traits contractés par l’agonie ! Vous respiriez encore, j’eus peur et pitié… vous étiez si jeune pour mourir ! Je me baissai pour vous porter secours, Hélène vous vit alors… (Maxwell tressaille.) Elle vous connaissait, car elle s’échappa de mes bras et tomba sur vous en poussant des cris qui firent revenir sur ses pas celui qui vous avait frappé. Il tenait encore une arme qu’il agitait convulsivement… Je ne sais s’il me voyait, s’il avait conscience de quelque chose, mais il me sembla que, si je restais là, il allait tuer cette enfant qu’il n’avait pas voulu embrasser en se séparant d’elle… Je ne sais ce que je compris, je ne sais pas si je devinai… Je repris Hélène, je m’enfuis, je ne cessai de trembler pour elle que quand nous fûmes embarquées et loin du rivage !

MAXWELL.

Et elle se souvient ! dites ! elle se souvient, et je ne le savais pas !

JEANNE.

Ne lui parlez jamais de cela ! je lui ai persuadé à grand’peine qu’elle l’avait rêvé, mais longtemps il lui est resté une épouvante ; longtemps, elle a été poursuivie par le spectre d’un homme mort sur la neige. Elle voyait du sang sur elle, elle criait et pleurait à me déchirer le cœur. Elle me redemandait sa mère et son ami… Oh ! la douloureuse enfance, et que de mal vous lui avez fait déjà ! contentez-vous du passé !

MAXWELL.

Elle ne m’a pas oublié ! elle ne me reconnaît pas, elle me devine ! Elle a pour moi, pour moi seul, un regard si tendre et si profond… elle m’a vu blessé, mourant… elle s’est jetée sur moi, elle m’a embrassé, peut-être !… Ah ! c’est cela qui m’a empêché de mourir !… ma pauvre enfant, mon enfant !…

JEANNE.

Taisez-vous, taisez-vous, monsieur ! Madame ne soupçonne rien, je n’ai rien raconté ; le comte n’a jamais rien trahi ! elle regarde Hélène comme sa petite-fille, elle l’aime uniquement, et ce serait la tuer… vous ne le voulez pas, vous ne le pouvez pas ; d’ailleurs, vous ne sauriez prouver que vous êtes le père…

MAXWELL.

Malgré vous… malgré moi, d’autres le prouveront.

JEANNE.

D’autres ?

MAXWELL.

La preuve existe.

JEANNE.

Quelle preuve ? Il n’y en a pas !

MAXWELL.

Il y a des lettres surprises, volées peut-être, par Hilda Sinclair, la seconde femme du comte.

JEANNE.

Mais le comte ne s’en est pas servi, il ne s’en servira pas. Il craignait trop le ridicule…

MAXWELL.

Sa veuve s’en servira !

JEANNE.

Sa veuve ?

MAXWELL.

Il est sérieusement malade, et je ne pourrai pas détourner le coup fatal qui menace la prétendue grand’mère… On la forcera de désavouer Hélène, il faut donc que je sois là, moi qui ne veux pas la désavouer, mais qui suis prêt à dire, dès qu’elle sera menacée : « Rendez-moi cette enfant, elle est à moi, je la veux, je l’adore, je la réclame et je l’emmène ! »

JEANNE.

Ah ! c’est cela ! vous voulez nous la prendre, j’en étais sûre ! Mais nous ne le voulons pas, nous, elle est à nous qui l’avons élevée, à moi qui l’ai sauvée… Ah ! vous prétendez l’aimer autant que nous !

MAXWELL.

Plus que vous mille fois ! car vous avez vécu d’elle, et moi, je n’ai vécu que pour elle !

JEANNE.

Vous ? est-ce que, pendant dix ans que vous n’avez pas reparu, vous songiez à elle ?

MAXWELL.

Ah ! vous voulez savoir ce que je faisais pendant que je vous laissais croire à ma mort ? Je vais vous le dire, Jeanne ! je me faisais une existence. Je souffrais et je travaillais pour elle. C’est pour elle que, pauvre et seul, j’ai résisté à une longue agonie, au désespoir, à la folie ! pour elle que j’ai combattu l’épuisement, l’obscurité, la misère, toutes les douleurs, tous les obstacles ! Dieu m’a aidé, j’ai tout supporté, tout vaincu, la mort et la vie ! En dix ans, je me suis fait une fortune et un nom ; je me suis fait libre et puissant dans le monde ; et tout cela pour elle seule, pour elle qui l’ignore et ne peut m’en tenir compte… Ah ! ma tendresse vaut bien la vôtre, et, s’il faut que je vous cède l’amour et la reconnaissance de ma fille, c’est à la condition qu’elle ne subira pas une autorité nouvelle, et que vous ne lui donnerez pas pour maître un homme incapable de l’apprécier.

JEANNE.

Mais elle l’aime ! j’en suis sûre, moi ! elle l’a aimé dès son enfance.

MAXWELL.

N’est-ce pas vous qui le lui persuadez ? Jeanne, je vous semble ingrat, et le ciel m’est témoin, pourtant, que vous êtes dans mon cœur à côté de ce que j’ai de plus cher ! mais, quand il me semble que votre bienveillance s’égare et que votre lumière ne suffit plus, je reprends mon droit, et, dussé-je briser le doux passé que vous avez fait à ma fille, je m’oppose à ce que vous brisiez son avenir ! (Mouvement de Jeanne.) Non ! Je ne veux pas qu’elle ait l’affreux destin de sa mère ! Je ne veux pas qu’elle soit méconnue et livrée aux fatalités de l’abandon et de l’oubli. Je ne veux pas qu’elle se sacrifie à un enfant qui se pique de dédaigner l’amour. Pour moi, amour et fidélité sont une même chose ; je ne crois point en lui, je ne souffrirai pas, je le répète, qu’Hélène soit la victime d’un Mérangis !

JEANNE.

Ah ! monsieur, le voici ! vous voulez donc… ?

MAXWELL.

Ne craignez rien ; le moment n’est pas venu.

JEANNE.

Je tremble !

Elle sort à droite.




Scène IV



MAXWELL, MARCUS.


MARCUS, entrant, à la cantonade.

Du café ? merci ! ça empêche de dormir !

MAXWELL.

Et vous aimez à dormir, même le jour de vos fiançailles !

MARCUS.

Ah ! vous savez déjà… ?

MAXWELL.

Pardon de vous déranger au milieu de l’ivresse de votre bonheur.

MARCUS.

J’ai peut-être l’ivresse lourde, je n’y suis pas habitué…! Il y a trois nuits que je n’ai dormi. J’ai eu des malheurs, mon cher monsieur, et je ne me pique pas d’être au-dessus des événements de la vie… Le respect de moi-même me tient lieu de sublimité. Pourvu qu’un homme ne demande rien aux autres…

MAXWELL.

Il peut tout recevoir d’une femme !

MARCUS.

Plaît-il ?

MAXWELL.

Ne vous méprenez pas sur l’intention de mes paroles, elle est très-loyale : un homme peut tout recevoir de la femme qu’il aime sérieusement.

MARCUS.

J’aime Hélène autant que je puis aimer quelqu’un… Peut-être qu’à vos yeux mon contentement n’est pas d’un effet assez théâtral ?

MAXWELL.

Il est certain que cela manque complétement d’effet ; mais peu importe si le cœur est suffisamment ému !

MARCUS.

Monsieur Maxwell, vous semblez jaloux de mon bonheur ?

MAXWELL.

J’en eusse été jaloux à votre âge.

MARCUS.

Vous êtes encore jeune, monsieur Maxwell ! et, avec cela, vous êtes du pays des lacs brumeux et des manoirs romantiques ; votre grave profession, vos grands talents, devant lesquels je m’incline, ne vous empêchent pas d’exhaler encore un parfum de lis sauvage et de clair de lune, de Walter-Scott et de bourgeon de sapin ! Ici, nous avons la rêverie moins subtile, mais plus gaie. Nous sommes un peu classiques, un peu païens encore, mais sans que notre égoïsme gêne les autres, nous avons si peu de besoins ! Nous manquons de grâce et d’éloquence ? Notre mistral fait si bien résonner la mer ! Nous n’avons qu’à l’écouter pour entendre un chant plus beau que les vaines paroles. Notre soleil sans voiles nous dessine brutalement la réalité, et nous habitue à n’aimer qu’elle. Quand on est de votre temps et de votre pays, on peut aimer les belles phrases et chercher les grands rôles, se draper en Hamlet ou en Lara… Nous ne vivons pas si haut, nous autres, nous nous effaçons et nous nous faisons petits pour ne pas être… blagués ! Nous tâchons d’être raisonnables et d’aimer nos femmes tranquilles. Vous me regardez, vous ne me faites pas l’honneur de me discuter ?

MAXWELL.

Je vous écoute, monsieur Marcus, et j’étudie !

MARCUS.

Votre attention est dédaigneuse, monsieur.

MAXWELL, simplement.

Seulement un peu méfiante ! Vous ne connaissez pas mon pays, monsieur Marcus, et je ne me vante pas de bien connaître le vôtre ; mais je crois que, partout, le beau rôle consiste à élever son esprit au lieu de se retrancher dans son instinct. L’arbre a bien le droit de se retrancher dans son écorce et le caïman dans sa carapace ; mais l’homme, ainsi cuirassé, ne serait pas bien séduisant, et risquerait de s’atrophier. Sur tous les rivages, une voix qui chante lui dit d’ouvrir ses ailes et de prendre son essor. Sous tous les soleils, une lumière divine lui montre le but, c’est-à-dire la souveraine expansion, l’amour ! S’il y a quelque part une brise qui dessèche le cœur et une mer qui lui impose silence, il faut lutter contre cette tyrannie de la nature, car l’indifférence mène à l’égoïsme, et, qu’il soit païen ou romantique, il est le poison lent, mais implacable, qui détruit le bonheur !

MARCUS.

Cet assaut de métaphores entre nous signifie qu’Hélène m’accepte comme je suis et que vous ne m’acceptez pas… Il y a longtemps que je sais cela, monsieur Maxwell.

MAXWELL, avec douceur.

Est-ce un reproche ?

MARCUS, glacé.

C’est une remarque… Voici ces dames. Je vous avertis qu’à présent ma pauvre tante ne voit pas très-bien et n’entend guère mieux.

MAXWELL.

Vous l’aiderez à me reconnaître.




Scène V


Les Mêmes, LA COMTESSE DE MÉRANGIS, donnant

le bras au DOCTEUR et à HÉLÈNE ; BARTHEZ, CÉSAIRE et CASTEL, viennent ensuite et s’approchent du piano, où ils préparent des cahiers de musique. — JEANNE est entrée, venant de droite en même temps que la comtesse vient de gauche. Elle l’aide à s’asseoir sur son grand fauteuil, près de la table, au second

plan.
JEANNE.

Nous n’allons pas trop vite ?

LA COMTESSE.

Non, non, pas trop.

BARTHEZ, serrant la main de Maxwell.

Soyez le bienvenu parmi nous !

MAXWELL.

Merci, cher monsieur. (Au docteur.) Cher confrère, je vous présente mon respect.

Ils se serrent la main en se saluant.
HÉLÈNE, à sa grand’mère qu’elle a aidé à s’asseoir.

Chère maman, voilà monsieur Maxwell, votre ami.

LA COMTESSE, regarde Maxwell et tressaille.

Qui est-ce ?… mon fils ?… dites !

MARCUS, élevant la voix.

Eh non ! ma bonne tante, c’est monsieur Maxwell.

LA COMTESSE.

Ah ! très-bien ! (Maxwell lui baise la main.) Il y a quelque temps qu’on ne vous a vu, mon bon monsieur ?

MAXWELL.

Huit mois, madame la comtesse.

LA COMTESSE.

Très-bien, très-bien ! vous repartez pour l’Angleterre ?

BARTHEZ.

Non, il en arrive !

HÉLÈNE, à Maxwell.

Vous voyez ! elle ne se rend plus compte… La trouvez-vous bien changée ?

MAXWELL.

Un peu !

HÉLÈNE.

Parlez d’elle avec le docteur.

MAXWELL.

Je n’y manquerai pas… Permettez que j’entretienne un instant monsieur Barthez d’une affaire pressée.

BARTHEZ.

Je suis à vos ordres. Ils se prennent le bras et vont sur la terrasse. Une porte du milieu reste entr’ouverte. — La nuit est venue.

MARCUS, à Hélène.

Eh bien, te voilà rayonnante d’avoir revu ton bel oiseau du Nord ?

HÉLÈNE.

Je ne fais pas mystère de ma sympathie pour lui… je suis à moitié sa compatriote, et puis il nous aime tant !

MARCUS.

Parle pour toi ; moi, il me déteste ! (Au docteur.) Est-ce un aussi habile médecin que l’on dit ?

LE DOCTEUR.

Mon opinion sur lui n’a pas changé… C’est un homme de génie, un cerveau lucide… je dirai même lumineux ! ce n’est pas encore un praticien consommé, il est un peu spiritualiste, il voit tout en bleu de ciel ; mais ça passera… il est jeune !

MARCUS, à Hélène.

Tu le trouves jeune, toi ?

HÉLÈNE.

Il est de ceux dont on dit qu’ils le sont encore.

MARCUS.

Encore… C’est-à-dire presque plus !

Hélène retourne auprès de la comtesse.
CASTEL, qui s’est rapproché.

Vous êtes bien fier de votre petite moustache tortillée en clef de sol, vous.

MARCUS.

Oh ! vous, père Castel, vous n’aimez pas la jeunesse.

CASTEL.

Si fait, quand elle est jeune !

MARCUS.

Et orageuse, comme fut, dit-on, la vôtre ?

CASTEL.

Un mot, jeune homme grave… Vous épousez, c’est fort bien ; mais madame la comtesse sait que vos violons sont cassés ?

MARCUS.

C’est-à-dire mes écus envolés ? De quoi diable vous mêlez-vous, papa Double-Dièze ?

LE DOCTEUR.

Mais… il a raison… Je suis aussi un vieil ami, moi, le vôtre ; et il ne faudrait pas… Madame ne comprend plus toujours bien ce qui se passe autour d’elle…

MARCUS, blessé.

Alors, vous croyez qu’on la trompe ?

LE DOCTEUR.

Eh non, certes, mon cher enfant ! Mais vous pouvez vous tromper ; et moi, le médecin, je dois constater à fond l’état moral.

MARCUS.

Je le veux aussi… parlez-lui tout de suite ! (À Césaire.) Est-ce que j’aurais eu tort d’accepter l’offre d’Hélène ? Voilà qu’on se méfie de moi !

CÉSAIRE, étonné.

De vous ! Qui donc ?

LE DOCTEUR, qui s’est approché du fauteuil de la comtesse autour duquel on se groupe.

Madame !

LA COMTESSE.

Ah ! docteur…, lui a-t-on offert le café, à ce cher Maxwell ?

LE DOCTEUR.

Il n’est plus là… Parlez-nous sans contrainte, bonne madame. Vous savez le malheur arrivé à Marcus ?

LA COMTESSE.

Un malheur ?

LE DOCTEUR.

Il a perdu sa fortune.

MARCUS.

Dites-lui, au moins, que ce n’est pas ma faute.

LE DOCTEUR, à la comtesse.

Vous savez, la faillite de Marseille ?

LA COMTESSE.

Oui, oui.

LE DOCTEUR.

Vous n’en persistez pas moins, vous et votre petite-fille, dans les projets que vous nous annonciez avant le dîner… aujourd’hui… tantôt ?

LA COMTESSE.

Attendez ! attendez, que je me souvienne !

CASTEL.

Je parie qu’elle se ravisera.

LE DOCTEUR.

Écoutez, écoutez !… madame veut parler.

LA COMTESSE, se levant avec l’aide de Jeanne et de Césaire.

Oui, oui, je comprends fort bien ! Marcus a tout perdu ; mais ma petite-fille l’avait choisi ; c’est elle qui est venue tantôt me le dire… Vous voyez que je me souviens bien… C’est donc qu’elle l’aime ! Alors, est-ce qu’une Mérangis a jamais reculé devant un devoir de famille ? Est-ce qu’une fille de notre maison a jamais compté les écus de son fiancé ? Vous voyez bien qu’elle est de bonne race, celle-là, et qu’elle ne fait pas mentir le sang que lui a transmis sa grand’mère. (Elle embrasse Hélène et se rassied. Marcus est à genoux à sa gauche. Hélène s’éloigne un peu.) Marcus, mon enfant, tu as aussi un devoir à remplir. Il faut la rendre heureuse. (Baissant la voix.) Plus heureuse que ne l’a été sa mère ! (Aux autres.) Oui, oui, mes amis, je consens.

LE DOCTEUR.

Devant cette déclaration généreuse, et digne de madame la comtesse, nous n’avons plus qu’à nous incliner et à nous réjouir.

CASTEL.

Mais il faut le consentement du père, et vous ne l’avez pas.

MARCUS.

Puisque vous nous y faites songer, signor Agitato, nous allons sur-le-champ lui écrire. (Il va à la table.) C’est à moi de lui demander la main de sa fille.

LE DOCTEUR.

Hélène devrait lui écrire aussi !

HÉLÈNE, effrayée.

Moi ?… il ne me répondra pas !

LE DOCTEUR.

Pourvu qu’il approuve… Écrivez… écrivez… (Bas, à Marcus.) ne perdez pas de temps.

LA COMTESSE.

Que font donc ces enfants ?

JEANNE.

Ils écrivent à monsieur votre fils.

LA COMTESSE.

Non, c’est à moi de lui faire savoir ma volonté… Mais je n’y vois plus assez… Où est Césaire ?

CÉSAIRE, qui est près d’elle.

Ici, madame.

LA COMTESSE.

Ah !… Oui, rends-moi le service d’écrire pour moi, mon cher enfant… Mon bon Castel, jouez-moi quelque chose sur le piano, vous savez, ça réveille mon pauvre esprit qui flotte un peu.

Castel va au piano et joue, très-doux. La comtesse dicte, à voix basse, à Césaire.
MAXWELL, à Barthez, rentrant.

À présent, il faut parler !

BARTHEZ.

Oui… Marcus, écoutez ici !

MARCUS.

Quoi donc ?

MAXWELL.

Parlons bas.

MARCUS.

Qu’y a-t-il, monsieur ?

BARTHEZ.

Il y a que le père d’Hélène… le comte de Mérangis…

MAXWELL.

Est mort.

HÉLÈNE, qui s’est approchée d’eux, étouffe un cri.

Ah !

MARCUS.

Comment savez-vous… ?

MAXWELL, lui remettant une lettre.

Mon confrère et ami, le docteur Windham, m’écrit d’Édimbourg qu’il n’a pu le sauver.

BARTHEZ, à Hélène.

Vous l’avez à peine connu…

MAXWELL.

Et vous ne vous rappelez rien de lui ?

HÉLÈNE.

Il ne m’aura donc jamais bénie !… et elle, elle ne l’aura donc jamais revu ! Voyez ! c’est navrant, cette lettre qu’elle écrit à un mort !

LA COMTESSE, se retournant.

Mort ?… Qui donc est mort ?

Castel cesse brusquement de jouer.
JEANNE, vivement.

Personne, madame !

HÉLÈNE, allant à elle.

Non, non, personne, chère mère ! Est-ce que vous avez fini de dicter ?

LA COMTESSE.

Oui, ma mignonne, j’ai parlé pour nous deux : signe.

HÉLÈNE, signe.

Voilà, maman.

LA COMTESSE.

Et l’adresse ?

HÉLÈNE.

Vous la connaissez, Césaire ?

CÉSAIRE.

Parfaitement !

Il plie et met l’adresse.
LA COMTESSE.

À présent, mes enfants, mes amis, je me sens lasse.

JEANNE.

Madame veut se retirer ?

LA COMTESSE.

Non ! un peu d’air… (À Hélène.) Je me sens bien ! Ris, cause, amuse-toi !

Elle va sur la terrasse avec Jeanne, Césaire et le docteur. — On l’y fait asseoir.

MARCUS, allant prendre la main d’Hélène et la ramenant.

Voyons, Hélène, du courage !

HÉLÈNE.

Est-ce que je songe à moi ? Mais elle, Dieu aurait dû épargner ce dernier coup !

BARTHEZ.

Il faudra cependant le lui porter, et vous seule saurez le lui adoucir.

HÉLÈNE.

Moi, lui apprendre ?… Non, certes ! Vous croyez donc qu’elle a cessé d’aimer son fils ? Oh ! non, allez ! son cœur de mère saigne encore comme au premier jour de leur séparation. Je sais cela, moi qui l’observe ! Est-ce que tout à l’heure, quand elle a revu monsieur Maxwell… vous avez bien entendu ? elle a crié : « Mon fils ! » Non, tenez, on ne peut pas, on ne doit pas lui ôter sa dernière illusion, elle en mourrait !

BARTHEZ.

Pourtant, les affaires…

HÉLÈNE.

Quelles affaires ? les miennes ?… Ah ! pauvre chère maman ! Il irait de ma vie que je la tromperais ! Il faut la tromper, mes amis, je le veux ! Je vous en supplie, je l’exige !

Elle va rejoindre au fond sa grand’mère.
CASTEL, à Marcus.

Voilà votre mariage…

MARCUS.

Ajourné !

BARTHEZ.

Ce mariage, mon cher Marcus, va exiger quelques réflexions nouvelles… Hélène ne dépend plus que de sa grand’mère ; mais des contestations sont à prévoir, et vous voudrez peut-être attendre le résultat…

MARCUS.

Quel résultat ?

CASTEL.

Eh parbleu ! vous savez bien ! Le premier mariage du comte n’était pas régulier. Sa veuve tâchera de le faire déclarer nul, et, dès lors, Hélène n’aurait droit ni au nom, ni à la fortune de madame la comtesse…

BARTHEZ.

Il y a là dedans un gros procès, mais nous ne pouvons pas le perdre.

MAXWELL.

Il est perdu d’avance. Persistez-vous, monsieur Marcus, à vous charger du sort de mademoiselle Hélène ?

MARCUS, allant à lui.

Plus que jamais, monsieur.

Il va au fond saluer la comtesse et sort.
CASTEL.

Il fait le brave, mais il réfléchira.

MAXWELL.

C’est bien sur sa réflexion que je compte.

BARTHEZ.

Je m’en vais aussi ; mais je voudrais encore causer avec vous de cette famille de là-bas.

Ils sortent, causant bas.
CASTEL, reprenant son violon, à Césaire.

On ne fera plus de musique, ce soir, il faut nous retirer aussi. Viens, Césaire.

CÉSAIRE.

Je vous suis, mon oncle.

Castel sort.




Scène VI


CÉSAIRE, HÉLÈNE, LE DOCTEUR PONS, LA COMTESSE, JEANNE.


CÉSAIRE

Je suis inquiet, moi : madame est si pâle, aujourd’hui ! (À Hélène qui vient vers lui.) Est-elle souffrante ?

HÉLÈNE.

Non, mais je la trouve plus faible que d’habitude ; monsieur Maxwell n’est pas parti encore ?

CÉSAIRE.

Je ne crois pas.

La comtesse rentre, appuyée sur le docteur et Jeanne.
LA COMTESSE.

Assez d’air !

On la mène à son grand fauteuil.
LE DOCTEUR.

Et là, trop de lumière, n’est-ce pas ?

Césaire, Hélène et Jeanne éteignent les bougies et ne laissent que la lampe.
HÉLÈNE, au docteur.

Est-ce qu’elle s’endort ? Ne vaudrait-il pas mieux l’emmener ?

LE DOCTEUR.

Pas maintenant.

HÉLÈNE.

Comme sa main est froide !

LE DOCTEUR.

Laissez la tranquille, mon enfant. Tenez, je serais bien aise de parler d’elle avec monsieur Maxwell…

HÉLÈNE.

Oui, oui, je cours le chercher !

Elle sort.
JEANNE.

Mais, monsieur le docteur, elle est glacée !

LE DOCTEUR.

Il y a un peu de syncope. Le flacon ? Jeanne entre dans le boudoir.) Hélas ! c’est bien inutile !

CÉSAIRE, effrayé.

C’est donc grave ?

LE DOCTEUR, qui consulte le pouls.

Tout ce qu’il y a de plus grave ! c’est la fin, je m’y attendais, je la sentais venir depuis hier… Voyez, mon cher Césaire, une douce mort, digne d’une généreuse vie !… Attendez… non ! plus rien ! c’est fini !

JEANNE, qui revient avec le flacon.

Fini ?

CÉSAIRE, sanglotant.

Pauvre madame ! chère madame !




Scène VII


Les Mêmes, MAXWELL


MAXWELL, accourant.

Ah ! mon Dieu ! est-ce que… ?

LE DOCTEUR.

Hélas ! Oui, voyez, constatez.

MAXWELL.

Songez à Hélène qui me suit ! retenez-la…

LE DOCTEUR.

Oui, oui ! venez, Césaire !

Ils sortent.
MAXWELL.

Ma pauvre Hélène ! quelle douleur !

JEANNE.

Qu’elle ne la voie pas avec ce regard fixe… Aidez-moi à lui fermer les yeux… Je ne peux pas !

Elle veut ramener un voile sur la figure.
MAXWELL.

Laissez-moi regarder encore cet ange de bonté.

JEANNE, éperdue.

Comme son visage est devenu sévère ! Je n’ose plus la regarder, moi qui l’ai trompée !

MAXWELL, tenant les mains de la comtesse.

Ah ! si votre âme peut m’entendre, pardonnez à celui qui a pris l’honneur de votre fils, il lui a livré sa vie, et cette main qui touche la vôtre ne s’est pas levée contre lui ! (Se mettant à genoux.) Pardonnez à celui qui n’a pu empêcher l’enfant étranger de devenir votre enfant ! vous l’aimiez tant ! il vous l’a laissée, et, maintenant que vous voilà endormie dans la mort, il peut oser vous dire que, lui aussi, il vous adorait, douce et noble femme.

Il se relève met un baiser au front de la comtesse et tressaille.
JEANNE.

Quoi donc ?



Scène VIII



Les Mêmes, HÉLÈNE, s’élançant suivie du DOCTEUR PONS et de CÉSAIRE.


HÉLÈNE.

Non, non, je veux la voir ! ma mère ! ma bonne mère !

Elle est aux genoux de la comtesse et l’entoure de ses bras.
MAXWELL.

Hélène, ne pleurez pas, elle vous entend !

HÉLÈNE.

Eh bien, non, je ne pleure pas ! ma mère ! je vous aime, je vous aime, je vous aime !

LE DOCTEUR.

Hélène ! voyons, c’est inutile !

MAXWELL.

Laissons à l’amour le don des miracles… la mort recule… elle est vaincue !

LE DOCTEUR.

Mais non !

MAXWELL, avec transport.

Mais si, monsieur ! voyez… elle me sourit !